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CHANTS POPULAIRES

ARMÉNIENS

TRADUCTION FRANÇAISE AVEC UNE INTRODUCTION

PAU

ARCHAG TCHOBANIAN

PREFACE

DE

PAUL ADAM

PARIS

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

Librairie Paul Ollendorff 50, chaussée d\\ntin, 50

1903 Tous droits réservés.

BIBLIOTHEQUE ARMENIENNE

CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

DU MEME AUTEUR

L'Arménie, son histoire, sa littérature, son rôle en Orient, par A. Tchobanian, avec une introduction par Anatole France, de l'Académie Française. . . i fr.

Les massacres d'Arménie, témoignages des victimes, recueil de lettres traduites par A. Tchobanian, avec une préface de G. Clemenceau 3 fr. 5o

Zeïtoun, depuis les origines jusqu'à la grande insurrec- tion de 1895, par Aghassi; traduction d'A. Tchobanian; préface de Victor Bérard . 3 fr. 5o

Poèmes arméniens anciens et modernes, traduits en français par A. Tchobanian, et précédés d'une étude de Gabriel Mourey sur la Poésie et l'Art arméniens. 2 fr,

SAINT-DENIS. IMPRIMERIE H. , BOUILLANT, 20, RUE DE PARIS.

BIBLIOTHEQUE ARMÉNIENNE

CHANTS POPULAIRES

ARMÉNIENS

TRADUCTION FRANÇAISE AVEC UNE INTRODUCTION

PAR

ARCHAG TCHOBANIAN

PREFACE

D E

PAUL ADAM

PARIS

SOCIETE D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

Librairie Paul Ollendorff 50, chaussée d'antin, 50

1903

Tous droits réservé».

Il a été tiré à part

six exemplaires sur papier du Japon

numérotés

PREFACE

a

PRÉFACE

Il semble à cette heure que la tendance des lois sociologiques condamne les petites patries à s'agglomérer entre elles pour former de grands états, comme il advint de l'Allemagne en 1870, ou bien à se voir absorber par les nations puissantes, comme il advint du Trans- vaal récemment. Les patries se totalisent ainsi qu'au temps se constitua l'énorme empire romain. L'œuvre latine fut détruite par les in- vasions barbares qui substituèrent à la con- quête civilisatrice des légions la conquête féodale, destructrice, tyrannique et ignorante. Parties du pays mongol, chassées par les inon- dations et les glaces du septentrion, les vagues

IV PREFACE

de peuples sauvages se précipitaient du nord- est au sud-ouest, sur tout le vieux monde; inondaient les colonies, les provinces pro- consulaires, les territoires des alliés, le sol de la Ville même, pour jeter, mille ans, sur l'Europe le voile obscur du moyen-âge. Les Turcs arrivèrent à la suite des derniers dévas- tateurs. Comme les Germains, les Finnois et les Kalmouks, ils imposèrent leur suzeraineté victorieuse et pillarde, s'installèrent dans les pays vaincus, les asservirent, mirent les femmes dans leurs lits, courbèrent les hommes sur les métiers, ou bien aiguillonnèrent l'humble effort du laboureur suant sur la glèbe.

Depuis le xme siècle, la renaissance des idées antiques triomphe lentement de cette usurpation. Le christianisme d'abord, le pro- testantisme ensuite, les révolutions d'Angle- terre et de France imitées, cle 1820 à 1850, par tous les peuples aryens, réédifièrent le prestige de la Loi, protectrice de la liberté humaine par devant l'arbitraire du seigneur. Celui-ci se laisse vaincre et convaincre. Aujourd'hui la Russie elle-même s'assimile la Chine septentrionale, la Perse, l'Asie centrale, en usant peu des moyens de guerre. La création des chemins de

PRÉFACE v

fer économiques, le crédit ouvert par ses banques aux souverains de l'Iran, la projection d'entreprises commerciales propres à l'enri- chissement des contrées encore pauvres, la fondation d'industries au cœur des régions jusqu'alors vierges de science pratique, voilà les procédés de la nouvelle conquête, de la nouvelle assimilation. L'Angleterre s'attache l'Egypte en la fécondant par les barrages d'Assouan sur le Nil, qui lui vaudront la culture du coton et soixante-cinq millions de bénéfice annuel; par la voie ferrée du Soudan à la mer Rouge qui facilitera les échanges rapides entre les richesses du Nil Bleu et celles de l'Inde. La France fertilise le Tonkin par de pareilles mé- thodes. Elle trace le parcours des express qui relieront le Yunnan au fleuve Rouge et permet- tront aux provinces du Nord-Ouest chinois un commerce admirable.

Seule de toutes les puissances maîtresses, la Turquie persiste à dominer, à piller, à exploi- ter ses vassaux, sans pitié, sans sagesse. Ar- méniens et Macédoniens saignent sous le cime- terre du Kurde ou sous le sabre du Zaptié. Le crime de barbarie demeure cher aux sultans d'Yldiz-Kiosque. Les patries qu'ils totalisèrent

vi PREFACE

jadis par les armes, ils les ont réduites à la mi- sère, à l'atonie sociale. Les ruines partout ont remplacé les villes.

Dans sa précieuse introduction à ce premier recueil de littératures arméniennes, M. Ar- chag Tchobanian a parfaitement mesuré la force vitale de sa race, et merveilleusement démontré comment elle fut, en tous siècles de l'histoire, la grande force cle Production, en Orient. En- tourée par les forces de Destruction, elle pâtit sans répit sérieux. Cependant, malgré tous les jougs que lui furent imposés, elle conserva cette heureuse faculté de produire. Vaincue par tous les soldats, elle les put éternellement stu- péfier par le génie de son commerce, la fécon- dité de son agriculture, le goût de ses innom- brables artisans. Aux temps byzantins, les marchands d'Arménie tenaient à Constantinople toute la suprématie marchande et administra- tive. Les légions arméniennes défendaient en Bitlij nie les frontières de l'empire contre les Sarrazins. La dynastie des Isauriens régna, qui sortait de ce sang. Aujourd'hui ce sont les Arméniens russes qui s'implantent en Perse pour développer l'influence des méthodes euro-

PREFACE vu

péennes. On leur a retiré tout, sauf le génie de produire des choses bonnes pour la vie hu- maine, de multiplier les relations internatio- nales, de propager les arts pacifiques.

Une race si persistante malgré tant de dé- sastres et de massacres, malgré le long mar- tyrologe qu'est son histoire ensanglantée par le Parthe, le Perse, le Romain, le Grec, l'Arabe et le Turc, une race que nulle vigueur ne s'as- simila, une telle race peut espérer un retour des choses qui, désagrégeant les immenses empires modernes, restituera quelque jour aux petites patries l'hégémonie souhaitée par leurs citoyens. L'énorme armature romaine na- t-elle pas été rompue, et le sol de la Ville ne s'est-il pas à nouveau fragmenté en Gaules, en Autriches, en Saxes, enEspagnes, en Toscanes, en Pentapoles, en Siciles, en Egyptes, en Syries et en cent royaumes indépendants, en mille républiques autonomes ?

Dans l'attente d'un semblable hasard, les Arméniens veulent conserver précieusement l'intégrité de leur âme, afin qu'elle triomphe, saine et pure de tout alliage étranger, au mo- ment de la libération. C'est pourquoi l'un de ses meilleurs citoyens, l'un de ses enfants les

vin PRÉFACE

mieux doués pour la défendre et la faire chérir, pour exciter en sa faveur la sympathie, l'amour et l'admiration, pose en France la première pierre du monument qu'il pense élever à l'intelli- gence de l'Arménie, militante, souffrante, mais toujours avide d'espérer.

Ce sont les chants populaires, les refrains anonymes, les cris variés de la joie naïve, de la simple douleur, de la juste rage, ceux poussés par les jeunes amants, par les cortèges, des noces, par les mères ou les épouses éplorées devant la couche funéraire, par les guerriers audacieux pour combattre l'oppresseur, et ivres de l'avoir écarté. C'est toute la chair du peuple qui pantèle ici de pages en pages, de strophe en strophe. Ce sont les doléances éperdues de celles que le pauvre émigré dé- laissa pour chercher sous un climat pacifique les ressources nécessaires à sa lamentable vie. C'est aussi la romance de la gaieté quotidienne, l'orgueil de la mère qui pare une fille belle et courtisée, la bonne humeur du paysan qui s'en va derrière l'attelage de ses bœufs pour entreprendre la tâche du matin, à la fraîcheur de l'air. Toutes les faces de la vie se réjouis- sent ou se lamentent. La grande nature pal-

PREFACE ix

pite derrière les figures de ces chanteurs dif- férents.

La caractéristique des hymnes amoureux est la perpétuelle comparaison de la femme à l'uni- vers. Il semble que le séducteur cherche à re- trouver, dans chaque attrait de sa belle, une magnificence du jardin, du ciel, de la montagne. Pour lui, la vierge promise apparaît comme un schéma vivant de la terre merveilleuse et chan- geante. La jeune fille demeure l'hiéroglyphe du monde fertile et bienfaisant. Si le galant dit les cadeaux qu'il propose, il énumère les richesses de la planète et du firmament. Son désir d'ado- ration va plus à la nature qu'à l'amie même. Du moins, à travers les formes voluptueuses, il aperçoit, comme si elles n'étaient que transpa- rences, l'emblémature entière de son pays, aux lacs mélancoliques, aux grandes chaînes de montagnes onduleuses, aux nuits ardemment stellaires. Il cherche plus à étreindre sa terre d'origine, que le corps palpitant en quoi il la transpose par la vertu de son imagination.

Rien de plus étrange, de plus particulier. Nos cœurs occidentaux sont autrement positifs. La personne les attire mieux que leurs idées gé- nérales. Il y a dualisme entre leur conception

a.

PREFACE

spirituelle et l'objet féminin de leur convoitise. Au contraire il paraît que le galant d'Arménie veuille, en toute expression de son amour, jus- tifier la philosophie de Kant. La fiancée n'est qu'une partie de ce que son cerveau se repré- sente de l'univers, et il ne l'en détache point aisément. Quelle rare passion pour la terre na- tale cette poésie sait traduire, quelle rare vénération pour les idées qu'engendre le climat, que conseille la courbe des collines, qu'illu- mine la neige des cimes, que murmure le cours du torrent, que souffle l'haleine du ravin!

D'ordinaire on impute une telle manière de penser aux élites seules. On affirme que c'est le résultat de spéculations métaphysiques propres aux races très anciennement affinées par les sciences et les méthodes. Les strophes armé- niennes donnent à cette thèse un démenti. Le pâtre, la vieille, le laboureur anonymes ont du premier coup scandé la théorie que les Hel- lènes instruits dans les temples de Memphis et d'Ephèse symbolisèrent par le culte supérieur de Vénus Uranie.

Je crois fermement qu'au long de ces chants populaires le lecteur français s'éduquera plus complètement sur l'âme orientale, sur le pan-

PREFACE xi

théisme spontané de ces peuples antiques si pères de nos mentalités transcendantes.

On y retrouvera les formes lyriques par l'in- termédiaire desquelles, peut-être, les Arméniens insinuèrent l'esthétique byzantine dans les cer- veaux arabes. Transmission étrange et mani- feste. A tel point que certains contes des Mille et Une Nuits apparaissentcomme de simples ver- sions arabes des contes grecs. Telles les aven- tures de Sinbad-le-Marin et celles d'Aladin, de sa lampe merveilleuse. A se battre durant plu- sieurs siècles, à échanger ^aus-si des traités, à discuter dès armistices, ces deux nations anta- gonistes s'étaient l'une et l'autre endoctrinées. Pendant les trêves, sur les marchés des camps flottait l'étendard vert du Prophète, le mar- chand arménien colportait les somptueuses mer- veilles de Gonstantinople. Il vantait les magni- ficences des hippodromes et des basiliques. Rendus à la liberté, après de longs séjours dans les cités orthodoxes, les captifs musulmans con- firmaient ces allégations. Bientôt toute la poli- tesse du Bosphore passa dans les mœurs des califes. On raffina dans les bazars de Bagdad comme dans les églises des Blaquernes. L'Arabe se fit beau parleur. Il usa de rhétoriques sub-

xii PRÉFACE

tiles et composa des poèmes dignes de perfec- tion. L'or et la mosaïque revêtirent les murs des serais comme ils revêtaient ceux des gynécées. Les mêmes légendes animèrent les propos au bord du Tigre et du Bosphore. Et quand les Croisés parvinrent devant Jérusalem ils se me- surèrent avec des Saladins chevaleresques, des Solimans chrysostômes.

Ainsi les pages mystiques de Grégoire de Narek dans son Livre des Lamentations per- pétuent les plus étonnantes figures de la rhé- torique chère aux grammairiens des Comnènes. Parmi les prières de Repentir, il en est d'insi- gnes qui parent, avec Fart abondant des maîtres byzantins, ces belles évocations de la nature caractérisque du génie arménien.

« Tel un homme violemment bouleversé par une interminable et torturante agitation dans la mer aux vagues périlleuses tourmentées par le vent, et qui serait entraîné et roulé en un torrent sauvage, remuant çà et les doigts des mains dans le courant impétueux grossi par les pluies du printemps, emporté malgré lui en une lamentable dégringolade, avalant l'eau trouble et étrangleuse, poussé en des douleurs mortelles dans la vase fétide, moussue et embroussaillée, il se noierait écrasé sous les flots : Tel moi, misérable, on

PREFACE xiii

me parle et je ne comprends plus ; on me crie, et je n'entends plus ; on m'appelle, et je ne me réveille plus ; on sonne, et je ne reviens plus à moi-même ; je suis blessé, et je ne sens plus1. »

Ce sens de la faiblesse humaine devant les fatalités des forces inspire des accents de dou- ceur puérile et délicieuse à Nahabed Koutchak, le chantre de l'amour. La passion est humble, joueuse, enfantine, avec, toiitàcoup, des essors de haut lyrisme :

« Ma petite âme, si tu demandes ma vie, je ne te dirai pas non, je te la donnerai; * Mais j'ai peur que tu ne me demandes mes yeux; comment pourrais-je vivre sans te voir?...

« Je voudrais mourir pour toi; tu aurais coupé une mèche de tes cheveux,

Tu l'aurais allumée comme un flambeau, et, la pre- nant en ta main, tu te mettrais à ma recherche,

Tu passerais sur mon tombeau, tu te frotterais les yeux avec ma cendre,

Tu enlacerais mon cou de tes bras, et tu baiserais la pierre de mon tombeau 2. »

i. Poèmes arméniens, anciens et modernes, traduits * par A. Tchobanian. 2. Ibid.

PREFACE

On admirera dans les chants funèbres de pré- cieux accents de douleur, et certaines nuances d'attendrissement qu'aucune autre race n'a connues. Entre les chants historiques, il faudra remarquer l'apologue du seigneur Aslan. L'ange Gabriel veut lui prendre son âme à moins qu'un des siens l'aime assez pour offrir la sienne en échange. Or, ni le père, ni la mère ne consentent au sacrifice. Mais l'épouse accepte. Cet optimisme conjugal, cette défiance à l'égard des affections maternelles et paternelles appar- tiennent à un idéal très différent de nos illusions occidentales. Nos poètes eussent plaisanté, au contraire, la fidélité de l'épouse; ils eussent ma- gnifié le dévouement de la mère. La passion, en Occident, est toujours soupçonnée d'incons- tance, taxée d'égoïsme. Tous les sceptiques la narguent. La vie d'Orient, plus sévère pour les compagnes qui n'ont de recours qu'en leur maître tout-puissant sur elles, sans doute les dispose à cette abnégation de leur être aimant l'homme pour lui-même, et non pour les plai- sirs qu'il prodigue, pour les avantages qu'il dispense.

Par cela, par d'autres lumières analogues, se révèle dans ce livre, l'âme délicate, spéciale

PRÉFACE xv

et curieuse d'un peuple très ancien, à l'intelli- gence féconde que tous les arts manifestèrent. Puissent les voix sincères qui s'expriment dans ce recueil émouvoir les cœurs, convaincre les esprits des élites puissantes, afin qu'elles se déclarent mieux encore les amies et les pro- tectrices de cette race ingénieuse, opiniâtre pour produire, mais courbée sous l'injustice du destin.

PAUL ADAM

INTRODUCTION

Les événements tragiques qui ont, de 1894 à 1896, ensanglanté l'Arménie, sont aujourd'hui connus du monde entier. On sait que, pour avoir protesté contre une condition d'intolérable ser- vitude où le gouvernement turc les maintenait, pour avoir réclamé l'application de l'article 61 du traité de Berlin, par lequel la Sublime Porte s'est formellement engagée à introduire des réformes dans les provinces arméniennes de l'Empire, pour avoir enfin défendu leurs droits imprescriptibles reconnus par les six Puis- sances d'Europe aussi bien que par le gouver- nement turc, les Arméniens ont été livrés au feu et au fer par l'ordre du Sultan lui-même. Abdul-Hamid a voulu résoudre la question arménienne en mettant à exécution la fameuse

xx INTRODUCTION

formule d'un diplomate turc, c'est-à-dire en ten- tant de supprimer les Arméniens.

On sait de quelle horrible manière ce plan fut réalisé : des villages pacifiques incendiés par centaines, trois cent mille personnes, sans armes et sans défense, massacrées parles Kurdes offi- ciellement armés et par des troupes de réguliers; des enfants embrochés à la pointe des baïon- nettes; des femmes enlevées, violées, éven- trées; des vieillards suppliciés; des prêtres écorchés vifs ou brûlés à petit feu; et les biens pillés, les terres usurpées, les églises et les couvents démolis. Tout cela au lendemain du jour les gouvernements de France, d'Angle- terre et de Russie avaient présenté au Sultan un projet de réformes pour l'Arménie turque, con- sacrant par solennellement la légitimité des revendications arméniennes. Le Sultan a, d'une main, signé ce projet de réformes, et de l'autre il a donné l'ordre des massacres, sous les yeux de l'Europe, qui alaissé faire... On sait tout cela. Les hommes de cœur de tous les pays d'Europe et d'Amérique ont fait connaître ces faits au monde entier par des articles de journaux, par des livres, par des conférences, par des inter- pellations dans les parlements, et la vérité, qui au premier moment a pu être voilée, voire même dénaturée, grâce à une certaine presse

INTRODUCTION xxi

dévouée au Sultan, n'est plus aujourd'hui dis- cutée par personne.

On sait aussi que cet affreux état de choses n'a nullement cessé d'exister, malgré les pro- testations des hommes les plus illustres de tous les pays, malgré l'indignation de l'opi- nion publique du monde entier; on sait que si le système des massacres en masse, des atrocités grandioses comme celles d'Orfa, trois mille personnes réfugiées dans l'église ont été brûlées au pétrole, ne se renouvellent plus, la destruction de la race se poursuit tou- jours par des moyens plus lents, plus sourds, mais sûrs et continus : interdiction pour les Arméniens de circuler de province en pro- vince, et, par conséquent, arrêt de toute activité commerciale ; pleine liberté accordée aux Kurdes et aux Turcs de tuer des Arméniens, de s'approprier leurs maisons, leur bétail, leurs instruments aratoires, leurs terres; donc, mi- sère, famine, maladies, dépérissement; et de temps à autre, un petit retour au système des grandes tueries, bien qu'exécutées en des pro- portions relativement modestes : deux cents per- sonnes égorgées il y a trois ans à Khasdour, trois cents à Sbaghank il y a deux ans, puis, plus ré- cemment encore, des massacres à Pertak, à Chouchenamark, à Moush, et, à l'heure actuelle,

xxn INTRODUCTION

Sassoim bloqué par des troupes et Zeïtoun menacé...

On connaît tout cela, mais ce qu'on connaît bien moins jusqu'à l'heure présente, c'est le peuple arménien lui-même. Ce peuple qui pen- dant des siècles a lutté et souffert pour défendre la civilisation occidentale en Orient, s'est vu, à la veille des grands massacres, complètement oublié, méconnu par l'Europe; en dehors d'un cercle restreint d'orientalistes et de diplomates, le monde civilisé ignorait l'existence même d'un peuple arménien, ou s'il en avait entendu va- guement parler, il le confondait avec certaines peuplades demi-sauvages de l'Asie. Les mas- sacres, par la retentissante émotion qu'ils ont provoquée, ont attiré l'attention universelle sur le peuple arménien et lui ont prêté un doulou- reux renom. Mais les braves gens qui, boule- versés par le récit des horreurs commises en Arménie, jetèrent un cri d'indignation et ten- dirent une main secourable, s'intéressèrent en général plutôt aux souffrances de ce peuple qu'au peuple lui-même, qu'ils ne connaissaient que par ses malheurs. Les légendes grotesques propagées en Europe par des esprits superfi- ciels ou bien mises en circulation par des publicistes à la solde du Sultan, et représen- tant les Arméniens tantôt comme un ramassis

INTRODUCTION xxm

d'escrocs et d'usuriers, tantôt comme une bande de perturbateurs soudoyés par la Russie ou par l'Angleterre pour troubler la Turquie, toutes ces calomnies stupides qui, jetées à la face d'une race atrocement suppliciée, devenaient odieuses, n'ont pu trouver quelque crédit dans une partie, malheureusement assez étendue, du public occidental, que grâce à cette igno- rance où les peuples d'Europe se trouvaient à l'égard du peuple arménien, de ses mœurs, de son histoire, de son caractère véritable *;

Nous ne prétendons pas que les Arméniens soient un peuple parfait; il n'existe pas de peuple parfait; chaque peuple a ses défauts, et ceux qui se trouvent dépossédés de leur indépendance et qui subissent le joug d'un despotisme avilissant, ont forcément plus de défauts que les peuples libres. Mais le plus grand des défauts est celui qui consiste à attri- buer à un peuple tout entier les vices d'une catégorie de types peu sympathiques, produits inévitables d'une longue servitude, et que per- sonne n'a stigmatisés avec une sévérité plus acharnée que les satiristes, les publicistes, les romanciers arméniens.

i. Il est à remarquer que les mêmes calomnies ont été propa- gées contre les Grecs et les Bulgares, à l'époque ceux-ci, se dé- battant sous le sabre turc, tendaient leurs bras ensanglantés vers l'Europe.

xxiv INTRODUCTION

Ceux qui connaissent intimement le peuple arménien, savent fort bien que loin d'être, par tempérament, un facteur de destruction, ce peuple a été constamment et partout un élé- ment utile, fécond, producteur; il ne s'est trans- formé en force de destruction qu'en face de la barbarie extrême, de l'injustice brutale et cynique, et cela est tout à son honneur. Tant qu'il a pu conserver son indépendance sur le sol de sa patrie, ce peuple a fait de sa liberté un instrument de civilisation; lorsqu'après la perte de l'indépendance, une partie des Arméniens s'est dispersée par le monde et a fondé des colo- nies dans divers pays étrangers, ces émigrés ont constitué pour leurs patries d'adoption une force intelligente et active, servant loyalement les intérêts des peuples dont ils étaient les hôtes. Même sous le joug pesant des despo- tismes asiatiques, les Arméniens ont toujours poursuivi leur tâche d'éternels artisans de civi- lisation; ce sont eux qui, avec les Grecs, ont développé, en Turquie, l'agriculture, l'indus- trie, le commerce. Les étoffes, les broderies, les orfèvreries et les tapis turcs qu'on admire en Europe, sont presque exclusivement fabriqués par des Arméniens. Les musiciens, les chanteurs et les acteurs sont, en Turquie, pour la plupart, des Arméniens. Les beautés architecturales

INTRODUCTION xxv

de Gonstantinople sont dues en grande partie au' génie arménien : la merveilleuse mosquée de Suleïmanié est l'œuvre de l'architecte Sinan, d'origine arménienne ; ce sont des architec- tes arméniens, les Balian, qui ont construit les palais de Beylerbey, de Tchraghan et celui de Dolmabahtché, « qu'on prendrait, dit Théo- phile Gautier, pour un palazzo vénitien, plus riche, plus vaste, plus ciselé, plus fouillé, trans- porté du Canal Grande sur les rives du Bos- phore » l; et ce sont des mains arméniennes qui ont élevé le palais même d'Yldiz-Kiosk, demeure celui qui fit massacrer trois cent mille Arméniens.

Des personnalités éminentes, en Europe et en Amérique, ont fait justice des légendes mal- veillantes et mensongères; elles ont témoigné leur estime pour le peuple arménien et déclaré que l'Europe devait empêcher la destruction de la race arménienne non seulement parce que c'était un crime de lèse-humanité qu'il serait honteux de laisser se consommer, mais aussi parce que cette destruction équivaudrait à une diminution dans les forces morales de l'huma- nité.

« Les Arméniens, a dit Gladstone 2, les re-

i. Théophile Gautier. Constantinople. 2. Discours de Chester,"6 août 1895.

xxvi INTRODUCTION

présentants d'une des plus anciennes races chrétiennes civilisées, sont eux-mêmes, la chose ne saurait faire doute, une des races les plus intelligentes et les plus industrieuses qui soient au monde. » « Nous découvrirons », disait, en 1897, Anatole France, présidant une conférence sur l'histoire et la littérature armé- niennes, « que ces Arméniens sont vraiment un peuple par la communauté de la langue et des croyances religieuses, par la communion dans les mêmes souvenirs et dans les mêmes espérances, par la fraternité des sentiments, par la volonté forte et constante de vivre d'une même vie, de penser d'une même âme. Et nous reconnaîtrons que ce peuple, intelligent et héroïque, enclin à embrasser les plus hautes idées du monde occidental, a droit, par son génie autant que par ses malheurs, à la sympa- thie des peuples d'où sont sorties les idées de justice et de liberté ».

Un grand publiciste russe, M. Golmstrem, émettait à la même époque, dans la Gazette de Saint-Pétersbourg, une opinion tout aussi favo- rable, bien que se plaçant à un point de vue strictement russe : ce L'inimitié, l'envie , la persécution de race à race sont faites surtout d'ignorance ; Lamartine l'a dit en des termes excellents. Quand on s'est rendu compte de

INTRODUCTION xxvn

l'histoire, du caractère, des ressources intel- lectuelles de l'élément arménien, on conçoit quel sérieux appoint il est susceptible d'appor- ter à la force de la Russie. Le génie de Pierre- le-Grand l'avait deviné. Une association intel- lectuelle avec le peuple arménien si riche de passé historique, doué d'une conception en- tière et saine de la vie, d'une force morale au- dessus de toute épreuve, enrichira le trésor spirituel de la Russie et l'ampleur de la vie nationale... Lorsqu'on a étudié les facteurs de da force spirituelle du peuple arménien, on comprend qu'il ait pu donner à la Russie des Lazareff, des Ter-Ghoukassoff, des Cholkov- nikoff. »

M. H.-F.-B. Lynch, qui, après avoir parcouru et minutieusement étudié l'Arménie, a publié, il y a un an, un ouvrage monumental sur le pays et sur la nation, apprécie les Arméniens dans les termes suivants : « Les Arméniens sont particulièrement aptes à être les intermé- diaires de la nouvelle civilisation. Ils pro- fessent notre religion, sont familiarisés avec nos idéals les plus élevés, et s'assimilent toutes les productions nouvelles de la culture euro- péenne avec une avidité et une perfection qu'aucune autre race entre l'Inde et la Méditer- ranée ne s'est jamais montrée capable d'égaler.

xxviii INTRODUCTION

Ces capacités, ils les ont manifestées dans les conditions les plus désavantageuses, puisqu'ils! sont une race assujettie à des maîtres musul- mans.

« Depuis environ mille ans, ils sont en état de sujétion, et ce serait une folie de s'attendre à ce qu'ils n'eussent nullement souffert dans leur caractère par les fonctions serviles qu'ils ont été contraints à exercer... D'autre part, ils possèdent des vertus pour lesquelles ils sont rarement crédités. Le fait qu'en Turquie le port des armes leur est rigoureusement interdit a amené des observateurs superficiels à les con- sidérer comme des couards. Un jugement diffé- rent aurait été émis s'ils avaient été mis sur le pied d'égalité en cette matière avec leurs enne- mis les Kurdes. En tout cas, lorsque l'occasion s'est présentée, ils n'ont pas tardé à déployer des qualités martiales dans le domaine de la haute stratégie comme dans celui de la bra- voure personnelle. Le victorieux commandant en chef de l'armée russe, dans sa campagne asiatique de 1877, était un Arménien de Lori, Loris-Melikoff. Dans la même campagne, le plus brillant général de division de l'armée russe était un Arménien, Ter-Ghoukassoff. Le vaillant et jeune officier d'état-major Tarnaïeff, qui projeta et dirigea l'attaque folle du fort

INTRODUCTION xxix

d'Azizi en face d'Erzeroum, et qui paya de sa vie son audace, était un Arménien. Aujourd'hui encore, la police de la frontière russe, ayant pour fonction de surveiller les Kurdes de ter- ritoire turc, est recrutée parmi les Arméniens. » Dans un ouvrage fortement documenté qu'il vient de faire paraître ( Pour l'Arménie, mé- moire et dossier), M. Pierre Quillard, qui a passé trois ans à Gonstantinople et a connu de près le peuple arménien, écrit ceci : « De ce que la plupart des sarafs (changeurs) sont Arméniens, ils (les Européens) concluent vite que tous les Arméniens sont des sarafs ; quant à l'honnêteté des intermédiaires de Bazar, qu'ils soient Grecs, Arméniens, Juifs ou Levantins catho- liques, elle est en effet douteuse ; mais c'est une singulière méthode que de juger tout un peuple sur quelques individus, qui ont des défauts inhérents à leur profession et non point des défauts particuliers à leur race. Même dans les villes, les Arméniens ressemblent plutôt, encore aujourd'hui, à l'image qu'en traçait Guys, dan& ses Lettres sur la Grèce, à la fin du xviii6 siècle : « Ils forment la nation la plus nombreuse, la plus riche, la plus sage : gens laborieux, infatigables, robustes, vivant de peu et durement, ils exercent tous les métiers pénibles. Accoutumés à vivre dans l'intérieur

b.

xxx INTRODUCTION

des provinces, ils aiment les chevaux et les con- naissent parfaitement; ils composent presque toutes les caravanes et font la plus grande par- tie du commerce delà Perse et des Indes. » Les sarafs ne forment qu'une faible minorité dans la nation; les gens de métier sont de beaucoup les plus nombreux. Les hantais (portefaix) de Cons- tantinople sont presque tous Arméniens, ainsi que la plupart des boulangers; pendant les massacres de 1896, la ville manqua de pain durant trois jours, les boulangers arméniens étant tués ou se tenant cachés. Les tailleurs, les menuisiers, les cordonniers, les orfèvres, les forgerons, se «recrutent en grande partie parmi les Arméniens. Il en est de même à Smyrne : si dans le haut commerce, la banque et le barreau il s'y trouve beaucoup d'Armé- niens très riches, les terrassiers, portefaix^ tailleurs, bouchers, etc., sont aussi des Armé- niens. Les Arméniens de l'intérieur sont sur- tout un peuple agricole : vignerons à Van, à Ardjèche, à Angora, à Brousse, à Segherd ; grands éleveurs d'abeilles à Van et à Angora ; partout laboureurs et bergers. Dans le vilayet de Sivas, ils pratiquent même 'l'agriculture selon la technique moderne, à Hafik et à Kot- chéri, et se servent de machines des meilleurs modèles. En Egypte, Boghoss-Pacha, fils de

INTRODUCTION xxxi

Nubar-Pacha, dirige d'immenses exploitations rurales ; il a inventé des machines fort ingé- nieusement disposées.

« C'est eux qui ont inauguré et sauvé à Brousse l'industrie séricicole : dès 1849, Bilé- zikdjy, de Constantinople, y établissait des magnaneries, et les années suivantes son exemple était imité par Ovaghim-agha et par Papasian ; les premiers, ils surent employer les méthodes pastoriennes et combattre la maladie des vers à soie.

(( Ilssontarmuriers,couteliersetorfèvres, sur- tout à Erzindjan, à Baïbourt, à Van, à Diarbékir, k Sivas, à Angora, presque partout tisserands, forgerons, chaudronniers. Ils seraient, semble- t-il, les plus aptes à l'industrie, si l'industrie se développait en Turquie : les tanneries et tein- tureries d'Erzincljan leur appartiennent et à Arslan-bey-Keuy, près d'Ismiclt, la fabrique impériale de drap militaire et de fez est en- tièrement conduite par eux. »

Et M. Gabriel Mourey terminait par la conclu- sion suivante une conférence qu'il a faite, il y a quelques mois, sur la poésie et l'art armé- niens : « Une race, aussi capable de civilisa- tion intellectuelle et matérielle que la race arménienne, aussi aiguisée qu'elle d'esprit, possédant les ressources morales qu'elle pos-

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sède, ayant donné dans le passé et donnant dans le présent tant de preuves d'attachement à la pensée occidentale, faisant montre d'une si belle et si généreuse activité dans la conquête du progrès, a droit à la vie, non seulement au point de vue de ses destinées propres, mais au point de vue des destinées de l'humanité tout entière. Elle fut et elle reste une créatrice de pensée et d'art : elle a été et elle est encore une génératrice d'héroïsme et de beauté. Le rôle qu'elle a joué dans le passé, elle veut le jouer dans l'avenir; vraiment, je ne sais rien de plus touchant, de plus noble que la ténacité, l'énergie que met ce petit peuple à s'imposer au monde et à reconquérir sa place dans l'uni» vers civilisé. »

Mais la meilleure réponse à tous les commé- rages avec lesquels on a tenté de souiller le sang, versé à flots, du peuple arménien, c'est dans l'histoire et dans la littérature de ce peuple qu'elle se trouve. C'est pourquoi nous entre- prenons la publication de cette « Bibliothèque Arménienne », seront présentées au public européen les principales manifestations litté- raires du génie arménien, depuis la poésie populaire anonyme jusqu'au vieux lyrisme mys- tique ou erotique, depuis la satire et le roman

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contemporains jusqu'aux chroniques anciennes et aux poèmes historiques, toutes les pages marquantes ce peuple a fixé, en toute spon- tanéité, les élans de son cœur, les tendances de son esprit, ses frémissements de joie et ses cris de douleur, sa manière de sentir, de pen- ser et de vivre, en un mot l'image vivante de son âme.

II

«Il serait difficile, a dit Lord Byron, qui étudia l'histoire et la langue arméniennes au couvent de Saint-Lazare à Venise, de trouver les annales d'une nation moins souillées de crimes que celles des Arméniens, dont les vertus sont celles de la paix et les vices ceux de la contrainte. »

L'histoire d'Arménie est, en effet, celle d'un peuple d'âme pacifique et laborieuse, d'un peuple qui a souvent versé son sang pour défendre sa liberté, mais qui a rarement fait couler le sang d'autrui pour assouvir une soif brutale de conquête.

Cette histoire commence par la légende de Haïk le Patriarche, le père de la race armé- nienne, qui, selon Moïse de Khorène, fut le pre-

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mier parmi les chefs de tribus soumis au joug de Bel à se révolter contre le tyran de Baby- lone, et qui, l'ayant tué dans un combat épique, fonda la patrie arménienne sur cette noble tradition. Cette grande figure fabuleuse de Haïk domine toute l'histoire d'Arménie et se réalise dans une longue série de chefs vaillants et dé- voués qui ont eu à défendre leur patrie contre les envahisseurs étrangers, depuis les vieux rois urartiens tenant tête pendant six siècles à la gigantesque Assyrie , qui ravagea souvent leur pays sans jamais parvenir à le soumettre complètement, jusqu'aux Roupéniens de la Petite Arménie qui opposèrent une résistance acharnée aux Turkmènes et aux Mamelucks. Ce peuple a avant tout aimé le travail, la vie industrieuse et féconde. L'Arménien a été -de tout temps agricultteur, commerçant, artisan, artiste , ouvrier ; la grande Déesse protec- trice de l' Arménie païenne fut Anahit, la « dis- pensatrice de tous les biens », la patronne du Travail. La grande majorité des Arméniens, (près de 90 >p. 100) se compose actuellement d'agriculteurs et d'artisans. Le seul Arménien en l'honneur duquel une statue ait été élevée en France, à Avignon, est un agronome, Jean d'Althen, qui, arrivé de Perse à Avignon vers 1724, inaugura dans cette ville la culture et

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le commerce de la garance et qui acclimata dans le sud de la France une plante orientale que les botanistes français ont de son nom appelée : « Althénie ».

Les Arméniens ont déployé, dès la haute antiquité, une activité commerciale aussi bril- lante et aussi importante que celle des Phéni- ciens et des Grecs. Ils ont été les grands inter- médiaires du comilierce mondial par voie de terre comme les Grecs et les Phéniciens le furent par voie de mer. Ce sont les Arméniens qui, par leurs caravanes parcourant l'Asie d'un bout à l'autre et par leurs radeaux descendant l'Euphrate, le Tigre, l'Araxeet l'Alys, ont trans- porté pendant des siècles les produits indus- triels et naturels des pays occidentaux, ainsi que ceux de leur pays, dans toutes les contrées de l'Asie et qui ont mis à la portée des peuples de l'Europe les richesses du monde oriental. La Bible, Hérodote, Xénophon mentionnent leurs vieilles relations commerciales avec Tyr et Babylone. La capitale arménienne de Dovine constituait au vie siècle, selon Procope, un des plus grands centres commerciaux du monde; les marchandises des Indes, de la Perse et de la Géorgie s'y croisaient avec celles de Rome et de la Grèce. A la fin du xe siècle, Ani, Arclzn, Baghech, Nakhitchévan rempla-

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cèrent Dovine. Aux xineetxive siècles, Payas, le grand port de F Arménie Mineure, devint, selon les termes de Marco-Polo, « le magasin de toutes les marchandises précieuses et de toutes les richesses de l'Orient, comme la porte des pays orientaux » ; les bateaux des Vénitiens, des Génois, des Siciliens et des Marseillais venaient y chercher les marchandises de la Chine, des Indes, de la Perse et de la Syrie, et ils y apportaient les produits occidentaux que les Arméniens faisaient parvenir aux marchés les plus lointains, jusqu'en Chine et en Mand- chourie. C'est surtout avec la République véni- tienne que les Arméniens ont entretenu des rapports commerciaux, commencés dès le xie siècle et qui se sont prolongés jusqu'au xvne ; les rois de l'Arménie Mineure accor- daient toutes sortes de facilités aux commer- çants de Venise; les cloges et le Sénat vénitien faisaient à leur tour le plus cordial accueil aux commerçants arméniens. En 1253, le comte Marco Ziani offrit aux Arméniens établis à Venise une de ses maisons, qui s'appelle jus- qu'à présent « la Maison arménienne ». Après la perte de l'indépendance, les Arméniens ont continué leur activité commerciale et lui ont même donné une extension encore plus grande ; les carrières militaires et administratives leur

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étant désormais fermées par suite de leur con- dition de peuple assujetti, la carrière commer- ciale restait une de celles ils pouvaient satisfaire leur besoin d'action ; ils prirent alors pour centres les deux grandes villes armé- niennes de Djulfa et de Gandzak, et ils avaient leurs représentants dans tous les pays asia- tiques et européens, aux Indes, en Chine, en Perse, en Paissie, en Autriche, en France, en Espagne, en Italie. En Pologne, dèslexie siècle, s'était établie une nombreuse colonie armé- nienne qui rendit des services considérables au commerce de ce pays et qui, jusqu'au xvne siècle, a joui d'un régime administratif quasi-auto- nome garanti par des décrets royaux. Les despotes musulmans, tout en faisant peser sur l'ensemble du peuple arménien une lourde oppression politique et sociale, accordaient des libertés aux seuls commerçants qu'ils considé- raient comme un élément indispensable à la prospérité générale de leurs empires, puisque [es populations musulmanes ne montraient aucun goût 'pour le commerce et l'industrie. Ghahabbas Ier, le roi de Perse, eut même recours à un procédé aussi original que bar- bare pour prouver son estime à l'égard des apti- tudes commerciales des Arméniens : désireux le voir le«commerce se développer dans son em-

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pire, il détruisit Djulfa en 1605, força les Armé- niens de cette ville à émigrer en Perse, et les établit près d'Ispahan, ils fondèrent une ville nouvelle qu'ils appelèrent la Nouvelle Djulfa. Et en effet, cette ville devint bientôt le principal centre commercial de l'Asie ; les habitants de la Nouvelle Djulfa donnèrent au commerce persan une puissante impulsion; ils installèrent des bureaux dans les grandes villes des Indes, à Delhi, à Bombay, à Madras, à Calcutta, à Batavia, à Singapour; les ports espagnols et portugais de l'Inde, fermés aux bateaux des nations étrangères, s'ouvraient à ceux des commerçants arméniens. De Singa- poor, leurs comptoirs s'étendirent aux îles de l'archipel indien, à Java, à Sumatra, à Bornéo, aux Philippines, au Siam, en Birmanie et au Thibet et jusqu'aux ports de la Chine, à Canton et à Nankin; leur rôle commercial continuait d'être celui d'intermédiaires entre l'Europe et l'Orient. Le cardinal de Richelieu, appréciant cette activité, favorisa rétablissement d'une colonie arménienne à Marseille. Marie-Thé- rèse d'Autriche accorda, par décret spécial, de nombreux privilèges aux commerçants armé- niens qui formèrent une importante colonie à Trieste, la rue qu'ils habitaient s'appelle encore Rue clés Arméniens. Ces commerçants

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errant de pays en pays n'oubliaient pas leur patrie et leur race; ils fondaient des églises, des écoles dans diverses parties de l'Arménie et dans les colonies arméniennes des pays étrangers ; ils faisaient imprimer en Europe des livres arméniens et les envoyaient à leurs compatriotes d'Arménie ; ils léguaient des sommes considérables à des couvents et à des écoles de leur pays.

Ces aptitudes pratiques éminemment dé- montrées n'ont d'ailleurs jamais empêché les Arméniens de se montrer un peuple passionné- ment idéaliste, puisqu'ils ont toujours, en tant que peuple, sacrifié leurs intérêts matériels immédiats à de hautes préoccupations morales. Situés en pleine Asie, entourés de grandes races conquérantes hostiles à l'Occident et à sa civilisation, leur intérêt pratique de petit peuple menacé de partout était de s'allier à un de ces empires asiatiques : tout au contraire, ils ont suivi un penchant mystérieux qui dirigeait leur esprit vers l'Occident, ils en ont ouvertement adopté la civilisation et embrassé la cause ; ils ont par ravivé la haine de leurs puis- sants voisins et attiré sur eux les pires catas- trophes. Le monde occidental est reconnaissant aux Grecs d'avoir été pendant des siècles le rempart de l'Europe contre l'invasion asiatique ;

•xl INTRODUCTION

or, dans cette tâche, l'Arménien a constitué pour le Grec un précieux auxiliaire. L'histoire d'Arménie, à partir du ive siècle, est le récit d'une résistance continuelle à la ruée de l'Asie vers l'Europe.

Avant d'avoir embrassé le christianisme, l'Arménien n'a pas encore la conscience précise de son rôle historique ; il ne pense qu'à défendre sa patrie contre l'ennemi de l'est comme contre celui de l'ouest. Il est vrai que l'âme de la race se sent déjà instinctivement attirée par l'Occi- dent; Tigrane le Grand avait placé, dans les temples de son empire, les statues des divinités grecques à côté des effigies des divinités armé- niennes, et il avait fait venir d'Athènes des rhé- teurs, des musiciens et des troupes dramatiques pour acclimater les arts de la Hellade dans sa capitale de Tigranocerte ; son fils Artavasd, qui s'était profondément assimilé la culture grecque, composa dans la langue de Sophocle des œuvres historiques, des discours et des tragé- dies qu'on jouait encore, au temps de Plutarque, sur les scènes d'Alexandrie.

Après l'adoption du christianisme, les Armé- niens s'attachent plus intimement au monde occidental. Ils reçoivent dès lors le premier choc de toutes les invasions asiatiques, dont ils amortissent et ralentissent souvent la marche

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vers l'Europe. Ils luttent pendant deux siècles contre la colossale Perse sassanide qui veut les écraser et les assimiler sans jamais y parvenir. Tiridate, qui fait du christianisme la religion officielle de l'Arménie, établit une alliance arméno-romaine avec Constantin converti lui- même au christianisme, qui désormais sera la religion « occidentale », guerroie contre les Parthes et les Perses et les repousse victorieu- sement avec l'appui des légions romaines. Arsace II bat pendant trente ans les armées du roi Sapor qui ne parvient à le soumettre qu'en l'attirant dans un piège : il l'invite dans sa capi- tale de Ctésiphon pour conclure un traité de paix, et, parjure à son serment, le fait enfermer dans une forteresse Arsace, ne pouvant se résigner à cette existence d'esclave, se donne la mort.

Au début du ve siècle, le roi Vramchapouh et le catholicos Sahak envoient à Constantinople et à Athènes un grand nombre de jeunes Armé- niens s'initier aux lettres grecques, pour ériger devant la Perse envahissante la plus puissante et la plus durable des barrières : une civilisation différente et fortement bâtie. Le vartabed Mesrop invente à la même époque l'alphabet arménien. Cette jeunesse formée en Grèce traduit, à son retour, 'la Bible, les livres des

xlii INTRODUCTION

Pères de l'Église et des philosophes hellènes, rédige des œuvres historiques, théologiques et poétiques, fonde une littérature nationale « écrite », modelée sur les littératures byzan- tine et syriaque, et façonne pour toujours l'âme arménienne à l'image de l'âme occidentale. Mais ce beau mouvement de résistance maté- rielle et intellectuelle est bientôt interrompu par une lutte intestine; profitant de la lassitude que ce tiraillement perpétuel inspirait à une partie des satrapes arméniens, ainsi que des restes d'anti-christianisme qui subsistaient encore dans quelques portions du peuple de- meurées intérieurement fidèles au paganisme aboli, la Perse réussit à créer en Arménie un parti préconisant une alliance avec la Perse et qui, appuyé par la cour de Ctésiphon, s'ef- force d'écraser le parti désirant maintenir l'al- liance romaine. Affaiblie par ces graves déchi- rements intérieurs, l'Arménie devient impuis- sante à opposer une résistance sérieuse aux attaques incessantes des Perses, auxquelles s'ajoutent à la fin celles des Romains, furieux de voir en Arménie l'existence d'un parti per- sophile ; cette triste période aboutit à l'écroule- ment de la dynastie Arsacide et au partage de l'Arménie par les Perses et les Romains.

Mais l'individualité morale survit, chez le

INTRODUCTION xliii

peuple arménien, à l'individualité politique momentanément détruite. Dans la lutte, qui continue, entre ces deux grands partis, ce- lui de l'Occident finit par avoir le dessus. A la fin du ve siècle, lorsque Jezdegerd II tente de convertir l'Arménie au mazdéisme pour l'assimiler entièrement à la Perse, les Armé- niens se soulèvent en masse, ayant à leur tète le généralissime Vardan Mamikonian, le catho- licos Joseph et tout le clergé, se ruent sur ies troupes et l'es mages envoyés par Jezde- gerd et les massacrent. Jezdegerd lance sur V Arménie une armée formidable, pour anéan- tir les rebelles, avec l'appui de Vassak Suni, le chef du parti persophile. Vardan et ses soixante- dix mille combattants affrontent l'énorme ar- mée perse, dans le combat mémorable d'Ava- raïr; vaincu par la supériorité du nombre de l'ennemi, Vardan tombe avec mille trente- six de ses compagnons d'armes, et l'Arménie, abandonnée par Byzance, se trouve livrée à la férocité de la soldatesque perse. Mais encore une fois l'esprit l'emporte sur la force brutale : le peuple tout entier poursuit la lutte, retranché dans les forteresses et dans les passes de mon- tagnes, par une incessante guerre de guérillas; les femmes, les enfants, les vieillards eux- mêmes se retirent dans les forêts, dans les

xliv INTRODUCTION

cavernes et sur les montagnes, préférant mener une vie sauvage que de renier leur Eglise « nationale ». Au milieu des ruines et des cada- vres, l'âme arménienne demeure vivante. Le parti de Vassak est complètement écrasé ; Vahan Mamikonian continue vaillamment l'œuvre de son oncle immortel ; de guerre lasse, la Perse finit par se décider à laisser les Arméniens con- server leurs institutions religieuses et nationales et nomme Vahan gouverneur d'Arménie.

Après avoir défendu contre la Perse son exis- tence nationale, l'Arménie tient à démontrer que tout en étant chrétienne, elle ne veut pas faire de son église une vassale de l'église grecque; en l'an 491, le catholicos Babgen réunit un concile à Vagharchapat, le clergé arménien repousse le concile de Chalcédoine et proclame l'indépendance de l'église arménienne.

Au vne siècle, la dynastie sassanide est ren- versée par les Arabes, qui étendent leur domi- nation dans l'Asie tout entière, et qui ouvrent à leur tour une nouvelle page dans le martyro- loge arménien ; encore une fois l'Arménie nage dans le sang; mais, cette fois encore, l'envahis- seur ne réussit à déchirer que la chair, sans pou- voir atteindre l'âme ; bien au contraire, la résis- tance arménienne devenant de plus en plus forte, les Arabes finissent par reconnaître aux Armé-

INTRODUCTION TtLv

niens le droit à une existence politique auto- nome, sous leur suzeraineté nominale; du milieu des cendres sanglantes se redresse une nouvelle civilisation arménienne, sous Pégide desBagra- tides, et qui parvient bientôt non seulement à tenir en respect tous les ennemis du pays, mais à faire d'Ani, la capitale du royaume, un foyer magnifique de culture occidentale, une sœur asiatique de Byzance.Les Seldjoukides arrivent au xie siècle, balaient les Arabes, se ruent sur l'Arménie, renversent le royaume Bagratide, déjà miné par les intrigues des Byzantins, et plongent le pays tout entier dans un déluge de sang qui n'est comparable en horreur et en étendue qu'à celui provoqué par le sultan Abclul Hamid en plein xixe siècle. Cet immense désas- tre ne détruit pourtant pas l'existence du peuple arménien; comprenant qu'il était alors impossible de rebâtir la maison nationale sur le sol de la patrie séculaire, les Arméniens font comme l'eider chanté par Ibsen :

L'eider habite la Norvège, Et c'est dans les fjords sombres Qu'il dépouille sa poitrine de son duvet moelleux Pour édifier son nid et le rendre chaud. Mais le pêcheur du fjord, de son bâton noueux, Va détruire le nid et en arrache jusqu'au dernier flo- con. /

xlvi INTRODUCTION

Alors, de nouveau l'oiseau dénude sa poitrine, Et le pêcheur recommence son œuvre cruelle. L'oiseau capitonne encore son nid dans un endroit plus sauvage;

Mais s'il est pillé une troisième fois...

L'eider déploie son aile et par une nuit de printemps

Il s'envole et fend la brume de sa poitrine sanglante,

Et il va vers le sud,

Vers le sud sont les rives ensoleillées %.

A la fin du xie siècle, de nombreux émigrés arméniens installés en Cilicie se soulèvent, ayant à leur tête le prince Roupen, s'emparent d'abord des régions montagneuses du pays, puis étendent leur domination jusqu'à la mer, fondent, dans cette nouvelle patrie, la princi- pauté de l'Arménie Mineure, qu'Henri VI, le fils de Frédéric Barberousse, et le pape Cé- lestin III transforment en royauté au xne siè- cle, en récompense de l'assistance spontanée et puissante que les Croisés ont trouvée auprès des princes et du peuple de l'Arménie Mineure pendant toute la durée de leurs combats contre les Sarrasins 2.

i. Poésies complètes d'Henrik Ibsen, traduites par MM. le vicomte de Colleville et F. de Zépelin.

2. Dans la bulle Ecclesia Romana de l'an i384, le pape Gré- goire XIII reconnaît dans les termes suivants le secours porté par les Arméniens aux Croisés : « Parmi Jes autres mérites de cette nation arménienne envers l'Église et la République chrétienne, est éminent et digne de particulière mémoire celui que, lorsque jadis

INTRODUCTION xlvii

Cette longue et pénible lutte contre l'Asie tout entière, le peuple arménien l'a menée pour rester fidèle à son attachement à la civili- sation occidentale. C'est ce périlleux attache- ment qui a fini par amener F extinction de la dernière lueur d'indépendance que les Armé- niens avaient, au prix d'efforts surhumains, ral- lumée en Cilicie. Le royaume de l'Arménie Mi- neure constituait comme un prolongement de l'Europe en Orient; ses rapports intellectuels et politiques avec l'Europe étaient d'une étroite intimité ; l'influence gréco-latine dominait dans Fart, dans la littérature, dans les mœurs, dans l'organisation de la cour, de l'armée et de 1-a magistrature arméniennes. Au début du xive siè- cle, la famille royale des Roupéniens n'ayant plus de lignée mâle, l'Arménie Mineure invita les princes de la famille française des Lusignan à occuper son trône. Les Mamelucks, furieux de voir en leur voisinage ce noyau de civilisation européenne, redoublèrent leurs attaques et parvinrent à détruire, vers la fin, du xive siècle, ce petit royaume arménien qui s'écroula, après deux siècles de luttes héroï-

les princes et les armées chrétiennes allaient au recouvrement de la Terre-Sainte, nulle nation et nul peuple plus promptement et avec plus de zèle que les Arméniens, ne leur prêta son ajde, en hommes, en chevaux, en subsistances, en conseils; en un mot, acvec toutes leurs forces, et avec la plus grande bravoure et fidélité, ils aidèrent les chrétiens en ces saintes guerres. »

XLViii INTRODUCTION

ques, et sans qu'aucune assistance lui arrivât de l'Europe à cette heure de crise suprême.

En relevant cette prédilection constante des Arméniens pour l'Occident comme une de leurs caractéristiques et comme une de leurs qualités, nous ne tendons nullement à renier la grandeur et la beauté propres des civilisations orientales, qui ont précédé celles de l'Occi- dent, leur ont servi d'exemples et de bases, et qui ont donné au monde des merveilles artis- tiques et littéraires, de grandes conceptions religieuses et philosophiques. Orientaux eux- mêmes, les Arméniens connaissent profondé- ment et vénèrent ce qui est beau dans l'œuvre de l'Orient; et, de même qu'ils ont pendant des siècles joué le rôle, que nous détaillerons plus loin, de propagateurs de la civilisation euro- péenne en Orient, ils sont appelés à faire con- naître à l'Europe, d'une manière intime et com- plète, l'âme orientale dans toute la complexité de ses manifestations. La magnifique version française, équivalente à une création, de la grande épopée sensuelle des Mille nuits et une nuit que le docteur J.-C. Mardrus, poète d'ori- gine arménienne, offre à cette heuçe aux lettrés* d'Europe, est l'interprétation la plus profonde et la plus exacte de la psychologie et de l'es-

INTRODUCTION xlix

thétique de l'Orient musulman qu'on ait donnée à l'Occident depuis l'admirable adaptation an- glaise des Quatrains d'Omar Khayam par Fitz- Gerald ; et nulle analyse n'avait jamais expliqué la structure de l'âme turque d'une manière plus claire et plus pénétrante que la magistrale étude du regretté Tigrane Yergat publiée en 1898 dans la Revue des Revues, Seulement, placés entre l'Occident et l'Orient, les Armé- niens ont penché vers l'Occident : c'est un phénomène historique qu'on est tenu de cons- tater. Ils Font fait, afin de détacher et d'affermir leur individualité nationale, et peut-être aussi parce qu'ils avaient l'instinctive conscience de la supériorité de la civilisation occidentale qui opposa, jadis, la clarté et la perfection grecques à l'ivresse et à l'énormité asiatiques, et qui devait, dans les temps modernes, créer une mo- rale individuelle plus saine et plus fière que la morale asiatique dépravée par le despotisme avilissant et par le fatalisme déprimant, supériorité qui, du reste, est actuellement re- connue par tous les Orientaux éclairés, puisque les Japonais ont adopté les institutions et la science européennes et que les Jeunes Turcs tendent à doter la Turquie d'un régime conçu par l'Europe, le régime constitutionnel.

l N INTRODUCTION

Même après la submersion de la dernière épave de liberté politique, les Arméniens n'ont jamais cessé de conserver leurs attaches avec l'Occident: c'est qu'ils espéraient toujours obs- tinément le triomphe inévitable de la civilisa- tion occidentale dans l'Orient tout entier et, par lui, leur résurrection future. Dans sa Lamenta- tion sur la prise de Constantinople , écrite au lendemain de l'entrée de Mahomet II à Byzance, le poète arménien Khatchatour prédit cette revanche future de l'Occident :

Divine Byzance, merveilleuse Byzance,

Magnifique Byzance, Byzance œil du monde,

Joie des célestes et des terrestres^ ô Byzance,

Tu devins aujourd'hui misérable et digne de pleurs.

Toi qui étais une vigne opulente fleurie de grappes claires, ô Byzance,

Tes fruits aujourd'hui se sont changés en épines.

Mais j'ai l'espoir que dans les temps futurs tu te relè- veras, ô Byzance,

Et que tu seras délivrée du joug des infidèles.

Car les Francs se lèveront par la volonté du roi céleste,

Tous les peuples vaillants se mettront en campagne,

Unis et embrasés par l'amour divin;

Ils viendront par mer et par terre, innombrables comme les étoiles,

Ils prendront Constantinople par la volonté omnipo- tente du Sauveur,

INTRODUCTION

Puis ils se répandront dans tout l'Orient et ils anéanti- ront les infidèles :

ls prendront Jérusalem s'est accomplie la passion du Seigneur,

ls prendront tous les pays des Roumis, arriveront jus- qu'en Egypte,

ls pénétreront en Perse, s'avanceront jusqu'à Tauris ;

es Arméniens se relèveront, délivrés du joug des infidèles.

Les Arméniens ne se sont pas contentés d'at- enclre passivement la réalisation de cette vision Drophétique, qui s'est déjà partiellement accom- plie ; ils ont tenté de la hâter par leurs propres efforts; à plusieurs reprises, ils ont prouvé à 'Europe qu'une étincelle de vie occidentale ubsistait dans le coin d'Orient ils s-e tenaient crispés sous les chaînes, et qu'il dépendait de 'Europe de transformer en un foyer vivace cette )âle mais tenace étincelle.

En 1550, les Arméniens déléguèrent à Venise e catholicos Stéphanos pour inviter la Répu- )lique vénitienne à venir les délivrer du joug )ersan; cette démarche demeura sans effet. Vu début du xvme siècle, les Arméniens du

harabagh, qui avaient conservé, grâce à la orte position de leur pays montagneux, un ré- gime féodal quasi-autonome sous la direction le leurs Méliks, songèrent à secouer défîniti-

lu INTRODUCTION

vement la domination persane et s'adressèrent J encore aux nations occidentales pour s'assurer ] d'avance l'assistance d'une ou de plusieurs puis- sances; ils déléguèrent en Europe un de leurs compatriotes, Israël Ori; celui-ci s'adressa j d'abord, sans aucun succès, à Louis XIV, puis | au grand électeur Jean-Guillaume de Bavière, 1 qui lui fit un accueil fort encourageant, promit I son concours et le recommanda chaudement à J Pierre le Grand. Le monarque russe écouta j Ori, prit ses propositions en sérieuse considé- ration, comprit l'importance qu'une puissance européenne désireuse de s'étendre en Orient pourrait trouver dans l'élément arménien, et conçut dès lors le plan des campagnes asiati-| ques de la Russie, qu'il ne put exécuter lui-j même, étant pris par sa guerre avec la Suède, 1 mais crue ses successeurs ont mis en œuvre. 1 L'impossibilité Pierre le Grand se trouvait^ de secourir les Arméniens dans un soulèvement j contre la Perse, força donc ceux-ci à ajourner j l'exécution de ce projet; il fut réalisé quelques! années plus tard. Cette fois, les Arméniens sel décidèrent à agir, ne comptant que sur eux- mêmes. La honte et la douleur que leur inspi- rait la situation misérable leur peuple se trouvait les poussaient à y mettre fin par un! coup d'audace; car si les commerçants armé-'

INTRODUCTION lui

niens jouissaient des faveurs des despotes mu- sulmans à cause des services matériels qu'ils rendaient à leur empire et à eux-mêmes, si les Méliks menaient, grâce à leurs armes, une existence à peu près libre, bien que continuel- lement agitée par la nécessité de se défendre contre les attaques musulmanes, la grande ma- jorité du peuple arménien était contrainte, sous un régime fondé sur l'arbitraire et la féro- cité le plus illimités, à supporter une condition d'esclave, voyant sa vie, ses biens et l'honneur de son foyer à la merci des tyrans. Les Méliks du Gharabagh invitèrent le général David-Bek, leur compatriote, qui avait donné les preuves d'une rare vaillance dans les guerres de la Géorgie, à venir passer à la tète de l'insurrec- tion. David-Bek accepta l'invitation, se rendit dans le Gharabagh, et, groupant autour de lui tous les Méliks et leurs combattants, réussit, en l'espace de trois ans (1722-1725), à la suite d'une longue série de combats sanglants menés contre les Persans et les Turkmènes, à soustraire ce pays presque complètement à la domination persane. En 1726, l'armée turque, commandée par Keuprulu 'Abdullah Pacha, attaqua l'Armé- nie persane, occupa plusieurs villes, Erivan, Nakhitchévan, poussa plus loin, prit Tauris et Hamaclan, puis marcha sur le Sunik pour écraser

ï,iv INTRODUCTION

le nid construit par David-Bek; elle fut battue par David et forcée de quitter ce pays. Le schah Thahmaz, heureux d'apprendre la victoire rem- portée par David sur les Turcs, ennemis de la Perse, le nomma par décret « prince des princes », et lui reconnut le droit de gouverner le Sunik et de battre monnaie à son nom. David mourut bientôt; les Turcs revinrent attaquer le Sunik ; les successeurs de David ne purent résister cette fois, et le pays fut conquis par les Turcs, et, un peu plus tard, réoccupé par les Persans.

Sous l'empereur Paul Ier et surtout sous Catherine II commencèrent les guerres russo- persanes et russo-turques, qui furent pour- suivies sous leurs successeurs. Dans toutes ces guerres, les populations arméniennes prêtèrent aux Russes une importante assistance, espérant que leur dévouement serait récompensé non seulement par leur délivrance du joug musul- man, mais par l'obtention d'un régime auto- nome sous l'égide de la Russie. Pendant la guerre russo-persane de 1827, le catholicos Nersès d'Achtarak conduisit lui-même les Arméniens à la guerre. Paskévitch, le comman- l dant en chef de l'armée russe, lui avait promis, par ordre de l'empereur Nicolas Ier, de fonder dans la région araratienne prise aux Persans un

INTRODUCTION lv

royaume arménien sous la suzeraineté de la Russie; il avait même rédigé à cet effet un projet détaillé. La campagne fut victorieusement ter- minée, mais ce projet ne fut pas exécuté : les Arméniens, en passant sous la domination russe, ont, seulement, trouvé une parfaite sécurité de vie et des biens et l'égalité devant la loi, choses qui leur manquaient complètement sous le régime musulman.

Cette attitude des Arméniens surexcita, con- tre ceux d'entre eux qui restaient sujets de la Perse et de la Turquie, la haine de leurs maîtres musulmans, et leur situation devint pire qu'au- paravant, malgré des répits partiels et passa- gers dus au bon plaisir de quelques monarques de caractère tolérant. Cela ne les empêcha pas de continuer à marcher dans la même voie périlleuse, mais fatale. En 1862, les Arméniens de Zeïtoun, ayant remporté une brillante vic- toire sur les troupes d'Aziz-Pacha, s'adressèrent à Napoléon III, demandant son intervention pour instituer en Cilicie un régime analogue à celui du Liban, garanti par l'Europe. Leur appel fut écouté ; Napoléon III intervint et empêcha le sultan Aziz d'envoyer, comme il l'avait décidé, une nouvelle armée de cent cinquante mille hommes pour détruire le Zeïtoun. Il voulait même établir en Cilicie un régime autonome

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arménien sous le protectorat français ; mais ce projet ne put être réalisé, à cause du fana- tisme de Pie IX qui posait comme condition la conversion de l'Eglise arménienne au catholi- cisme et la substitution du latin à l'arménien dans les cérémonies religieuses: les Zeïtou- niotes se refusèrent à accepter l'abandon de leur Eglise et de leur langue nationales.

En 1878, Nersès, le patriarche des Arméniens de Turquie, envoya au Congrès de Berlin une délégation demandant pour les six provinces arméniennes de la Turquie une autonomie administrative ; cette démarche aboutit à l'ob- tention de l'article 61 du traité de Berlin par lequel l'Europe et le gouvernement turc ontj admis la nécessité et la possibilité d'introduire des réformes répondant aux besoins spéciaux de l'Arménie turque ; et comme cet article resta lettre morte pendant vingt ans et que le sultan Abdul Hamid, loin d'appliquer la moindre ré-j forme, prit toutes sortes de mesures barbares] pour opprimer, affaiblir et supprimer les Ar-M méniens de son empire, la jeunesse arménienne] fut poussée par le désespoir à recourir à desj moyens révolutionnaires pour défendre l'exis- tence menacée de la nation. Le sultan Hamid répondit à l'action révolutionnaire d'une mino- rité ardente par le massacre de centaines de

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milliers de paysans désarmés. Mais le dernier acte de cette tragédie n'est pas encore joué ; les scènes qui se déroulèrent jusqu'ici ne sont que la préparation douloureuse et nécessaire à l'entrée fatale, dans une vaste région de l'O- rient, des forces et des idées européennes qui la régénéreront.

A ces services rendus à la civilisation euro- péenne par l'œuvre que l'Arménien a accomplie clans son propre pays, il faut ajouter ceux qu'il lui a rendus par la part qu'il a directement prise à l'histoire occidentale. Nersès, l'héroïque capitaine qui rendit invincibles les armées de Justinien, était d'origine arménienne; et c'était un Arménien que Proeresios, le plus grand rhéteur d'Athènes au ive siècle, le maître de saint Grégoire de Nazianze, de saint Basile et de l'empereur Julien et auquel Rome, qu'il avait magnifiée dans un de ses discours, éleva une statue avec l'inscription suivante :

Regina reruin Roma régi eloquentiœ. Les Arméniens ont formé un des éléments

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essentiels de l'empire byzantin. « Les Armé- niens, écrit M. G. Schlumberger1, jouaient, à cette époque (xe siècle), un grand rôle à Byzance. C'était alors une race guerrière, et les plus aventureux parmi ses fils affluaient à Constantinople, les uns fuyant les persécu- tions musulmanes ou les haines de clans, les autres venant chercher fortune sur le territoire de l'Empire. » « Les Arméniens, dit le chroni- queur syrien Aboulfaradj, formaient dans toutes les guerres une infanterie excellente pour les armées du Basileus, combattant constamment avec courage et succès aux côtés des Romains». Quelques-uns des plus remarquables hommes de guerre de Byzance, les Lécabène, les Gour- gen, ainsi que Mleh, « véritable héros national, fondateur du thème de Lykandos2», étaient d'origine arménienne; et le trône du Bas-Em- pire a été occupé par une dizaine d'empereurs arméniens, dont quelques-uns, comme Léon V, Jean Tzimiscès, Léon l'Isaurien, Basile Ier, l'au- teur du Basilicon, Basile II, sont parmi les plus grandes figures de l'histoire byzantine. M. H. Gelzer, le savant byzantologue allemand, déclare, dans son « Histoire sommaire des empereurs byzantins », que le Bas-Empire

i. Nicêphore Phocas, par G. Schlumberger. 2. Ibid,

INTRODUCTION lix

« atteignit son apogée sous la dynastie des em- pereurs arméniens ».

En même temps, les Arméniens tenaient une large place dans le mouvement intellectuel et artistique de Byzance ; selon Açoghig, chroni- queur arménien du xe siècle, c'est à l'architecte arménien ïiridate, celui qui a élevé la magni- fique cathédrale d'Ani, que l'empereur Basile II confia la tache délicate de restaurer la Sainte- Sophie dont un tremblement de terre, en 989, avait fait écrouler la grande coupole et l'abside orientale; « l'illustre maçon et sculpteur Tiri- date, alors de séjour dans la capitale grecque, dit Acoghig (livre III, ch. XXVII), exécuta avec une adresse admirable unplan nouveau et très savant de l'édifice et en fournit le dessin ». « Ce fut ce plan qu'on exécuta, ajoute M. G. Schlumberger après avoir cité ce passage d'Açoghig, et Sainte- Sophie en parut plus belle encore1. »

Dans les temps modernes, l'Arménien a con- tinué à fournir son contingent de talent et de dévouement à l'œuvre européenne, en Pologne, en Hongrie, en Russie, en Egypte. Les émigrés arméniens qui, à la suite de la chute de la dynas- tie Bagratide, s'établirent en Pologne, prirent une part importante à la vie morale et maté- rielle de ce pays, auquel ils donnèrent nombre

i. (]. 8chlûrnl)erger. Basile II.

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de poètes, d'artistes, de diplomates et de mili- taires remarquables. En 1410, toute la no- blesse arménienne lutta avec la troupe de La- dislas Jagello et clans la bataille de Grunwaldt contribua à la victoire; en 1683, dans la grande guerre entre les Autrichiens et les Turcs, cinq mille soldats arméniens se battirent vaillam- ment avec le roi Sobieski, aux portes de Vienne, contre les Turcs.

Ce sont des généraux d'origine arménienne, Madatoff, Béboutoff, Loris-Mélikoff, Lazareff, Cholkovnikoff, Ter-Ghoukassoff, qui ont com- mandé les armées de la Russie dans ses cam- pagnes asiatiques. Et c'est un Arménien, Nu- bar-Pacha, qui, par une habileté géniale, put, sans guerre, soustraire l'Egypte au joug turc et y introduire, avec l'appui de l'Angleterre, une administration européenne qui a régénéré ce pays. Luca Belacz, le ministre libéral dont la Hongrie a déploré la mort il y a trois ans, le peintre Aïvazovsky et le minéralogiste An- dréas Artzrouni, qui jouissaient d'une réputa- tion européenne, étaient Arméniens, ainsi qu'Adamian, le plus grand tragédien que l'Orient ait produit et que la critique russe a proclamé supérieur à Salvini et à Rossi dans Finte rpréta- tion d' ttamlet. Arméniens encore, Ziein, le pres- tigieux peintre de la féerie vénitienne ; Mangas-

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sarian, un des apôtres les plus éloquents de la grande société éthique qui s'est récemment fondée aux Etats-Unis et qui se propose de régler la vie sociale sur les seules vérités ra- tionnelles, à l'exclusion de tout dogme ; Vittoria Aganoor, qui est, à l'heure actuelle, selon Car- ducci, de Gubernatis, Mathilde Serao, un des meilleurs poètes de l'Italie ; Manouélian, le jeune savant qui s'est fait une place notable parmi les histologistes de notre temps ; Edgar Chahine, le peintre-graveur dont l'œuvre a été considérée par des critiques tels que MM. Roger- Marx, Gustave Geffroy et Gabriel Moûrey comme une des pages les plus intenses de l'art contemporain.

L'Arménien s'est toujours caractérisé par une ténacité indestructible dans sa foi en soi-même et par le culte de la simplicité dans la vie et dans l'art. C'est cette passion de la simplicité qui a parfois poussé l'Arménien à se trouver en opposition avec l'esprit byzantin fascjné par une théologie compliquée et par un art luxueux et raffiné ; les Arméniens furent parmi les promoteurs du mouvement

d

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iconoclaste de Byzance ; et ce sont encore eux qui ont constitué le noyau de cette fameuse secte des Pauliciens qui portait en germe quelques-uns des principes sur lesquels devait plus tard se fonder l'église protestante.

Nous avons mentionné la ténacité dans la foi en soi-même comme une des principales carac- téristiques de la race arménienne. En effet, malgré tant de souffrances et d'humiliations endurées au cours de sa longue et pénible histoire, cette race est toujours restée fîère d'elle-même. Elle sent une force en elle. A tra- vers les multiples» et puissantes influences qu'elle a subies, elle a toujours conservé une per- sonnalité forte, nefttement accusée. Elle a une langue à elle, une des plus riches et des plus souples, qu'elle a gardée vivante jusqu'ici et qui, dans sa forme ancienne, a pu superbement repro- duire les chefs-d'œuvre des littératures byzan- tine, syriaque et hébraïque, et, dans sa forme moderne, réussit à refléter des pages de Shakes- peare, de Dante et de Flaubert; elle a un style spécial d'architecture, un alphabet propre, et une église autocéphale qui porte profondément son cachet, puisqu'elle est, de toutes les églises chrétiennes, celle qu'anime l'esprit le plus démocratique.

Ce puissant attachement à soi-même n'a

INTRODUCTION lxiii

jamais empêché le peuple arménien de montrer un esprit ouvert à tous les progrès du monde occidental et prompt à se les assimiler. Cin- quante ans après la découverte de Guttemberg, des émigrés établis à Venise s'empressaient de se servir de cette invention, fabriquaient des caractères arméniens et imprimaient quelques- uns des manuscrits des vieux auteurs de leur pays, traduction de l'Evangile, méditations mystiques, chroniques, traités de magie, etc. Vers la fin du xvne siècle, un religieux de Sivas, Mekhithar, parti tout seul du fond de l'Ar- ménie plongée dans l'ignorance et la servitude pour instituer en Europe un foyer intellectuel et national, fondait à Venise le couvent de Saint- Lazare, quelques générations de moines savants, suivant l'exemple tracé par Mekhithar, publièrent les traductions des œuvres d'Homè- re, de Sophocle, de Thucydide, de Xénophon, de Démosthène, de Virgile, d'Horace, de Cicéron, de Corneille, cle Racine, de Bossuet, de Klop- stock, de Milton, de Byron, de Schiller, etc., initièrent leurs compatriotes d'Arménie au mouvement littéraire et artistique de l'Europe, tandis que leurs collègues du couvent de Vienne inauguraient, suivant les données de la critique allemande, une école arménienne d'études his- toriques, linguistiques et archéologiques.

lxiv INTRODUCTION

Les Arméniens furent, avec les Grecs, les plus prompts, parmi les peuples d'Orient, à secouer la torpeur intellectuelle et morale le despotisme musulman avait plongé les pays il dominait, et à s'assimiler les idées de l'Europe moderne. Ils furent des premiers à fonder une presse en Orient; dès 1794, un périodique en langue arménienne, YAztarar, commençait à paraître à Calcutta, et en 1803, un autre, le Yéghanak Buzantian , à Venise. Les ten- dances des libéraux français et des carbonari italiens, les théories sociales des libertaires allemands et russes, ont trouvé un rapide et puissant écho dans l'élément arménien : Nalbandian, un des fondateurs de la litté- rature arménienne moderne, était un disciple et un ami intime d'Herzen; Osganian, le grand publiciste arménien, a été hautement estimé par Mazzini et par Gavour, dont il fut un mo- ment le secrétaire et le collaborateur.

Les Arméniens ont d'ailleurs, de tout temps, compté parmi les principaux agents de propa- gation de la civilisation occidentale en Orient. C'est par l'entremise des Arméniens que le christianisme a pénétré chez plusieurs peuples asiatiques, tels que les Géorgiens, les Agho- vans, etc. C'est le vartabed Mesrop, l'inventeur de l'alphabet arménien, qui a également fabri-

INTRODUCTION lxv

que l'alphabet géorgien et déterminé par Péclosion d'une littérature chrétienne en Géor- gie analogue à celle qui se développa en Armé- nie au ve siècle; c'est encore un Arménien, le savant évêque Mekhitar Goche (xnG siècle) qui, après avoir rédigé le code arménien, se basant principalement sur le code de Justinien, a com- posé, à la demande du roi Wakhtank de Géorgie, le code géorgien, également basé sur celui de Justinien. Les émigrés arméniens qui ont, dès 1512, appliqué l'invention de Gutten- berg et qui ont répandu en Orient les livres qu'ils avaient fait imprimer en Europe, ont été les premiers à faire connaître cette grande dé- couverte européenne aux peuples orientaux.

Ce sont, pour la plupart, des professeurs arméniens qui ont enseigné dans les Facultés turques la langue et la littérature françaises, l'économie politique , les sciences physiques et mathématiques; le directeur de l'Ecole des Beaux-Arts à Constantinople est actuellement un Arménien, M. Yervant Osgan, un bon sculp- teur ayant fait ses études en Italie et en France; c'est un Arménien, Naoum, qui, vers la fin de la première moitié du siècle dernier, a fondé à Constantinople le premier théâtre à l'européenne que la Turquie ait connu et il a fait représenter des opéras et des drames par

d.

lxvi INTRODUCTION

des troupes italiennes et françaises, ainsi quel des pièces originales écrites par des auteurs arméniens et jouées par une troupe arménienne. î Ce sont des acteurs arméniens qui ont, pour | la première fois, joué au sérail, devant le I sultan Abdul-Médjid, puis sur des scènes! publiques, des pièces européennes traduites en turc par des écrivains arméniens, et c'est! Tchouhadjian, un compositeur arménien ayant! fait ses études en Italie, qui a créé la mu-J sique dramatique ottomane l'inspiration 1 demeure orientale, mais la technique est! presque entièrement européenne.

La même œuvre a été accomplie par les Armé- niens au Caucase et en Perse! A Tiflis, ce sont '-. les Arméniens qui publient le principal journal â russe, le Novoé Obozrénié, ayant pour tâche de mettre toutes les races du Caucase au cou- rant du mouvement littéraire, artistique, scien- tifique et social de l'Occident; le théâtre armé- nien de Tiflis s'est toujours empressé de faire | connaître au public caucasien les chefs-d'œuvre de la dramaturgie européenne^ de Y Ennemi du % peuple d'Ibsen à la Monna Vanna de Maeter- J linck, de laMagda de Sudermann aux Tenailles $ de Paul Hervieu. C'est un Arménien qui al fondé l'Institut LazarefFde Moscou, se sont formés la plupart des meilleurs orientalistes!

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de la Russie. En Perse, l'élément arménien a joué durant tout le xixe siècle et joue encore, dans la politique, le commerce, l'industrie et le mouvement intellectuel, un rôle fort important au point de vue du développement des rapports de ce grand pays asiatique avec la civilisation européenne. Le grand-vizir actuel de la Perse, S. A. Athabek-Azam, un homme d'État de haute envergure et dont on connaît la grande svm- pathie pour la civilisation européenne, est d'origine arménienne. Un groupe d'Arméniens a récemment fondé, dans quelques villes de Perse, des Universités populaires à l'exemple de celles de Paris; et il y a un an, une troupe dramatique arménienne jouait pour la pre- mière fois, d'abord à la cour du Schah, en- suite sur des scènes publiques, des traductions persanes de quelques drames d'Hugo.

Aussi, S. M. le Schah Mouzaffereddine lançait-il dernièrement un firman il exprimait son affection et son estime pour ses sujets armé- niens et ordonnait à tous les fonctionnaires de son Empire d'accorder aux Arméniens toutes les libertés et toutes les facilités dans leur activité intellectuelle et commerciale.

En suivant à l'égard des Arméniens une poli- tique diamétralement opposée à celle pratiquée par le Schah, le sultan Abdul-Hamid n'a fait

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que précipiter la ruine de son Empire. Mais il est une force plus puissante que le caprice san- guinaire d'un sultan : la fatalité historique. Les revendications des Arméniens de Turquie sont conformes aux intérêts supérieurs de la civili- sation; elles seront réalisées tôt ou tard, malgré le gouvernement turc, par la force des choses; il est impossible que l'Europe maintienne per- pétuellement la Turquie dans son désordre barbare, qui est un anachronisme scandaleux et un danger permanent pour la paix; ce dé- sordre extrême aboutira à une transformation radicale de l'Empire d'Orient, à l'établissement d'un nouvel ordre de choses permettant à chaque groupe ethnique comme à chaque indi- vidu de se développer en toute liberté; ces belles contrées jadis régnait une florissante civilisation et que le despotisme turc a plon- gées dans la mort, renaîtront à la vie; cela sera dû, en grande partie, au sang arménien géné- reusement versé pour la sainte cause du Pro- grès; et ce sera une des pages les plus glo- rieuses de l'histoire de la race arménienne.

III

Les manifestations esthétiques le génie arménien s'est cristallisé, reflètent l'âme de

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cette race d'une manière plus complète encore et plus précise que son histoire.

Le style gracieux qui se révèle dans l'archi- tecture des vieux couvents et églises d'Armé- nie, et surtout dans les nobles ruines d'Ani, ce style si personnel malgré les éléments arabes et byzantins qui s'y trouvent mélangés, et qui se distingue par l'extrême sobriété de l'ornemen- tation, traduit la prédilection de l'esprit armé- nien pour la Beauté simple, sans fard.

« J'ai été frappé, dit M. Gabriel Mourey, par la noblesse, par la simplicité austère de ces vieilles églises, de ces vieux monastères, pres- que tous plus ou moins en ruines, hélas! mais dont la beauté demeure visible malgré toutes les injures du temps... L'architecture armé- nienne ancienne servirait de lien, selon les archéologues, entre l'architecture assyrienne et l'architecture arabe et byzantine. Elle n'est pas surchargée d'ornements comme la persane ; en un mot, elle n'est pas uniquement orientale ; loin de : elle doit beaucoup à l'occident. Avec leurs coupoles polygonales ajourées, généra- lement placées à la jonction de la nef et du transept, certaines de ces églises font songer aux fortes et gracieuses créations architectu- rales du Moyen-Age français et italien 1. »

i. Gabriel Mourey. La Poésie et VArt contemporains.

lxx INTRODUCTION

La musique, la vraie musique arménienne, dégagée des infiltrations byzantines, arabes et turques, d'une profondeur et d'une pureté? de sentiment adorables dans les hymnes d'église, et d'une fraîcheur ravissante de coloris dans les chants populaires, toujours sobre, sincère, jaillie du cœur, témoigne encore du penchant inné de l'Arménien à une interpré- tation directe et simple des élans du cœur, de son horreur pour l'artifice inutile et pour lèsv vaines fioritures.

La littérature, enfin, quoique plus envahie que la musique et l'architecture par Texubé-^ rance ornementale de l'esthétique arabo-per-^ sane, montre, en ses meilleures pages, cette même inclination à la forte simplicité dans le sentiment et au naturel dans l'expression, qui constitue une des caractéristiques du tempéJ rament arménien.

La littérature de l'Arménie ancienne n'a certes pas la richesse et la variété des grandes littératures hindoue, persane et grecque- Vivant dans une perpétuelle alerte, forcé de concentrer le plus vif de ses énergies à l'œuvré, de sa défense, le peuple arménien n'a guère pif développer, en toute liberté et dans la vraie mesure de ses forces, son génie poétique, Les œuvres qui nous restent de cette période

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ancienne, ont été presque toutes conçues entre deux cataclysmes, parfois au fort même d'un orage ; elles sentent la hâte et la fièvre ; elles n'ont pas, en général, la calme et mûre per- fection d'œuvres lentement élaborées au sein d'une puissante et heureuse sécurité. Elles sont, par contre, toutes palpitantes d'une émo- tion profonde, qui les anime d'une vitalité dou- loureuse et intense.

Cette littérature de l'Arménie ancienne est, du reste, dépossédée d'une de ses parties les }lus intéressantes : la poésie païenne. Comme 'écriture arménienne n'a été définitivement établie qu'au lendemain de l'adoption du chris- ianisme en Arménie, et qu'elle fut l'œuvre du clergé, les poèmes des aèdes païens, quijusque- à étaient transmis oralement de générations en générations, n'ont pas été recueillis par les auteurs de la période chrétienne qui, au con- traire, se sont efforcés à effacer de la mémoire du peuple ces vestiges d'une civilisation païenne qu'ils voulaient détruire entièrement. Tout un cycle de beaux chants épiques et mytholo- giques, dont il ne nous reste plus que quelques fragments cités par Moïse de Khorène et par Grégoire Magistros, a ainsi péri pour toujours. La littérature arménienne classique n'est donc qu'une littérature exclusivement chrétienne,

lxxii INTRODUCTION

ainsi que les littératures byzantine et syriaque. Elle se compose d'hymnes religieux, de médi- tations mystiques, de commentaires des Saintes Ecritures et des livres des Pères de l'Église, de dissertations théologiques, de poèmes histo- riques, hagiographiques, gnomiques, didacti- ques, erotiques, d'ouvrages médicaux, astrolo- giques, philosophiques, de nombreuses tra- ductions d'œuvres grecques et syriennes, dont quelques-unes n'existent plus que par la ver- sion arménienne, et enfin d'une longue série de chroniques dont quelques-unes sont remar- quables comme œuvres littéraires et dont la plupart sont considérées par les orientalistes européens comme des documents précieux, qui non seulement fixent l'histoire de la race armé- nienne, mais qui donnent une foule de rensei- gnements inédits sur les nombreux peuples orientaux avec lesquels les Arméniens ont été en rapport.

Tout imprégnée qu'elle soit d'esprit chré- tien, cette littérature n'est pourtant pas, comme] certains critiques européens l'en ont injuste- ment accusée, exclusivement « religieuse »; àj côté de l'œuvre des écrivains de cabinet, presque I tous des ecclésiastiques, et qui, en effet, ê&m une œuvre sentant fortement l'Eglise, il existe 3 toute une vieille poésie laïque, en langue vul-|

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gaire, exprimant les sentiments les plus humains du cœur et composée par les « achough », ces trouvères arméniens, parfois même par clés ecclésiastiques qui entremêlent, en un trou- blant alliage, une inspiration franchement char- nelle à l'inspiration religieuse. Cette poésie libre, d'une grâce charmante et vive, d'une saveur souvent originale et forte, constitue la partie la plus vivante, la plus personnelle de la littérature arménienne ancienne. Les qua- trains de Nahabed Koutchak, la perle la plus pure de cette vieille poésie populaire, peuvent être classés au rang des pages les plus exquis parmi les poètes de toutes les nations ont interprété la douce souffrance de l'amour. La littérature religieuse elle-même contient des œuvres qui supporteraient la comparaison avec les plus hautes productions de l'esprit humain dans ce genre : le Livre dès Lamentations et les poèmes mystiques de Grégoire de Narek, les hymnes de Chenorhali, l'épopée mystique d'Elisée, les sermons de Lambronatsi ne pâli- raient pas à côté des chefs-d'œuvre de la litté- rature chrétienne universelle.

La littérature arménienne moderne est plus vaste, plus variée, plus libre; fondée et cultivée par des hommes affranchis de toute en- trave religieuse et ayant d'ailleurs presque

Lxxiv INTRODUCTION

tous fait leurs études dans les Universités d'Europe, elle renferme la plupart des genres, des styles, des tendances philosophiques et esthétiques des littératures occidentales con- temporaines dont elle a suivi les principales phases, tout en gardant dans sa structure fon- damentale un cachet fortement arménien : elle est assurément une des plus riches, des plus libres et, dans certains genres, une des plus originales parmi les littératures modernes des peuples d'Orient.

IV

Nous inaugurons cette Bibliothèque armé- nienne par un recueil de chants populaires, I la poésie populaire constituant la base de toute littérature et la production la plus intime, la plus naturelle et la plus personnelle d'une race.

Les chants qui forment ce recueil sont tous postérieurs à la christianisation de l'Arménie, et si, parmi eux, il s'en trouve qui trahissent un caractère païen, comme certains chants d'amour d'une lumineuse sensualité, certaines lamentations funèbres, et surtout certaines prières qui ont l'air de vieilles incantations ma- giques, — ceux-là mêmes se sont revêtus d'une

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empreinte chrétienne, de sorte que c'est la psychologie de l'Arménien christianisé qui se reflète presque exclusivement dans ces chants. C'est ce qui explique le caractère mélancolique et mystique qui y prédomine et qui diffère profondément de celui qu'on remarque dans les fragments de la poésie populaire de l'Ar- ménie païenne. Celle-là vibrait d'une inspira- tion tout épique ; elle chantait les dieux puis- sants et sereins, Aramazd, la « souche du genre humain », le « père des dieux et de tous les héros », « l'architecte de l'univers », le « créa- teur du ciel et de la terre », le « sage », le « vaillant » ; Mihr, le feu invisible, fils d' Ara- mazd, l'essence de la vie universelle, le dieu de la lumière et de la chaleur, et celui qui donnait les sentiments bons, loyaux et affectueux; Na- née, la déesse de la maternité, la patronne de la famille; Astlik, la déesse de la beauté et de l'amour, la patronne des vierges ; Amanor, le dieu du jour de l'an et celui de l'hospitalité ; Anahit, déesse de la fécondité et de la sagesse, la « dame sobre et immaculée », « la mère aux ailes d'or », la patronne de l'Arménie; Vahagn, dieu de la force, amant d' Astlik, qui combattait les dragons, chassait les fauves, et qui naquit de l'enfantement du Ciel et de la Terre :

lxxvi INTRODUCTION

En mal d'enfant étaient le ciel et la terre, En mal d'enfant était la mer empourprée,

Le mal d'enfant saisissait dans la mer le petit roseau rouge ;

De la tige du roseau de la fumée sortait, De la tige du roseau de la flamme sortait, Et, à travers la flamme s'élançait un adolescent, S'élançait un blond adolescent : Il avait des cheveux de feu, Il avait une barbe de flamme, Et ses yeux étaient des soleils *.

Elle chantait les héros légendaires ou histo- riques : Haïk, le « héros robuste, à la noble; tournure, à la chevelure bouclée, aux jeux vivaces et aux bras vigoureux, brave et re- nommé entre les géants »2; Aram, qui vainquit Nioukar, le tyran mède, le fit prisonnier et, de sa main, le cloua par le front au sommet de lai tour d'Armavir; Ara le Beau qui, fidèle à sa; patrie et à son épouse Nouarte, refusa la maini de l'impure Shamiram qui s'était violemment! amourachée de lui et mourut dans le combat^ qu'il dut livrer contre la reine d'Assyrie qui voulait l'avoir par la force des armes; le roi Tigrane, qui tua le tyran Ajdahak, roi des| Mèdes; le roi Artachès II, qui vainquit tous

i. Moïse de Khorène, Livre 1, ch. XXXI. a. Moïse de Khorène ', Livre i, ch. X et XI.

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les ennemis de son pays et éleva sa patrie à une haute puissance et prospérité. Elle chantait Artavazd, le sombre et fougueux dauphin, qui maudit par son père, le bon roi Artachès, fut précipité par les génies du mont Massis dans un gouffre profond, il demeure toujours, éternellement vivant, enchaîné à un roc, car « s'il sortait, il détruirait le monde » ; elle chan- tait enfin Tork, le géant symbolisant la Force, qui brisait des rochers dans ses mains, traçait des aigles avec ses ongles sur des pierres, et qui, un jour, fit s'engloutir un grand nombre de vaisseaux dans la mer du Pont, en y lançant, du haut d'une colline, des rochers immenses qui soulevèrent une tempête.

Cette note épique résonne rarement dans les chants populaires de l'Arménie moderne ; et rien de plus naturel. L'âme qui entonnait jadis ces hymnes de joie et ces glorifications de la force, s'est sentie envahie pendant des siècles par la tristesse chrétienne, accentuée en elle par les malheurs qui l'ont perpétuellement frappée ; la lyre arménienne, qui se consacrait autrefois à interpréter une inspiration pan- théiste et héroïque, a été amenée par la force des choses à chanter avant tout la douleur, les mornes rêves mystiques, et le sombre héroïsme du martyre. Mais cette note claire et virile n'a

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nullement été détruite dans l'âme arménienne ; le christianisme Ta enveloppée d'ombre, les malheurs l'ont voilée d'une épaisse brume : ils ne l'ont jamais anéantie ; elle a subsisté dans les légendes et les contes populaires l'on ne rencontre que des aventures épiques de vierges guerrières se mesurant avec des athlètes ou de jeunes princes terrassant des dragons et des démons pour délivrer de belles captives. Elle a subsisté dans cette merveilleuse épopée po- pulaire de David-le-Sassouniote, l'athlète d'une force fabuleuse qui dompta les lions et les tigres, tua le tyran Mesramélik, délivra sa ville natale du joug des oppresseurs et qui, héros à l'âme magnanime, chaque fois qu'il se pré- parait à se ruer sur ses ennemis, les invitait d'avance à se tenir prêts au combat. Elle a même subsisté dans la pénombre alanguie de la littérature purement chrétienne : les hymnes d'église s'illuminent souvent d'ima- ges radieuses ; le « soleil », les « étoiles », le « vin », les noms des fleurs magnifiques et des pierres précieuses servent le plus souvent de termes de comparaison dans les poèmes qui glorifient la grâce infinie de la sainte Vierge, la beauté du sang versé pour le Christ ou la splendeur de l'œuvre créée par Dieu.

On sent passer parfois ce souffle épique

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l

jusque dans les pages des chroniqueurs, pour- tant si assombries de fatalisme chrétien ; l'his- toriographe se revêt par moments de l'âme des vieux aèdes païens lorsqu'il retrace les hauts faits de tel vaillant roi ou de tel martyr héroïque.

Cette note hautaine et jeune subsiste enfin dans un certain nombre des chants populaires, dans les simples et rudes chants de Zeïtoun, et dans les chants de révolte, tout récents, palpite la renaissance morale de la race se redressant du milieu de la poussière profonde d'une longue et dure servitude.

Quant à la littérature arménienne contempo- raine, elle est dominée par cette note mâle; nos poètes, nos romanciers, nos dramaturges, nos satiriques, nos publicistes du xixe siècle ont vaillamment ressuscité, sous une forme renou- velée et plus vaste, l'inspiration lumineuse et forte de notre poésie païenne.

Les poèmes qui se trouvent réunis dans ce volume ont été traduits en grande partie d'après des chants populaires1 recueillis par des fol-

i. Voici les livres ou périodiques nous avons puisé le texte de ces chants : « Hamov-Hodov », (choses savoureuses et parfu- mées), Manne, par Mgr. Garékinn Servantsdiantz ; la Lyre de Van et de Moush, par Mgr. Aristakès Sedrakiantz ; Le saz de Van, deux vo- lumes, par M. Chérentz ; Parfums de Djavahk, par M. E. Lalayantz; Miettes de poésie populaire, par Rev. Garékinn Hovsepian; Antiquités d'Eghine, par J. Djanikian ; La lyre arménienne, par M. Miansarian

lxxx INTRODUCTION

kloristes arméniens et, en partie, d'après d'an- ciens poèmes populaires retrouvés dans quel- ques vieux manuscrits des couvents de Venise et de Vienne.

Ils sont tous anonymes et appartiennent à la grande lyre instinctive des « achough », des poètes populaires, dont le nom est à jamais perdu1, mais dont le peuple a adopté et con- servé l'œuvre comme un de ses biens les plus chers.

Ces achoughs, dont la race n'est pas encore éteinte, sont eux-mêmes des poèmes vivants. C'est dans l'Arménie turque que l'on retrouve leur vrai type traditionnel. Dans l'Arménie russe, les achoughs sont, en général, de simples chanteurs, hommes bien portants et d'humeur joviale, qui se font payer pour aller égayer de

Proverbes, chants et contes des Arméniens de Nor-Nakhtchèvan, par Georges Tigranian ; Revue ethnographique, publiée à Tiflis par M. E. Lalayan ; Haïrênik (journal quotidien ayant paru à Constan- tinople de 1891 â 1896); Phortz, revue littéraire ayant paru à Tiflis de 1877 à 1882; Chants populaires arméniens, texte et traduction anglaise de dix-neuf chants, par P. Léonce Alishan ; Chants des achoughs arméniens du moyen-âge (trois livraisons) par M. C. Costa- niantz; Littérature orale et fables, par Rev. Vahan Ter-Minassian ; Hymnes et chansons par A. Mekhitarian ; Dsaghig, Revue mensuelle littéraire (Constantinople, 1894-1895); Zeïtoun, par Aghassi; Zeïtoun, son passé et son présent, par « Zeitountzi » ; Les Arméniens et Zeitoun, par Anatolio Latino ; Nouvelle lyre arménienne, par H. Sissak; Recueil de chansons, par Vazken (Tigrane Déroyan); Le rossignol d'Arménie, par A. Grigorian.

1. Les poèmes populaires dont les auteurs sont connus, et qui présentent d'ailleurs un caractère plus personnel, formeront le se- cond volume de cette série.

INTRODUCTION lxxxi

leurs improvisations les banquets et les fêtes. Dans certaines parties de l'Arménie turque, (Âlachkert, Van, Mousb, Bitlis, etc.), Fachough a un tout autre caractère ; il n'est pas un amu- seur, il est plutôt un inspiré, un personnage quasi-sacré. Il est souvent aveugle ou du moins faible de vue. Les mères qui, après avoir été en pèlerinage à une église règne un saint illustre, donnent naissance à un enfant aux yeux malades, le vouent à ce saint, puis le mettent en apprentissage chez un maître-achough dont il sera le guide en même temps que l'élève, jus- qu'à ce qu'ayant atteint l'âge et appris l'art il devienne lui-même un maître, pour chanter à son tour l'âme multiple du peuple et pour con- sacrer le plus pur de son inspiration à la louange du saint auquel il a été voué. Vêtus de noir, appuyés sur l'épaule de leur élève, s'ac- compagnant sur le damboura (sorte de mando- line) ou le saz (sorte de violon primitif), ils vont chantant par les rues de tristes mélopées, ou bien entrent dans les maisons des gens se tiennent réunis, pour y psalmodier leurs cou- plets, sans rien demander en échange, se con- tentant de recevoir l'offrande qu'on veut bien leur donner. La plupart des chants religieux, les chants d'émigré, les chants funèbres, les chants d'amour empreints d'une grande tristesse sont

lxxxii INTRODUCTION

l'eur œuvre. Les autres chants, de caractère moins grave, sont composés par des poètes populaires, qui ne sont pas des achoughs pro- prement dits, parfois même par de simples par- ticuliers. Les chants de Zeïtoun sont composés par des montagnards qui manient l'épée et la lyre tout ensemble, qui sont poètes de leur mé- tier, mais qui ne chantent les combats qu'après y avoir eux-mêmes pris part.

A. T.

CHANTS POPULAIRES

ARMÉNIENS

CHANTS D'AMOUR

La rose s'est ouverte aux jardins de Van. Pour l'amour de Dieu, envoie quelqu'un pour m'y conduire.

0 ma coquette, ô ma mignonne, à qui es-tu ? Le monde entier sait que tu es à moi.

La rose s'est ouverte, le coq du matin a chanté ; Ma bien-aimée se tient au jardin, les deux mains sur son sein;

La rose s'est ouverte sous la rosée du matin,

Ma bien-aimée cueille des roses au jardin des roses

La rose s'est ouverte le dimanche de la Fête des roses * ;

i. La fête de la Transfiguration est appelée par le peuple Fête des roses, en souvenir d'une vieille fête païenne, qui était célébrée le même jour.

CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Ton amour a mis le feu au bosquet de mon cœur; 0 ma coquette, ô ma mignonne, à qui es-tu? Le monde entier sait que tu es à moi !

Vani.

Esprits du ciel, gentils oiseaux,

Je voudrais monter sur vos ailes,

Me mêler à vous,

Fuir avec vous.

Je voudrais détacher mon âme de mon corps,

Vivre dans les nuages,

Y trouver mon aimée.

J'ai la nostalgie de ses yeux,

J'ai la nostalgie de son oreiller.

Je voudrais l'attacher par ses cheveux à ma ceinture,

Et rester suspendu entre ciel et terre

Jusqu'au jugement dernier,

Jusqu'à la sentence finale.

Kharpout.

i. Nous indiquons au bas des chants dont l'endroit de provenance est connu, le nom du village, de la ville ou du district ils ont été recueillis.

CHANTS D'AMOUR 5

J'aime une belle qui a trois grains au visage.

Sa bouche est ronde et jolie comme un écrin de romarin;

Ses joues, des pétales de rose, rouges comme des grenades ;

Ses yeux sont comme des étoiles : qui les voit, perd la raison ;

Ses seins, des coffrets d'or l'eau de roses s'accu- mule.

Sa bouche est toute pleine de sucre qui coule le long de ses lèvres.

De la douceur de sa bouche, mon cœur brûle em- brasé.

Celui qui la possède, comment peut-il dormir la nuit?*

Si je l'avais un jour par an, ce jour serait égal à mille ans.

Celui qui aime, et qui aime sans espoir,

Doit de sa propre main creuser son tombeau et s'en- terrer vivant,

Et il doit laisser son cœur à découvert, pour que la flamme en monte empourprée,

Et que les passants se disent : Voici un amoureux qui brûle !

Eghine.

6 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Parée des pieds à la tête, tu te tiens debout; Pourquoi ne me salues-tu pas ? tu feins d'être fâchée. A qui puis-je porter ma plainte? l'objet de ma plainte, c'est toi ! Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.

La cruche à l'épaule, tu arrives de la fontaine, Ne te détourne pas de ton chemin, cruelle î Mon cœur brûle, la fumée sort de mes veines ; Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.

Mets bas ta cruche, bien-aimée, repose-toi une mi- nute;

L'amour que j'ai pour toi m'a rendu comme ivre. Moi, j'erre en pleurant; toi, tu passes en riant. Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.

J'adore ton visage, il est rouge comme une rose. Tes dents sont des perles, tes lèvres un sorbet; Donne-moi un baiser, aie pitié de moi. Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.

Ton visage est rouge comme du sang de perdrix; Sois à moi, sois à moi ! pour l'amour de Dieu ! Nous nous embrasserions en automne comme au printemps.

Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.

CHANTS D'AMOUR 7

Tu as mis des souliers trop petits pour tes pieds ; Il est si bon d'embrasser le milieu de tes seins ! Un baiser pris sur ta joue guérirait les malades. Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.

Tu as chargé tes bras de bracelets d'argent. J'ai parcouru le monde, de Stamboul à Derdjan, Je n'ai jamais vu, bien-aimée, une coquette comme toi.

Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu. Moi j'erre en pleurant; toi, tu passes en riant.

Je suis sortie ce matin,

J'ai vu un beau jeune homme;

J'ai vu un beau jeune homme

Qui m'a si fort caressée au visage qu'il l'a fait saigner.

Ma mère m'a demandé :

Qui donc t'a fait saigner le visage ?

Je suis descendue au jardin, c'est l'épine de la rose qui m'a piquée*

Que l'épine de la rose se dessèche pour qu'elle ne pique plus ton lumineux visage.

8 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Ne maudis pas, petite mère!

C'est un beau jeune homme qui m'a embrassée;

Il m'a embrassée pour désaltérer son cœur;

Si tu le maudis, il pourrait mourir avant d'avoir atteint le bonheur.

Éghine.

Je voudrais être une lyre

Pour rester toute la journée sur ton sein;

Ou une ceinture de soie

Pour étreindre ta taille;

Ou de l'eau de fontaine

Pour entrer dans ta bouche ;

Ou de la rosée printanière

Pour m'égoutter sur toi;

Ou des cordes de soie

Pour te chanter toutes sortes de choses :

Ou du doux vin de grenades

Pour rester toute la journée dans ta bouteille,

Et pour pouvoir baiser ta langue.

Je voudrais être une hirondelle :

J'aurais construit mon nid sous ton toit,

J'aurais fait des petits et j'aurais gazouillé,

Je me serais rassasié de ton amour;

Du matin jusqu'au soir,

J'aurais contemplé ton visage;

CHANTS D'AMOUR

Lorsque la nuit serait tombée,

J'irais entrer dans ton lit :

La nuit, jusqu'au point du jour,

Je resterais couché près de toi ;

Lorsque l'aube serait venue,

Je remonterais gazouiller dans mon nid ;

Lorsque le soleil serait levé,

Je me promènerais sur le monde.

Notre vigne est en face de la vôtre ;

Que le sommeil abatte ceux qui nous épient.

Prends-moi dans ton lit, que je dorme d'un doux sommeil ; Ou bien, permets-moi de rentrer chez mon père.

Je ne te prendrai pas dans mon lit pour que tu dormes d'un doux sommeil,

Je ne te permettrai pas non plus de rentrer chez ton père;

Je veux que tu restes errant dans la rue, Jusqu'à ce que se lève la lumière du matin.

Au matin, je te recevrai dans le jardin,

Je cueillerai des roses chargées de rosée,

Je te frapperai à tel point le visage avec des roses,

Que je l'aurai lavé avec de l'eau de roses.

Van.

1.

10 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Coquette, gentille, cruelle, maudite, ô ma bien- aimée aux yeux noirs,

Pourquoi ne viens-tu jamais demander de mes nou- velles, bien-aimée, demander de mes nouvelles ?

J'ai beaucoup souffert pour toi, bien-aimée, j'ai beau- coup souffert pour toi !

Tu as un front blanc, des sourcils fins et arqués, bien- aimée, fins et arqués.

Tes yeux sont une mer; moi, pauvre batelier, bien- aimée! moi, pauvre batelier;

Je suis comme un cormoran, je ne peux plus sortir de cette mer, bien-aimée, sortir de cette mer.

Nuit et jour, le sommeil fuit mes yeux, bien-aimée, le sommeil fuit mes yeux ;

Cruelle, écoute un peu ton esclave, bien-aimée, écoute un peu ton esclave.

On te dit médecin, fais un remède à mes blessures, bien-aimée, fais un remède à mes blessures ;

Je ne peux plus résister à ce feu, bien-aimée, résister à ce feu.

Nuit et jour ton amour me consume, bien-aimée, me consume;

Cruelle, je ne suis pas de pierre; je ne peux plus résister, bien-aimée, je ne peux plus résister.

CHANTS D'AMOUR 41

Je n'ai pas de sommeil, pour me reposer une petite minute, bien-aimée, une petite minute ;

Je m'en vais errer en pleurant, bien-aimée, puis je rentre tout seul, bien-aimée, puis je rentre tout seul.

Nuit et jour, en pensant à toi, je soupire, bien-aimée, je soupire.

Je veux crier ton nom partout, je n'ose pas, bien- aimée, je n'ose pas.

Je ne peux plus garder mon secret, je vais le crier, bien-aimée, je vais le crier ;

Cruelle, pense un peu, je ne suis pas de pierre, bien- aimée, je ne suis pas de pierre.

J'ai bu et je ne suis pas ivre,

Je brûle et je ne suis pas tombé dans le feu ;

J'ai revêtu la chemise de l'amour,

Pour me tenir devant la porte de la belle.

La belle vint à la porte,

Le sein tout plein de pommes rouges.

Laisse-moi en prendre une, lui ai-je dit.

Elle en fut troublée, ses yeux sombres se remplirent de larmes ; Elle pleura, et elle dit en pleurant :

Bien-aimé, tu m'as rendue ridicule en plein jour :

!2 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Tu m'as pris un baiser malgré toute ma résistance ; Cet unique baiser pris en plein jour Vaut mille baisers pris dans la nuit.

Éghine .

Ta taille est pareille aux roseaux des lacs,

Ta poitrine est un jardin, tes seins sont des fruits.

Je veux embrasser tes joues vermeilles ;

Pour l'amour de Dieu, ne t'y oppose pas.

A quoi me sert cette vie sans brise, pleine de dou- leurs et de peines?

* Jeune fille, ta taille est comme polie au rabot, Tes cils sont comme peints au kalame ; A force d'avoir souffert pour toi, me voici consumé !

A quoi me sert cette vie sans brise, pleine de dou- leurs et de peines?

Jeune fille, je t'ai aimée dès ta tendre enfance, J'ai inscrit ton nom sur mon bras. Si une seule minute je cesse de te voir, mon cœur brûle; A quoi me sert cette vie 'sans brise, pleine de dou- leurs et de peines ?

Mogk*

ARMÉNIENNE d'aKHALKHALAK (DJAVAHIv)

(Gravure extraite de la Revue Ethnographique de M. E. Lalayantz.

CHANTS D'AMOUR 15

Jusqu'àquandserai-je condamné à ne te voir quedeloin ? Tu te dresses comme le roseau des rives ; Tu es un bouquet de roses et de violettes. Aie pitié, fais-moi voir ta face radieuse.

Dieu t'a parée de toutes sortes d'attraits :

Tes sourcils sont tracés avec un fin kalame;

Ton cou rayonne comme le soleil ardent;

Tu brûles ceux qui te voient d'un feu inextinguible.

Tu as un front vaste, tes yeux sont des lampes ; Ta langue est plus douce que le sucre et le miel ; L'amour que j'ai pour toi me prive de tout repos; C'est toi, c'est toi seule qui peux guérir mes peines.

Chaque fois que je te vois, mon cœur défaille, Et le jour me semble long comme une année ; L'amour que j'ai pour toi m'a rendu ton esclave, Tu ne m'affranchis pas, et tu n'as pas pitié de moi.

Je suis devenu malade de ce grand amour,

Je ne peux plus résister à cette torture.

Je suis fondu, épuisé, pourri comme du vieux bois.

Si tu ne me viens pas en aide, ton âme sera châtiée.

Tu m'as rendu fou, hypocondriaque.

Nuit et jour, le sommeil fuit mes yeux.

0 mon petit cœur! à qui puis-je me plaindre de toi?

Tu brûles, tu dévores mon cœur!

16 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

La belle que j'aime est comme un rosier;

Sa face est lumineuse, ainsi que mille soleils.

Si je la loue de la sorte, c'est parce que je l'aime;

Si je tremble de tout mon corps, c'est parce que je suis trop heureux.

Viens, entrons au jardin, le printemps est arrivé; Quand j'aperçois du vin, il me semble voir du sang; 0 mon aimée, la pomme rouge est pour la belle, Et le vin, dit-on, est pour les poètes.

Je suis comme un émigré en ma propre ville; En pleine terre, je suis comme un navire en mer;

Je suis comme un vent sans repos, comme un nuage qui pleure.

A mon réveil, il me semble me trouver en ma ville,

Il me semble me trouver au jardin, et je ne suis qu'en rêve;

Je suis ivre d'amour, je souffre d'être loin de toi; Je ne sais plus que dire et que penser.

CHANTS D'AMOUR M

Ton visage est un sorbet de pomme douce,

Ta langue et tes lèvres fines sont du sucre candi ;

Ta voix est comme une corde de lyre; mon cœur a soif de toi; Tes yeux sont radieux, ton sein est un jardin.

Quand tu entres au jardin d'une allure hautaine, Les fleurs par milliers viennent baiser tes pieds ; Les arbres s'inclinent pour te saluer; La lune fuit de honte, se cache sous les nuages.

Splendide et fière, tu marches comme un paon; Ton teint est chatoyant comme un oiseau romain ; Nul d'entre les oiseaux ne peut t'être comparé, Et les filles de la mer ne peuvent t'égaler.

Cousez un manteau à ma bien-aimce, Prenez le soleil pour étoffe, Taillez la lune pour doublure, Employez les nuages en guise de coton, Empruntez le fil à l'écume de la mer, Mettez les étoiles comme boutons, Et de moi-même faites des boutonnières

18 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

DIALOGUE

LE JEUNE HOMME

Tu ressembles à un œuf de Pâques,

Tu portes des vêtements à raies bariolées,

Par l'amour que tu m'inspires, tu me fais perdre la raison; Tu as des cheveux d'or, des sourcils arqués.

LA JEUNE FILLE

tu vas, ne va pas seul ;

Emmène-moi partout avec toi.

Je dormais, je viens de m'éveiller :

Mon âme est près de toi, et tu n'en sais rien.

LE JEUNE HOMME

Tes cheveux sont noirs, tes joues sont vermeilles;

Mets dans ma bouche ta langue sucrée ;

Par ta voix tu m'as captivé ;

Laisse-moi du moins poser ma tête sur ton sein.

LA JEUNE FILLE

Je m'étais couchée à l'étable,

Dans mon rêve, je t'embrassais,

Et il me semblait qu'à Tinsu de ma mère

Je t'avais envoyé une paire de chaussettes.

CHANTS D'AMOUR 19

LE JEUNE HOMME

Tu as à tes poignets une paire de bracelets Ornés de corail à gauche et à droite. La mort elle-même ne pourra refroidir mon amour. Tu es collée à moi comme le bandage à la plaie.

LA JEUNE FILLE

Tu n'as pas entendu tout ce que je t'ai dit;

Tu as de mon sein arraché mon cœur et tu Tas emporté ;

Je ne veux ni voile, ni ceinture rouge,

Et toi, ne porte, si tu veux, qu'un sac de poils.

LE JEUNE HOMME

Je te revêtirai d'un manteau vert, Je te ferai monter sur mon cheval rouge ; Je te ferai traverser la plaine verte ; Je te ferai atteindre ton but.

CHANT DE CELUI QUI AIME EN SECRET

Les belles, par la plaine,

Reviennent, en bande, des vergers, des vallons. Elles ont cueilli des roses et des violettes; Leurs mains répandent de doux parfums.

20 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Que je meure pour toi, saint Talalos ! Fais que Chouchane soit à moi ; Je suis captivé par Chouchane, Je suis fou d'amour pour Chouchane.

Je voudrais me fondre, me changer en eau,

Me mêler à ta source et à ta fontaine.

Depuis minuit, jusqu'à l'heure présente,

O belle, ta voix m'arrive si douce ;

Tu m'as brûlé avec tes yeux, avec ta voix.

Tu as versé sur moi le feu de ton amour,

Belle au petit tablier bariolé,

Belle aux cheveux d'or.

Belle dont l'amour vaut mille et mille !

L'AMOUR

L'amour naît de l'amour, issu de la côte d'Adam; L'amour est plus doux et plus précieux que toute chose; L'amour fait sortir de terre le mort de sept ans ; L'amour n'a ni mâle ni femelle ; L'image de l'amour, c'est Ève5 notre mère.

Quand l'amour tombe dans le cœur,

Le cœur s'enflamme comme un feu attisé par le vent.

Le feu est passager, l'amour brûle sans feu;

Ni le vent ni l'eau n'éteignent la flamme de l'amour.

CHANTS D'AMOUR 21

L'amour peut aller d'un quartier à l'autre, L'amour peut franchir les distances grandes ou petites ; L'amour, comme un aimant, attire et entraîne l'amou- reux ; L'amour est une chaîne d'argent qui nous serre le cou.

Aime ! Ne reste pas sans amour !

Celui qui aime ira en paradis,

Il ira parmi les immortels du ciel.

Celui qui n'a pas d'amour, sera jeté parmi les âpres

ronces.

Van.

Les mules aux pieds, portant un petit tablier rouge, Elle va de grand matin, la cruche fraîche à la main.

Charmante enfant, verse-moi une goutte d'eau ! arrose un peu mon âme !

Pour que je ne meure pas, pour que je puisse encore un peu supporter le mal dont tu me fais souffrir.

Tes frisons, le long de tes joues, Jettent de l'ombre le long de tes joues ; Tes boucles d'argent, le long de tes oreilles, Tes cheveux d'or le long de ton dos !

Trop longtemps, ma belle, trop longtemps tu m'as fait saigner l'âme,

En te balançant comme l'amandier fleuri du prin- temps !

22 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Oh ! viens ! allons dans les champs Sans rien dire à nos père et mère ! Toute la nuit, au clair de la lune, Jouons jusqu'au point du jour, Suçons le sucre des fleurs mielleuses, Mangeons l'herbe et buvons la rosée; Endormons-nous au chant des ramiers ; Devenons de la terre comme la terre des champs; Que de notre terre il pousse une fleur, La fleur de la vie et de la mort1. Celui qui n'a pas envie de mourir, Qu'il arrache d'abord le pétale de la vie.

Kharpoul.

Tes sourcils, pareils à la lune de trois jours,

Tes yeux pareils à des lampes noires, m'ont l'ait perdre la raison. '_

Tes joues blanches et vermeilles sont comme des roses épanouies;

J'ai cherché et nulle part n'ai trouvé ta pareille.

Les arcades de tes sourcils ombragent les lampes de tes yeux ;

Tes coquetteries font mal à mon tendre cœur ;

Les cils de tes yeux vastes comme la mer,

Ont, pareils à des flèches, percé mon cœur : je ne peux plus résister! vois l'état je suis!

i. La marguerite

CHANTS D'AMOUR 23

J'ai été captivé par les deux grenades de ton sein;

Tu as versé du feu sur l'huile de mon jeune cœur ;

L'amour que tu m'inspires m'a rendu semblable aux fous;

Tu m'as laissé tout seul au milieu des grandes mon- tagnes.

Nor-Nakhitchévan.

Une fontaine, sur le mont Menzour,

Coule sous le saule chevelu.

Par la bouche d'argent,

L'eau tombe dans la vasque d'or.

Deux belles brunes

Sont venues emplir leurs cruches.

Deux jeunes hommes, robustes comme des athlètes, Passent par à cheval.

Jeune fille, par la jeunesse de ton frère ! Verse-moi une goutte de ta cruche.

Mon eau n'est pas froide, elle est chaude ! Plus d'un est mort pour m'avoir aimée.

Verse-moi une goutte, que je boive et que je meure aussi,

Et qu'il en soit comme si ma mère ne m'eût jamais

mis au monde.

Éghine.

Z% CHANTS POPULAIRES ARMÉNIEN

Mère noire au cœur noir, Pourquoi as-tu dévasté ma maison? Tu m'as fait perdre mon gars,

Tu as brûlé ma verte jeunesse.

Fille noire au cœur noir,

Pourquoi donc aurais-je dévasté ta maison : Pourquoi t'aurais-je fait perdre ton gars ? Pourquoi aurais-je brûlé ta verte jeunesse ?

Fille noire au cœur noir,

Veux-tu que je te donne au fils du maire

Qui a une haute taille, un bonnet brun,

Des manches fr.angées, une casaque en peau de chèvre,

Des buffles de Moussoul, de grands bœufs,

Une grosse charrue et six couples,

Un troupeau de vaches, un troupeau de moutons,

Une maison opulente, un grand tas de bouse séchée1,

Des champs verdoyants, une vigne paradisiaque ?

Mère noire au cœur noir, J'immolerais bien le fils du maire

A mon Sakho, qui a une casaque de laine,

Un manteau de feutre épais,

Un « aba » 2 bariolé, avec des manches frangées,

i. Certaines parties de l'Arménie étant îtrès peu boisées, on em- ploie pendant l'hiver la bouse séchée en guise de combustible. 2. Manteau.

CHANTS D'AMOUR 23

Des moustaches noires, des sourcils noirs, Une haute stature, une âme puissante, Des yeux en cristal, une taille élancée. Je ne veux pas du buffle de Moussoul, Je ne veux pas du troupeau de moutons; La richesse et les biens, la maison opulente, J'immole tout cela à mon Sakho.

Fille noire au cœur noir,

Veux-tu que je te donne au marchand de Van

Qui te mettra dans une chambre parée,

Qui te fera porter des souliers noirs,

Qui te revêtira d'un manteau en châle de Damas,

Qui étalera sous toi un lit de soie,

Etreindra ta taille d'une fine ceinture,

Posera contre ta joue un coussin de satin,

Suspendra des pièces d'or sur ta gorge,

Passera à ton doigt la bague en diamant,

Pour que tu sois une grande dame dans sa chambre ?

Mère noire au cœur noir, J'immolerais bien le marchand de Van A la haute stature de mon Sakho,

A son fin cou de cygne, A son gilet foncé, à ses manches frangées, A son bonnet noir, à sa casaque de laine, A ses cheveux noirs, à ses yeux noirs, A son grand nez, à ses fortes moustaches,

26 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

A la rangée de ses dents, à ses grandes oreilles, A sa poitrine velue, à ses cheveux bouclés, A son chalvar1 en châle, à sa \chemise en toile, A sa ceinture, à ses chaussettes bariolées, A ses sabots, à ses chaussures en feutre, A sa gaule, à son manteau de laine.

Je voudrais que Sakho se promenât sur la montagne, Le soir, avec son troupeau, Qu'il fît hé! ! qu'il fît ho ! ho ! Qu'il rentrât chez lui en traversant notre village, Pour que sa voix douce arrivât toujours à mes oreilles. Je voudrais que nuit et jour il se promenât sur la montagne.

Le matin, à l'heure l'on chante le Gloria, Allez avertir les oiseaux de mer, Qu'ils rejoignent mon Sakho à mi-chemin, Qu'ils me le ramènent.

.Mère, que je meure pour tes mains qui préparent le lait caillé !

Que j'embrasse ton nourrisson! Mère, donne-moi à mon Sakho, Ne me rends pas la risée de notre village.

Je voudrais que Sako se promenât par monts et par vaux,

i. Grande culotte à large fond pendant.

CHANTS D'AMOUR 27

Qu'il errât par les plaines et par les champs plantés, Qu'il descendît de la montagne, le gibier au bras, Qu'il se rçndit célèbre dans tout notre village.

Sakho, joyeux, descendrait chez nous,

Il souperait chez nous.

Que mon âme soit immolée pour Sakho!

Sakho serait mon unique aimé,

Sakho, mon œil, mon âme, mon poumon!

Sakho, dont la taille s'accorde si bien à la mienne !

Les peines-<le mon cœur seraient alors dispersées, Les larmes de mes yeux seraient desséchées. Sakho, le soir, rentrerait chez nous ; Almo pourrait dormir d'un doux sommeil.

Van.

Malheur à toi, mère! Qui ne m'as pas donnée au paon; Tu m'as donnée au hibou aveugle, Qui m'a conduite dans sa bande.

Malheur à toi, mère !

Qui ne m'as pas donnée à celui que j'aime :

Il m'aurait prise dans ses bras,

Il m'aurait emportée sur les hautes montagnes,

28 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Malheur à toi, mère!

Pourquoi ne m'as-tu pas donnée au paon ?

Il m'aurait emportée sur les hautes montagnes,

Il m'aurait posé sur les arbres hauts.

Il aurait fait un nid parmi les rochers ;

Du matin jusqu'à la tombée de la nuit,

Il m'aurait chanté des chansons, il m'aurait embrassée,

Il aurait apaisé les peines de mon cœur.

Au matin, à l'heure la bonne lumière scintille, Il m'aurait réveillée de mon doux sommeil, Il m'aurait lavé la tête avec de l'eau de teghtir i ; Il aurait peigné mes cheveux avec des peignes d'or.

Malheur à toi, ma petite mère!

Qui m'as donnée à l'aveugle hibou;

Il m'a jeté parmi les pierres,

Il a construit un nid au milieu des ronces.

Van.

Je suis sortie cette nuit.

Il faisait nuit noire, il n'y avait pas de lune;

J'ai rencontré mon bien-aimé;

Il portait à la main un flambeau d'or;

Il me prit par le bras et m'emmena chez lui.

i. Nom d'une plante d'Arménie.

CHANTS D'AMOUR 29

Il ferma la porte, poussa le verrou,

Etala le lit de plumes,

Rangea dessus les coussins moelleux,

Dressa la table d'or,

Posa dessus la poule rôtie et la perdrix.

- Bois, lui dis-je, bois, pour que je dise : « A ta santé ! »

L'amour convient à celui qui sait aimer,

Le vin à celui qui aime à boire.

Je te chanterai un chant, un chant si doux

Que ton verre en tremblera dans ta main ;

Ton verre en tremblera dans ta main,

Et tes moustaches d'or sur tes joues.

Eghine*

Avez-vous vu au ciel la lune radieuse qui se lève,

Ou parmi les feuilles vertes, l'abricot rouge qui brille ?

Avez-vous vu au jardin la rose vermeille épanouie,

Entourée par le chœur des lys, des œillets et des nénufars?

Mais la lune est bien sombre auprès de la jeune Arménienne,

L abricot, l'œillet et le nénufar ne valent pas un seul de ses baisers.

2*

30 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Sur ses joues des roses sont assises et sur son front un beau lys ; Le sourire plein d'innocence ne quitte jamais ses lèvres.

Voyez! en rougissant, elle a pris le dahira1 des mains de sa compagne,

Elle l'a fait résonner sous ses doigts fins et s'est mise à danser la lezginka 2; Sa taille souple ondule comme un arbre svelte,

Tantôt elle s'élance fougueuse, tantôt elle glisse dou- cement;

Les pauvres jeunes gens sentent leur cœur fondre à sa vue, Et les vieillards se maudissent d'avoir si tôt vieilli.

DIALOGUE

LE JEUNE HOMME

Jeune fille, je deviendrai un joueur de damboura, J'irai m'asseoir au jardin de ton père; Je jouerai, je chanterai sans repos, Jusqu'à ce que ma chair soit fondue et que mes os tombent.

i. Sorte de tambourin, 2. Danse lezghienne.

CHANTS D'AMOUR 31

LA JEUNE FILLE

Aujourd'hui on m'a tant battue à cause de toi !

Puis on a pris de la soie d'Alep pour bander mes bles- sures;

On a pris du sucre de Damas pour arrêter le sang ;

On a pris du coton de Perse pour essuyer le sang;

Mais si mon œil rencontre ton œil,

Il me semble qu'on ne m'a même pas frappée avec des roses et des basilics.

LE JEUNE HOMME

Jeune fille, l'amour que j'ai pour toi me brûle ! Ma chair s'est fondue, mes os se sont fondus, L'amour que j'ai pour toi m'a rendu pareil à un ago- nisant.

LA JEUNE FILLE

Jeune homme, n'aie pas peur;

J'irai encore demain au jardin de mon père, '

Viens-y, je te donnerai un baiser,

Je ne laisserai pas ton jeune cœur privé de moi,

Quand même on me battrait

Et qu'on me laisserait à moitié morte.

Mogk.

32 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

LA MAUVAISE NOUVELLE

J'ai interrompu mon travail,

J'ai versé de l'eau, j'ai lavé mes cheveux,

J'ai mis du pain et du fromage dans un paquet,

J'ai rempli de vin la cruche verte.

Je me suis revêtue de ma robe verte et rouge,

J'ai orné ma tête de fleurs,

J'ai oint mes cheveux avec de l'huile de musc et d'ambre.

J'ai pris des roses, j'en ai fait un bouquet,

Je suis sortie. Arrivée au milieu de la plaine,

J'ai rencontré mon ennemi, la [mauvaise nouvelle à la

bouche» Je l'ai questionné, pour avoir une petite nouvelle. " Il m'a donné la noire nouvelle : il avait à la main le

papier noir.

« vas-tu? me dit-il, vas-tu? t'en vas-tu à pas pressés? Ton aimé est mort! à quoi bon t'y rendre ? Il a amené le jour noir sur ta vie. »

Mon pied resta suspendu, ma force fut brisée; Monts et vaux s'assombrirent à mes yeux; La cruche se cassa, le vin coula par terre ; Des milliers de fleurs en jaillirent.

CHANTS D'AMOUR 33

(( Fleur ! fleur du balsamier !

Que la fleur du balsamier pousse désormais sur la peau

des serpents noirs! Mon aimé est mort; à quoi me servent désormais les

ornements ? Pendant des années je le pleurerai.

« Ennemi, que te dirai-je? Mon cœur est agité! malheur à toi si je te maudis! Ennemi, tu m'annonças la mauvaise nouvelle; Ennemi, que ta maison soit démolie! que tu restes sans enfants!

« Ennemi, que ta maison soit démolie ! que tu restes

dans les champs déserts! Que ta porte s'ouvre au méchant Scribe l ! Que ta lucarne s'ouvre à l'ennemi, au vent mauvais ! Que le Scribe puisse entrer chez toi à son aise durant

toute la journée, Quxil enlève de dessus son trône ta nouvelle mariée 2 Et ton nouveau marié de dessus les sept sièges 3.

i. Messager de la mort, qui inscrit sur son registre ceux qui doivent mourir et les emmène.

i. On élevait jadis en Arménie, dans la chambre l'on fêtait le mariage, un trône l'on faisait asseoir la mariée, près de laqueUe s'asseyait la grand-mère. Dire à quelqu'un : « Qu'on enlève de dessus son trône ta nouvelle mariée », ou « que ta mariée meure sur son trône », c'était prononcer la plus terrible des malédictions.

3. On plaçait sept sièges près du trône de la mariée, pour le marié et ses compagnons, autour desquels dansaient et chantaient en rond les vierges et les adolescents.

34 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Que le Scribe fasse retentir ta maison de lamentations,

Et qu'il la plonge dans le deuil.

Va n.

J'ai tant soupiré que le soupir s'est mis à m'aimer;

J'ai fait un rêve, mais le Destin Ta dissipé.

Que puis-je faire, ô Destin, contre ta volonté ?

Tu ne m'as jamais laissé accomplir mon vœu.

Qui possède la bien-aimée, n'a plus d'amour dans son

cœur; Qui aime la bien-aimée, n'a plus de graisse dans son

cœur.

Van,

Jusqu'à quand resteras-tu loin de moi ?

Mon cœur frémit ici.

Viens ici, viens !

Sors de ta maison et viens ici !

Je vais mourir ici, à l'instant même,

Et tu porteras mon sang sur ton front.

Si tu ne veux pas de moi,

Prends un couteau, égorge^moi ici,

Verse mon sang dans un verre

Et garde-le près de toi;

Chaque fois que tu te rappelleras mon amour, '

Trempes-y tes lèvres, bois-en une goutte,

Eghine,

CHANTS D'AMOUR 35

Cette nuit, je suis sorti,

Un nuage sombre glissait doucement.

Il glissait vers la montagne.

Bien des saluts à ma bien-aimée !

Ma bien-aimée dormait au jardin,

Ayant posé la tête sur des coussins de Brousse;

Elle dormait et elle était toute en sueur;

Je me suis baissé pour lui donner un petit baiser;

J'ai trébuché et je suis tombé dans un cachot, Un cachot, un grand cachot, Tout plein de roses et de basilics. J'ai mis mon espoir en saint Serge i ;

Il vint et me délivra.

Boulanek.

Combien de fois je t'ai dit :

« N'aime pas la rose, elle a des épines;

Aime la violette,

Elle n'a pas d'épines et elle a un très doux parfum,

N'aime pas la rose épanouie

Qui vient se faner sur ton sein ;

Aime la rose en bouton,

Qui vient s'épanouir sur ton sein. »

i. Saint Serge est celui parmi les saints que les prisonniers, les captifs, tous les hommes se trouvant en peine ou en péril appellent à leur aide, et que les jeunes filles invoquent pour avoir un beau fiancé.

36 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Je voudrais me fondre et me changer en eau, Me mêler aux fleuves à Tonde abondante, Aller jusqu'à la source des fleuves.

Ma bien-aimée viendrait emplir sa cruche, Je coulerais en glougloutant dans sa cruche ; Elle poserait sa cruche sur son épaule, Je m'égoutterais le long de ses seins.

Djavahk.

J'ai dressé ma tente dans la forêt, sur la montagne; D'un côté paissent les béliers, de l'autre les agneaux ; Tu m'as ensorcelé, je le crains fort. Mon cœur coule comme un fleuve, ma langue s'est paralysée.

Du soleil ou de l'ombre, lequel est le plus doux?

La grande rose rouge s'est épanouie, plus belle que toute

fleur; Je ne sais s'il est plus doux d'aller en paradis Ou d'aller avec mon aimée aux vallons ombragés.

Mogk.

CHANTS D'AMOUR 37

Sont venus, sont venus, les longs jours du printemps ;

Je vais monter sur les montagnes avec ma douce bien- aimée ;

La tenant par le bras, je vais cueillir des roses et des violettes.

0 mon aimée! au milieu des neiges, si je te serrais toute nue dans mes bras,

L'hiver pour moi serait changé en été .

Zeïtoun.

Montagnes, montagnes? ô froides, froides eaux ! Vos demeures sont maintenant sans âme, puisque ma bien-aimée ne vous visite plus.

Que tu es heureux, rossignol des jardins, Qui n'as jamais connu le mal des poumons ! Si tu avais connu le mal des poumons, Tes plumes colorées seraient tombées.

Van.

38 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Ne dormons pas,bien-aimée, restons ainsi jusqu'au jour; Nous aurons beaucoup à dormir!

Nous dormirons bien des automnes et bien des prin- temps,

Pour ne plus jamais nous réveiller.

Erzeroum .

Je ne veux pas dire mes peines au soleil, De peur qu'il n'en perde sa lumière; Je les dirai à la lune

Qui se renouvelle chaque mois.

Èghine.

Viens danser, Choghère, ma petite âme! Une eau froide tombe de la haute montagne; Viens danser, ma chère petite aine ; Que je meure pour ta taille et pour ton aspect!

Une eau tombe de la haute montagne; La source descend à flots limpides ; Elle sort en chantant du profond cachot; Elle va arroser les champs et les arbres.

Au matin, au point du jour,

Je vais invoquer le Dieu unique.

Viens danser, Choghère, ma petite âme!

Une eau froide tombe de la haute montagne.

CHANTS D'AMOUR 39

Les oiseaux se sont rassemblés en nos vastes plaines; Ils se sont attablés dans notre champ ; Qu'il est doux, le chant du rossignol ! Les voici qui s'envolent tous ensemble.

Viens ! allons en notre champ et verger,

Cueillons des roses et des violettes;

Tressons des couronnes à nos fronts,

Aimons-nous, seuls l'un avec l'autre ! j

Promenons-nous, reposons-nous en plein soleil; Je te dirai mes noires peines ; Viens, Choghère, donne-moi ta main; Cruelle, qu'as-tu donc à me reprocher ?

Heureux, mille fois heureux, le jour

moi je labourerai, toi tu porteras le repas,

Quand nous attellerons ensemble la charrue,

Et que le conducteur chantera les chants de labour!

Tu as pris ta cruche à ton épaule,

Tu t'en vas vers la source.

Je voudrais poser ma tête sur ton genou,

Et m'endormir doucement.

La nuit, dans mes rêves, Comme tu m'apparais charmante ! Ta clarté se reflète dans la source. Tu es la houri demeurant au manoir.

40 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Viens, Choghère, promets-le-moi !

Nous allons monter sur un cheval puissant,

Tu vas enlacer ma forte taille;

Je ne te donnerai à personne, tu es à moi !

Je vais prendre mon arc, mes flèches et mon épée,

Je mettrai en pièces ceux qui viendraient contre nous.

Viens me donner un petit baiser,

Et que ma mère devienne ta belle-mère.

Que le monde entier vienne contre nous !

J'ai mon épée à la ceinture, mon bouclier à la main,

Tu verras comment ton vaillant amoureux

Va les égorger tous et les mettre en fuite.

Viens, Choghère, mon âme! promets-le-moi! Donnons l'un à l'autre la bague ornée d'un diamant! Que notre père le prêtre nous bénisse! J'adore ta bouche mignonne!

Je vais attacher sur ma poitrine les deux mouchoirs en forme de croix, De couleur verte, rouge et jaune; Je vais tenir une pomme sous mon nez Et la croix du parrain sur ma tête.

Tu es mon âme, douce Choghère! Mets tes boucles à tes oreilles,

CHANTS D'AMOUR 41

Pends tes zilifs i le long de tes joues, Et ton large collier le long de ta gorge.

De quarante maisons, de quarante portes, Les gens viendront à notre mariage. On nous conduira à l'église...

Le tendre amour que j'ai pour toi me fait perdre la tête !

Grande fête de noces, avec tambour et fifre !

Toi la mariée, moi le marié.

Qu'y a-t-il de plus doux en ce monde ?

Ton nom est Choghère, mon nom est Vardan.

Le garçon d'honneur tiendra le nourk 2 ; La marraine te prendra par un bras, La belle-sœur te prendra par l'autre, Le voile rouge sur ta tête.

A cheval, en foule,

Nous irons à l'église.

Nous recevrons le sacrement du mariage,

Nous ferons le vœu d'un cœur ferme.

i. Ornement d'or, ou d'argent que les jeunes filles pendent à leur coiffure et laissent tomber le long de leurs joues.

a. Arbre artificief orné de plumes de coq et de fleurs, et "chargé de toutes sortes de fruits, que l'un des garçons d'honneur porte , devant les mariés, de l'église jusqu'à la maison.

42 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Viens, chérie! je vais te dire encore une petite chose douce :

Laisse-moi couper une mèche de tes cheveux, Portons-la à Saint-Karapet, le souverain de Moush, Pour qu'il accomplisse le désir de notre cœur.

Moush .

II

CHAÎSTS DE DANSE ET DE FETE

CHANTS DE DANSE

I

Au mont d'Arderth plein de cailloux, Allons avec des chaussettes fines et bariolées, Au mont d'Arderth plein de cailloux, Paré de roses rouges et vertes.

Viens, que je t'emmène sur notre mont, Que je t'orne de fleurs de la tête aux pieds, Au mont d'Arderth plein de cailloux, Avec des chaussettes fines et bariolées.

Viens, que je t'emmène sur notre mont, Vois comme les pelouses sont jolies. Essuie tes yeux, ne sanglote pas, J'y trouverai un remède à ton mal.

46 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Le mont d'Arderth s'est revêtu

De beaux atours,

Il a mis une couronne à la tête, il a passé au cou

Un collier de violettes et de lys.

Quand tu essuies à ton front la neige du printemps, Toi, incomparable mont d'Arderth ! Le monde entier s'enivre à ton doux parfum ; Tu te pares de fleurs de mille sortes.

Du mont d'Arderth une eau froide

Coule à flots limpides;

Allons cueillir avec toi

Des grenades et des pommes délicieuses.

Le berger avec ses agneaux

Est monté sur la brune colline;

Il s'est fait une couronne avec des perce-neige ;

Que je sois immolé pour toi, beau sommet!

Les vents frais de l'est Frôlent tes tendres flancs, Tes larges bras verdoyants Ombragent les vastes plaines.

0 vents, vents errants,

Soufflez doucement autour d'Arderth;

Passez par la vallée, je ne vous embrasserai pas;

Apportez-moi seulement une nouvelle de ma bien-aîmée,

CHANTS DE DANSE ET DE FETE 47

Arderth, ton sommet est charmant; Cette haute forteresse s'y est majestueusement assise. Tes flancs sont pleins de suaves senteurs; Respire-les toujours, insatiable Arderth!

Allons avec des chaussettes fines et bariolées, Au mont d'Arderth plein de cailloux, Qu'entourent de nombreux villages

Couverts de feuillages verdoyants.

Moush.

Il

J'ai cueilli des roses en des corbeilles Je les ai mises par terre dans la rosée. Et voici mon aimé qui arrive Sur son fougueux cheval rouge.

Celle que j'aime est comme le lait avec la crème dessus, Elle est comme le basilic avec le duvet dessus; Ceux qui ne me donneront pas mon aimée, Que le feu de Dieu tombe sur eux!

J'ai une pomme, qui est mordue;

Elle est toute dorée.

Mon frère l'a demandée, je ne la lui ai pas donnée.

J'ai dit : C'est mon bien-aimé qui me Ta envoyée.

te CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

La pluie tombe doucement, Les feuilles du saule frissonnent; Voici mon frère qui arrive Sur son fougueux cheval rouge.

Jeune fille, tresse tes cheveux, Frotte tes joues contre les miennes, Monte sur mon oreiller, Et chante comme un rossignol.

La porte de ton jardin est ouverte, Tes pieds sont humides de rosée]; Tu te trouves loin de ton aimée, Tes yeux sont chargés de larmes.

III

Sont venues, sont venues les jeunes filles de Mogk,

Grakhanor nananor ! Les jeunes filles de Mogk portant des lyres.

Grakhanor nananor ! Sont venus, sont venus les jeunes hommes de Segh,

Grakhanor nananor !

CHANTS DE DANSE ET DE FETE 49

Les jeunes hommes de Segh portant des poignards. Grakhanor nananor !

Y-

Nous sommes allés à Bitlis ;

Grakhanor nananor ! Sa taille était fine, son cou, élancé.

Khanik nanik, djan nanik ! Pour l'amour de Dieu, donne-moi un baiser.

Khanik nanik, djan nanik ! Nous sommes allés à Bitlis en pèlerinage à saint Nichan ;

Khanik nanik, djan nanik ! Nous sommes allés embrasser le bon saint Nichan ;

Khanik nanik, djan nanik ! Nous avons passé l'alliance d'or à ton doigt,

Khanik nanik, djan nanik! Allons, viens! beau jeune homme de Moush !

Khanih nanik, djan nanik! Viens, beau jeune homme au poignard d'argent!

Khanik nanik, djan nanik !

Moush.

IV

J'ai un boisseau et demi de blé pour semer;

Les moineaux sont venus en foule pour le manger;

Je me suis baissé, j'ai ramassé des pierres, pour les frapper ;

$0 » CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Ils ont pris leur vol, ils sont allés sur le toit de la for- teresse pour se plaindre. Les notables sont venus pour les juger, Les curés sont venus pour les bénir, Les garçons sont venus pour les tuer.

Les nouvelles mariées sont venues pour en faire des sachets à khôl ;

Les jeunes filles sont venues pour en faire des pin- ceaux à khôl.

0 les moineaux

Au petit ventre blanc,

Aux petits pieds rouges !

Ils mangent les grains,

Ils boivent l'eau

Au bord du ruisseau.

Puis ils s'enfuient et vont se promener.

J'ai un boisseau et demi pour semer; Donnez, par maison, deux hommes, pour semer; Attelez, par maison, deux bœufs, pour labourer; Donnez, par maison, deux hommes, pour herser; Donnez, par maison, deux hommes, pour arroser; Donnez, par maison, deux hommes pour récolter ; Donnez, par maison, deux hommes, pour battre ;

Veillez bien, afin que les moineaux ne dispersent pas le blé pour le manger.

CHANTS DE DANSE ET DE FETE 51

0 les moineaux

Au petit ventre blanc,

Aux petits pieds rouges !

Ils mangent les grains,

Ils boivent l'eau

Au bord du ruisseau,

Puis ils s'enfuient et vont se promener.

Van.

IV

Je te donnerai le diadème de ma tête,

Va chercher dans la mer le << dsamtel i » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur,

Mais je n'irai pas chercher dans la mer le « dsamtel » de tes cheveux.

Je donnerai la parure de ma tête,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur,

Mais je n'irai pas chercher dans la merle « dsamtel » de tes cheveux.

Je donnerai la chemise que je porte,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

i. Le « dsamtel » est une longue et épaisse « faveur » terminée par de lourds glands de soie, que les jeunes filles des villages arméniens nouent au bout de leurs deux nattes et qu'elles laissent pendre le long de leur dos jusqu'aux jambes.

52 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Je te donnerai la parure de ma gorge,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai les manchettes de mes bras,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai le collier de mon cou,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai le « djetik A » de mes joues,

Va chercher dans la mer le « dsamtel» de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai mes cheveux soyeux ,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai mon large front,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai mes sourcils arqués,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai mes yeux de faïence,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai ma bouche de miel,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

i. Sorte de pendant attaché à la coiffure et tombant le long des joues.

CHANTS DE DANSE ET DE FÊTE 53

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai ma face rondelette,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai mes mains menues,

Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur, etc.

Je te donnerai ma gorge blanche, Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Je suis un bon nageur,

Mais je n'irai pas chercher dans la mer le « dsamtel » de tes cheveux.

Sous le poids de ma chevelure

Mon a dsamtel » se cassa et tomba dans la mer; Va chercher mon « dsamtel » et donne-le moi, Pour l'amour de ta jeunesse!

Sur mes deux yeux !

J'irai chercher ton «dsamtel » et te le donnerai. Quand est-ce que Dieu nous accordera ce jour Ton dira de nous : « Ils sont bien heureux? »

Van.

Dans une variante d'Alachkerte (publiée par M. Lalayantz, dans sa Revue Ethnographique), ce chant a un commencement dif- férent; le voici :

Je ne peux, ne peux, ne peux danser A cause de la lourdeur de ma chevelure ; Elle est si épaisse, ma chevelure, Que la perdrix y a fait son nid.

54 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Comme mon « dsamtel » froufroutait trop,

La perdrix s'envola avec ses petits;

Mon « dsamtel » se cassa et tomba dans la mer.

Que dois-je donner au nageur,

Pour qu'il retire de la mer le « dsamtel » de mes cheveux, etc.?

VARIANTE

Que dois-je donner au nageur?

Koma koma heï ! Je donnerai ma chemise au nageur.

Zoma zoma heï ! Il n'en a pas voulu, il ue l'a pas prise,

Koma koma heï! Il n'a pas retiré de la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Zoma zoma heï !

Que dois-je donner au nageur?

Koma koma heï ! Je donnerai ma ceinture au nageur.

Zoma zoma heï ! Il n'en a pas voulu, il ne l'a pas prise.

Koma koma heï ! Il n'a pas retiré de la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Zoma zoma heï!

Que dois-je donner au nageur?

Koma koma heï ! Je donnerai ce que j'ai au-dessus de ma ceinture.

Zoma zoma heï! Il n'en a pas voulu, il ne l'a pas pris.

Koma koma heï! Il n'a pas retiré de la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Zoma zoma heï!

Que dois-je donner au nageur ?

Koma koma heï! Par une nuit de clair de lune, je lui ai donné un baiser.

Zoma zoma heï ! 11 Fa trouvé bon, il l'a pris.

Koma koma heï ! 11 a retiré de la mer le « dsamtel » de mes cheveux.

Zoma zoma heï !

Van-Mousk.

CHANTS DE DANSE ET DE FETE 55

CHANT DE NOËL1

Aujourd'hui il naquit de Marie, alléluia! Marie se rendit à la grotte, alléluia ! Elle s'adossa contre la pierre, alléluia! Elle mit au monde son fils Jésus, alléluia!

Tu es heureuse, sainte Rhipsimé, alléluia ! Tu fus la sage-femme du Christ, alléluia ! Tu es heureuse, sainte Euphrosine, alléluia ! Tu chantas la berceuse au Christ, alléluia !

Tu es heureux, lange de laine, alléluia !

On emmaillota le Christ en toi, alléluia!

Tu es heureuse, crèche haute, alléluia !

C'est en ton sein qu'on berça le Christ, alléluia!

Tu es heureux, fleuve du Jourdain, alléluia ! On baptisa le Christ en toi, alléluia ! Tu es heureux, saint Jean-Baptiste, alléluia ! Tu fus le parrain du Christ, alléluia!

(Ils demandent :)

Comment votre fils s'appelle-t-il ? Grégoire.

i. La veille de Noël, les petits garçons pauvres de chaque quar- tier des villages d'Arménie se promènent de terrasse en terrasse ou de porte en porte, portant des courges transformées en lan- ternes, chantent ce chant et reçoivent des fruits et des gâteaux.

56 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

La grappe de Grégoire a mûri, alléluia !

Elle monte plus haut que le tremble, alléluia !

Le père en mangea et se réjouit, alléluia !

La mère en mangea et devint immortelle, alléluia!

La sœur en mangea et tomba dans l'âtre, alléluia 1

Et sa coiffe fut brûlée, alléluia !

Le troupeau de Grégoire arrive des champs, alléluia!

Ses brebis paissent aux champs, alléluia !

Sa charrue grince aux champs, alléluia !

Sa cave est bondée de vin, alléluia !

Allons près du romarin, alléluia !

Scions-le, que le sang en jaillisse, alléluia !

Frappons-le avec la hache, que le tronc gémisse, alléluia !

Nous l'avons coupé, c'est fait! alléluia!

Nous l'avons mis sur la charrette, alléluia !

Nous y avons attelé quarante buffles, alléluia !

Nous l'avons fait monter par la pente, alléluia !

Nous l'avons porté pour soutenir l'église, alléluia !

Pour un pilier, il était trop long, alléluia !

Pour une poutre, il était trop court, alléluia !

Nous l'avons arrangé, c'est fait ! alléluia !

La langue du serpent a deux pointes, alléluia! L'une pour le bien, l'autre pour le mal, alléluia ! L'une se darde vers la gauche, l'autre vers la droite,alleluia! Que celle du bien se dirige sur cette maison, alléluia ! Que celle du mal se dirige vers les montagnes, alléluia !

CHANTS DE DANSE ET DE FETE 57

Grand'mère, grancTmère, je suis ton serviteur, alléluia!

Mets tes souliers qui craquent, alléluia, !

Va donc un peu jusqu'à la porte du cellier, alléluia !

Congédie mes camarades, alléluia !

Donne notre part, garde la tienne, alléluia !

Grand'mère, grand'mère, que fais-tu là1 ? alléluia !

Je teins de la laine, je file de la laine, alléluia!

Je couds des chemises pour les diacres, alléluia !

Je couds des capuchons pour les archimandrites, alléluia!

Van.

CHANTS DE LA FETE DE « VIDJAK »

La fête de « Vidjak » (Sort) est une des principales fêtes arméniennes, et l'une de celles qui semblent des restes de Tère païenne. Elle commence la veille du jeudi de l'Ascension et dure jusqu'au dimanche de la Pente- côte. La veille de l'Ascension, les jeunes filles du village se rassemblent et choisissent un groupe d'entre elles pour organiser la fête; les membres de ce comité pren- nent une cruche en terre cuite, l'emplissent d'eau qu'elles puisent à sept fontaines ou à sept puits, bou- chent l'ouverture avec des fleurs cueillies en sept champs, puis chaque jeune fille y jette un objet (bra- celet, bague, bouton, grain de chapelet, etc.,) chacune faisant dans l'esprit un souhait de bonheur pour son

i. Les petits répètent ce couplet jusqu'à ce que la maîtresse de la maison leur donne des fruits ou des gâteaux.

58 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

frère, son père ou son amoureux; elles doivent fermer les yeux en jetant l'objet dans la cruche, et méditer leur souhait avec un profond recueillement. La nuit du mercredi au jeudi, elles cachent la cruche au coin d'un jar- din, en plein air, pour l'exposer à l'influence des étoiles, et elles veillent à ce qu'elle ne soit pas enlevée par les garçons qui, toute la nuit, rôdent par et tâchent de la découvrir pour l'emporter. Si les jeunes gens parviennent à l'enlever, ils ne la rendent aux jeunes filles qu'en échange d'une grande quantité d'œufs et d'huile d'olive qu'elles doivent leur offrir; si, au contraire, les garçons ne réussissent pas à s'em- parer de la cruche, les jeunes filles chantent des chants les jeunes gens sont raillés.

Le dimanche qui suit le jour de T-Ascension, les jeunes filles apportent la cruche à l'endroit la fête doit avoir lieu, et là, en dansant et en chantant, elles enfon- cent dans la cruche un bâton, qu'elles enveloppent d'étoffes de toutes couleurs, pour lui donner une appa- rence de petite poupée ; elles l'habillent de vêtements de couleurs vives, la parent de pièces d'or, de verrote- ries, de rubans diaprés: elle devient la Vldjak, la petite vierge symbolique qui représente le sort. Les jeunes gens s'efforcent encore à enlever la Vidjak, autour de laquelle les jeunes filles montent la garde avec une extrême vigilance.

Le dimanche de la Pentecôte, les jeunes filles se ras- semblent une dernière fois, mettent la cruche au milieu, chargent l'une d'entre elles de garder la « Vidjak » entre ses bras, après l'avoir toutes embrassée; puis une jeune fille, élue pour être la « mariée » de la fête de « Vidjak», et parée comme une mariée, tire de la cruche un objet, au moment une vieille femme chante un

CHANTS DE DANSE ET DE FÊTE 59

couplet. Les couplets contiennent des présages heureux m malheureux, de bons souhaits ou de** railleries. Les lunes filles se réjouissent ou s'attristent selon qu'un •uplet bon ou mauvais correspond à l'objet qu'elles >nt jeté dans la cruche en pensant à leur aimé.

(Ces détails sont tirés d'une notice du Saz de Van, le Chérentz ; ils décrivent la fête de Vidjak telle qu'elle a lieu spécialement dans les villages de la pro- vince de Vaspourakan; dans d'autres parties de l'Ar- ménie, la fête de Vidjak commence la veille de l'Ascen- sion et se termine le jour de la fête.)

i

I CHANT QU'ON CHANTÉ

EN PRÉPARANT LA « VIDJAK »

Vidjak chérie! chère petite Vidjak! Vidjak est montée sur l'âne ; Elle s'est revêtue d'habits bariolés; Les garçons sont les chiens de Vidjak : Chère, chère, chère Vidjak !

Vidjak, assise, passe tout au creuset;

Des roses ombragent sa face,

\ Chère, chère, chère Vidjak !

f

Viens, Vidjak, je vais t'emmener,

Je vais te promener de toit en toit,

Je vais t'envelopper dans un large manteau,

Chère, chère, chère Vidjak !

60 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Voyez ce que fait Vidjak, Voyez ce que son cœur désire : Elle désire du blé plein les puits, Elle désire de l'orge plein les champs, Chère, chère, chère Vidjak !

Vidjak est tombée captive

Aux mains des garçons.

Je vais ramasser deux œufs par maison,

Je vais te délivrer de la captivité,

Chère, chère, chère Vidjak !

Vidjak, Vidjak est sortie; Une lumière descend sur Vidjak ! A ma tendre bien-aimée Quel beau sort est échu ? Chère, chère, chère Vidjak !

Van.

II

COUPLETS DE VIDJAK

Jeu de sort! jeu de sort! bouton d'or! Je souhaite que ma mère mette au jour sept fils robustes, Qui se promènent de boutique en boutique, Et qui scellent avec le sceau d'or.

CHANTS DE DANSE ET DE FETE 6*

Oreiller sur oreiller! $

Viens, assieds-toi dessus! Je souhaite qu'il se lève douze étoiles, Et que toutes se lèvent sur ton sort.

Heureux le jour tu naquis ! Le ciel et la terre s'en sont réjouis ; Les étoiles ont battu des mains; Tu as été un si bon fruit!

Elle ressemble à une grande dame,

L'or tombe autour d'elle comme une pluie ;

Elle est montée sur le trône ;

Le monde entier est jaloux de son sort.

Du ciel une bague est descendue, Elle est venue se mettre à mon doigt, Je croyais que la pierre en était fausse; J'ai de la chance : c'est un diamant.

Je do rmais, je me suis réveillé ; un nuage sombre glissait ; J'ai vu ma bien-aimée endormie, Sous une couverture de perles. Bien-aimée, lève-toi, assieds-toi;

4

62 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Que mon amour touche le tien !

Élève tes mains, invoque Dieu,

Que la vieille à la tête de chienne soit anéantie !

Que mon amour touche le tien !

Jeune mariée, tire un sort heureux!

Que l'Ascension réalise ton désir!

Que le souhait de ton cœur soit accompli.

La lune, la lune de la fête de la Croix,, La lune est descendue dans notre verger; Elle l'a parcouru d'un bout à l'autre; Elle a fait son nid dans le parterre de roses Jeune mariée, tire un sort heureux, etc.

Que la mer soit pour toi changée en vin,

Que le bateau soit pour toi changé en coupe ;

Verse toi-même, et bois !

C'est Dieu qui te le donne.

Petite mariée, tire un sort heureux, etc.

Je suis sorti la nuit au clair de lune,

J'ai vu du linge, tout blanc, étalé;

J'ai vu une chemise de mousseline,

Les pans brodés à la main,

Le col peint au kalame.

Petite mariée, tire un sort heureux, etc

CHANTS DE DANSE ET DE FETE 63

Une clef est tombée du ciel, Notre maison s'est emplie de soleil; Notre pain, c'est le pain du père Abraham, Notre eau, c'est le lait de la Sainte-Vierge. Petite mariée, tire un sort heureux, etc.

Van.

III

Je voudrais être une colombe d'or, Becqueter sur une table d'or; Je voudrais me parer d'un collier de perles, Devenir la reine du monde entier.

Un jeune homme s'est couché sous l'arbre,

Il a sous la tête des monceaux d'or,

Et du pain cuit à ses côtés :

Il est celui que le sort a écrit sur ton front.

Une clef est tombée du ciel, La porte du temple s'est ouverte, Le temple s'est empli de soleil, Le saint autel s'est paré.

64 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

J'ai un bateau tout en or; Avec une échelle d'argent, Il est tout chargé de fils d'or ; Partout il va, il porte le bonheur.

Je suis un roseau élancé,

Je m'appuie contre ta porte ;

Que tu veuilles ou non me prendre,

Je suis celle qui est écrite sur ton front

Le ciel s'est déchiré,

La sainte Vierge est apparue ;

Va, ma petite sœur, rentre chez toi

Ta prière a été exaucée.

Un petit oiseau s'est envolé du Paradis,

Il porte au bec une couronne de roses,

Il l'a posée sur ma tête;

Il m'a dit : « Depuis longtemps, tu es élue. »

Le cheval rouge descend dans la mer, Un jeune homme est monté dessus; Il est revêtu d'une étoffe d'or, Le nom de Dieu est marqué dessus.

Nor-Nakhitchévan,

CHANTS DE DANSE ET DE FÊTE 65

IV

Tember! temberl temb, temb, temberï

Je suis une petite fille mignonne,

Je suis l'eau de sept petites sources,

Je suis la branche de sept arbres,

Je suis le pétale de sept fleurs,

Je suis une petite fille, je suis la petite Vidjak.

Temb, temb, tember! temb, temb, temberl Levez-vous, levez-vous, jeunes filles, Le soleil filtre par la lucarne. Ce jour n'est pas pareil aux autres jours. C'est un soleil printanier qui se lève ; Aujourd'hui, c'est le jour de Vidjak : Levez-vous plus tôt que le soleil.

Tember! tember! temb, temb, tember!

Allez de toit en toit réveiller tout le monde.

Que ceux qui en ont mettent leurs vêtements neufs,

A ceux qui n'en ont pas, donnez-en vous-même.

Je suis la petite Vidjak,

Je vous apporte bien des saluts,

Ce jour n'est pas pareil aux autres jours.

Levez-vous plus tôt que le soleil.

Tember! tember! temb, temb, tember!

Je vous donnerai tout ce que vous me demandez.

66 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Ma cruche est toute pleine de bonnes choses : Des pendants, des bracelets, des bagues. * Venez prendre ce que le sort vous donnera. Tember! tember! temb, temb, temberl

Kharvoui

CHANT DE JEUX

Holà! les enfants! jouez aux osselets; En les roulant, apprenez votre sort : Serez-vous des notables? serez-vous des moines ? Donnez-nous-en des nouvelles.

Vous, les jeunes filles, tenez-vous par le petit doigt,

Piangez-vous, debout, côte à côte;

Allons, commencez

La danse à la file ; jetez

Le voile fin de votre visage, et lentement

Dansez, tournez en rond.

! les garçons ! jouez au tutuche i . Prenez la verge, lancez le bâton recourbé, Ou bien prenez une canne souple, Jouez au djibod les uns avec les autres.

i. Le « tutuche » est une sorte de balle que chaque joueur lance avec une large palette; celui des autres qui réussit à saisir la balle au vol recommence lui-même le jeu.

CHANTS DE DANSE ET DE FÊTE 67

Et vous, jolies nouvelles mariées, Jouez au gap i, lancez vite la pierre, Faites-nous voir vos talents, Et buvons gaiment nos vins.

Et le kekoudj 2, qui le jouera?

Voici mille et une noix,

Et voilà une petite fosse fraîchement creusée là-bas.

Ne vous inquiétez pas du gain et. de la perte.

Que grands et petits jouent à la balle, Qu'ils n'oublient pas non plus Yalapechtik 3; Le collin-maillard est un jeu charmant, Le patinage est un jeu d'hiver.

Que les jeunes gens jouent aux barres,

En courant très loin.

Que nos petites princesses

Jouent la gracieuse grande-ronde et le dzapik K

i. Le « gap » est le jeu de cailloux ou de petites pierres que les jeunes filles tiennent sur le dos de leur main, lancent en l'air et tâchent de laisser tomber sur leur paume ou réciproquement.

2. Jeu qui consiste à lancer de loin, dans un petit trou creusé dans la terre, des noix ou des noyaux d'amande.

3. L' «alapechtik » est le jeu suivant: les enfants s'asseoient par terre en rond ; l'un tord son mouchoir, lui fait un nœud au bout, en frappe un d'entre ceux qui sont assis, puis prend la fuite; il est poursuivi par celui qui a reçu le coup et qui tâche de l'at- teindre et de le frapper au dos avec la main; s'il y réussit avant que l'autre soit arrivé à l'endroit il s'était assis, il prend lui- même le mouchoir et recommence le jeu.

4- Les jeunes filles se tiennent debout, en deux rangées, les unes en face des autres, puis elles s'avancent en dansant et se frappent dans la main ; cela s'appelle le jeu du « dzapik ».

68 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Jouez à la ronde et au tempik 4,

Et nous, nous ferons résonner le fifre et le tambour;

Pourquoi ne jouez-vous pas le tsatktan 2,

Et pourquoi ne commencez-vous pas le jeu de l'âne?

Holà! les gamins! apportez le vin,

Apportez-le par verres tout pleins.

Dites : « Qu'il soit doux, que le vin vous soit doux !

Et que le bon Dieu donne une voix douce

Au saz bariolé

De votre achough ! »

i. « Tempik ». Un enfant est choisi au sort ; l'un des autres joueurs le frappe au dos; il doit courir après celui qui l'a frappé j usqu'à ce qu'il l'atteigne et le frappe à son tour; s'il y réussit, celui qui est frappé par lui, recommence le jeu; si, avant de l'avoir frappé, il est lui-même frappé au dos par un autre, il doit courir après celui-ci, et ainsi de suite.

2. « Tsatktan », jeu du saut. Le « Jeu de l'âne », est analogue au jeu français de « saute-mouton ». On désigne un point, et tous les joueurs doivent sauter, d'un bond, jusque-là; celui qui ne réussit pas, doit se recourber, tête en bas, le dos en voûte, et les autres sautent par-dessus son dos; celui qui est recourbé, se redresse de plus en plus : les autres doivent sauter toujours; si un d'entre eux tombe en sautant, il remplace celui qui est recourbé, et le jeu continue.

III CHANTS DE MARIAGE

LE CHŒUR

On souffla la cornemuse, on frappa les tambours.

On attela le jeune taureau, on fit monter Guedo dessus,

On s'en alla à l'église ;

Les bavards1 étaient là, debout.

Ils ont récité un tas de choses, et nous avons ri beaucoup.

Ils ont tourné des milliers de feuillets,

Ils ont longtemps lu et raconté ;

Puis tous formèrent la ronde et dansèrent;

Lesjeuneshommesallérent prendrela mariéepar lebras,

Ils l'ont fait sortir de l'église avec la croix et l'évangile.

i. Les prêtres.

72 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

LA MARIÉE

Le jeune Chadakhiote me prit par la main,

Mon cœur se mit à palpiter.

Il toucha mon pied de son pied, ma main de sa main,

J'ai eu la chair de poule par tout le corps.

Je pleurais ! oh! je pleurais !

Je versais des larmes de sang.

Ma mère disait : pourquoi pleures-tu ?

Pourquoi fais-tu la coquette, pourquoi gémis-tu ?

Tu t'en vas aujourd'hui, demain tu reviendras ;

Tu t'en vas une, tu reviendras deux ;

Tu t'en vas vide, tu reviendras pleine ;

Tu t'en vas aujourd'hui, tu reviendras à Pâques;

Tu reviendras, portant dans tes bras le petit bébé.

0

LE CHŒUR

Le dimanche des Rameaux on doit ramener La bonne mariée chez ses père et mère ; Pour sa première visite, on doit sortir Les vêtements neufs de la jeune mariée, Le beau collier et la collerette jaune.

Van.

Saluons l'aube ;

Saluons la Sainte-Vierge,

Pour qu'elle donne longue vie à la reine.

CHANTS DE MARIAGE 73

Saluons l'Illuminateur \

Pour qu'il donne longue vie au roi2.

Invités, salut à vous ! invités, salut !

Nous vous saluons bien, vous qui êtes venus !

Saluons le soleil

Pour qu'il donne longue vie au roi.

Invités, salut à vous ! invités, salul !

Nous vous saluons bien, vous qui êtes venus !

Saluons l'aurore

Pour qu'elle donne longue vie à la reine.

Invités, salut à vous ! invités, salut!

Nous vous saluons bien, vous qui êtes venus !

Saluons la lune,

Pour qu'elle donne longue vie au marié et h la mariée.

ELOGE DU MARIE

Viens t'asseoir, notre frère le roi,

Pour que nous te louions des pieds à la tête.

Nous dirons tes cheveux

Qui ressemblent à des fils d'or.

i. Saint Grégoire l'Illuminateur, l'apôtre du christianisme en Arménie.

£ 2. En Arménie, on donne au nouveau marié le nom de « roi » et à la nouvelle mariée celui de « reine ».

74 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Puis nous dirons ton visage

Qui ressemble au halo de la lune,

Puis nous dirons tes yeux.

Qui ressemblent à une brume enflammée.

Puis nous dirons tes dents

Qui ressemblent à une rangée de perles;

Puis nous dirons ta taille

Qui ressemble à un cyprès.

ÉLOGE DU MARIE1

Jeunes gens, jeunes gens, ô robustes jeunes gens, Allons, sortez, garçons et filles, Vêtus d'étoffes de soie verte et rouge, Formez une ronde et dansez autour du roi.

Roi, que pouvons-nous comparer à toi?

Ta verte jeunesse peut seule t'être comparée.

Notre rosier qui s'épanouit,

Que ta jeunesse s'épanouisse comme lui.

Le jasmin des montagnes qui s'épanouit, Que ta jeunesse s'épanouisse comme lui.

i. Dans les villages de la province de Vaspourakan, ce chant est chanté, au moment le marié s'habille pour aller à l'église, par des jeunes hommes et des jeunes filles qui dansent, battent des tam- bours et sèment des roses et de Peau de roses:

CHANTS DE MARIAGE 75

Roi, que puis-je comparer à toi ?

Que puis-je comparer à ta verte jeunesse ?

Le « sang-des-frères »*, qui s'épanouit,/, Que ta jeunesse s'épanouisse comme lui.

Roi, que puis-je comparer à toi ?

Que puis-je comparer à ta verte jeunesse ?

La fleur de lys qui s'épanouit, I

Que ta jeunesse s'épanouisse comme elle.

La fleur du balsamier qui s'épanouit, Que ta jeunesse s'épanouisse comme elle.

Tu te tiens la face tournée vers l'aurore,

Vêtu de vert et de rouge ;

Sois heureux avec ta reine ;

Que Dieu te conserve toujours le front pur.

Tu te tiens la face tournée vers les deux Varak 2,

Paré d'écarlate, de vert et de rouge;

Sois heureux avec ta reine,

Que Dieu te conserve toujours le front pur.

Tu te tiens la face tournée vers Sourp-Nichan, Tu es comme un jardin plein d'oranges rouges.

i. Nom cl^une fleur d'Arménie.

2. Le marié se tourne vers tous les couvents qui se trouvent aux alentours de Van.

76 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Jouis en paix de ta couronne;

Que Dieu te conserve toujours le front pur.

Tu te tiens la face tournée vers Anabat,

Tu es devenu plus rouge qu'une pomme rouge;

Jouis en paix de ta sainte couronne,

Que Dieu te conserve toujours le front pur.

Tu te tiens la face tournée vers Aghtamar, Le visage plus joyeux que celui d'un ange. Sois heureux avec ta r,eine, Que Dieu te conserve toujours le front pur.

Van,

Mère du roi, viens donc voir *,

Viens voir qui nous t'amenons.

Nous t'amenons un cygne des lacs,

Nous t'apportons une langue longue de six mètres.

Mère du roi, viens donc voir, Nous t'apportons un cellier plein d'amandes ; Nous t'apportons un rosier tout en fleur; Nous t'apportons des œillets et des lys.

i. On chante ce chant en revenant de l'église, au moment d'arri- ver devant la maison du mariti, quand la mère du marié sort de chez elle portant sur la tête un plateau plein de sucreries et de pâtisseries, cl s'avance en dansant vers les mariés, accompagnée des sœurs et des vierges, proches parentes du marié, qui conduisent l'cponx et Pépouse à In chambre nuptiale.

CHANTS DE MARIAGE 77

Mère du roi, viens donc voir, Nous t'amenons celle qui balaiera le plancher, Nous t'amenons celle qui allumera l'âtre; Nous t'amenons celle qui traira les vaches; Nous t'amenons celle qui traira les brebis; Nous t'amenons celle qui fera la lessive.

Mère du roi, viens donc voir, Nous t'amenons celle qui te cognera sur la lête, Nous t'amenons celle qui te disputera tout; Nous t'amenons celle qui troublera ta maison.

Mère du roi, viens donc voir, Nous t'amenons celle qui préparera ton lit, Nous t'amenons celle qui fera ta cuisine ; Nous t'amenons celle qui t'habillera.

Mère du roi, viens danser ; Nous t'amenons une perdrix des montagnes, Nous t'amenons une génisse des montagnes, Nous t'amenons un couple de gazelles.

Venez saluer, ! venez saluer ! Longue vie au roi et à la reine! Le roi monte sur le siège. Le roi est l'agneau de Dieu.

Van .

VARIANTE

Mère du roi, viens donc voir,

Viens voir qui je t'amène.

Viens avec des sucreries et des pâtisseries.

78 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Viens avec la gourde d'eau-de-vie, Viens avec tes amis.

Mère du roi, viens donc voir, Viens avec des bougies allumées, Viens avec tes amis, Viens avec la marraine.

Mère du roi, viens donc voir, Viens avec du henné à tes doigts, Viens avec du khôl à tes yeux, Viens avec des babouches à tes pieds.

Mère du roi, viens donc voir, Allons! vite! viens, te dis-je! Viens voir qui je t'amène.

Je t'amène celle qui balaiera ta maison.

Je t'amène celle qui te lavera la tète.

Je t'amène celle qui fera ta lessive.

Je t'amène celle qui aplatira ta pâte.

Je t'amène celle qui secouera tes arbres.

Je t'amène celle qui balaiera les feuilles desséchées.

Je t'amène celle qui arrachera les broussailles.

Je t'amène celle qui cueillera les fruits.

Je t'amène celle qui peignera tes cheveux.

Je t'amène celle qui raccommodera tes vêtements.

Je t'amène celle qui rangera les souliers.

Je t'amène celle qui traira les brebis. / Je t'amène celle qui peignera la laine.

Je t'amène celle qui filera au rouet.

Je t'amène celle qui te cognera sur la tête.

On a paré notre roi ;

On l'a revêtu de beaux habits dorés;

On l'a fiancé selon la loi arménienne.

Que le Seigneur le protège !

Que saint Karapet bénisse sa jeunesse!

Que le bon Dieu le protège!

CHANTS DE MARIAGE 79

On a paré notre roi,

On Ta marié selon la loi arménienne ; .

Que le «ressusciteur des morts » * bénisse sa jeunesse,

Que le Seigneur le protège!

Notre roi porte la croix,

Il porte la croix sur son sein,

Il a à la tête le djigha 2 rouge, tout rou'ge,

Et rouge, toute rouge, brille sa jeunesse;

Sa couronne est rouge, le nœud en est vert,

Le manteau est rouge, sa jeunesse est verte;

Que le soleil de notre roi demeure toujours ardent;

Que Dieu le protège jusqu'à son dernier jour.

Sa ceinture est rouge, son manteau est rouge;

Ses souliers sont tissés de fils d'or, sa jeunesse est rouge.

Salut à la reine ! salut à la reine !

Longue vie à la reine! salut à tous !

Allons de la montagne amener la perdrix,

Pour qu'elle vienne cueillir les fruits verts de l'arbre,

Pour qu'elle s'agenouille devant le saint autel,

Et qu'avec sa bouche elle salue le roi.

i. Le « ressusciteur des morts » est le nom donné à un Évangile inscrit sur du parchemin, les marges ornées d'enluminures, se trouvant dans le village d'Avantz qui est le premier port du lac de Van.

2. Le djigha est la parure enrichie de pierres précieuses, en forme d'un grand peigne, que les mariés portaient jadis sur leur front.

£0 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Allons de la montagne amener le psalmiste, Pour qu'il vienne cueillir les fruits mûrs de l'arbre, Que les fleurs épanouies sur les montagnes Saluent notre roi.

Que la croix protège le roi,

Que la croix protège la reine.

Que tout le monde rentre chez soi,

Que le roi et la reine dorment d'un doux sommeil.

Van

ELOGE DES NOUVEAUX MARIES 4

Bonjour, ô belle, bonjour!

Que le bienfait de la bonne lumière tombe sur toi,

Que le soleil rayonne sur toi !

Belle, quelle mère t'a mise au monde ? C'est cette mère aux yeux noirs qui t'a mise au monde, C'est pour nous que ta mère t'a mise au monde, C'est pour toi que nous sommes venus au monde.

O ma belle sans pareille,

Il n'est pas de belle comme toi.

i. Après la cérémonie du mariage, lorsque les mariés, revenant de l'église, arrivent devant la maison du marié, les invités et les musiciens chantent ce chant.

CHANTS DE MARIAGE 81

/

Belle, tu as mis des vêtements rouges; Viens, marche sur le tapis ; $

Marche, et marche à pas menus, En retroussant ta petite robe rouge. 0 ma belle, etc.

Au matin, le soleil se lève ; Le marié salue sa mère ; Sois le bienvenu, soleil ardent, Qui t'es levé sur notre maison ! 0 ma belle, etc.

Au matin, tombe la douce rosée ; La mariée descend au jardin cueillir des roses ; Elle s'asseoit et tamise du sucre, Elle se couvre de la poussière du sucre. 0 ma belle, etc.

« Au matin, au grand matin,

Je voudrais entrer au jardin cueillir la menthe; Le cœur de la mariée est troublé, Le cœur du marié est plein de fumée. 0 ma belle, etc.

La pluie miroite d'en haut, Elle descend par la grande montagne ; Le cheval du marié se cabre, Le cœur de la mariée tressaille. 0 ma belle, etc.

82 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Nous avons maintenant deux perdrix au nid, Leurs figures ruissellent de rougeur ; Vous êtes le pilier d'or de notre maison ; Vous avez ensoleillé notre maison. O ma belle, etc.

Mère du roi, viens donc voir, Viens, parais à ta porte : Ton fils le roi est arrivé, Il était parti un, il revient deux. O ma belle, etc.

Eghine

CHANT QU'ON CHANTE

AU MOMENT DHABILLER LE MARIÉ

Par ces hautes montagnes un vif soleil s'est levé sur nous,

Aux autres, il tombe par le toit, il entre chez nous par la porte.

Venez tous, cousez le manteau du roi; Prenez la lune pour doublure et le soleil pour étoffe ;

Mettez les grandes et petites étoiles en guise de bou- tons à ses manches.

Eghine.

CHANTS DE MARIAGE 83

Les parentes du marié vont chez la mariée la revêtir des vêtements qu'il lui offre, puis elles chantent y

Jeune fille, tu es vêtue toute en rouge; Retrousse ta petite robe rouge, Marche, et marche à pas menus, Et fais-nous voir ta belle taille svelte.

Puis elles font asseoir la mariée au coin de la chambre et elles chantent :

Tu t'es levée le matin, tu t'es lavé le visage;

Tu as mis du henné à tes cheveux de soie;

Laisse-nous prendre un baiser à tes joues charmantes ;

Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit.

Tu es une pierre précieuse, tu es un diafaiant blanc.

Quand tu te lèves le matin, le soleil resplendit; Quand tu ouvres la bouche, il en coule du miel ; Viens t'asseoir près de nous et cause gentiment. Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit. Tu es une pierre précieuse, tu es un diamant blanc.

Tu te lèves le matin quand soufflent les vents frais; Le rossignol dresse sa tente tout près de la rose; L'un cueille la rose, l'autre cueille les feuilles. Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit. Tu es une pierre précieuse, tu es un diamant blanc.

84 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Tu viens, tu passes, tu t'en vas, tu ne me salues pas;

Plus radieuse que la lune et le soleil du printemps ;

Et moi je te dis : Soleil, sois le bienvenu !

Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit.

Tu es une pierre précieuse, tu es un diamant blanc.

Jusqu'à quand, jusqu'à quand toutes ces coquetteries ?

Lave tes cheveux avec l'eau de l'Immortalité J.

Si je m'en vais, à qui feras-tu ces coquetteries ?

Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit.

Tu es une pierre précieuse, tu es un diamant blanc.

Puis, elles chantent le chant suivant :

0 toi, fille de riches parents,

Ton sein est un verger, tu es un dattier ;

C'est sur toi que poussent les dattes,

C'est sur tes branches que se pose le rossignol.

Ton arbre et tes branches sont en or,

Tes feuilles ressemblent à des roses;

Je voudrais posséder ton sein,

Cueillir des dattes sur tes branches.

Eghine.

i. Il existe une fontaine portant ce nom, aux bords de l'Eu- phrate, près d'Éghine, en un endroit qui est un lieu de pèleri-, nage.

CHANTS DE MARIAGE 83

CHANT QU'ON CHANTE

AU MOMENT OU LA MARIEE QUITTE LA MAISON PATERNELLE

LE CHŒUR.

Le vent du soir s'est levé,

Les notables se sont assemblés ;

Que je sois immolée pour ton âme qui s'exile!

On a desserré les cordons de la bourse,

On a séparé la fille de sa mère;

L'avalanche descend de Dilif,

Elle emporte notre petite lune ;

Les cloches du soir ont sonné,

On a passé son pied dans l'étrier,

La mère pleure en la voyant partir.

LA MARIÉE

Je ne veux pas partir, maman ! je ne veux pas partir ! On m'emmène de force ;

Toi, petite mère, souhaite qu'il me porte bonheur, Le lait que tu m'as donné, qu'il me porte bonheur. Toi, petit père, souhaite qu'il me porte bonheur,

Le pain que tu as gagné pour moi, qu'il me porte bonheur.

Ne gémis pas, seuil de ma maison,

C'est à moi de gémir ;

Ne rampe pas, ô sol,

C'est à moi de ramper;

CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Ne t'agite pas, petit arbre, C'est à moi de m'agiter; Ne tombe pas, feuille, C'est à moi de tomber ; Ne brille pas, étoile, C'est à moi de briller; Ne te lève pas, lune, C'est à moi de me lever; Ne pleure pas, maman, C'est à moi de pleurer.

Djavahk.

CHANT POUR BENIR LE MARIE

Sois heureux, ô roi, sois mille fois heureux, Tu es une rose avec des feuilles vertes ; Que Dieu bénisse ta jeunesse, Par la puissance du ciel et de la terre.

Roi, sois heureux, mille fois heureux, Tu es une rose avec dés feuilles vertes ; . Que Dieu bénisse ta jeunesse, Par la puissance de Jérusalem.

Roi, sois heureux, mille fois heureux, Tu es une rose avec des feuilles vertes 'r Que Dieu bénisse ta jeunesse, Par la puissance d'Etchmiadzin. !

i. Siège pontifical de l'Église arménienne.

CHANTS DE MARIAGE

87

Roi, sois heureux, mille fois heureux, Tu es une rose avec des feuilles vertes Que Dieu bénisse ta jeunesse, Par la puissance de saint Karapet.

IV

BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS

CHANT

QUE LA MÈRE CHANTE EN BAIGNANT LE NOUVEAU-NE

Que l'eau coule,

Qu'elle enveloppe ta petite chair !

Que le sommeil d'une foule de gens tombe sur toi !

Que les jeunes mariées restent éveillées,

Que leur sommeil aille au nouveau-né!

Allons ! allons ! qui te fera un reproche

De ce que tu dormes bien avant l'arrivée de la nuit?

Allons ! allons ! celui qui dira du mal de toi,

Que son père perde tous ses ânes,

Que l'âne aille s'asseoir sur ses plates-bandes.

Que l'âne trempe ses oreilles dans son lait caillé,

Que son père mange et ne lui donne rien.

Van.

9i CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

I

DANDANS j

Hop! hophmon enfant! hoppala! Saute, mon enfant ! dandana ! Mange des gâteaux et grandis; Augmente la vie de tes père et mère, Prends ma vie et donne-moi un baiser, Donne un salut à l'Illuminateur.

Petite main, petite main empourprée !

Le vent emporte ses cheveux fil par fil.

Viens, que je t'embrasse ! pour que le Scribe,

Ce chien boiteux de Scribe, ne t'emporte pas.

Qu'il emporte qui il voudra,

Mais qu'il n'emporte pas notre petit monsieur

II

A qui ressemblera-t-il? A qui mon petit ressemblera-t-il ? Qu'il ne ressemble pas à sa grand' mère décrépite. Qu'il ressemble à son grand-père. Chéri ! chéri!

i. Le « dandan » est un chant que la mère chante en balançant son petit entre ses bras ou en le faisant sauter, pour l'amuser ou pour le faire cesser de pleurer.

BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 93

A qui ressemblera-t-il ? A qui mon petit ressemblera-t-il? Qu'il ne ressemble pas à sa tante toquée, Qu'il ressemble à son oncle robuste. Chéri! chéri !

A qui ressemblera-t-il ? (

A qui mon petit ressemblera-t-il ? Qu'il ressemble' au soleil et à la lune, Qu'il ressemble à son père et à sa mère. Chéri ! chéri !

A qui rèssemblera-t-il? A qui mon petit ressemblera-t-il ? Qu'il ne ressemble pas à la mer empourprée, Qu'il ressemble à Dieu. Chéri! chéri !

A qui ressemblera-t-il, A qui mon petit ressemblera-t-il? Qu'il ne ressemble pas au soleil et à la lune, Qu'il ressemble à rilluminateur. Chéri! chéri!

Que notre petit à sa ceinture Attache Farc-en-ciel. Qu'il ressemble, qu'il ressemble Qu'il ressemble à saint Karnpet. Chéri ! chéri !

94 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

La couronne d'or à la tête, Les souliers d'or aux petons, A qui ressemblera-t-il ? Qu'il ressemble à la sainte Vierge. Chéri ! chéri !

A qui ressemblera-t-il ? A qui mon petit ressemblera-t-il? A qui ressemblera-t-il ? Que mon petit ressemble à moi ! Chéri ! chéri !

DANDAN POUR LE PETIT GARÇON

J'ai un garçon aux jolies boucles ;

Je lui amène une mariée avec son voile;

Le père vient au-devant de lui avec des cierges,

La mère vient au-devant de lui avec de l'encens;

Il est le trésor de sa mère, il est le trésor de son père,

Il est la couronne de sa femme.

Dandan ! dandan !

Dandan a mon Karapet !

Dandan ! dandan I On vient appeler mon fils. Attendez ! qu'il passe sa ceinture, Qu'il pende son épée à son coté :

BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 95

Amenez le cheval pommelé de mon fils,

Apportez son bonnet rouge \.

Et le fouet aux fils d'or !

Fouettons ! qu'il s'envole !

Qu'il s'en aille jusqu'au couvent de saint Karapet!

Nov'Nakhf'tchévan .

DANDAN POUR LA PETITE FILLE

J'ai une petite fille à marier,

Je veux pour gendre un beau gaillard ;

J'ai une petite fille aux jolies boucles,

J'en ferai une mariée avec son voile,

Parmi des cierges verts,

Parmi des rubans dorés.

Ma petite fille remue les mains,

Ma petite fille saute, saute.

A qui la donner ? à qui ne pas la donner ?

Je vais la donner au fils du prince.

Je lui donnerai en dot dix voitures chargées de richesses,

Et si cela ne suffit, j'en donnerai encor.

Je donnerai une petite coiffe pour sa tête rondelette,

Je donnerai un peigne pour ses cheveux d'or,

Je donnerai une ceinture pour sa taille fine,

Je donnerai des souliers pour ses petits pieds,

Je donnerai tout ce que j'ai de la porte à la lucarne.

Nor-Nakhitchévan.

93 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

BERCEUSES

Je souhaite que tu vives avec tes père et mère,

Que tu te mettes à table avec un couple de frères;

Je souhaite que tu vives avec tes père et mère,

Et que ton petit cœur soit empli de soleil ;

Que ton petit cœur soit empli de soleil,

Et que notre maison soit remplie de pommes rouges;

Que ceux qui passent cueillent tes roses,

Que ceux qui reviennent cueillent tes pommes rouges,

Rose rouge aux larges feuilles,

Tu t'es épanouie au-dessus de ma chambre;

Autant qu'il est de feuilles au jardin,

Je te souhaite d'avoir autant de soleils.

Le rossignol, par amour pour la rose,

Ne peut dormir de toute la nuit,

Il ne peut dormir ni la nuit

Ni le jour jusqu'au soir.

Couche-toi et dors doucement,

Jusqu'à ce qu'arrive la lumière du matin,

Jusqu'à ce qu'arrive la bonne lumière ;

Alors mon rossignol se réveillera,

Mon rossignol se réveillera,

Les veux mi-ouverts et mi-clos.

BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS

%

Ton arbre est d'or et les branches tout en or, Tes feuilles ressemblent à des roses, Ton eau est comme du vin pur, Ta beauté n'a nulle part sa pareille.

Tu es si beau dans ton petit lit!

Qui puis-je t'amener pour compagne de jeu ?

Je vais t'amener la lune

Et l'étoile du matin pour compagnes de jeu.

Ton petit sein est pareil à l'aurore ; La rosée du matin brille dessus; Rosée, va-t'en, évapore-toi, Pour que le soleil tombe dessus.

Je chante la berceuse pour qu'en l'écoutant

Tu te couches et t'endormes doucement.

Endors-toi, mon enfant, et grandis,

Grandis et deviens un grand ;

Etends-toi et deviens un village ;

Au village il n'est pas de grand,

Deviens le grand de ce village;

Deviens une grande foret,

Enfonçant tes racines tout au fond de la terre;

98 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Enfonce tes racines tout au fond de la terre,

Et que tes arbres jettent partout de l'ombre avec leurs branches.

Dodo! dodo! les biches sont venues,

Elles sont venues, les biches, descendues des mon- tagnes ; Elles font apporté le doux sommeil,

Elles Font versé dans tes yeux grands comme des mers;

Elles t'ont endormi avec le doux sommeil, Elles t'ont rassasié avec le doux lait.

Dodo! dodo! Que le Seigneur te donne le sommeil!

Que la mère Marie t'accorde la paix,

Que la mère Marie accorde la paix,

Pour que tu te couches et t'endormes doucement.

De la mère Marie nous ferons ta mère,

Et de son fils unique, ton protecteur.

J'irai à l'église

Conjurer les saints de prier pour nous;

Du saint crucifix je ferai un frère,

Pour qu'il tienne toujours ses bras étendus sur nous.

Eghine.

BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 99

LA BERCEUSE DE L'ORPHELIN

Sahak sur la montagne,

Le père sous la pierre.

Les roseaux, ton berceau ;

La pierre recourbée, ta couverture.

Que le vent du sud te balance,

Que les étoiles mignonnes te chantent la berceuse,

Que la brebis sauvage t'allaite,

Pour que tu bourgeonnes et que tu fleurisses,

Pour que ta taille grandisse.

tDodo ! mon enfant ! dodo ! mon chéri ! Des lys sur ta face rose! Dodo! mon petit! dodo! mon fils! Que le vent chantant passe sur ton berceau.

Que la brebis sauvage t'allaite, Que la lune te chante la berceuse, Que le soleil te serve de nourrice! Dodg! mon chéri, dodo! Dodo ! mon petit ! dodo !

Van.

100 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

LE CHANT DE LA CHÈVRE

La chèvre alla jouer sur la glace.

Elle tomba et se cassa le pied;

Elle dit : « Glace, tu es donc très forte ? »

Si j'étais très forte, dit la glace, Le soleil ne m'aurait pas fondue, Elle alla près du soleil et lui dit:

Soleil, tu es donc très fort ?

Si j'étais très fort, dit le soleil, Le nuage ne m'aurait pas voilé.

Nuage, dit-elle, tu es donc très fort ?

Si j'étais très fort,

Le vent ne m'aurait pas dispersé.

Vont, dit-il, tu es donc très fort?

Si j'étais très fort,

Je n'aurais pu glisser par la fente du mur.

Fente du mur, tu es donc, très forte ?

Si j'étais très forte,

La souris n'aurait pas régné sur moi.

Souris, dit-elle, tu es donc très forte ?

Si j'étais très forte,

Le chat ne m'aurait pas saisie.

Chat, dit-elle, tu es donc très fort? Le chat dit, en secouant la queue :

Je suis fort, je suis fort, je suis le chef des forts ;

BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 101

Je suis la fourrure des grands seigneurs,

Je suis la coiffure des nobles dames ;

L'été, par le village, l'hiver, près de I'âtre,

Je dors d'un doux sommeil ;

Si l'on fait pssst ! je m'envole,

Je vais m'asseoir au sommet de l'arbre.

Van,

LE CHANT DU MATIN

Il fait jour ! il fait jour !

Voici la bonne lumière !

Les moineaux sont sur l'arbre,

Les poules sur le perchoir.

Le sommeil des paresseux dure un an,

Travailleurs, levez-vous, mettez-vous à l'œuvre !

Les portes du Ciel sont ouvertes ; Le siège d'or est posé, Le Christ y est assis ; L'Illuminateur se tient debout : Il porte à la main la plume d'or, Il inscrit les grands et les petits ; Les damnés pleurent, Les élus se réjouissent.

102 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

LE CHANT DU SOLEIL

Soleil, soleil, viens dehors ! Nous venons te féliciter.

Ta petite sœur, la lune,

Nous apporta un bol plein de raisins secs.

Le nuage est venu, il a tout assombri, Nous ne voyons même plus nos raisins secs.

Fais-nous voir ta face, petit soleil !

Nous te donnerons une poignée de raisins secs.

Tiens ! nous avons trompé le soleil !

Nous l'avons fait sortir de dessous le nuage !

Nor-Nakhitchévan

CHANT DE LA PETITE FILLE

POUR SON FRÈRE CHERI

J'ai fait du pilaff dans le pot,

Je l'ai donné aux poules à manger;

Le forgeron m'a donné un couteau,

Je Tai donné au berger.

Le berger m'a donné un agneau,

Je l'ai donné au bon Dieu.

Le bon Dieu m'a donné un frère.

BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 403

Frère, frère, frère chéri,

Que je meure pour ta taille ! .

Que portes-tu sur ton âne ?

De l'encens, du henné, de la soie.

A qui les portes-tu? Aux abeilles.

sont les abeilles ?

Sur les montagnes.

Elles peignent la laine des loups.

Elles font des chemises pour les veuves.

Van.

La mère est comme du pain chaud; Qui en mange se sent rassasié.

Le père est comme du vin pur, Qui en boit se sent enivré.

Le frère est comme le soleil

Qui éclaire les monts et les vaux.

Eghine,

V

CHANTS SATIRIQUES ET BADINAGES

ELOGE DE LA MECHANTE VIEILLE

Viens ça, vieille ! je vais faire ton éloge : Tu ressembles à un démon sorti du moulin; Tu ressembles à un ange de bain; Tu ressembles au derrière du diable.

Viens ça, vieille; je vais faire ton éloge; Tu ressembles à une bûche de l'enfer; Ton corps et tes vêtements sont usés: Tu ressembles à un oiseau qui vient de muer.

Tu as passé une serviette autour de la tête ;

Tu as pris l'air d'une servante de bain.

Tu es comme un tambour, ton nez comme une trompette,

Tes yeux comme deux bassins de bain.

Les chairs sont parties de ton visage,

Il n'y reste plus que les os ;

Plus de dents dans ta bouche !

Tu ressembles à de l'argile tassée.

108 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Tu es assise et tu files au rouet,

Tu fais du fil mince et fort ;

Tu tues tes brus en les regardant d'un œil mauvais;

Tu es le Scribe et la Mort, tu es une femme-fléau.

Tu es assise au pied des murs,

Tu as les jambes plongées dans la mer;

Ahî si tu tombais dans la mer profonde,

Nous pourrions vivre à notre aise, ô méchante vieille.

Ton oreille est vieille, mais tu entends vite 5

Tu frottes tes doigts l'un contre l'autre :

Tu dis à tes fils des choses plus fausses que vraies,

Tu les pousses à nous battre, ô méchante vieille!

Tous les jours tu cherches querelle à tes brus;

Tu te bats comme un buffle cruel;

Qu'un feu ardent te brûle,

O méchante vieille toute desséchée.

Amenez, jeunes gens, un fossoyeur; creusons la terre, Jetons dans la fosse la tête de la vieille.

Djavahk.

LE PETIT LABOUREUR

Le printemps est venu, les oiseaux arrivent, Le soleil s'est chauffé, les eaux murmurent, Le moment est venu de labourer et de semer.

CHANTS SATIRIQUES ET BADINAGES 109

J'ai attelé les grues en guise de premier couple, J'ai attelé les oies en guise de second couple.

J'ai loué le moineau en guise de bouvier,

J'ai pris la perdrix en guise de porteur de vivres,

J'ai labouré mon champ et je l'ai semé,

Je l'ai semé, c'est fini.

Le moment est venu d'arroser le champ ; De mes yeux j'ai fait des sources, J'ai exprimé toutes mes larmes. De mes bras j'ai fait des pelles, J'ai arrosé, c'est fini.

Le moment est venu de récolter, De mes mains j'ai fait des faucilles ; J'ai récolté, c'est fini.

Le moment est venu de râteler; De mes doigts j'ai fait un râteau, J'ai râtelé, c'est fini.

Le moment est venu de mettre en gerbe ; J'ai enroulé mes cheveux comme une corde, D'une de mes mains j'ai fait un crochet, J'ai réuni les gerbes et je les ai attachées, Puis je les ai pilées, c'est fini.

Le moment est venu de transporter; De mon dos j'ai fait un traîneau,

110 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

J'ai transporté et j'ai mis dans l'aire, J'ai étalé, c'est fini.

Le moment est venu de battre le blé ;

J'ai attelé la cigogne pour écraser les grains,

J'ai fait monter sur elle la huppe,

Et j'ai crié : En avant! marche!

J'ai battu le blé, c'est fini.

Le moment est venu d'entasser les gerbes écrasées, De mes doigts j'ai fait un van. J'ai battu le blé, c'est fini.

Le moment est venu de vanner; De ma bouche j'ai soufflé un vent, J'ai vanné, c'est fini.

Le moment est venu de sceller *, Je suis allé chercher un scelleur : J'ai fait sceller mon tas, c'est fini.

Le moment est venu de mesurer; Je suis allé chercher le percepteur de dîme, De mon oreille j'ai fait un « chenik » 2. J'ai mesuré, c'est fini.

i. Dès que le blé est rais en tas, le percepteur de la dîme scelle les tas avec le tadj\ une planche gravée de certains signes, pour que jusqu'au moment la dîme sera prélevée, les tas restent intacts.

2. Le chenik est une caisse qui sert à mesurer le blé; il en contient approximativement soixante kilos.

CHANTS SATIRIQUES ET BADINAGES 111

Le moment est venu d'enlever;

De mes chaussettes j'ai fait des sacs,

J'ai rempli deux sacs à moitié ;

A mes oiseaux bouviers et laboureurs,

A chacun j'ai donné sa juste part ;

Le reste, je Pai enlevé,

Et je l'ai fait moudre pour ma maison.

CHANT DE MARIAGE

Ces grands tas d'herbes, dites, qui est-ce ?

Ces grands tas d'herbes, ce sont les notables du village.

Ces lions qui rugissent, dites, qui est-ce?

Ces lions qui rugissent, ce sont les vartabeds i.

Ces perdrix qui chantent, dites ! qui est-ce ? Ces perdrix qui chantent, ce sont les curés.

Ces oiseaux qui gazouillent, dites ! qui est-ce ? Ces moineaux qui pépient, ce sont les diacres.

Cette poutre épaisse qui se dresse au milieu, dites ! qui est-ce?

Cette poutre épaisse qui se dresse au milieu, c'est le père du roi.

i. Prêtre non marié qui correspond à peu près dans la hiérar- chie aux archimandrites et aux archidiacres.

112 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Cette pelote de coton avec un trou au milieu, dites ! qui est-ce?

Cette pelote de coton avec un trou au milieu, c^est la mère du roi.

Cette étoile brillante derrière eux, dites! qui est-ce ? Cette étoile brillante, derrière eux, c'est la reine.

Ce balai derrière la porte, dites! qui est-ce?

Ce balai derrière la porte, ce sont les domestiques.

Ce chien qui arrive un sac à la bouche, dites ! qui est-ce ? Ce chien qui arrive, un sac à la bouche, c'est le Kezir1 du village.

Ce rat qui arrive, tout couvert de farine, dites ! qui est-ce ? Ce rat qui arrive, tout couvert de farine, c'est le meunier.

LES PUCES

Aïe ! les puces! les terribles puces! Les puces rouges à la noire cagoule! La nuit, elles grimpent le long des jambes; Le jour, elles se retirent sur les poutres. Aïe! les puces! les terribles puces ! Les puces rouges à la noire cagoule !

i. Domestique du maire de village qui « crie » ses t'ait exécuter; personnage traditionnellement mépris

ordres et les méprisé.

CHANTS SATIRIQUES ET BADINAGES 113

Les puces sont venues, noires et jaunes,

Elles sont entrées dans tes moustaches, I,

Elles ont mis tes moustaches sens dessus dessous,

Elles t'ont rendu ridicule dans tout le village.

Aïe ! les puces ! les terribles puces !

Les puces muettes qui se faufilent partout!

Les puces sont venues par bandes,

Elles sont venues assaillir ma belle-mère,

Elles l'ont forcée à fuir la maison en pleine nuit,

Sans attendre l'arrivée du jour.

Aïe! les puces! les terribles puces!

Les puces muettes à la noire cagoule !

Les puces sont venues par bandes nombreuses ;

Elles tissent, sans se faire payer, une toile bariolée ;

Elles s'envolent, psst, d'un coin à l'autre,

Elles ne laissent pas tranquilles le marié et la mariée.

Aïe! les puces! les terribles puces!

Les puces rouges qui se faufilent partout!

Les puces sont venues, toutes maigres, toutes petites ; Elles ressemblent aux percepteurs d'impôts. Aïe ! les puces ! les terribles puces ! Les puces rouges à la noire cagoule !

Van.

m CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

DIALOGUE

Le mari dit à sa femme :

Allons, vendons le four de notre cour, Achetons avec la recette une paire de vaches. La femme dit à son mari :

Si tu vends le four de notre cour,

Si avec la recette tu achètes une paire de vaches, De ma main je te trairai du lait, Avec, dessus, un pouce de crème.

Si de ta main tu me trais du lait, Avec, dessus, un pouce de crème,

Je t'achèterai une jarre à la bouche recourbée, Avec un couvercle grinçant par-dessus.

Si tu achètes une jarre à la bouche recourbée Avec un couvercle grinçant par-dessus,

Je te ferai du beurre tout plein une outre, Pour que tu te reposes à son ombre.

Si tu me fais du beurre tout plein une outre, Pour que je me repose à son ombre,

Je t'achèterai du khôl

Avec le pinceau à manche d'argent.

Si tu m'achètes du khôl

Avec le pinceau à manche d'argent,

Je me peindrai les yeux jusque dans les coins,

Je me tiendrai à la porte devant tout le monde.

Si tu te peins les yeux jusque dans les coins, Si tu te tiens à la porte devant tout le monde,

CHANTS SATIRIQUES ET BADINAGES 115

Je te rosserai avec un bâton de chêne,

Tu te mettras à crier et à pleurer. |

Si tu me rosses avec un bâton de chêne, Je me fâcherai, j'irai chez mon père.

Si tu te fâches, si tu vas chez ton père, Je deviendrai une cigogne ailée,

Je te forcerai à me suivre en claquetant, Je te ramènerai chez nous.

Si tu deviens une cigogne ailée,

Si tu me forces à te suivre en claquetant,

Je deviendrai un sarment chargé de grappillons,

Je me suspendrai au mur de mon père.

Si tu deviens un sarment chargé de grappillons, Si tu te suspends au mur de ton père,

Je deviendrai un couteau aigu,

Je te couperai sur le mur même.

Si tu deviens un couteau aigu,

Si tu viens me couper sur le mur même,

Je deviendrai du vin de grenades,

J'irai me mettre dans des tonneaux.

Si tu deviens du vin de grenades, Si tu vas te mettre dans des tonneaux, Je deviendrai une tasse peinte de fleurs, J'irai te boire avec délices.

Si tu deviens une tasse peinte de fleurs, Si tu viens me boire avec délices,

Je deviendrai un fleuve débordé,

Je te ferai éclater le ventre. Van.

VI

CHANTS FUNÈBRES

LAMENTATION DE LA MERE

SUR SON ENFANT MOïlT AVANT l'aGE l

Je regarde et je pleure, moi, la mère de cet enfant! Je dis : Malheur à moi!

Que deviendrai-je maintenant, misérable que je suis? J'ai vu mort mon fils d'or?

La rose parfumée,

On Ta ravie de mon seiu; mon âme a défailli!

Ma belle colombe d'or,

On Ta fait envoler de mes bras ; mon cœur est brisé !

i. Les chants funèbres sont chantés par les parentes et les amies du mort, et par des chanteurs populaires. La veille du jour l'on doit porter le corps à l'église, les parents, les voisins et les amis du mort se réunissent dans la maison, apportant chacun une lampe à trois ou à sept mèches qu'ils rangent, tout allumées^ autour du cercueil, et ils se mettent à psalmodier à tour de rôle des chants funèbres, la mère, l'épouse, la sœur pour pleurer leui bien-aimé, les parentes et les amies pour consoler ceux qui sont en deuil ou pour faire l'éloge du mort. Aux Jours des Morts, (il y en a cinq par an, le lendemain des fêtes de Noël, de Pâques, de l'Assomption, de la Transfiguration et de l'Invention de la Croix), les familles invitent un poète populaire à chanter au cimetière, sur le tombeau, l'éloge de leur mort le plus récent.

120 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Ma gentille tourterelle doucement roucoulante, Le faucon de la mort l'a frappée, et m'a blessée; Ma petite alouette à la voix suave, On Ta prise et emportée au ciel.

Mon grenadier verdoyant, tout couvert de fleurs, La grêle l'a détruit sous mes yeux! La pomme rougie sur mon arbre, Le fruit parfumé parmi mes feuilles !

Mon bel amandier tout fleuri,

On l'a secoué et Ton m'a laissé sans fruit;

On l'a saisi et jeté par terre,

Et Ton a piétiné la terre il gît.

Oh! que deviendrai-je, misérable que je suis! Des tristesses nombreuses m'ont envahie; Reçois du moins, mon Dieu, l'âme de mon enfant, Et fais qu'elle repose dans le ciel lumineux.

CHANT DES PLEUREUSES

SUR UN JEUNE EMIGRE MORT EN PAYS ETRANGER

On est venu m'annoncer

Qu'un jeune homme est mort dans une vallée étrangère.

Il est mort et personne ne l'a su;

Son corps est resté trois jours dans le han i ;

Un marchand est venu pour une affaire,

i. Hôtel.

CHANTS FUNEBRES \<i\

II a ouvert la porte du han,

Il Ta ouverte et il est entré,

Il a trouvé mort le jeune homme, fils unique de sa mère.

Il en a avisé les portefaix,

Ils l'ont transporté au bord de la mer;

Ils ont pris de l'eau à la mer,

Et ils ont lavé le corps du jeune homme.

Ils ont détaché le bandeau de sa tête,

Ils en ont fait un linceul ;

Ils ont coupé un fil de ses cheveux,

Ils en ont cousu le linceul.

Des mères étrangères sont venues le voir,

Des sœurs étrangères sont venues le voir,

Elles sont venues et elles ont dit : Malheur à celle qui

l'a mis au monde,

A celle qui l'a mis nu monde et Ta allaité,

A celle qui Ta veillé du soir au matin!

Éghine.

* CHANT DES PLEUREUSES

SUR UN JEUNE MORT

Viens, nous t'enterrerons clans le jardin, Et la terre que nous jetterons sur toi, nous la tamise- rons à travers des mousselines ; Nous sèmerons des fleurs sur ton tombeau, Et nous l'entourerons d'une haie de roses rouges.

^

122 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

LAMENTATION DE LA MÈRE

SUR LA MORT DE SON FILS

Sur le cimetière la brume s'appesantit,

Mon enfant est couché là, il crie : « Pitié !

Pitié! maman! Pitié! Enlevez-moi d'ici!

Ou bien mettez des coussins à ma gauche et à ma droite. »

LAMENTATIONS

Tu étais un chapelet de perles, tu t'es défait, et tes grains se sont éparpillés;

Petites sœurs, venez! ramassez tout, pour qu'il ne s'en perde aucun.

Allons, montons sur la colline, moi l'appelant, toi le

cherchant.

Si nous ne le trouvons pas, nous trouverons sa

tombe, nous en baiserons la pierre.

Eghine.

LAMENTATION DE LA MERE

QUI A PERDU SON JEUNE FILS

Je n'irai plus au jardin sous le rosier. Il est tombé, le diamant de ma bague. Oh! qu'il est pénible de pleurer une mort prématurée!

CHANTS FUNÈBRES 12$

SUR LA MORT D'UN MALHEUREUX

Il est mort si lamentablement!

Les nuages sont descendus pour le pleurer;

Qui dormait s'est réveillé ;

Qui était éveillé, s'est senti défaillir de pitié.

Eghine.

LA BRU SUR LA MORT DE SA BELLE-MÈRE

Petite mère, petit voile de mon visage ! N'enlève pas ton petit voile de mon visage! Si tu enlèves ton voile de mon visage, Ne démolis pas ta haie bordant mon mur; Si tu démolis ta haie bordant mon mur, J'en serai bien malheureuse!

Eghine.

SUR LA MORT DES ENFANTS

Comme les feuilles desséchées d'automne, Vous êtes tombés par terre. Oh! revenez-nous, revenez-nous Avec les fleurs du printemps !

Eghine.

124 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

LE JEUNE HOMME MORT

A SA BIEN-AIMÉR

Je suis atteint d'un mal pénible; Prends des fruits et viens me voir. Pose les fruits au-dessus de ma tête, Et ta main sur mon cœur.

Eghine.

LAMIÎNTAT10N PIEUSE

Si le malheur m'était venu des hommes,

J'aurais pleuré si fort que le monde entier m'aurait entendu. Mais le malheur m'est arrivé de Dieu :

Je pleurerai si bas que le seuil même de ma porte ne

pourra m'entendre.

Eghine.

SUR LA MORT DES JEUNES GENS

Le rossignol est descendu sur les jeunes fleurs du jardin, Tantôt il module une lamentation, tantôt il gazouille une chanson.

Il dit sa lamentation pour ceux qui sont morts jeunes, Il chante sa chanson pour ceux qui sont heureux.

Eghine.

CHANTS FUNÈBRES 425

L'ÉPOUSE \ SUR LA MORT DE SON JEUNE ÉPOUX

Ni le jour ni la nuit il ne quitte mon esprit;

Je pose la tête sur l'oreiller : il m'apparaît en rêve.

Mais à le voir en rêve, ma soif ne s'assouvit pas.

Eghine.

SUR UN JEUNE EMIGRE

mort a l'étranger

Le jardinier s'est couché, le sommeil l'a saisi;

L'ennemi est venu, il a cueilli la rose.

Voici le courrier qui annonce la mauvaise nouvelle :

« Ton fils bien-aimé est mort aujourd'hui;

Il est mort avant que son vœu soit accompli. »

Eghine.

SUR CELLE QUI A PERDU SON AIME

0 ma pauvre dame pitoyable,

Pourquoi pleures-tu si tristement?

Si tu pleures les roses qui s'en sont allées,

Le printemps prochain les ramènera;

Mais si tu pleures ton aimé qui s'en est allé,

Hélas! il est parti pour ne plus revenir!

Eghine,

126 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

SUR LA MORT D'UN HOMME VERTUEUX

Du sein de la sainte Vierge Une perle précieuse est tombée. Heureux qui la retrouvera! Malheur à qui l'a perdue !

Eghine.

LA MORTE A SON EPOUX

Je vais me changer en un aigle, J'irai me percher devant ta fenêtre ; Je gémirai si fort

Que le sommeil te fuira pour toujours. Tout autre peut dormir,

Mais toi et moi, désormais, nous ne pourrons plus dormir.

Eghine.

L'ÉPOUX SUR LA MORT DE SA JEUNE ÉPOUSE

Je voudrais me pencher et verser une rosée | Sur ton beau sein blanc ; Tu te réveillerais en sursaut : « Quelle est cette rosée qui tombe sur moi? »

Eghine.

CHANTS FUNEBRES 127

LES PLEUREUSES'

A LA MÈRE QUI A PERDU SON FILS

Il n'est pas mort, ton fils ! il n'est pas mort! Il s'en est allé par le jardin. Il a cueilli des roses, il les a mises à son front; Il s'est endormi à leur doux parfum.

LA MERE A SON FILS MORT

0 ma petite perdrix chantante, .

Chante et montre-moi le nid tu t'es caché,

LE FILS MORT

Mon nid est de pierre dure,

Et la main gauche du Scribe est là-dessus.

LAMENTATION

DE LA MÈRE QUI A PERDU SON FILS UNIQUE

Allez chercher du bois et des buissons, Brûlez la mère qui a perdu son fils. Brûlez, réduisez-la en cendres, Et jetez ses cendres au vent.

Eghine.

128 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

SUR LA MORT D'UN VIEILLARD

Heureux, toi qui as eu cette mort-là ! Heureux, toi qui es mort ainsi !

Heureux, toi qui es parti paisible par ce calme chemin.

Éghine.

SUR LA MORT D'UNE VIERGE

Une rose poussa à Arapkir,

Elle alla voir la sainte lumière à Jérusalem.

Les démons la poursuivirent avec leurs griffes et la saisirent. Les monts retentirent, les arbustes pleurèrent.

On planta sur Horope une pierre grande comme sa taille, On suspendit à l'arbre deux pommes rouges, On acheta de l'encens et des cierges, Et la veille de chaque dimanche, On fume l'encens pour son âme.

CHANT FUNEBRE

CHANTÉ LE JOUR DES MORTS

Ne crois pas que je t'ai oublié.

Je ne t'ai pas oublié, il n'est pas possible de t'oublier.

Tu étais entré dans mon cœur,

Tu ne sortiras jamais de mes yeux.

Eghine.

CHANTS FUNÈBRES 129

SUR LA MORT I

DE CELUI QUI S'EST ETEINT AVANT DE VOIR REVENIR

SON FILS

Il est mort et nous a laissé ce testament : Enterrez-moi au milieu du chemin, Plantez une pierre sur moi. Lorsque mon fils reviendra,

Je vous ferai signe des yeux.

* Eghine.

LAMENTATION DE LA MERE

QUI A PERDU SON FILS

Je suis sortie cette nuit,

J'ai entendu une petite voix dolente,

Je me suis baissée et j'ai tendu l'oreille,

Elle ressemblait à la voix de mon fils :

- Je ne peux plus résister, au fond de la terre,

Aux sifflements aigus des serpents noirs.

Les serpents appellent leurs petits :

« Voici de la chair fraîche et abondante,

Nous mangerons la chair des côtes,

Nous boirons l'eau de ses yeux de faucon. »

Cette nuit, jusqu'au point du jour,

J'ai crié: Viens à mon aide, ô couteau!

Eghine.

Î30 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

LAMENTATION DE LA SŒUR

SUR LA MORT DE SON FRÈRE

Le frère est l'artère du cœur de la sœur;

Il n'a qu'à dire une douce parole, et elle se sent heu- reuse.

Viens, mon frère ! viens, eau de ma fontaine ! J'ai soif de toi, t'en es-tu allé? Tu m'as laissée dans l'ombre, fais jaillir une lumière.

Le mur de mon amour s'est écroulé, viens le recons- truire.

EgJiine.

VII

PRIERES ET POÈMES RELIGIEUX

PRIÈRE DU MATIN

L'aube a blanchi,

La croix est devenue visible;

Dieu est devenu doux.

Les portes du paradis se sont rouvertes,

Les portes de l'enfer se sont écroulées.

Mon âme est délivrée de ses chaînes,

Jésus a eu pitié de nous.

Djavahk.

PRIERE DU SOIR

Mère de Dieu, protège-moi !

Je tiens la croix entre mes bras.

Que le Malin n'entre pas chez moi à travers le mur;

J'ai sur les lèvres le saint sacrement;

8

134 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS ,

J'entre au sein de ma mère la tombe; Endors-moi toi-même, réveille-moi toi-même,

Ramène ma pauvre âme à la lumière à travers la nuit ténébreuse.

Djavahk.

PRIERE DU SOIR

EN ENTRANT AU LIT

Le feu s'est éteint,

Le Malin est chassé ;

Le Christ, la face voilée,

Entouré de ses anges,

Est descendu du ciel,

Il est entré dans les maisons chrétiennes.

Seigneur, vas-tu ?

J'ai du feu ardent Dans mon encensoir; Chaque fil en est lumineux. Je suis allé au berceau,

Je me hâte maintenant d'aller à la messe.

Djavahk.

PRIERES ET POEMES RELIGIEUX 13E>

PRIÈRE DU SOIR I

Je suis sorti cette nuit,

J'ai vu une lumière immaculée,

J'ai été saisi d'épouvante quand je l'ai vue,

Je me suis senti emmailloté dans les langes de la mort.

Le ciel est serein, empourpré ;

Marie, assise sur le saint autel,

Prie dans la sainte église.

Elle tient dans ses bras son fils flamboyant,

Elle intercède de bonne grâce pour nous,

Elle ne lui rappelle pas nos péchés pour le jour du

jugement.

Djavahk.

PRIERE DU SOIR

La bougie s'est consumée,

Le démon s'est évanoui ;

Saint Serge est arrivé à notre secours,

Sur son cheval blanc,

Avec sa tunique verte,

Avec son manteau lumineux.

Petite lumière, petite lune, d'où viens-tu?

J'ai traversé la mer du père Abraham.

Tu es jaune, ton cheval est jaune;

Ta barbe a poussé, la couleur en est jaune.

136 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

La droite de Dieu et la croix sur mon oreiller!

Que le Père m'entende, que le fils m'entende!

Que le Saint-Esprit me réveille!

Ma tête sur l'oreiller,

Mon âme entre tes mains, o Sainte Vierge!

PRIERE DU SOIR

Seigneur, mes péchés sont plus nombreux que les

monts et les vallons, Plus nombreux que les pierres et que les cheveux de ma

tête; Ils sont comme une colonne du ciel, comme un nid de

démons;

Seigneur, sauve ma pauvre âme,

Ne m'abandonne pas !

r. Djavakk.

PRIERE DU SOIR

J'ai posé ma tête sur l'oreiller,

J'ai confié mon âme à l'ange gardien

Pour minuit,

Pour la pleine nuit,

Pour l'heure chante le coq,

Pour l'heure qui précède l'aube,

PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 137

J'ai confié mon âme Au roi des cieux;

Je suis entré dans la fosse de la mort. Endormi, ou assoupi, Je voudrais rendre mon âme entre tes bras, Mère de

Dieu !

Djavahk.

PRIERE DU SOIR

EN FERMANT LA PORTE

J'ai une maison en fer, Les murs en acier pur; Le Christ y est descendu; Toutes les portes sont fermées. L'anneau de la lucarne est solide.

Que celui qui viendra par la porte retourne sur ses pas ! Que celui qui viendra par le toit soit changé en pierre !

Djavahk.

PRIERE DU SOIR

Notre maison est toute en fer, Les murs sont en acier; La Sainte Vierge est à la porte, Saint Grégoire est sur le toit.

S.

138 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Son manteau couvre le toit, Sa crosse protège la porte.

Celui qui s'approchera de la porte, qu'il soit changé en pierre ; Celui qui marchera sur le toit, qu'il soit changé en ferl

Djavahk.

PRIERE DU SOIR

Mère de Dieu, tu nous donnes une ceinture. Pour l'amour de ton fils unique, Prends et anéantis tout ce que je sais. Donne-moi tout ce que tu sais.

Mère de Dieu, qui as la lune pour ceinture, Toi qui es une mer de feu, Conduis-moi vers la porte du Paradis, Fais que mon âme y repose, Eclaire-moi avec ton esprit radieux, Délivre-moi de mes mauvais péchés.

Les portes du Paradis se sont ouvertes

Les élus poussent des cris de joie,

Les damnés tombent à genoux et pleurent;

Je n'ai pas de provisions à emporter avec moi;

Pour traverser le cheveu-pont *,

i. Suivant une vieille croyance arménienne, un pont formé d'un seul cheveu est jeté entre le paradis et l'enfer, au-dessus du

PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX lc9

Pour répondre aux questions du Christ, Et il n'y a plus moyen de revenir. Mère du Seigneur, mère de Dieu, Accorde-moi une ceinture de lumière, Je donnerai ma vie pour toi ! Accorde-moi la force, Conduis-moi au paradis.

La chandelle tombe et s'éteint,

Le diable et les démons se dispersent,

Le Christ étend son ombre sur nous.

Au nom de Moïse l'inextinguible,

Au nom du Christ éternel,

La lettre sur la lettre,

L'EYangile sur mon cœur,

Flambeau, flambeau de vérité,

Prophète Elie !

Que j'ouvre la porte de bronze,

Que j'entre au paradis de délices,

Que je cuçille des fleurs impérissables,

Que j'en fasse un bouquet et que je le pose sous ma tête 1

Que je m'endorme d'un sommeil paisible,

Et qu'en me réveillant mes rêves me soient propices !

Que Dieu accomplisse tout ce que je lui demande !

fleuve de feu qui se jette dans l'enfer; les coupables, chargés de péchés, ne peuvent traverser ce pont et tombent dans le fleuve de feu qui les emporte dans l'enfer; les justes le traversent et vont au paradis.

140 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

J'arrive de notre ville, hors d'haleine, Je me rends en une ville excellente ; J'ai du feu ardent, J'ai un encensoir lumineux.

Jésus, forteresse, le Christ, murailles, Nous abritent dans leurs enceintes. Que le Père ferme, que le Fils ouvre, Que la clef du Christ soit sur la porte.

Le lait sacré de la Vierge, Le sang précieux du Christ, Ont effacé nos péchés.

PRIERE

Mon pauvre bateau sur la mer, Penche, à demi naufragé. O mon Dieu, aie pitié de moi, Délivre des flots mon pauvre bateau

Djavahk.

Eghine.

PRIERE A LA SAINTE VIERGE

Marie, notre mère, mère de la lumière, Temple du Verbe-Dieu ! Donne-moi la vie et le pardon,

PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 141

Fais que je possède la lumière e la croix.

Fais-moi oublier tout ce que je sais,

Apprends-moi ce que tu sais.

Aide-moi à dépasser la porte de l'Enfer,

Montre-moi la porte du Paradis.

0 Séraphins, ô Chérubins,

Qui jouissez du Paradis, notre demeure,

Ouvrez-moi la porte. y

Seigneur, accueille ma pauvre âme.

Egfiine.

PRIERE POUR LES FEMMES'EN COUCHES

Il vient une odeur de pain frais. Allez voir qui arrive ?

Trois hommes montés sur des chevaux blancs, Tous les trois vêtus de manteaux verts,

L'un est Jésus, l'autre est le Christ,

L'autre est un enfant, saint Cyriaque.

Ils viennent de la montagne, ils descendent dans la

vallée,

Pour aller au-devant de l'ange.

Seigneur, vas-tu avec ton escorte?

Je vais chez la malade,

Dans la maison de la femme en couches;

142 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Je vais mettre une chaîne sur le mur,

Je vais mettre une clef sur l'oreiller,

Pour que son cœur ne s'éteigne pas dans son sein,

Pour que sa langue ne soit pas enchaînée dans sa

bouche.

Djavahk.

PRIERE POUR ENTRAVER LES LOUPS

Avec huit doigts et deux pouces,

Avec la crinière du cheval de saint Serge,

Avec le bâton du seigneur Moïse,

Avec la lance aiguë de saint Georges,

Avec la foi lumineuse de saint Grégoire,

Avec le doux lait de la sainte Vierge,

Saisissez-le, liez-le !

Obscurcissez ses yeux dans son visage,

Clouez sa langue dans sa gueula,

Emoussez ses griffes pointues,

Aveuglez ses yeux e& plein jour!

Au nom de Jésus-Clmst, que nos peines

Tombent sur la bête malfaisante !

Djavahk.

PRIERE CONTRE LE MAUVAIS ŒIL

Le bœuf noir sur la noire montagne,

Les noires courroies du joug sur l'épaule,

PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 143

Le corps attaché par sept cordes: Mauvais œil, mauvaise épine, Mauvais dessein, mauvais conseil !

Je suis ton serviteur, divine Providence,

Que l'œil s'obscurcisse, que la vie s'éteigne

De celui dont le mauvais œil poursuivra ton serviteur.

Le mauvais œil, la mauvaise épine,

Le mauvais dessein, le mauvais conseil

Ont renversé la noire montagne,

Ont trait du lait dans le seau noir;

Qui a vu s'est étonné,

Qui a goûté, a crevé.

Sur le crâne du serpent noir,

Mauvais œil, mauvaise épine,

Mauvais dessein, mauvais conseil!

Par Je temple de Salomon,

Par le bâton du prophète David,

Par la parole d'Aaron,

Par la clef de Jonas,

Mauvais œil, mauvaise épine,

Mauvais dessein, mauvais conseil!

Je vais chasser le Malin par la porte,

Qu'il sorte par le toit ;

Je vais le chasser par le toit,

Qu'il sorte par la porte !

Mauvais œil, mauvaise épine,

Mauvais dessein, mauvais conseil.

144 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Mauvaise heure, vas-tu?

Vers la pâte sans signe de croix,

Vers le berceau découvert,

Vers la lucarne ouverte,

Vers l'épaule du bon bœuf,

Vers l'épaule du bon buffle,

Vers la crinière du bon cheval,

Vers le troupeau des bons moutons,

Vers l'orge du bon champ,

Vers tout ce qui est bon.

Djavahfc.

PRIERE CONTRE LE MAUVAIS ŒIL

Il y avait un arbre dans un abîme,

Il y avait un serpent noir sur cet arbre;

Nous l'avons descendu sans nous servir de nos mains,

Nous l'avons égorgé sans couteau,

Nous l'avons cuit sans feu.

Qui en mange, crève ;

Qui n'en mange pas, éclate.

Eghine.

PRIÈRE CONTRE LES VOLEURS

Saint Serge, viens passer la nuit dans notre maison; Ferme la porte avec ton épée,

EGLISE DU COUVE.NT DE SAINT KAtlAPET A MOUSti

(Gravare extraite de 'Arménia, de M. H. F. B. Lynch.)

PRIERES ET POEMES RELIGIEUX 147

Couvre la lucarne avec ton manteau;

Celui qui s'approchera de la porte, qu'il soit paralysé,

Celui qui montera sur le toit, qu'il tombe évanoui.

. Eghine.

PRIERE CONTRE LES VOLEURS ET LES SCORPIONS

Notre père rilluminateur se tient près de moi, Il me couvre de son manteau, Il ferme ma porte avec sa crosse; Il monte la garde, il protège,

Il paralyse et fait évanouir.

' Eghine.

PRIERE A SAINT SERGE

Saint-Serge, forte muraille ! J'ai à mon bras la croix forte. On sent une odeur de pain frais ; Allez voir qui arrive ?

Il arrive trois hommes montés sur des chevaux blancs; L'un est Jésus, l'autre est le Christ, L'autre la Sainte-Vierge de Kendanantz i ;

I. Village au sud de la ville de Van.^

148 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

allez-vous ?

Nous montons sur les montagnes, nous errons par les vallées,

Avec une escorte de cinq mille anges ; Nous allons frapper à la porte du malade,, A la lucarne du fiévreux.

Nous attacherons une chaîne le long des murs,

Nous mettrons une clef sur l'oreiller,

Pour que son cœur ne soit pas effrayé dans son sein,

Jusqu'à l'arrivée du jour du jugement.

Van.

PRIERE A SAINT SERGE

Je tombe à tes pieds;

Quel est ton nom ? Saint Serge.

- Et le nom de ton fils ?

Saint Karapet.

Je frapperai à toutes les portes Pour que tu viennes à mon aide, Sur le dos de ton cheval,

De ton cheval robuste, Par-dessus la mer immaculée.

Beaucoup d'hommes sont en captivité;

Cours à leur aide ;

Tire ton épée, sauve-les!

Djavahk

PRIERES ET POÈMES RELIGIEUX 149

LOUANGE DE SAINT KARA^ET l

On te loue, saint Karapet ;

Tu es le souverain de la plaine de Moush;

Tu fus le parrain du Christ ;

Tu es le chef de tous les saints.

Tu as prophétisé dès l'âge de six mois; Tu as précédé le fils de Dieu; Tu as ouvert aux impies la voie du salut, Aux pécheurs tu as accordé l'expiation.

Les pèlerins du désert, Les pécheurs ont afflué vers toi; Tu as donné à tous une réponse. Tu étais l'ami des publicains.

Dans le Jourdain au cours sinueux Se jetaient beaucoup de pécheurs; Les péchés des pécheurs, Tu les lavais avec l'eau du fleuve.

i. Saint Karapet (Jean-Baptiste) est considéré en Arménie comme le plus puissant des saints. Son siège est à Moush, se trouvent ses reliques dans l'église qui porte son nom, et qui est un des principaux lieux de pèlerinage des Arméniens. Il est défendu aux femmes de pénétrer dans l'enceinte se trouve le tombeau du saint, parce que ce sont des femmes, Hérodiade et Salomé, qui ont fait décapiter Jean-Baptiste. Les jeunes filles donnent une aiguille à leurs amis qui vont embrasser la tombe du saint, en les priant de la frotter contre le tombeau, pour qu'elles puissent, grâce à cette aiguille sanctifiée, produire des merveilles de broderie. Les jeunes filles ne peuvent aller embrasser la tombe qu'en faisant vœu de ne jamais se marier. Celles qui ont fait ce vœu sont admises à chanter pendant la messe avec le chœur.

150 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Tu es la tourterelle du désert, Tu es le premier des anachorètes, Tu es le patron de notre pays, Saint Karapet, qui exauces les vœux.

Les grands et les humbles viennent à ta porte, Des pèlerins par milliers.

Tes faveurs valent plus que le musc et l'ambre, Saint Karapet, qui accordes les faveurs.

Tu es entouré de villes et de villages ; Nous ne te louerons jamais trop; Tu es le rossignol de la montagne du paradis, Tu es la grande gloire de la ville de Moush.

Tu possèdes des mulets par caravanes nombreuses, Des vaches et des brebis par milliers; Tu accomplis les vœux des achoughs, Saint Karapet, qui exauces les vœux.

Mous h.

A SAINT KARAPET

Tu es le soleil, tu es la lune,

Tu fus le parrain de la Vierge Marie,

Tu restas trente ans dans la caverne,

Tu as ouvert la langue enchaînée de ton père,

PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX loi

Tu as construit un couvent dans les montagnes de Moush.

Tu as dressé des dômes colorés, De jolis dômes polygonaux ; Le vizir même et le pacha te viennent en pèlerinage.

Tu es toi-même vizir et pacha;

Tu es le premier de tous les saints ;

D'où qu'on appelle, tu entends.

On a mis saint Karapet debout,

On a allumé des cierges de cire,

On a allumé des lampes d'or,

On Ta revêtu de vêtements lumineux,

On lui a mis dans la main des cierges verts.

Moush.

PRIERE DES VIEILLES FEMMES A LA LUNE

Jeune, jeune, rajeuni,

Roi vert et rouge,

Tu es parti vieux, tu reviens enfant.

Quelle nouvelle apportes-tu du bout du monde?

Au monde, bonheur et paix,

Aux rois la concorde,

152 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Pour la mort, le renchérissement, Pour le pain, le bon marché, Aux braves gens, longue vie, A mon âme, le paradis.

Bonlanek.

PRIERE

Le Seigneur arriva, monté sur le nuage;

De quatre côtés le monde trembla;

Il vint s'asseoir sur son siège de gloire,

Il appela les anges;

Arriva Paul, arriva Pierre.

Celui qui dira cette prière par trois fois,

S'il tombe au feu, ne sera pas brûlé,

S'il est frappé par l'épée, ne sera pas blessé;

Ses yeux ne verront jamais l'enfer,

Il méritera le paradis.

Boulanek.

LE DERNIER JUGEMENT

La porte est ouverte,

Le siège d'or est posé,

Le Christ y est assis,

Il tient à la main la plume d'or,

PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 153

Il accorde aux élus

La gloire et l'honneur de la droite,

La clef de la porte du paradis,

Pour qu'ils aillent s'y réjouir,

Qu'ils glorifient le bon Dieu

Et qu'ils jouissent de l'infinie béatitude;

Aux pécheurs, les tortures,

Les pleurs amers et les remords;

Le feu de l'enfer

Consumera leur âme.

Van.

MALHEUR AU PECHEUR

Du côté de l'Orient, le Seigneur arrive pour le Jugement ; Il s'assied majestueusement sur son siège et prononce

l'arrêt* Ainsi que nous l'a dit le Saint Evangile, Heureux le juste, malheur au pécheur!

Nos mères nous ont mis au monde pour mourir; La vie est un pont jeté sur ce monde mensonger; Que la Sainte Vierge intercède pour nous ; Heureux le juste, malheur au pécheur!

Les gloires de ce monde ne sont pas éternelles ;

Prends soin toi-même de ton âme, nous ne sommes rien par le corps;

Un beau jour Gabriel sonnera sa trompette; Heureux le juste, malheur au pécheur !

, s 9.

154 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

L'ange Gabriel arrive tout en feu,

Il vient construire le cheveu-pont;

Les élus se réjouissent, ils courent au paradis ;

Heureux le juste, malheur au pécheur.

Les hommes sont attirés par les biens de ce monde; Ils se sentent satisfaits avec cinq mètres de châle; Mais un beau jour ils seront jugés dans l'aire d'Ornav * ; Heureux le juste, malheur au pécheur!

Korkh (Village près d'Akhalkhalakj.

L'AME ET LE CORPS

L'âme et le corps, qui sont frères, Devinrent ennemis l'un de l'autre. L'ârne et le corps se disputèrent; L'âme, fâchée, voulut s'en aller.

Le corps, en pleurant, se jeta à ses pieds. Il lui dit : vas-tu, ô mon frère aîné? Je viens seulement d'arriver en ce monde. Viens, construisons un grand palais,

i. Selon la tradition, l'aire d'Ornav se trouve près de Jérusalem, et c'est qu'aura lieu le jugement dernier.

PRIERES ET POÈMES RELIGIEUX 155

Préparons une chambre richement ornée, Entrons-y et faisons fêle; , v

Nous devons mourir un jour ou l'autre,

L'âme lui dit : Corps ignorant,

Prête l'oreille à mon conseil :

Au jour du jugement dernier

On doit nous jeter au feu de la géhenne.

A quoi me sert donc ce monde vain et mensonger?

L'ange est venu, apportant le firman de ma mort. Il arrache à mes mains le monde et la vie. A quoi me sert ce monde vain et mensonger?

L'ange s'est assis sur ma tête,

Il m'a fermé la bouche, il m'a saisi la langue,

Il m'a ravi la lumière des yeux;

A quoi me servent mon père et ma mère?

Tous les voisins se sont assemblés ; L'ange Gabriel m'a paralysé la langue, Il m'a détachée de ce monde, A quoi me servent mon père et ma mère ?

Sitôt sortie du sein de ma mère, j'ai aimé le monde,

J'ai acheté lourd, j'ai vendu léger;

J'ai excité la colère de Dieu contre moi.

Malheur à une pécheresse telle que moi î

A quoi me sert ce monde vain et mensonger?

156 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Écoutez, je vais dire les choses de ce monde :

Ne désirez pas les choses de ce monde;

Priez nuit et jour,

Pensez toujours à votre pauvre âme,

Pour que vous ne soyez pas confondus au jugement

dernier. A quoi me sert ce monde vain et mensonger?

Notre Seigneur s'est assis sur le sombre nuage, .

Il ordonne à Fange Gabriel :

« Faites sonner toutes les trompettes,

Que chaque âme aille monter sur son corps. »

Chaque âme se hâte de monter sur son corps;

Celles qui ont péché ont une main sur la poitrine,

l'autre sur la face; Elles disent : « Lève-toi, corps abject, De l'endroit tu gis; tu n'as jamais donné au pauvre

un morceau de pain ; Tu m'as noircie par tes péchés ; Viens au moins à mon secours en ce jour du jugement. »

Les âmes qui furent justes

Rejoignent leur corps avec joie;

Elles disent : « Lève-toi, corps, mon frère,

Tu as fait souvent l'aumône aux pauvres,

Tu m'as conservée pure au monde,

Allons nous présenter au tribunal de Dieu,

l'on pèse les péchés et les récompenses. »

PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 157

Tous se rendent devant le tribunal du Dieu créateur.

Les justes s'agenouillent, Dieu les remet *

Aux mains des apôtres Pierre et Paul.

Les pécheurs, Dieu leur dit : « Allez dans le feu éternel ;

Je ne reconnais personne parmi vous. »

Alors ils invoquent la Sainte Mère de Dieu : « Ne laisse pas périr les âmes que tu créas! » Grandes sont les souffrances des pécheurs.

Van-Moush.

VIII

CHANTS HISTORIQUES CONTES

COMPLAINTE DE LEON *

Je pleure mon Léon

Qui tomba captif aux mains des musulmans ;

Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge !

Q ue la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !

Le Sultan vient sur la place,

Il joue avec son globe d'or;

Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge !

Que la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !

Il joue et passe le globe à Léon :

« Prends, joue, et passe-le à ton père. »

Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge!

Que la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !

i. Héthoum Ier, roi de la Petite Arménie, s'étant rendu auprès du khan Mango, empereur des Tartares, pour demander son assistance contre les Mameluks, Funduktar, le sultan d'Egypte, Vint attaquer en Pan J268 le royaume arménien. Thoros et Léon, les deux fils de Héthoum, défendirent leur pays contre l'agresseur, mais Thoros fut tué dans le combat, et Léon tomba entre les mains des Mamclucks qui le menèrent en Egypte. Il y resta jusqu'au jour son père, rentré en Aménie, courut au secours de son fils et réussit à le délivrer.

162 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

« Léon, si tu te convertis à l'Islam,

Mon père et moi nous serons tes esclaves. »

Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge!

Q't3 la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !

Léon, assis dans la forteresse, Le mouchoir aux yeux, pleurait. Caravane qui t'en vas vers Sis *, Porte de mes nouvelles à mon père.

Lorsque le père l'apprit,

Il mit en campagne de nombreux cavaliers,

Il marcha contre le Sultan,

Il fît couler des fleuves de sang.

Il reprit son fils Léon,

Il accomplit le vœu de son cœur.

Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge!

Que la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !

COMPLAINTE DES ARMENIENS DE DJULFA2

Malheur à vous, pauvres Arméniens !

Sans avoir commis aucune faute, et sans aucune raison, vous avez été dispersés ;

i. Sis était la capitale du royaume de la Petite Arménie. 2. Ce chant a été composé à la suite de la destruction, par Ghahabbas Ier, de la ville de Djulfa.

CHANTS HISTORIQUES, CONTES (63

Vous allez en captivité à Khorassan, Affamés, assoiffés, nus et misérables.

Vous avez jusqu'ici subi cent mille maux, Mais vous n'aviez jamais quitté votre doux pays; Maintenant vous abandonnez les tombeaux de vos pères, Vous laissez à des étrangers vos maisons et vos églises.

Ces plaines délicieuses, cette grande ville, Ces eaux douces, ces villages opulents, A qui les laissez-vous, puisque vous partez? Est-il bien possible que vous les oubliiez?

J'ai peur qu'ils ne s'effacent de votre mémoire; Ne les oubliez jamais, tant que vous serez en vie! Raconte?: au moins à vos fils et à vos petits-fils

Gomment vous avez été chassés de votre patrie en ruines.

Le nom du mont Massis, de l'arche de Noé, De îi plaine de TArarat, du saint Etchmiadzin,

De la caverne profonde \ de la Sainte Lance de Moughni, Qu'ils ne l'oublient jamais jusqu au jour du jugement.

Il eût mieux valu que mes yeux fussent aveuglés, que mon cou fût cassé,

i. La caverne profonde est l'endroit où, selon la légende, le roi Tiridate enferma Grégoire l'Illuminateur.

464 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Pour que je ne t'eusse pas vue dans cet état, pauvre Arménie!

Il eût mieux valu que je fusse mort, Plutôt que d'être vivant et de te voir telle!

NAREKATSl !

LÉGENDE

Narékatsi portait un pain;

Les laboureurs l'envoyèrent chercher de l'eau,

Ils mangèrent le pain,

Ilsmirentàsaplace,dansla serviette, de la bouse séchée :

Ils voulaient éprouver Narékatsi.

Narékatsi revint, appela les laboureurs :

« Venez manger avec moi. »

Les laboureurs lui dirent : « Toi, commence à m; nger,

i. Grigor Narékatsi, ou Grégoire de Narek, le plus grand des mystiques arméniens, a vécu vers la fin du xe siècle, au couvent de Narek, à Van. Il a laissé un commentaire du Cantique des Cantiques, des poèmes religieux, une Louange de la Sainte- Vierge et le Livre des Lamentations, une suite de prières qui est an chef- d'œuvre de sensibilité suraiguë et de lyrisme puissant; ce recueil de prières est considéré par le peuple arménien comme un livre sacré, dont certaines pages peuvent guérir des maladies, chasser les démons, éloigner les serpents et les fauves. L'imagination populaire a auréolé la figure de Narékatsi d'une série de miracles qu'il aurait accomplis et dont quelques-uns sont rapportés dans ce chant.

CHANTS HISTORIQUES, CONTES 165

Nous reviendrons à l'instant. »

Narékatsi ouvrit la serviette

Et la vit remplie de bouse séchée ;

Il se mit à genoux par terre,

Fit le signe de la croix sur la'serviette ;

Les laboureurs, au retour,

Virent la bouse changée en pain,

Ils en furent fort émerveillés.

Narékatsi se rendit au défilé de Gharzid,

Il vit que le berger était mort,

Et les brebis restaient abandonnées.

Il y exerça sept ans la fonction de berger,

Il reçut son salaire et entretint des orphelins,

Narékatsi, protecteur des orphelins !

Il faisait paître ensemble les agneaux et les loups.

Ceux qui le voyaient en étaient tout émerveillés.

Narékatsi s'en alla au pays de Moush, Il entra chez quelqu'un comme domestique. C'était un débiteur sans ressources; Il battit le blé dans son aire.

Ses créanciers vinrent en bande et s'y rassemblèrent; Il quitta l'aire, rentra chez lui et se mit à pleurer. Narékatsi dit aux créanciers :

Voulez-vous prendre du blé à la place de votre argent ? Ils dirent: Si tu nous donnes du blé, nous serons très contents.

466 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Narékatsi se mit à genoux par terre,

Fit le signe de la croix sur le tas de blé,

Il donna du blé à la place de l'argent,

Les créanciers furent satisfaits et partirent.

Narékatsi appela son maître:

Maître, est le puits ? nous allons y entasser le blé.

Le maître dit : « Va-t-en ! es-tu donc venu verser de la

moutarde sur mon cœur ? » Narékatsi dit: «Viens donc voir, ils sont tous partis

satisfaits. » La femme sortit et vit que le tas était le même qu'avant. Elle cria à son homme: « Viens, portons le blé che/,

nous. » Il vint et ils portèrent le blé, Ils en comblèrent le puits, Et ils emplirent la maison de grain. Narékatsi, libérateur des débiteurs ! Narékatsi a étonné le monde entier.

Il quitta cette maison, il vint en un village,

Il vit un nouveau marié mort sur son siège ;

Le père, la mère pleuraient leur agneau;

Narékatsi se mit à genoux par terre,

Il fit une prière au créateur :

Le marié ressuscita sur son siège,

Le père, la mère en furent réjouis.

Narékatsi quitta ce village et rentra à Narek,

Narékatsi, ressusciteur des morts !

CHANTS HISTORIQUES, CONTES 167

Les vartabeds de Sis apprirent ces choses et en furent

étonnés, Ils invitèrent Narékatsi et voulurent l'éprouver. Ils remplirent d'eau un petit panier, Ils l'envoyèrent en cadeau à Narékatsi. Narékatsi égorgea deux pigeons, Il appela les vartabeds :

Venez manger avec moi.

Mais, que fais-tu donc ? .

J'avais oublié qu'il est aujourd'hui vendredi. Donnez donc à ces pigeons l'ordre de s'en aller.

Nous n'avons pas cette puissance.

C'est toiKjui les as égorgés, donne-leur toi-même l'ordre

de s'en aller. Narékatsi se mit à genoux par terre, Fit le signe de la croix sur les pigeons; Ils prirent le vol et s'en allèrent ; Les vartabeds le virent et furent émerveillés.

Narékatsi remplit d'eau le panier,

Mit du feu sur l'eau,

Mit du coton sur le feu ;

Il dit : Prenez cela et portez-le, comme cadeau, à votre

supérieur. Ils le prirent et s'en allèrent; Le supérieur s'aperçut Que l'eau n'avait pas éteint le feu,

168 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Et que le feu n'avait pas brûlé le coton.

Il en fut grandement émerveillé.

Saint Narékatsi, faiseur de miracles!

Mogk.

LA CROIX DE KAROSS

CONTE

Ce soir de samedi à dimanche,

Quarante bergers s'assemblèrent ;

Ils formèrent une croix avec du raifort,

Ils l'enveloppèrent avec des feuilles de noyer,

Ils mirent des pommes aux quatre bouts,

Ils se tinrent devant et se signèrent,

Ils invoquèrent le bon Dieu,

Ils firent, à genoux, une petite prière;

Avec l'ordre de Dieu ils changèrent le raifort en argent,

Les pommes en or;

Ils se tinrent devant et se signèrent,

Ils firent, à genoux, une petite prière,

Ils dirent chacun un Miserere,

Avec l'ordre de Dieu ils firent descendre du ciel une

relique dans la croix; La croix s'envola, alla au champ de Kaross ; La nuit, elle éclairait le champ de Kaross ; Le jour, elle ombrageait le champ de Kaross ; On l'appela la croix de Kaross.

CHANTS HISTORIQUES, COUTES 169

On en avisa le maire du village,

Que Dieu lui accorde ses bienfaits ! Le maire en informa le peuple de son village, Il rassembla le peuple de son village,

Il en forma une longue procession

Qui vint passer devant la croix en chantant le Miserere ;

La croix s'élança dans les bras du curé;

En chantant le Miserere, on alla la placer dans l'église;

La nuit, elle éclairait l'église;

Le jour, elle ombrageait l'église.

Il y avait au village sauf votre respect! un chien

de « kezir » ; Ce chien alla informer le seigneur kurde, Il lui donna un conseil; « Une croix, dit-il, vient de tomber entre les mains

des Arméniens, La nuit elle éclaire l'église, Le jour elle ombrage l'église. Les Arméniens ne méritent pas de la posséder, Elle conviendrait mieux à ton palais. La nuit, elle éclairerait ton palais, Le jour, elle ombragerait ton palais. »

Le seigneur kurde fut tenté,

Il envoya au village Ali et Youssouf

Demander au maire la croix de Kaross :

Que Dieu comble ce maire de tous ses bienfaits !

10

170 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Le maire prit un sac plein d'or, Un sac plein d'argent, Pour le seigneur kurde ; Il dit : « Je prie le seigneur kurde, Je supplie le seigneur kurde, Qu'il ne touche pas à la croix des Arméniens ; S'il veut de l'or, voici de l'or; S'il veut de l'argent, voici de l'argent. Pour lui l'or et l'argent valent certes mieux que cette croix. » ; \v:

Ali et Youssouf n'en furent pas persuadés.

Alors, en pleurant et en grommelant, ils les condui- sirent à la porte de l'église ;

Ils portèrent la croix devant Ali ;

Ali fut pris de rage, son cheval fut pris de rage,

Youssouf fut pris de rage, il se mit à mordre la peau de son bras,

Comme un cheval mordant son orge.

On les mit dans un grand sac en poils,

On les envoya au seigneur kurde,

On lui dit : « Voici de la conserve d'automne. »

Le chien de ;< kezir » âgé de cent cinquante ans

Expliqua la chose à sa manière au seigneur kurde;

Il dit Ce n'est pas la croix de Kaross qui a fait cela,

ce sont les Arméniens qui l'ont fait.» Le seigneur kurde lui ajouta foi,

CHANTS HISTORIQUES, CONTES 171

Il monta au sommet de sa tour, Il cria par toute sa ville,

Il souleva sept mille cinquante hommes contre la croix de Kaross.

Ils partirent; arrivés au milieu de la plaine, Les derniers se tournèrent contre les premiers, Les premiers se tournèrent contre les derniers, Ils se passèrent les uns les autres au fil de l'épée, Ils élevèrent des forteresses avec des cadavres, Ils formèrent des fleuves avec le sang versé.

Un seul put s'échapper, Qui alla informer le seigneur kurde, Et dit : « Que Dieu démolisse ta maison! A peine arrivés au. milieu de la plaine, Les derniers se sont tournés contre les premiers, Les premiers se sont tournés contre les derniers, Ils se s mt passés les uns les autres au fil de l'épée, Ils ont élevé des forteresses avec des cadavres, Ils ont formé des fleuves avec le sang versé. Moi, j'ai pu m'échapper > Et t'apporter cette nouvelle. »

Le repentir tomba dans le cœur du seigneur kurde;

Il se mit à genoux

Et dit : « Je prie la croix de Kaross,

Je supplie la croix de Kaross;

172 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

J'ai quarante béliers puissants,

Je les immolerai à la croix de Kaross;

J'ai quarante vases pleins d'or,

Je les donnerai en offrande à la croix de Kaross ;

Qu'elle ne fasse pas de mal à mon palais. »

Il dit encore : « Je prie la croix de Kaross,

Je supplie la croix de Kaross,

J'ai quarante génisses vierges,

Je les immolerai à la croix de Kaross,

Qu'elle ne fasse pas de mal à ma forteresse. »

La croix de Kaross n'écouta pas cette prière :

L'enfant fut pris de rage dans son berceau,

Le dame fut prise de rage en son boudoir,

La forteresse s'ébranla sur ses fondements,

Le « kezir » eut la bouche envahie par la gale,

Les chiens vinrent et le mangèrent,

Et tout le monde accourut pour voir ce spectacle l

Mogk.

i. Dans une variante (de Van), la fin de ce conte est un peu diffé- rente; la croix de Kaross y paraît plus clémente et ne réserve son courroux qu'au traître :

La croix de Kaross exauça la prière du seigneur kurde, Elle exauça la prière de la femme dans sa chambre, Elle exauça la prière de l'enfant dans son berceau, Mais le « kezir » resta enragé sur le parquet.

CHANTS HISTORIQUES, CONTES 178

LE SEIGNEUR ASLAN

CONTE

Le seigneur Aslan est assis dans la chambre parée,

Il mange son pain, il boit son vin,

Il mène sur la terre une vie douce,

Il ne soupire pas après les biens de ce monde.

Le pain manqua, le vin manqua, Il appela son domestique : « Voici de l'argent, va au marché, Achète du pain, achète du vin,

Dépêche-toi, apporte-les avant que mon banquet ne soit terminé. »

Le domestique se rendit au marché,

Il vit un pauvre mort dans la rue ;

Il donna au prêtre le bandeau de sa coiffure,

Et il donna sa ceinture pour qu'on en fît un linceul.

Puis il acheta le pain, il acheta le vin,

Il arriva en retard au banquet de son maître.

« Pourquoi reviens-tu si tard?»

Dit le seigneur Aslan.

« Que je sois immolé pour toi ! seigneur Aslan, dit le

domestique; En me rendant au marché, J'ai vu un pauvre mort dans la rue,

10.

174 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

J'ai donné au prêtre le bandeau de ma coiffure, J'ai donné ma ceinture pour qu'on en fît un linceul, Et l'on a enterré le pauvre; Voici pourquoi je suis en retard. »

Les yeux du seigneur Aslan se figèrent sur leurs tiges ;

Il dit : « Qui est-ce donc qui a pris l'âme de mon pauvre ?

S'il le peut, qu'il vienne prendre ma douce âme à moi. »

« Seigneur Aslan, que je sois immolé pour toi!

C'est l'ange Gabriel

Qui a pris l'âme de ce pauvre. »

Le seigneur Aslan cria à son domestique : « Fais sortir mon cheval Boz-Bédavi, Mets sur lui la selle en nacre;

De quel droit vient-il donc prendre l'âme de mon pauvre ? »

Le seigneur Aslan se rendit au marché, Il appela l'ange Gabriel,

Et lui dit : « Qu'as-tu à faire avec mon pauvre? Pourquoi prends-tu l'âme de mon pauvre ? Viens prendre, si tu peux, ma douce âme à moi. »

L'ange Gabriel

Se battit avec le seigneur Aslan ;

Ils se battirent jusqu'à midi.

L'ange Gabriel frappait doucement le seigneur Aslan ;

Le seigneur Aslan frappait l'ange de tout son cœur.

CHANTS HISTORIQUES, CONTES 175

A midi, l'ange lança un regard oblique sur le seigneur Aslan,

Le seigneur Aslan vint, tout étourdi, tomber sur son lit. Son père dit : « Que je sois immolé pour toi, mon fils ! Pourquoi es-tu venu, tout étourdi, tomber sur ton lit? » Aslan dit : « Je me suis battu avec l'ange Gabriel, Il veut me prendre ma douce âme. »

Le père dit : « Donne-lui ton cheval Boz-Bédavi ,

Donne ta selle de nacre,

Donne ton sabre bien trempé,

Donne fes sept tas d'or,

Donne tes sept tas d'argent,

Ne donne pas ta douce âme. »

Aslan dit : « C'est l'ange Gabriel!

Il ne fait nul cas des biens de ce monde,

Il demande une âme en échange de la mienne. »

Le père dit : « J'ai vécu trois cents ans,

Mais je suis encore comme un marié sur son siège d'or;

Je ne veux pas donner mon âme en échange de la tienne. »

La mère vint et dit : « Que je sois immolée pour toi, mon fils !

Pourquoi es-tu venu, tout étourdi, tomber sur ton lit? » Aslan dit : « Je me suis battu avec l'ange Gabriel, Il veut me prendre ma douce âme. »

176 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

La mère dit : « Donne ton cheval Boz-Bédavi,

Donne ta selle de nacre,

Donne ton sabre bien trempé,

Donne tes sept tas d'or,

Donne tes sept tas d'argent,

Ne donne pas ta douce âme. »

Aslan dit : « C'est Fange Gabriel !

Il ne fait nul cas des biens de ce monde. »

La mère dit : « Je suis en vie depuis trois cents ans,

Mais je me sens encore comme une nouvelle mariée au visage voilé,

Je ne veux pas donner mon âme en échange de la tienne. »

L'épouse vint et dit : « Que je sois immolée pour toi, seigneur Aslan !

Pourquoi es-tu venu, tout étourdi, tomber sur ton lit ? » Aslan dit : « Je me suis battu avec l'ange Gabriel, Il veut me prendre ma douce âme. » Elle dit : « Donne ton cheval Boz-Bédavi, Donne ta selle de nacre, Donne tes sept tas d'or, Donne tes sept tas d'argent, Ne donne pas ta douce âme. »

Il dit : « C'est l'ange Gabriel !

Il ne fait aucun cas des biens de ce monde,

Il demande une âme en échange de la mienne. »

CHANTS HISTORIQUES, CONTES 177

Elle dit : « Je ne savais pas qu'il demande une âme en échange de la tienne :

Je donne, de bon cœur, mon âme en échange de la tienne. »

L'ange Gabriel fît monter l'âme de l'épouse jusqu'à la gorge,

Et lui dit : « Ne donne pas ton âme en échange de la sienne;

Le père ne l'a pas donnée, la mère ne l'a pas donnée ; Pourquoi donnes-tu ton âme en échange de la sienne ? »

Elle dit : « Je donne, de bon cœur, mon âme en échange de son âme, Pour que je ne devienne pas une veuve lamentable. »

L'ange Gabriel monta au ciel, Il consulta le Seigneur,

Et dit : « Le père et la mère n'ont pas donné leur âme en échange de l'âme de leur fils,

L'épouse donne son âme en échange de l'âme de son homme. »

« Va, dit le Seigneur, prends l'âme du père et de la mère;

J'accorde aux deux époux cinq cents ans d'existence, Qu'ils mènent sur la terre une vie douce. »

Mogk.

17S CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

L'ASCÈTE AMOUREUX

CONTE

Il y avait un petit homme,

Qui demeurait au monastère.

Il ne'mangeait par jour qu'un pain de millet.

Et il en donnait une partie aux pauvres.

L'amour tomba

Dans le bosquet de son cœur.

Nuit et jour, délaissant les psaumes^

Il se disputait avec les démons.

L'un d'eux dit : Frappons et laissons-le évanoui; L'autre dit : Non, frappons et laissons-le aveuglé, Inspirons-lui l'amour de Saltchoun-Paché *.

A peine eut-il fait quelques pas,

Il laissa choir l'Evangile ;

A peine eut-il fait quelques pas encore,

Il oublia jusqu'au Pater ;

Il oublia canons, psaumes et liturgies,

Il oublia la croix et l'Évangile ;

Embrasé par l'amour, il oublia

Les règlements du monastère.

Il abandonna la croix, prit le damboura,

Et il ne quitta plus l'amour.

Van.

i. Vierge imaginaire, d'une beauté idéale, de laquelle s'amoura- chent les jeunes gens dont le cœur s'ouvre à la vie.

IX

CHANTS D'ÉMIGRÉ

CHANTS D'ÉMIGRÉ

Les chants d'émigré occupent une grande place dans la poésie populaire arménienne.

Depuis que la plus grande partie de l'Arménie fut conquise par les Turcs, c'est surtout à Constantinople que la plupart des émigrants arméniens sont venus exercer un métier quelconque pour pouvoir payer les lourds impôts dont le gouvernement les écrasait et pour délivrer, en outre, leurs maisons et leurs terres des mains de cet autre tyran, l'usurier. Presque tous quittaient le pays après s'être mariés, laissant leur femme enceinte, pour rester attachés à leur pays par le plus puissant des liens. Ils acceptaient les charges les plus dures (ils étaient ouvriers, portefaix, domestiques) pour pouvoir venir en aide à leur famille. Ils habitaient dans les hans, sorte d'hôtels sales et primitifs, souvent entassés trois

11

182 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

ou quatre dans une seule chambre : et malgré tous leurs efforts pour amasser une petite somme, la plupart mou- raient à l'étranger, usés par une vie d'extrême fatigue, de lourdes privations, et par l'incurable nostalgie qui les minait.

Les chants suivants expriment la douleur de ces malheureux et la souffrance de leurs épouses s'épuisant là-bas dans une longue et pénible attente.

CHANT DU JEUNE MARIE QUI EMIGRE

Douce bien-aimée, je te salue enjpleurant, Je m'en vais loin de notre ville ! Viens, que je t'embrasse les yeux et les sourcils, Pour que, quand je serai loin, je souffre un peu moins de nostalgie.

Je resterai privé de ta face

Et de ton sein façonné par Dieu.

Tu t'es épanouie comme une rose,

Moi, je pleure devant toi comme un rossignol.

Que je cesse d'être un homme si jamais j'aime une autre,

Ou si j'oublie ton amour,

Ou si je laisse sortir de mon cœur et si je renie

Ton doux petit baiser.

CHANTS D'EMIGRE 183

Quand même je mangerais amandes et bonbons, Sans toi ma vie est amère ; Je n'ai que vingt ans, mais j'ai déjà entassé Mille ans de douleur.

Que me vaut de vivre longtemps

Si je dois vivre privé de toi ?

Nous devrions vivre ensemble, ma petite âme,

Et que le monde fût notre lit !

Nous devrions vivre ensemble, mes yeux! Et que les montagnes fussent notre auberge! Dis cela, ma petite âme, dis cela, Et que je mange tes yeux avec tes sourcils.

LE DEPART DE L'EMIGRANT

L EMIGRANT

Je m'en vais, je m'en vais!

Moi, je m'en vais! vous autres, demeurez en paix!

Je vous confie une fleur,

Conservez-la parmi des roses.

184 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Asseyez-vous toujours chacun à votre place, Gardez mon siège toujours vide. Que vous soit doux tout ce que vous boirez, Versez ma part devant mon siège vide.

LE CHŒUR DES FEMMES

Bel homme au manteau rouge,

t'en vas-tu tout seul ?

Attends! que saint George t'accompagne,

Pour te défendre contre les cavaliers qui t'attaqueraient.

Que saint George monte sur son cheval,

Saint Nicolas sur son blanc mulet.

Saint George ! saint Démètre !

Saint Nicolas ! écoutez ma prière :

Tenez mon émigrant par le bras,

Aidez-le à passer les montagnes lointaines *.

t. Ce chant provient des villages de Vank et de Tzorak (Eghine), se trouvent les Haï-Horom, les Grecs arménisés, qui parlent l'arménien, appartiennent à l'église arménienne, mais portent encore des noms grecs et ont conservé le culte de saints grecs comme saint Démètre et saint Nicolas.

CHANTS D'ÉMIGRÉ 185

CHANT D'ÉMIGRÉ

L'émigré en pays étranger A le cœur serré : sa vie se consume. A voir la fièvre de son cœur, Les rochers même se fendraient.

Quand vous voulez maudire quelqu'un,

Dites-lui : « Deviens un émigré !

Que la montagne te serve de chevet ;

Que tu te couches sur le sable;

En te rappelant ton pays,

Que toute ta personne soit endolorie. »

Mon cœur est comme une cruche fêlée;

J'ai beau y verser de l'eau, il ne s'emplit pas.

Chaque oiseau a trouvé sa compagne,

Moi, je reste tout seul;

Chaque pierre s'est arrêtée à sa place,

Moi, je roule toujours.

Va

LE RÊVE DE L'EMIGRE

Je suis un petit oiseau sauvage; on m'a pris et mis dans cet étroit cachot.

Mon cœur est affligé de ce que je me trouve séparé

186 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

de mes compagnons et que je ne suis plus dans leur bande.

Mon cœur est brisé, mon échine cassée, je n'ai aucun moyen de salut, que vais-je devenir ici en captivité ?

Si l'on m'amène comme chanteurs le rossignol et la tourterelle, cela ne pourrait me réjouir.

Si l'on m'apporte comme présent mille plumes de toutes couleurs, cela ne pourrait me réjouir.

Si l'on m'apporte des bonbons avec de l'eau-de-vie, cela ne pourrait me réjouir.

Si Ton me donne le pouvoir de mille trônes, et qu'on me fasse le maître de cent mille hommes, cela ne pour- rait me réjouir.

Si l'on me donne des serviteurs par milliers et des cavaliers innombrables, cela ne pourrait me réjouir.

Si l'on élève pour moi un palais tout orné d'or et de pierres précieuses, cela ne pourrait me réjouir.

S'il y avait un moyen pour moi de sortir de cet étroit cachot,

Si je pouvais m'envoler, monter dans l'air et voir ma bande,

M'y mêler en voletant, en folâtrant et en chantant,

Alors, me trouvant dans ma bande,

Mon cœur, qui souffre de rester séparé des miens, serait réjoui.

CHANTS D'ÉMIGRÉ 187

A LA GRUE

Chante, grue, chante, puisque nous sommes encore au printemps;

Le cœur des émigrés est gonflé de sang!

Tu ne te reposes que sur des lieux verdoyants.

Le soleil, qui éclaire le monde entier, est pour moi sombre comme de la fumée.

Chante, grue, chante sur les hautes montagnes; Je suis^en pays étranger, et j'ai peur d'y mourir. Ne pleure pas, ma mère, ne pleure pas ! je suis en pays étranger,

Mais j'aspire à revoir la terre et l'eau de mon pays.

Djavahk.

J'étais un arbuste de cognassier, Poussé sur un rocher.

On est venu m'arracher, .

Et l'on m'a transplanté dans un verger étranger;

Avec de l'eau sucrée on m'a arrosé.

Frères, venez me reporter sur mon sol, Et arrosez-moi avec l'eau des neiges.

Eghine.

188 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

La petite lune se détache du sommet,

Ronde d'un côté, creuse de l'autre ;

Elle monte lentement,

Elle s'arrondit comme une nouvelle mariée.

Petite lune, je te souhaiterai de garder toujours ta lumière,

Si tu restes une petite minute; J'ai deux mots de plainte à te dire, Ecoute ma plainte, puis va-t-en.

Va dire à mon absent,

Qu'il ne demeure plus là-bas, qu'il revienne ;

Va dire à mon bien-aimé :

« Ton aimée pleure affolée,

Elle pleure,, et elle pleure à faire pitié,

Ses yeux sont baignés de sang. »

Tes paroles sur ma tête!

Mais je ne connais pas la porte de ton bien-aimé r

Attends ! je vais te l'expliquer. A Stamboul, au han de Chekren, Assis au jardin des cyprès,

Il mange des amandes et vend du sucre;

Il le vend à tout le monde à bon marché,

A moi seule il le v.end cher;

Il a fait de ses yeux une balance,

Il la soulève avec ses sourcils.

Eghine.

CHANTS D'ÉMIGRÉ 189

CHANT DE L'ÉMIGRÉ AGONISANT

Dans les profondes vallées de Stamboul, Le fruit de mes dix ans de travail fut perdu. Malheur à ma mère qui me donna naissance, Qui m'allaita la nuit, me berça le jour !

Je n'ai pas mon petit père qui me demande comment je me porte;

Je n'ai pas ma petite mère qui soigne mes blessures ;

Je n'ai pas ma petite sœur qui prépare mon lit ;

Je n'ai pas mon petit frère qui coupe le drap et me fasse des habits.

Djavahk.

CHANT DE L'EMIGRE AGONISANT

Menez-moi devant la porte de ma bien-aimée ; Ouvrez mes blessures, montrez-les à la cruelle ; Coupez mes doigts, allumez-les comme des cierges ; Jetez sur moi du sable, et brûlez-le comme de l'encens ; Enterrez-moi devant la porte de ma bien-aimée.

Djavahk.

II.

190 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

CHANT DE L'ÉMIGRÉ AGONISANT

Pitié ! pitié ! transportez-moi à Scutari1, Faites-moi traverser la Mer Noire, montrez-moi le

chemin,

Conduisez -moi devant la petite porte de ma mère,

Mettez-moi par terre, et pleurez un peu,

Faites descendre ma bien-aimée, dénouez ses cheveux

tressés,

Faites descendre ma petite sœur ; que ses yeux teints

de khôl pleurent sur moi !

Elles ne sont pas là!.,, elles ne viennent pas !... Enterrez-moi tout seul, abandonné de tous!

Eghine,

CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRANT

Abaissez-vous, montagnes ! abaissez-vous, rochers Pour que je puisse passer par-dessus ; Mon doux bien-aimé part pour l'étranger, je voudrais aller le rejoindre !

Qui sait, hélas! si je pourrai jamais le revoir?

Eghine.

i. Faubourg de Constantinople, [situé sur la "rive asiatique du Bosphore.

CHANTS D'ÉMIGRÉ 191

CHANT DE L'ÉPOUSE DE L'ÉMIGRÉ

En me frappant le sein, j'ai mis en route mon bien— aimé.

A regarder son chemin, mes cheveux ont blanchi.

Qu'il neige aujourd'hui, que la grêle tombe avec la neige,

Mais que mon aimé revienne, que je puisse dormir d'un doux sommeil !

Misérable Bey-Oghlou1! maudite Scutari ! Qui m'avez accaparé mon bien-aimé ! Malheureux Boulanek! qu'il était doux d'y vivre! Qu'il m'était doux d'y dormir sur le sein de mon aimé !

Son baiser était du miel indissoluble, Il était un remède à mon cœur embrasé. Reviens, bien-aimé, reviens, je ne te ferai nul reproche! Je pourrais en mourir, je te le jure! mes blessures sont profondes !

Chaque cime a son maître, Chaque biche a son homme : Moi, gentille biche, je n'ai pas de maître ; Celui qui ne m'aime pas n'a donc pas d'amour dans son cœur.

i. Bey-Oghlou (Péra) est le ^quartier européen de Constant!- nople<

192 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Je t'ai aimé dès ton enfance,

J'ai inscrit ton nom sur mon bras;

Tu m'étais plus précieux que quatre-vingts toumans *.

J'ai tant pleuré en te voyant partir!

Je voudrais avoir de la fortune pour t'acheter; Je t'aurais mis du henné aux mains et aux pieds ; J'aurais bu avec toi du vin de grenades, J'aurais dormi, grisée, dans tes bras. Je t'aurais pris un petit baiser, et j'aurais poussé un soupir de soulagement.

Reviens, bien-aimé, reviens, ne reste pas là-bas. Ce monde mensonger n'est pas éternel.

Tu entres dans la mer et tu nages,

Tu sors de l'eau et tu grelottes ;

Tu es plus brillant qu'un grain de grenade;

Tu agites mes vieilles douleurs.

Une eau tombe de la montagne, Elle vient couler par la fontaine de marbre ; Ne touchez pas à la blessure de mon cœur. Mon bien-aimé a violé son pacte !

Tu es rentré dans le navire d'or, Le vent murmure, amoureux de toi. Le navire s'avance sur la mer sans fond; Tu exposes ta poitrine à la fraîche brise.

1 Le touman, monnaie persane, vaut cinq francs.

CHANTS ETÉMIGRÉ 193

Reviens, bien-aimé, reviens, je ne te ferai nul re- proche;

Je pourrais en mourir, je te le jure! mes blessures sont profondes !

Le navire apparaît sur la mer ; La voile se déploie, gonflée par le vent; J'aperçois le visage de mon bien-aimé Que je meure sur les chemins de mon absent, Qui a réduit en cendres l'espoir de sa biche. Reviens, bien-aimé, reviens, je ferai pleurer les mon- tagnes,

Je ferai revenir par mes pleurs beaucoup d'émigrés !

Van.

CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRE

O mon charmant bien-aimé,

Qui es au loin depuis douze ans,

Comme je brûle du désir de te revoir !

J'ai oublié les traits de ton visage.

Comme je voudrais te voir de mes yeux !

Comme je voudrais te parler avec ma bouche!

Pendant les douze mois de l'année,

Tu restes là-bas, de l'autre côté de la mer ;

Tu prétends que c'est la mer qui t'empêche de revenir.

19t CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Je voudrais pouvoir allonger mes bras comme un pont, Pour que tu passes dessus et que tu viennes.

Viens ! je te mènerai au bain,

Je laverai tes boucles dorées ;

Au sortir du bain,

Tu rentreras chez nous,

J'étalerai un tapis de soie,

Que j'ai mis douze ans à broder ;

J'étendrai un lit de plumes,

Avec des draps de tulle ;

Je rangerai des oreillers les uns sur les autres,

J'étendrai une couverture bordée de broderies d'or.

Je dresserai une petite table d'or,

Sur laquelle je mettrai la perdrix rôtie;

J'apporterai le vin de grenades,

Dont la couleur ressemble à ton teint ;

Tu boiras, et je dirai : « Que ce vin te soit doux!

Qu'ils te soient doux, l'amour et le vin!

L'amour convient à celui qui sait aimer,

Le vin à celui qui sait boire. »

Eghine.

CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRE

Reviens, bien-aimé, reviens dans ton jardin! Que notre jardin se remplisse de ton doux parfum! Moi, vin de grenades, toi, doux gobelet, Verse toi-même et bois, et dis-moi tes peines!

CHANTS D'ÉMIGRÉ 195

CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRE

Une eau trouble arrive des flancs de la montagne, Une odeur de sang monte des bords du fleuve. J'ai mis mon aimé en route par les longs chemins; Je souffre d'être privée de sa douce odeur.

Hélas ! je n'ai pas joui de mon Asli; Asli est parti et m'a oubliée ; Depuis lors, je n'ai rien eu de mon Asli. Malheur à moi ! je n'ai même pas reçu une petite nouvelle de lui.

Mon père est berger, mon frère pasteur d'agneaux; J'ai mis en route mon aimé qui disparut derrière ces

montagnes, Derrière ces montagnes, derrière ces rochers.

Et toute mon âme est répandue sur les chemins de mon absent!

Le vent s'est agité sur la mer ; Je suis montée au toit de ma maison, j'ai regardé : Le visage de mon absent m'est apparu là-bas, 11 a réduit en cendres ma pauvre vie.

Van.

19f> CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

CHANT DE L'ÉPOUSE DE L'ÉMIGRÉ

Le rossignol, par amour pour la rose,

Se lamente à grands cris ;

Et moi, par amour pour mon homme,

Je suis devenue pareille au rossignol.

i 0 mon petit homme chéri,

Je souffre d'être privée de ton radieux visage ;

J'ai soif de tes lettres d'amour,

Je suis devenue faible comme une biche.

Ton amour est doux, tes paroles sont douces,

Douces comme le clair de lune ;

Et tu sens bon

Gomme les fleurs du printemps.

0 mon petit homme qui es si loin,

Ta taille est pareille au cyprès,

Ton visage est pareil au soleil ;

Tes mèches sont pareilles à des fils d'or;

Tu as des yeux noirs et des sourcils arqués ; Tes regards sont comme la clarté de la lune, Et tes lèvres comme des cerises, Surmontées des violettes de tes moustaches.

Je brûle de nostalgie, Comme un rossignol privé de son nid; Je me consume comme un phtisique: Et nul remède à ma blessure !

CHANTS D'EMIGRE 197

Mes bras ont perdu leur force, La lumière de mes yeux est obscurcie, C'est toi, le seul espoir de mon cœur! C'est toi, la seule lumière de mes yeux !

Viens! asseyons-nous l'un près de l'autre; Disons-nous l'un à l'autre de douces paroles d'amour ; Ne passons point nos beaux jours de jeunesse Dans des chagrins et des douleurs.

Eghine.

CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRE

Le chemin par va mon absent,

Je voudrais être ce chemin.

Le cours d'eau il va boire,

Je voudrais être la source de cette eau;

Il se serait baissé pour boire à cette eau :

Le désir de mon cœur serait accompli.

A la ville il descendrait,

Je voudrais être l'aubergiste,

Pour qu'il vînt descendre en mon auberge :

Je l'aurais conduit dans ma meilleure chambre,

J'aurais de mes bras enlacé son cou,

Et causé gentiment avec lui.

Eghine.

198 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

CHANT DE L'ÉPOUSE DE L'ÉMIGRÉ

J'ai semé du coton dans les champs de Kharpout. 0 mon rossignol, ne détruis pas le nid de mes petits! Reviens, toi que j'aime, reviens dans ta maison. Je ne veux pas de cadeaux, prends ta jeunesse et viens!

J'ai teint mon tablier avec de la garance de Kendj ;

Mon petit cœur est inondé de gros flots de sang;

Bien-aimée, construis une fontaine, pour que j'aille y boire !

Fais de tes sourcils une perche, pour que j'aille m'y poser.

Reviens dans ta maison, reviens, mon bien-aimé!

Nous avons du pain et du vin, prends ta jeunesse et viens!

Les eaux de la vallée sont devenues chaudes, on dirait que mon aimé s'y est baigné ;

Le parfum des violettes a rempli les monts et les vaux.

Reviens dans ta maison, mon bien-aimé! ne me pousse pas à me jeter à l'eau ; ne rne laisse pas devenir la proie des loups ; reviens dans ta maison !

LA FEMME DE L'EMIGRE ET LA LUNE

Voici la lune rondelette :

Je ressemble, dit-elle, à ton absent.

N'as-tu pas honte, petite lune?

CHANTS D'ÉMIGRÉ 199

En quoi donc ressembles-tu à mon absent?

Mon absent avait des yeux noirs,

Des sourcils noirs et une bouche charmante;

Il avait des lèvres vermeilles

Ornées de moustaches en fils d'or.

Eghine.

Le vent des hautes cimes Vient frapper à la porte. La nouvelle mariée, toute émue, Se lève pour ouvrir la porte. Hélas ! ce n'est pas son homme.

Elle rentre, le cœur brisé. Sa belle-mère lui demande :

Petite bru, donc as-tu mal?

Petite mère! pour ton fils, j'ai mal partout.

Ne pleure pas, petite bru, J'écrirai à mon fils pour qu'il revienne.

Si tu écris à ton fils pour qu'il revienne, Tu posséderas la lumière de Dieu;

Si tu n'écris pas à ton fils pour qu'il revienne, Je te maudirai, tu seras changée en pierre.

Eghine.

200 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

CHANT DE LA SŒUR DE L'ÉMIGRÉ

Mon frère s'est couché dans le jardin, La rosée tombe et mouille sa couverture. Lève-toi, petit frère, rentrons à la maison; La rosée tombe et mouille ta couverture.

Mon frère, à Stamboul, Vend du sucre, assis à l'ombre ; A tous il le vend à bon marché, A moi seul il le vend cher.

Mon frère est parti

Pour un pays étranger ;

Il a ouvert une boutique

Dans un pays étranger.

Il salue tous les passants;

Sa sœur passe, il ne la salue pas.

Frère ! petite eau de ma fontaine !

Verse-moi une goutte d'eau.

Aie pitié ! j'ai soif! je suis venue à ta fontaine,

Et j'ai trouvé bouchée la fontaine de mon frère!

Frère, je suis venue à ta fontaine,

Et j'ai trouvé tarie l'eau de ta fontaine!

Hélas ! mon âme est démolie !

Et je ne peux même plus pleurer.

Bardizak.

CHANTS NATIONAUX

CHANTS DE ZËÏTOUN

La ville de Zeïtoun, dont les neuf chants suivants magnifient les hauts faits, est le dernier vestige qui sub- siste du royaume de la Gilicie arménienne ou de la Pe- tite Arménie, que le prince Roupen fonda vers la fin du xie siècle à la suite de la chute des Bagratides de la Grande Arménie, et que les Mamelucks ont détruit au XIVe siècle. Cette ville s'est conservée presque entière- ment indépendante, refusant de payer l'impôt au gou- vernement turc, jusqu'en 1865; elle était gouvernée par quatre princes, dont chacun étendait son pouvoir tout particulièrement sur l'un des quatre quartiers de Zeïtoun, et qui, élevés à ce poste grâce à la vaillance exceptionnelle dont un de leurs ancêtres avait fait

204 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

preuve, transmettaient leur pouvoir de père en fils. Ces quatre familles princières, qui existent jusqu'à présent, se nomment Sourénian, Yaghoubian, Yéni-Dunia et Ghorvoian.

Les Zeïtouniotes ont victorieusement mené, pendant tout le xixe siècle, une longue et âpre lutte contre les Turcomans, les Tcherkesses et les Turcs. En 1865, les gouvernement turc réussit, à force d'habileté, à intro- duire l'autorité turque à Zeïtoun, en y établissant un caïmacam, et vers 1879, une garnison turque y fut ins- tallée. L'autorité de ce caïmacam ne fut que nominale. Zeïtoun, dont les habitants sont d'ailleurs aussi pauvres que braves, continua toujours à ne payer aucun impôt. En 1895, eut lieu la dernière révolte de Zeïtoun; à l'énorme armée d'Edhem Pacha qui fut envoyée par le sultan pour détruire ce nid d'aigles, les Zeïtouniotes ont opposé une résistance héroïque de six mois et ont ob- tenu, grâce à l'intervention de la France, de la Russie et de l'Angleterre, des garanties pour le maintien de leur régime ; ils sont, depuis lors, gouvernés par un chré- tien, actuellement un Grec, ayant pour conseillers les quatre princes arméniens.

Les poèmes suivants, ou, selon l'expression de Zeïtoun, les « avetch », '■ composés, pour la plupart, par des poètes populaires et quelques-uns par des prêtres- guerriers, chantent les principaux faits d'armes des Zeïtouniotes.

UN COMBATTANT ZE1TOUNIOTE

(Gravure extraite de Zeïtoun, son passé et son présent, par « ZeïtQuiHsi »,)

CHANTS NATIONAUX 207

Kalender Pacha marcha sur Zeïtoun.

Il lui demandait de payer l'impôt au gouvernement; Zeïtoun mangea du raisin sec en guise de pain ; Kalender, ennuyé, proposa de faire la paix f.

Au grondement des fusils ottomans Les fusils de Zeïtoun n'ont attaché aucune importance, Ils ont couché par terre les soldats de Tchapan; Tchapan, mon ami, laisse tranquille le Zeïtoun 2.

Sado-le -boiteux attaqua Zeïtoun,

Il convoitait nos vierges de douze ans ;

Nous avons dressé le fusil entre nos deux jambes,

Sado-bek fut tué de notre propre main 3.

i. Fragment d'un « avetch » composé à la suite de la résistance qu'opposa Zeïtoun aux efforts déployés par Kalender Pacha, en 1808, pour le contraindre à payer l'impôt au gouvernement turc.

2. Fragment de l'avetch composé à la suite de la victoire rem- portée par les Zeïtouniotes en 1819 sur les troupes deTchapan-Oglou qui crut pouvoir soumettre Zeïtoun comme il avait facilement sou- mis Alep et qui s'aperçut bientôt de son erreur.

3. Fragment de 1' « avetch » composé à la suite de la victoire écla- tante remportée par les Zeïtouniotes, en 1847, sur l'énorme armée de Topal-Sado.

208 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Le Prêtre-Fou dit : « J'ai donné le signal du combat, J'ai fait descendre sur les cadavres des vautours et des

corbeaux ; N'écoute pas les méchants, Youssouf Pacha! Dieu entend toujours la prière de Zeïtoun. »

Yaghoubian dit : « Tu sais qui je suis, Tu sais de quels lions se forme mon bataillon, Le sang est monté à mes yeux, je ne crains pas la mort; Pour nous, Zeïtouniotes, le combat est une fête de noces. »

Sourénian dit : « Camarades, n'ayez pas peur ;

Nous sommes prêts à venir à votre secours, comptez

sur nous. » Yéni-Dunia dit : « Ne vous inquiétez pas, Zeïtouniotes ! c'est mon tour de commander le combat. »

Chovroian dit : « ! Youssouf Pacha, Tu es devenu la risée de la tribu des Tédjirli, Tu ne peux pas venir à bout des Zeïtouniotes. Ton renom, ô Zeïtoun, est monté jusqu'au ciel. »

Je suis le poète Khalil, votre humble serviteur,

La tribu des Tédjirli s'étant trouvée en danger,

Zeïtoun se hâta de voler à son secours,

Le mont Ghandel fut témoin de ta gloire, ô Zeïtoun J.

1. Cet « avetch » a été composé à la suite du combat livré par Zeïtoun en 1842 contre Youssouf Pacha pour secourir la tribu voi- sine des Tédjirli, qui, attaqués par les Turcs, avaient demandé l'as- sistance des Zeïtouniotes ; ceux-ci mirent en déroute les troupes de Youssouf Pacha et sauvèrent les Tédjirli.

CHANTS NATIONAUX 209

En l'an mil huit cent soixante-deux,

Le deuxième jour du mois d'août,

Les Tcherkesses furent égorgés sur le pont de Kerken.

Les monceaux de cadavres effrayèrent les oiseaux.

Aziz Pacha vint braquer ses canons,

Il lança quarante-et-un boulets, il ne tua qu'un âne;

Tachdjian visa l'artilleur et l'abattit ;

Le Pacha, d'épouvante, tomba par terre.

Le lien des genoux du Pacha se rompit,

Il eut, de peur, le foie déchiré.

D'un seul coup les Tcherkesses furent écrasés ;

Les quarante mille soldats furent soudain dispersés1.

AVETCH D'AZIZ PACHA 2

Ghorvoian dit : « Je me trouvais clans la bataille;

Je suis resté pendant cinq heures clans la fumée et la poudre.

Il n'est pas de combat sans dépense, j'ai perdu quel- ques âmes.

Mais n'ai-je pas fait périr le décuple des vôtres ? »

i. « Avetch » composé à la suite du grand combat victorieux mené en 1862 par les Zeitouniotes contre les 40,000 soldats d'Aziz Pacha.

2. Cet « avetch » fut également composé à la suite du combat contre Aziz Pacha.

12.

210 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Aziz Pacha dit : « J'ai fait venir dix mille soldats d'Alep et d'Aïntab,

Ils sont restés campés pendant cinq jours sur le pont de Zeïtoun ;

J'ai conduit à la guerre quarante-trois mille soldats;

N'ai-je pas vu la bataille de Kébir? »

Sourénian dit : « J'ai vaincu tout le monde ; J'ai tiré l'épée et je verserai du sang; Si l'on m'irrite, je passerai même la mer; N'ai-je pas toujours accompli ce que j'ai dit? »

Le Pacha borgne reçut l'ordre et vint,

Il devint l'ami de Garabed Kéhia;

Ce furent les Béchenli qui suscitèrent cette affaire.

N'avons-nous pas produit des lions courageux?

Garabed Kasparian dit : « Nous avons foi en Dieu. Nous nous battons toujours à pied ; Allons, Zeïtoun, en avant! Tes monts et tes rochers sont solides.

N'ai-je pas résisté dans le passage de Ghaker ? »

Mon fils Mekhitar dit : « Il n'est pas d'autre moyen : Il faut que nos monts et nos vaux retentissent. Les douleurs et les blessures sont nos gloires ; Pour chaque homme perdu n'en faisons-nous pas périr dix mille ? »'

CHANTS NATIONAUX 211

AVETCH DE BABIK PACHA1

Veyci Pacha dit : « J'irai à Zeïtoun,

Je démolirai la ville, je pillerai les biens;

J'habiterai quelque temps dans le couvent de Zeïtoun;

Je brûlerai votre Zeïtoun, ô princes ! »

Babik Pacha dit : « Je ne crains personne; je ne fais pas grand cas du vali d'Alep ;

Quand même tu amènerais contre moi cent mille sol- dats, je ne bougerai pas.

Vous ne pouvez pas nous subjuguer avec des pa- roles, ô princes ! »

Veyci Pacha dit : « Mes soldats rugissent, les boulets que je lance renversent les montagnes ;

A force de me craindre, Zeïtoun tremble et pleure du sang . »

Babik Pacha dit : « Retiens bien ton serment ; J'ai fourré votre juge dans le §ac aux ordures; Je supprimerai à Marache le nom même du Turc ; Je brûlerai votre Alep, ô princes. »

Veyci Pacha dit : « Il a perdu la tête ; Tout ghiaour qu'il est, il croit pouvoir supprimer le Turc;

i. « Avetch » composé à la suite du combat mené en 1879 par les Zeïtouniotes, commandés par l'héroïque Babik (surnommé « Pacha » par les Turcs eux-mêmes à cause de sa grande bravoure), contre les troupes de Veyci Pacha;

212 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Il ne se rappelle pas les crimes qu'il a commis ; Je détruiraipar force votre honneur, 6 princes. »

Babik Pacha dit : a J'ai tiré l'épée, J'ai abattu Pertiz, Kurtul, Nédirli, J'ai brûlé la tribu de Bozdoghan ; Par Dieu! j'ai soif de sang, ô princes! »

LES BRAVES

Lorsque les braves montent sur leurs chevaux arabes, Ils deviennent intrépides devant l'ennemi ; L'aigle, même vieilli, ne lâche pas sa proie ; Le fils du vieux loup devient toujours un loup.

Je voudrais monter au balcon de ma maison, Je voudrais mener une vie joyeuse et contempler ma belle ;

Je voudrais monter sur mon cheval noir Et montrer comment et Ton se bat.

Les jeunes braves vont se promener dans les champs ; Le jour ils regardent les roses, et la nuit, la lune. L'écho de leurs armes est répété par les monts et les

rochers. Quand leurs armes grondent, on ne voit plus l'ennemi.

CHANTS NATIONAUX 213

Mon fils me fait savoir ce qu'on voit sur les montagnes; Ceux qui voient le combat des braves, pleurent;

Je le dis à vous, ô beys et aghas,

Ce brave seul est noble qui succombe avec sa foi.

AVETGH DE KHOURCHID PACHA1

Khourchid Pacha dit : « Je m'en vais assiéger le petit Zeïtoun,

Si Ton m'irrite, je le détruirai; Je suis le fameux Khourchid et je commande une armée».

Le Zeïtouniote dit : » Oh ! Khourchid Pacha, ne crois pas à tout ce qu'on raconte.

Zeïtoun te le dit, qui tient sa parole ;

Notre parole est faite de diamant, nos guerriers sont des lions.

Zeïtoun te le dit, qui s'élance comme un faucon. »

Khourchid Pacha dit : « Ne m'irritez pas, J'envelopperai vos montagnes dans la fumée de mes canons.

Mon épée est puissante par la foi de l'Islam ;

C'est le sanguinaire Khourchid Pacha qui vous le dit. »

i. « Avetch » composé à la suite de la victoire remportée par les Zeïtouniotes en i85? sur les troupes de Khourchid Pacha.

21 'f CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Le Zeïtouniote dit : « Ne crois pas, Khourchid Pacha, que Zeïtoun est débile:

Il a comme patrimoine le mont Bérid ; Chaque maison possède sept sacs de poudre : Zeïtoun te le dit, qui te résiste et t'anéantira. »

Khourchid Pacha dit : « Attendez, je vais conduire mon armée au couvent;

Attendez, je vais réunir des peuples de diverses langues ; Attendez ! je vais t'anéantir complètement, ô Zeïtoun ; C'est le sanguinaire Khourchid Pacha qui te le dit. »

Chorvoian dit : « Moi, Chorvoian, je parle brièvement : Jésus nous soutiendra !

Quand même les lois de Moïse seraient à votre avantage, Par Dieu, ô Pacha, j'exterminerai tes soldats. »

Khourchid Pacha dit : «Attendez, je vais assiéger votre Zeïtoun.

Je renverserai vos montagnes et vos rochers, Je réduirai en cendres vos vignes et vos jardins. Khourchid vous le dit, qui a conquis tant de villes. »

Yéni-Dunia dit : « Que dis-tu là-bas ? Pour nous c'est une honte d'être attaqués par toi. J'ai cinq mille tireurs, ils sont tous intrépides, Zeïtoun te le dit, qui détruira tous tes soldats. »

Khourchid Pacha dit : « Qu'ils viennent, tous les princes, Et que chacun porte à sa ceinture son linceul ;

CHANTS NATIONAUX 215

Que la bataille se fasse sur les bords du Djihan. C'est le belliqueux Khourchid qui vous le dit.»

Sourénian dit : « Tu seras couvert de confusion ;

Quand même dix pachas viendraient encore, ils ne me feraient pas peur. Ici se trouvent les cadavres de beaucoup de pachas. »

Khourchid Pacha dit : « La bataille est commencée ; elle est trop dure.

Hélas! personne ne sait combien Zeïtoun est sauvage; Je veux prendre la fuite et j'espère y réussir. Oh! comme ce Zeïtoun est cruel et sauvage! »

Baghdjian dit : « Par le Tout-Puissant que j'adore, Je ferai construire des barricades en or et en argent; Vous allez voir comment je lancerai mes lions

contre ses soldats. N'est-ce pas moi qui ai égorgé ses beys circassiens? »

Kourchid Pacha dit : « Je suis perdu !

Attendez un peu, jusqu'à ce que mes soldats soient

rassemblés ;

J'ai demandé beaucoup de victimes pour les immoler à Dieu ;

Kourchid le dit, qu'il a offert à Dieu beaucoup de moutons en sacrifice. »

Yaghoubian dit : « Mon fils Jacob dit que le jour est arrivé :

216 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Battons-nous, et que nos coups résonnent jusqu'à Gonstantinople!

Nous sommes orphelins, personne ne prendra notre sang.

Zeïtoun le dit, qui se bat Tépée haute. »

Kourchid Pacha dit : « Prenons la fuite, abandonnons les munitions que je perds pour toujours ;

Quelle honte pour moi si le sultan Aziz l'apprend !

C'est Zeïtoun qui 'nous poursuit jusqu'à cinq heures de distance. »

AVETCH DE KHOURCHID PACHA '

Accourez, mes frères, venez entendre le récit de nos hauts faits, comment l'infidèle Khourchid, qui voulait nous anéantir, fut écrasé.

Ecoutez, mes frères, le récit de l'agression de Khour- chid Pacha. Oh! cette année-ci fut glorieuse pour nous.

L'impie était décidé à nous massacrer, afin d'enlever nos femmes, nos enfants et nos biens.

Mais qu'il ne compte plus sur ses milliers de soldats, qu'il tremble désormais devant nous et que ceux de ' Marache apprennent aussi à respecter la foi du serment.

i. Cet avetch, qui chante le même sujet que le poème précédent, a été composé par un [prêtre- combattant ayant pris part à la ba-

CHANTS NATIONAUX 217

Salut ii nos chefs qui nous conduisirent sur le champ de bataille, salut à nos sages gouverneurs qui veillent à notre sûreté, salut à nos valeureux princes, et vive notre pays!

En ce moment sublime, Yéni-Dunia s'écrie : « En avant tous ensemble! plus de crainte : je vous procu- rerai un riche butin. »

Sourénian répond : « Je commande à mille guerriers qui vont courir à la mort défendre l'indépendance; mar- chons à l'ennemi! »

Khosroian crie à son tour : « Arrêtez, c'est à moi de marcher le premier à la tête de mes guerriers ; c'est à vous de suivre mon exemple et de repousser l'invasion musulmane. »

Balian reprend : « Admirez mes braves, enviez et ma poudre et mon plomb ; prenez tout et tirez juste ; mes biens, mes fusils et ma vie sont à la nation. »

Garabed le Kaïa dit à son tour : « Libre montagnard, c'est à moi, gardien de Zeïtoun, de défendre le chemin de la liberté. A moi, mes fils, à moi! Ayons foi en Dieu, et montrons-nous dignes de nos ancêtres en abaissant l'orgueil d'un pacha exécré.

Jtaille de 1862. Nous reproduisons ici la traduction qu'en a donnée Victor Langlois en son étude sur Zeitoun publiée dans le numéro du i5 Février i803 de la Revue des Deux Mondes.

13

218 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

« Mes greniers sont garnis de blé, ne comptez plus sur des secours; un pain par jour et combattons dix ans. Nous avons bien assez vécu ; il faut nous sacrifier au sa lut de nos frères. Dieu et la croix sont avec nous ! »

CHANTS DE REVOLTE

LE KURDE1

Le Kurde arriva des flancs de la montagne, Il nous demanda de lui payer le tribut; Boghos, le fils du curé, Frappa ce chien-là et le tua.

Nous allâmes nous réfugier Au milieu des rochers; L'ennemi tira l'épée contre nous; Que cette année-là ne revienne plus !

On a enlevé nos mariées au voile rouge ; Nous sommes restés à la merci des loups ; Nos petits garçons et nos filles, Nous ne savons plus ils sont perdus.

i. Ce chant et les suivants sont de date très récente ; ils expriment les sentiments qui animèrent les Arméniens dans le dernier quart du xix° siècle, et qui aboutirent à l'effort tenté par ce peuple pour abolir les conditions de servitude le gouvernement turc les maintenait. Ils traduisent la douleur et la rage d'une race qui souffre de se voir odieusement exploitée et opprimée par les ban- dits kurdes et par les fonctionnaires turcs, et qui, poussée par le souvenir de son glorieux passé, se décide à accepter les suprêmes sacrifices pour mettre fin à une situation intolérable.

CHANTS NATIONAUX 219

Jeune homme, retrousse tes manches, Frappe au flanc ce chien de cheikh; Grands et petits, tous ensemble, Assommons-les d'un seul coup.

Il n'y a plus pour nous ni jour ni soleil ; Nous ne pouvons même plus causer entre nous Et Dieu voit tout cela, Assis au-dessus de nos têtes!

Les Kurdes féroces, rassemblés, Nous ont assiégés. Ils ont emporté par force Nos troupeaux et nos biens.

Que le Scribe étrangle Alo Qui tua le pauvre Galo ; Que la balle noire atteigne Le chien Selo de Kadjed !

Maudit soit le cheikh Sofi

Qui a éteint la fumée de notre maison !

Que Dieu éteigne de même

La fumée de sa maison !

Je n'aspire qu'à atteindre mon but ! Je ne crains pas le gibet. Du haut du gibet, d'une voix étranglée, Je crierai encore : « Douce Arménie! »

220 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Douce Arménie ! je te voue

Mon cœur et mon âme !

Je veux bien mourir si, par ma mort,

L'Arménie doit revenir à la vie.

Si l'on m'emprisonne pour toi, La prison sera un palais à mes yeux; Si l'on enchaîne mes mains et mes pieds, Je m'en sentirai heureux.

Douce Arménie, charmante mère,

Jusqu'à quand tes fils

Gémiront-ils ainsi ?

Jusqu'à quand seront-ils errants et malheureux?

Ce chagrin, je le crains, me fera mourir, Et je descendrai bientôt dans le noir tombeau. Du fond de mon tombeau, d'une voix morte, Je crierai toujours y « Pauvre Arménie! »

Un cri s'est élevé des montagnes d'Erzeroum, Les cœurs des Arméniens ont bondi au cliquetis des armes.

Le paysan arménien, qui depuis des siècles vivait désarmé,

Quitta son champ, et prit, au lieu de la pelle, le fusil et l'épée.

CHANTS NATIONAUX 221

Le vieillard, courbé sur son bâton, demande en pleurant

A voir la délivrance de sa patrie, puis mourir.

Les femmes exhortent leurs maris A se rendre au combat pour donner et recevoir des blessures.

La vie tendre semble lourde aux jeunes filles; Les armes à la main, elles encouragent les combat- tants.

Trop longtemps tu as pleuré, Arménie, notre mère, terre de gloires ! Tes soldats, bien qu'affamés, sont toujours vaillants.

Prends-les dans tes bras, presse-les contre ton sein, Ces braves, qui versent leur sang sur ton sol sacré !

Que le rossignol ne gazouille plus dans les plaines de Moush,

Que des chants ne s'élèvent plus sur les monts de Sassoun;

Que le sourire ne brille plus sur les figures armé- niennes,

Que la tristesse règne seule dans les cœurs armé- niens. \

222 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Les mains des Arméniens sont toutes rouges de sang, Les cœurs des Arméniens sont envahis de douleur; À quoi bon désormais le lys odorant ? S'épanouirait-il dans les beaux champs de TEden d'Arménie?

Puisque les jeunes filles arméniennes ne peuvent plus

Parer leur sein avec les fleurs des champs,

Que le rossignol ne gazouille plus sur les monts de

Sassoun;

Que des chants ne s'élèvent plus dans les plaines de

Moush.

BERCEUSE

Voici la chemise du brave; Je l'ai cousue de ma main; Elle est toute rouge de sang; Je l'ai lavée avec mes larmes.

C'est la chemise du brave

Qui fut ton père !

Du fond de la tombe,

Il t'invite à le venger du cruel ennemi

Grandis, mon enfant, Et bois le sang des tyrans, Pour que le cœur de ta mère Se réjouisse et soit consolé.

CHANTS NATIONAUX 223

Camarade, il ne faut pas te décourager, Sois vaillant, reste debout! Regarde, une lumière brille là-bas : Bientôt nous nous reposerons.

Courage, camarade! sois vaillant! Continuons à marcher! Ecoute! il me semble que des cloches Résonnent au sommet des montagnes.

Voici l'aube qui rougeoie; Camarades, marchons avec confiance ! Nous sommes les soldats de la justice; Nous atteindrons sûrement notre but.

ELOGE DE SEROP-AGHBUR

Dans le monde entier Ton nom fut célèbre, Cher Aghbur, Lion vaillant De l'Arménie.

i. Sérop, originaire d'Akhlat (vilayet de Bitlis), était le chef d'une bande de révolutionnaires qui, retranchée dans les montagnes, s'était donné pour tâche de riposter par des représailles aux atro- cités des Turcs et des Kurdes. Le gouvernement turc s'efforça pendant trois ans, sans réussir, à s'emparer de lui et de sa bande; à la fin de l'année 1898, un bataillon de réguliers parvint enfin à

224 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Tu as rehaussé

L'honneur de rArménie,

Cher Aghbur,

Tu as éveillé

Les cœurs endormis.

Tu es parti

En nous laissant un exemple,

Cher Aghbur,

Tu as ouvert des portes

A la jeunesse.

Tu n'as jamais abandonné

Ta douce patrie,

Cher Aghbur,

Tu as lutté

Jusqu'à ton dernier souffle.

Tu as aimé l'œuvre sainte,

Tu as formé des bandes,

Cher Aghbur,

Tu as épouvanté

Les Turcs et les Kurdes.

cerner Sérop, et après une longue lutte sanglante, tombèrent plusieurs dizaines de Turcs, Sérop fut tué avec ses compagnons et sa femme Sossé, qui s'était toujours battue à ses côtés. La tête de Sérop fut transportée par les soldats turcs à Bitlis et promenée en triomphe dans les rues. Sérop était surnommé Aghbur (fon- taine) par ses camarades, et les Turcs, qui admiraient sa grande bravoure, l'appelaient Sérop Pacha.

CHANTS NATIONAUX 225

Tu as soulevé

Le vilayet de Bitlis,

Cher Aghbur,

Tu as donné du courage et de l'espoir

Au pauvre peuple.

Nuit et jour

Pleure Akhlat tout entier,

Cher Aghbur,

Il appelle sans cesse

Sérop et Sossé.

Tu dors maintenant Sous la terre noire, Cher Aghbur, Nous ayant légué la tâche De défendre notre peuple.

Poursuivons de tout cœur L'œuvre d'Aghbur ; Notre cher Aghbur Nous invite à la vengeance; Frères, vengeons-le!

XI

CHANTS DIVERS

LE CHANT DE LA PERDRIX

Le soleil tomba sur la cime du mont ;

Gentillette, gentillette,

La perdrix sortit du nid ;

Elle salua les fleurs,

Elle s'envola et vint au sommet de la montagne,

Gentillette, gentillette,

0 la jolie petite perdrix !

Lorsque j'entends la voix de la perdrix, Je sors la tête par la lucarne et je regarde; La perdrix vient, en chantant, En se dandinant, par la montagne. Gentillette, gentillette, 0 la jolie petite perdrix !

230 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Ton nid est émaillé de toutes sortes de fleurs,

De basilics, de narcisses et de nénufars ;

Ton lit est imbibé de rosée;

Tu te délectes d'ineffables parfums.

Gentillette, gentillette,

0 la jolie petite perdrix!

Tes plumes sont moelleuses, Tu as le cou long, le bec petit, Tes ailes sont multicolores, Tu es plus douce que la colombe. Gentillette, gentillette, 0 la jolie petite perdrix!

Lorsque la petite perdrix se pose sur l'arbre,

Elle chante de sa douce voix,

Elle égayé le monde entier,

Elle fait sortir le cœur de la mer de sang.

Gentillette, gentillette,

0 la jolie petite perdrix!

Tous les oiseaux envient ton sort,

Us viennent avec toi en bandes nombreuses,

Ils gazouillent tous autour de toi,

Mais pas un ne peut t'être comparé.

Gentillette, gentillette,

0 la jolie petite perdrix !

CHANTS DIVERS 231

LE CHANT DE LA CIGOGNE

Cigogne, sois la bienvenue, Sois la bienvenue, cigogne; Tu nous annonces le printemps, Tu nous réjouis le cœur.

Cigogne, descends chez nous, Descends dans notre maison, cigogne; Construis ton nid sur notre frêne, 0 notre gentille cigogne.

Cigogne, je vais me plaindre à toi,

0 cigogne, je vais me plaindre à toi,

Je vais te dire mes mille douleurs,

Les douleurs de mon cœur, mille douleurs.

Cigogne, lorsque tu es partie, Lorsque tu es partie de notre arbre, Des vents destructeurs ont surgi, Ils ont desséché nos riantes fleurs.

Le ciel brillant fut assombri, Ce brillant ciel fut assombri., La neige tomba sur nous, Arriva l'hiver, qui flétrit les fleurs.

Du sommet du mont Varak,

Du sommet de ce mont Varak,

La neige descendit et s'étendit;

Il faisait bien froid dans nos vertes plaine* I

232 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Cigogne ! notre petit jardin,

La neige couvrit notre petit jardin ;

Notre rosier verdoyant

Fut desséché par le froid de l'hiver.

Cigogne, sois la bienvenue, Sois la bienvenue, cigogne ! Tu nous annonces le printemps, Tu nous réjouis le cœur.

LA COMPLAINTE DE LA PERDRIX

La perdrix se tenait assise sur une pierre,

Et pleurait : « Oiseaux! »

Elle se plaignait aux petits :

« Vous qui volez dans l'air, oiseaux!

Je suis montée sur les hautes montagnes,

J'ai contemplé les vertes prairies,

Vous qui volez dans l'air, oiseaux!

Je suis descendue, je suis tombée dans le piège,

Dans le filet tendu au milieu du lac,

Vous qui volez dans l'air, oiseaux!

On est venu m'empoigner,

On a levé sur moi le terrible couteau ;

Ma gorge chantante,

On Ta coupée d'une oreille à l'autre;

CHANTS DIVERS 2M

Mon petit sang rouge,

On l'a versé par terre ;

Mon petit bec rougeâtre,

On Ta rais sur le feu étincelant ;

Mes pieds à pas menus,

On les a coupés à partir du genou ;

Mes plumes multicolores,

On les a jetées aux monts et aux vallées ;

Celles qui sont tombées sur les monts,

Le petit vent les a emportées;

Celles qui sont tombées dans les vallées,

Le torrent les a emportées ;

Pareille à saint Grégoire,

On m'a fait descendre dans la caverne profonde.

On est venu me saisir

Et l'on s'est mis à table ;

Pareille à saint Jacques,

On m'a coupée pièce par pièce;

Avec du pain on m'a fait un linceul,

Avec du vin rouge on m'a enterrée ;

J'ai poussé le cri de Jérémie,

Du premier père et de la mère Eve.

LE CHANT DU PIGEON

0 pigeon! le printemps s'en est allé, l'automne est arrivée ;

234 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

O pigeon, comme ta voix est douce

A mes peines nombreuses !

O pigeon, que je meure pour tes petits pieds roses !

O pigeon, que tu as de chagrins !

O pigeon, comme elles sont jolies,

Les couleurs que Dieu a données à tes ailes

Et que les hommes admirent!

O pigeon, ta voix est si douce

Qui erre par les monts et les vaux !

O pigeon, quelle jolie petite gorge tu as!

O pigeon, que je meurepourtes yeux diaprés!

O pigeon, combien de blessures

Tu portes dans ton cœur!

LA TOURTERELLE ET LE GEAI

La tourterelle dit au geai : « Pourquoi pleures-tu?»,

Le geai dit : « L'automne est arrivé, je vais pleurer à tel point

Que du sang va tomber de mes yeux;

Car comment pourrais-je maintenant nourrir mes ; petits ? »

La tourterelle dit : « Ne pleure pas, c'est l'automne à présent,

Mais le'printemps va bientôt arriver.

CHANTS DIVERS

Je te prendrai avec moi, nous monterons' hautes cimes,

Nous jetterons nos douleurs au vent du sud, Nous bâtirons une maison parmi les ronces, Nous ouvrirons une porte au vent de Soundk.

Mogk.

LE CHANT DE L'EAU

Par cette montagne qui est là-bas L'eau descend et traverse le village. Un beau brun s'approche de l'eau, Y lave ses mains et son visage ;

Il les lave, heï ! il les lave, Puis il s'adresse à l'eau et lui demande : Eau, de quelle montagne arrives-tu, Ma petite eau fraîche et douce ?

J'arrive de cette montagne

il y a de la neige vieille et nouvelle.

Eau, vers quel ruisseau t'en vas-tu, Ma petite eau fraîche et douce ?

» Je vais vers ce ruisseau

Au bord duquel il pousse des violettes en abondance,

Eau, vers quelle vigne t'en vas-tu, Ma petite eau fraîche et douce ?

236 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Je vais vers cette vigne

Dont le possesseur est le vigneron lui-même.

Eau, vers quel jardin t'en vas-tu, Ma petite eau fraîche et douce ?

Je vais vers le jardin

le rossignol chante doucement.

Eau, quelle plante arroses-tu, Ma petite eau fraîche et douce ?

J'arrose cette plante

Dont les racines donnent de l'herbe à l'agneau.

Eau, à quelle fontaine t'en vas-tu, Ma petite eau fraîche et douce ?

Je vais à cette fontaine

ta bien-aimée vient boire de l'eau ; Je veux embrasser son menton Et m'enivrer de son amour.

VARIANTE

Petite eau, de quelle source arrives-tu Ma petite eau fraîche et douce ?

Je viens de cette source

il y a de la neige vieille et nouvelle.

Je marche nuit et jour,

Je n'ai pas de sommeil, je veille sans trêve.

L'eau a bien aussi son bien-aimé,

Elle se dirige vers le jardin de son aimé.

Que le jardin de ton aimé se dessèche,

Pour qu'en faisant un détour tu viennes vers notre jardin,

J'ai des roses et des grenades à arroser,

Mon basilic commence à s'épanouir,

Je voudrais les cueillir, en faire un bouquet

Et l'envoyer comme cadeau à mon absent. Eghine.

CHANTS DIVERS 237

NOCTURNE

Le soleil s'est couché, Les étoiles scintillent; Elles tournent la ronde, Avec la lune. , Mais nos gars sont plus jolis Que les étoiles et la lune.

Les fleurs rient,

Les épis ondulent,

Les arbustes, sous la brise,

Se balancent.

Mais nos filles sont plus jolies

Que ces fleurs aux couleurs vives.

Les eaux murmurent,

Les ruisseaux coulent,

La mer flotte, s'agite,

On dirait qu'ils sont tous pressés.

Mais nos mariées sont plus jolies

Que toutes ces eaux douces.

Les oiseaux gazouillent, Ils causent entre eux, Le rossignol et l'alouette Chantent de douces chansons ; Mais plus doux que tous ces chants Est le chant de nos gars.

238 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

NOCTURNE

La lune est douce, le vent est doux,

Le sommeil du villageois est si doux.

La lune se lève au ciel,

La flûte du berger est douce ;

Le bouvier fait paître ses bœufs,

Le laboureur dort d'un doux sommeil.

Le vent souffle en murmurant,

La brise marine est si douce !

Les eaux clapotent avec un bruit doux;

Les oiseaux sont rentrés dans leurs nids;

Le chant du rossignol est doux ;

Un parfum délicieux flotte dans l'air :

C'est de la rose le parfum si doux.

Van

AU POINT DU JOUR

De douces brises soufflent, Les jolis épis ondulent ; Au murmure du mince ruisseau, Les petits flots battent des mains.

La liane s'est enroulée autour du chêne, L'églantinea fait sortir ses bourgeons; Par amour pour la rose, le rossignol Chante toute la nuit jusqu'au jour.

CHANTS DIVERS

Les chevreaux et les agneaux paissent Aux bords verdoyants des ruisseaux; Les fleurs des arbustes de la plaine Répandent de douces senteurs.

L'abeille vole, rapide, . D'une fleur à l'autre ; Elle prend des fleurs sa part, Et revient à son joli nid.

Le laboureur a attelé sa charrue, Il a pris le soc en main ; Les bouviers, à l'unisson, Entonnent leur « horovel « l.

Tout est joli, Tout est clair et tendre ; Mais l'automne est proche : Gela seul nous attriste le cœur.

La vieille grand'mère, blottie, S'agenouille, la face vers l'aurore ; Les yeux remplis de larmes, Elle dit tout bas son « Pater ».

i }hant de labour.

240 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

LE CHANT DES QUATRE SAISONS

Heï ! ho ! sont venus ces oiseaux, Ho ! heï ! sont venus ces oiseaux, Ils sont revenus, ces oiseaux Qui arrivent chaque printemps.

Ils sont revêtus d'un manteau vert, Ils se promènent sur la verdure.

Chante, mon rossignol, chante !

Chante, ma petite perdrix, chante !

Chante, ma tourterelle, chante !

Je suis fou de votre voix ;

Que je sois l'esclave de celui qui vous créa.

Heï ! ho! sont venus ces oiseaux, Ho ! heï ! sont venus ces oiseaux, Ils sont revenus, ces oiseaux Qui arrivent chaque été.

Ils sont revêtus d'un manteau rouge, Ils se promènent sur les roses, Chante, mon rossignol, etc.

Heï ! ho ! sont venus ces oiseaux, Ho ! heï ! sont venus ces oiseaux, Ils sont revenus, ces oiseaux Qui arrivent chaque automne.

CHANTS DIVERS 241

Us sont revêtus d'un manteau jaune,

Ils se promènent sur les feuilles desséchées ;

Chante, mon rossignol, etc.

Heï ! ho ! sont venus ces oiseaux, Ho ! heï! sont venus ces 'oiseaux, Ils sont revenus, ces oiseaux Qui arrivent chaque hiver.

Ils sont revêtus d'un manteau blanc Ils se promènent sur la glace. Chante, mon rossignol, etc.

AU MONT BER1D1

De tes sources l'eau coule abondante, Tes grands cerfs jettent de longs regards. Tes «t baitaran » 2, tes hyacinthes sentent si bon ! Ton sommet est délicieux, ô Berid !

La perdrix chante sur tes cimes,

Personne ne connaît ton âge ;

De tes rochers on tire du fer ;

Tu es une source de richesses, ô Bérid!

i. Le Bérid est la plus haute des montagnes situé-s au nord de Zeïtoun. 2. Nom de fleur.

14

m CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

A ta droite se trouve le mont des Sept-Frères, Tes mines donnent du fer et de la pierre ; Ta tête est toujours couverte de neige ; L'Erdjias seul peut t'être comparé, ô Bérid î

Ceux qui pénètrent dans tes mines,

Pour arriver à leur but,

Bravent tes orages, tes pluies, tes bourrasques ;

Que ton hiver est rude, ô Bérid !

Ton grand renom m'a rendu poète ;

Personne ne connaît ton âge ;

Tu existais déjà aux jours d'Adam et de Noé ;

Ton âge est inconnu, ô Bérid !

Zeïtoun.

LE CHANT DU* MONT VARAK

Alons nous asseoir aux sons du saz, Buvons du vin dans des coupes d'or; Ta bouche est suave, ta langue savoureuse ! Il est doux de chanter sur le mont Varak.

Allons au délicieux Dracht1,

Il en arrive d'adorables senteurs ;

î. Les deux sommets du mont Varak, le haut et le bas Varak, sont situés à l'est de Van ; aux flancs du Bas-Varak se trouve le couvent célèbre qui porte son nom.

î. La vigne qui se trouve dans l'enceinte orientale du couvent de Varak s'appelle « Dracht » (Paradis terrestre)»

CHANTS DIVERS 243

Des roses autour de toi, et du basilic.

Il monte de doux parfums du mont Varak,

De ce haut rocher.

A Varak, s'érige un siège d'or, L'autel, les voûtes sont splendides ; La puissante croix nous protège ; Sourp Grigor * au milieu de la vallée ; En face de Van, se trouve Karmervor 2 : Tous les couvents sont magnifiques ; Il monte de doux parfums du mont Varak, De ce doux endroit, du mont Dracht.

Allons nous asseoir autour du bassin^

Jouons au saz, chantons des chansons ;

Buvons ce doux arak,

Avec du pain azyme pour maza3.

Il monte de doux parfums du mont Varak,

De ce haut rocher, du mont Dracht,

Van.

i. « Sourp Grigor » est un vieux couvent, entouré de forêts, sur un beau site, près du village de Koghpantz, au nord-est de Van.

2 « Karmervor » (tout en rouge) est un couvent consacré à la Sainte Vierge, se trouvant à Test de Van.

3. Les maza sont des sortes de hors -d'oeuvre (languettes de pain, olives, petites bouchées de homards, caviars, petits mor- ceaux de fromage, etc.) que l'on mange en buvant V « arak», eau- de-vie d'Orient.

2H CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

CHANT DE VARAK

Allez, frères éphémères, ayez toujours le cœur en joie,

Entrez en cette cave bénie, ouvrez le grand tonneau ;

Emplissez les cruches de vin doux, allez-vous-en à Varak,

Allez à Varak, buvez l'eau de la froide fontaine.

Emplissez les cruches de ce vin doux, mettez-les dans le bassin.

Buvez doucement, chantez des chansons.

Qu'un d'entre vous joue au boulgari, l'autre au kia- mantcha i.

Que l'un chante une chanson, l'autre une hymne ; per- sonne d'entre nous n'est immortel.

La rhubarbe acide a poussé sur la pierre desséchée. Tout le monde est accouru pour assister à sa cueille. Des violettes, des tulipes y sont épanouies. Que la sainte croix de Varak soit votre aide et votre gardienne.

Van.

i Instruments de musique.

CHANTS DIVERS 245

LE CHANT DU LABOUREUR

La nuit vint envelopper le monde, mon âme s'est fanée ;

Le sommeil a envahi mes yeux, mon corps s'est engourdi ;

Les rêves sont tombés sur moi, j'ai longtemps dé- liré.

Lorsqu'arriva l'heure de la ténèbre d'Adam1, tous les rêves se sont enfuis.

Le jour n'avait pas encore lui, je m'étais déjà ré- veillé.

J'ai vu briller l'étoile du matin du côté de l'aurore.

La Balance et le Carvanghéran 2 s'étaient approchés de la Pléiade.

Ayant attelé mes deux bœufs, je suis allé à mon champ.

J'ai labouré ma terre avec la herse et la charrue; Avec ma charrue j'ai parcouru mon champ 'en fre- donnant une chanson; A l'heure du déjeuner j'avais fini de labourer;

i. L'heure de la nuit il fait le plus sombre, celle qui précède l'aube, est appelée en Arménie « heure de la ténèbre d'Adam ».

2. « Carvanghéran » (coupeur de caravanes) ou « gogh » (voleur), est le nom populaire de Pégase.

U.

246 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Alors je me suis mis à niveler la surface de la terre I labourée;

Puis j'ai ramassé mes instruments, je suis rentré ; chez moi,

J'ai mangé un morceau de pain, je me suis endormi.

Le lendemain avant l'aube, j'ai travaillé tout autour j de mon champ;

J'ai labouré, j'ai défriché jusqu'au soir.

Le champ^que j'ai labouré a donné du blé s'élevant jusqu'à ma ceinture.

Les épis se sont enchevêtrés les uns dans les autres avec leurs jolies barbes;

Ils ont jauni, ils ont pris la couleur de l'encens, ils I sont devenus pareils à une forêt ;

Puis ils se sont fendus : le moment de la récolte arrivait.

J'ai récolté, j'ai fait des tas, et je les ai piles ; J'ai battu, j'ai éventé, j'ai séparé le blé; J'ai rendu grâces à Dieu, mille fois grâces; J'ai payé mes dettes avec la sueur de mon front,

Il existe toutes sortes d'hommes; C'est la Sainte Vierge qui nous donne ce que nous rêvons ;

-M

CHANTS DIVERS 247

L'homme orgueilleux est pourri à l'intérieur;

Tout ce qu'il dit est mensonge;

A quoi me sert le fruit de tels jardins ?

Il est des hommes qui sont des pièges, il en est d'autres qui sont naïfs;

Il en est qui sont tendres, mais il en est d'autres qui sont épineux.

Il en est qui vous cachent tout

Et qui n'élèvent la voix que pour mentir.

A quoi me sert l'existence de tels hommes?

Van.

LE CHANT DE LA MORT

Il est mort, celui qui avait amassé une grande fortune ;

Il est mort, celui qui commençait à en amasser une.

Il est mort, le médecin Djalalentz,

Qui guérissait toutes les plaies :

Il eut au cœur une plaie qu'il ne put guérir.

Il est mort, le prophète David,

Qui, du fond de son cœur, a dit huit canons de psaumes.

Il prit la cognée, se rendit à la forêt, Coupa du bois, façonna sa harpe colorée, Il y passa les cordes d'acier : Quand il la touchait, elle chantait.

248 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Il est mort, Salomon le Sage,

Qui bâtit un temple lumineux,

il ouvrit trois cent soixante fenêtres ;

Un rayon, une fois entré, n'en sortait qu'au bout d'un jour.

Toutes les villes accoururent pour admirer ce temple.

Il y arriva une fille de la maison d'Arabie :

Elle était revêtue d'une chemise en papier,

Elle portait, par-dessus, une chemise en mousseline ;

Salomon en tomba amoureux.

Les anges vinrent enlever sa couronne lumineuse.

Il se mit à conjurer Dieu,

La couronne lui fut rapportée, mais les diamants n'y

étaient plus.

Mogk.

LE NAUFRAGE

Nous sommes partis d'Akhtamar en bateau, Nous nous sommes mis en route pour Van ; Lorsque nous sommes arrivés devant Vostan, Nous avons vu le noir soleil du jour noir.

De sombres nuages enveloppèrent le ciel, Ils ont englouti les étoiles et la lune ; Des vents violents ont soufflé, Ils ont dérobé les rivages à mes yeux.

CHANTS DIVERS 249

Le ciel gronda, la terre gronda,

L'eau de la mer bleue se troubla;

De toutes parts des éclairs sillonnèrent le ciel ;

Une noire épouvante s'abattit sur mon cœur.

On voit le ciel, on ne voit plus la terre,

On voit la terre, on ne voit plus le ciel ;

Des vagues arrivent, grandes comme des montagnes;

Elles creusent devant moi des gouffres profonds.

0 mer, si tu aimes ton Dieu, Aie pitié du pauvre malheureux que je suis ; Ne fais pas éteindre ma douce jeunesse, Ne me livre pas à la mort au cœur de pierre.

Pitié, ô mers, terribles mers!

Ne me jetez pas dans les vents glacés !

Mes larmes vous supplient

Et les mille souffrances de mon cœur.

La bête fauve qu'est la mer n'a vraiment pas de pitié; Elle n'écoute pas la voix plaintive de mon cœur brisé ;

Le sang se glace dans mes veines, Une nuit noire descend dans mes %eux.

Allez dire à mes parents

De pleurer leur fils au sort noir ;

Dites-leur que Hanès fut dévoré par la mer

Et que sa jeunesse s'est évanouie!

Van.

250 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

ÉLOGE D'UNE MÈRE POUR SA FILLE

Tu te tenais là, toute gracieuse;

Vint le colporteur à pas lents ;

J'ai acheté un miroir pour ta face radieuse,

J'ai acheté un peigne pour tes cheveux roux,

Un petit sachet cle khôl pour tes yeux,

Une paire de souliers pour tes petits pieds ;

Une paire de franges pour suspendre à tes cheveux,

Blanches au dedans, noires au dehors;

Tes cheveux tressés à la chirvaniote,

Tu les as pendus le long de ton dos, à la manière kurde ;

Tu allas t'asseoir à l'ombre de l'arbre,

Tu peignis tes yeux et tes sourcils ;

Les garçons te virent,

Ils en perdirent la soif et l'appétit ;

Ils vinrent nous proposer de se mettre domestiques chez nous,

Ils voulaient t'enlever cle notre maison.

Tu t'asseyais, tu te levais comme une petite dame,

Pareille à la lune et aux étoiles ;

J'ai couvert ta tête d'un aralitchi * en fils d'or,

J'ai passé des pendants d'or à tes oreilles ;

J'ai égorgé le coq chantant,

1 . Calotte brodée de soie.

CIUNTS DIVERS 251

Je t'ai fait manger son jabot ;

Le coq valait deux sous,

J'ai donné, pour l'avoir, deux pièces d'or.

J'ai acheté deux coraux,

Pareils à tes joues brillantes.

Tu pleurais et tu disais : « Maman ! »

Des milliers d'hommes sont accourus, attirés par

ton cri ;

L'un disait : « Dieu ! quelle voix elle a ! »

L'autre disait : « Au secours î je meurs de cette

voix. »

Te souviens-tu de tout cela ?

CONSEIL

Bois deux verres,

Pour que tu deviennes pareil à un grain de grenade

Ne bois pas trois verres,

Pour que tu ne te heurtes pas d'un mur à l'autre.

v E glane .

Que je meure pour toi, petite lune.

t'en vas-tu toute seule, toute seule ?

J'ai planté un arbre pareil à toi ;

252

CHANTS POPULAIRES ARMENIENS

Il a donné des raisins noirs et blancs ; Allons les cueillir dans 'des corbeilles, Entassons-les dans des tonneaux, Et que Nounouche en mange avec ses petits-enfants.

Alachkert.

Une petite étoile au fond du ciel Aime un petit poisson dans la mer, Mais ni l'étoile ne peut descendre Ni le petit poisson monter au ciel.

Eghine,

LE MALHEUREUX ET LES MONTAGNES

LE MALHEUREUX

0 montagnes, je vous envie De demeurer si haut!

LES MONTAGNES

Il ne faut pas nous envier"; Nos douleurs sont bien nombreuses L'été, nous brûlons au soleil, L'hiver, sous les neiges.

Eghine.

CHANTS DIVERS 253

LE CHANT DE L'ABEILLE

A la nouvelle lune de la fête de la Croix, Ils m'ont soufflé de la fumée dans les yeux, Us ont pris mon miel si blanc, Ils n'en ont pas laissé à mes gentils petits.

Si je parle, je perdrai la vie;

Si je ne parle pas, je perdrai mes petits.

Je préfère perdre ma vie

Que renoncer à mes petits.

Eghine.

CHANT DE BERGER

Pour matelas, le sein de la montagne,

Oh! quel doux matelas! Pour oreiller, la pierre

Oh! quel moelleux oreiller! Un vieux tapis sur les épaules,

Oh! le joli tapis coloré! C'est le lit du berger,

Oh! le gentil petit lit!

Lorsque la pluie s'égoutte, s'égoutte, Et que sur le tapis elle clapote, clapote, Le berger, plongé dans un doux sommeil,

13

54 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

Voit un rêve exquis, et il rit, il rit! 0 le gentil petit berger ! Que son sommeil est doux!

CHANT DE LABOUREURS

Nous nous levons de bon matin, Pour nous livrer au doux travail des champs ; Nous avons le cœur plein de joie, et nous chantons Nos simples chants de paysans.

La nuit sombre s'est écoulée, Nos fraîches plaines nous sourient, Le soleil radieux s'est levé Au-dessus de nos vertes montagnes.

Allons, alertes, nous mettre à l'œuvre; Les chants des oiseaux nous y convient; Le travail aux champs Est le trésor du pauvre.

Que le riche reste plongé dans son sommeil profond

Ou dans des voluptés diverses;

Je n'envie pas son sort,

Bien que je ne mange que des oignons.

La vie du laboureur est une vie d'or, Douce, sans soucis et paisible; Le chant de la paysanne est plus suave Que le ramage d'un rossignol amoureux.

CHANTS DIVERS 355

Le riche, à son réveil,

Se trouve envahi par des soucis;

Notre vie est pareille

A la vie future.

Nous nous levons de bon matin, Pour nous livrer au doux travail des champs ; Nous avons le cœur plein de joie, et nous chantons Nos simples chants de paysans.

LE CHANT DU TRAVAIL

Sur la plaine fleurie brille la rosée ;

Adolescent, le matin t'appelle :

Tâche de gagner des heures d'or,

C'est le moment d'agir, bientôt la nuit doit venir.

Le jour arrive à sa moitié ;

Homme, midi te convie :

Il fait encore chaud, ne quitte pas ton travail;

Ta récompense sera grande lorsqu'arrivera la nuit.

Les ombres s'allongent, le jour touche à sa fin ; Vieillard, le soir t'exhorte :

Il te reste peu de temps, tes mains s'amollissent, Achève ta besogne, car la nuit est proche.

256 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS

La rosée est tombée sur les arbustes, Elle brille comme du corail; Voici la belle qui se promène Portant au bras un bracelet.

Elle jeta un regard autour d'elle,

Puis doucement elle chanta un beau chant.

Le paon laissa tomber sa queue,

Le rossignol eut le chant arrêté dans sa gorge

Le bec ouvert, la pauvre bête Regardait, assise sur la branche ; La voix de la belle Arrachait son âme.

La belle chantait en pleurant; Elle louait Sassoun et Khnouss. Elle évoquait les braves ; Et elle chanta jusqu'au matin.

Le rossignol eut le cœur déchiré, Il sentit son âme s'enfuir de son corps; Il chanta lui-même un chant de louange, A faire tressaillir tous les cœurs.

Tous les deux unirent leurs voix,

Ils embrasèrent tous ceux qui les entendirent,

Ils oublièrent le bien-aimé et la rose,

Ils chantèrent la louange de nos braves.

CHANTS DIVERS 257

Le chant était doux et triste Comme une hymne d'église; Il traversait le cœur comme une flèche, Il allait atteindre jusqu'à l'âme.

Lorsqu'ils eurent fini de chanter,

Ils donnèrent l'un à l'autre un petit baiser,

Puis la belle s'en alla,

Et le rossignol s'envola vers la plaine.

KIN

TABLE

TABLE

Préface.. .' i

Introduction xvn

I CHANTS D'AMOUR

Pages.

La rose s'est ouverte 3

Esprits du ciel. w 4

J'aime une belle 5

Parée des pieds à la tête 6

Je suis sortie ce matin 7

Je voudrais être une lyre 8

Notre vigne est en face de la vôtre 9

Coquette y gentille, cruelle, maudite 10

J'ai bu et je ne suis pas ivre 11

Ta taille est pareille aux roseaux des lacs 12

Jusqu'à quand 15

La belle que j'aime est comme un rosier . 16

Viens, entrons dans ton jardin 16

Je suis comme un émigré en ma propre ville 16

Ton visage est un sorbet de pomme douce 17

262

TABLE

Pages.

Cousez un manteau à ma bien-aimée 17

Dialogue 18

Chant de celui qui aime en secret. 19

L'amour 20

Les mules aux -pieds, portant un tabliez rouge 21

Tes sourcils pareils à la lune de trois jours 22

Une fontaine sur le mont Menzour 23

Mère noire au cœur noir 24

Malheur à toi, mère. . -. 27

Je suis sortie cette nuit 28

Avez-vous vu au ciel 29

Dialogue 30

La mauvaise nouvelle 32

J'ai tant soupiré 34

Jusqu'à quand resteras-tu loin de moi? . . . 34

Cette nuit j e suis sorti 35

Combien de fois je Fai dit 35

Se voudrais me fondre et me changer en eau . 36

J'ai dressé ma tente 36

Du soleil ou de l'ombre lequel est le plus doux? 36

Sont venus, sont venus les longs jours du printemps. ... 37

0 mon aimée 37

Montagnes, montagnes! ô froides, froides eaux! . .... 37

Que tu es heureux, rossignol des jardins! 37

Ne dormons pas, bien-aimée 38

Je ne veux pas dire mes peines au soleil 38

Viens danser, Choghère, ma petite âme 38

II

CHANTS DE DANSE ET DE FÊTES

Chant de danse 45

J'ai cueilli des roses en des corbeilles 47

Sont venues * 48

j'ai un boisseau et demi 49

Je te donnerai le diadème de ma léte 51

Variante

TABLE 263

Pages.

Chant de Noël 55

Notice sur les fêtes de « Vidjak » 57

Chant qu'on chante en préparant la « Vidjak » 59

Couplets de Vidjak 60

Je voudrais être une colombe d'or 63

Tember! tember!. . . , , 65

Chant de jeux 67

III

CHANTS DE MARIAGE

On souffla la cornemuse, on frappa le tambour 71

Saluons l'aube , . 72

Éloge du marié. 73

Éloge du marié 74

Mère du roi, viens donc voir 76

Variante 77

On a paré notre roi. . . . , 78

Éloge des nouveaux mariés 80

Chant qu'on chante au moment d'habiller le marié. . . 82

Jeune fille, tu es vêtue toute en rouge 83

Tu t'es levée le matin. . 83

0 toi, fille de riches parents 84

Chant qu'on chante au moment la mariée quitte la

maison paternelle 85

Chant pour bénir le marié 86

IV BERCEUSES, CHANTS D'ENFANT

Chant que la mère chante en baignant le nouveau-né. . 91

Hop! Hop! Mon enfant! Hoppala! Dan dan ») 92

A qui ressemblera- t-il Dandan ») 92

o Dandan » pour le petit garçon 94

« Dandan » pour la petite fille 94

Berceuses. . . . , 96

264 TABLE

Pages.

La berceuse de l'orphelin 99

Le chant de la chèvre 100

Le chant du matin 101

Le chant du soleil 102

Chant de la petite fille pour son frère chéri 102

La mère est comme du pain chaud 103

V

CHANTS SATIRIQUES, BADINAGES

Éloge de la méchante vieille 107

Le petit laboureur ' 108

Chant de mariage 111

Les puces 112

Dialogue 114

VI

CHANTS FUNÈBRES

Lamentation de la mère sur son enfant mort avant rage. 119 Chant des pleureuses sur un jeune émigré mort en pays

étranger 120

Chant des pleureuses sur un jeune mort 121

Lamentatiou de la mère sur la mort de son fils 122

Lamentations 122

Lamentation de la mère qui a perdu son jeune fils. . . 122

Sur la mort d'un malheureux 123

La bru sur la mort de sa belle-mère. .......... 123

Sur la mort des enfants 123

Le jeune homme mort à sa bien-airaée 124

Lamentation pieuse 124

Sur la mort des jeunes gens 124

L'épouse sur la mort de son jeune époux 125

Sur un jeune émigré mort à l'étranger 125

Sur celle qui a perdu son aimé 125

Sur la mort d'un homme vertueux. 126

TABLE 265

Pages.

La morte à son époux 126

L'époux sur la mort de sa jeune épouse. 126

Les pleureuses à la mère qui a perdu son fils 127

C ma petite perdrix chantante .... 127

Lamentation de la mère qui a perdu son lils unique. . . 127

Sur la mort d'un vieillard 128

Sur la mort d'une vierge ■. . . . 128

Chant funèbre chanté le jour des morts 128

Sur la mort de celui qui s'est éteint avant de voir revenir

son fils 129

Lamentation de la mère qui a perdu son fils 129

Lamentation de la sœur sur la mort de son frère .... 130

YII

PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX

Prière du matin 133

Prière du soir 133

Prière du soir, en entrant au lit 134

Prière du soir . 135

Prière du soir 135

Prière du soir. 135

Prière du soir 136

Prière du soir, en fermant la porte 137

Prière du soir 13T

Prière du soir 138

Prière 140

Prière à la sainte Vierge 140

Prière pour les femmes en couches 141

Prière pour entraver les loups 142

Prière contre le mauvais œil 142

Prière contre le mauvais œil 144

Prière contre les voleurs 144

Prière contre les voleurs et les scorpions 147

Prière à saint Serge 147

Prière à saint Serge 148

Louange de saint Karapet 149

366 TABLE

Pages.

A saint Karapet 150

Prière des vieilles femmes à la lune 151

Prière. ... 152

Le dernier jugement , . 152

Malheur au pécheur . 153

L'âme et le corps 154

VIII

CHANTS HISTORIQUES, CONTES

Complainte de Léon 161

Complainte des Arménie as de Djiilfa 162

Narékatsi (légende) 164

La croix de Kaross (conte) 168

Le seigneur Aslan (conte) 173

L'ascète amoureux (conte) ' 178

IX

CHANTS D EMIGRE

Notice . . 181

Chant du jeune marié qui émigré 182

Le départ de l'émigrant 183

Chant d'émigré 185

Le rêve de l'émigré 185

A la grue 187

J'étais un arbuste de cognassier 187

La petite lune se détache du sommet 188

Chant de l'émigré agonisant 189

Chant de l'émigré agonisant 189

Chant de l'émigré agonisant 190

Chant de l'épouse de l'émigrant 190

Chant de l'épouse de rémigré 191

Chant de l'épouse de l'émigré. . 193

Chant de l'épouse de l'émigré 194

Chant de l'épouse de l'émigré 195

TABLE 267

Pages.

Chant de l'épouse de rémigré t 1%

Chant de l'épouse de l'émigré 197

Chant de l'épouse de l'émigré. . . 198

La femme de l'émigré et la lune 198

Le vent des hautes cimes 199

Chant de la sœur de l'émigré 200

X

CHANTS NATIONAUX

Chants de Zeïtoun (notice) 204

Kalender Pacha marcha sur Zeïtoun 207

Au grondement des fusils ottomans 207

Sado-le-Boiteux attaqua Zeïtoun 207

Le Prêtre-Fou dit: J'ai donné le signal du combat. . . . 208

En Van mil huit cent soixante-deux 209

Avetch d'Aziz Pacha 209

Avetch de Babik Pacha 211

Les braves 212

Avetch de Khourchid Pacha 213

Avetch de Khourchid Pacha 216

Le Kurde 218

Je ri aspire qrià atteindre mon but 219

Un cri s'est élevé des montagnes d'Erzeroum 220

Que le rossignol ne gazouille plus 221

Berceuse 222

Camarade, il ne faut pas te décourager 223

Éloge de Serop-Aghbur 223

XI CHANTS DIVERS

Le chant de la perdrix 229

Le chant de la cigogne , 231

La complainte de la perdrix 232

Le chant du pigeon 233

268 TABLE

Page

La tourterelle et le geai 234

Le chant de Feau ...... 235

Variante 236

Nocturne 237

Nocturne . . 238

Au point du jour 238

Le chant des quatre saisons 240

Au mont Bérid 241

Le chant du mont Varak 242

Chant de Varak. 244

Le chant du laboureur. 245

Il existe toutes sortes d'hommes 246

Le chant de la mort 247

Le naufragé. . 248

Éloge d'une mère pour sa fille 250

Conseil 251

Que je meure pour toi, petite lune 251

Une petite étoile au fond du ciel 252

Le malheureux et les montagnes . 252

Le chant de l'abeille 253

Le chant du berger 253

Chant de laboureurs ' 254

Le chant du travail 255

La rosée est tombée sur les arbustes 256

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