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FIGURES LITTÉRAIRES

" Copyright i.> Perrin .<m.i <:• I9H.

LUCIEN MAURY 0CT111973

FIGURES

LITTERAIRES

ÉCRIVAINS FRANÇAIS KT ÉTRANGERS

PARIS

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE

PERRIN KT (>. LIBRAIRES-ÉDITEURS

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fous droils de reproduction el de \tàk\clion/H!*tr\ts jtaj-

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PAUL FLAÏ

FIGURES LITTÉRAIRES

ALBKHT VANDAL

Retracer sa carrière serait superflu; il travailla, il iiut un grand talent, il n'en fut pas moins des qua- rante ; une double convenance et des sympathies réci- proques le prédestinaient aux succès académiques; 1 fut de ceux qui relèvent à nos yeux ces succès et îarent de jeune gloire la tradition sommeillante.

Il est trop tard ou trop tôt pour évoquer l'homme,

ja longue silhouette mince et forte du bourgeois élé-

|?ant, son apparente froideur, sa cordialité courtoise,

a réserve, l'on devinait l'empire d'une prudente

olonté sur une intelligence ardente; d'avoir si lon-

;uement médité les affaires de ce monde, de s'être si

réquemment recueilli parmi de grandes ombres,

avoir interrogé et jugé tant de morts illustres ou

ubliés, une gravité immuable lui était restée, et peut-

tre quelque mélancolie désabusée, ainsi qu'il arrive

ans l'exercice d'une haute magistrature. Il était venu

u droit et de l administration à l'histoire; il eût été

!

2 FIGURES LITTÉRAIRES

en d'autres temps l'un le ces puissants commis à qui les monarchies confient L'Etat ; on l'eût vu, dans cette charge, lucide, ferme, impitoyable; encore qu'il ne l'avouât point, quelque regret dut parfois l'assombrir;

il ne remplit qu'à demi sa vocation, administrant l'histoire avec quelle sagesse, quelle pénétration, quelle connaissance des choses, quelle intuition de l'homme! au lieu de la vivre. Et peut-être cette quasi retraite, le condamna un âpre souci de dignité, a 'est-elle point à l'honneur de son temps. Qu'un tel soupçon paisse naître ajoute au prestige de son œuvre4; mais il nous plaît de le penser : ce que nous perdîmes en loyaux services nous fut par ailleurs restitué; il fut le bon comptable de ses forces; de toutes celles dont nous étions en droit d'attendre un utile concours, il fit bon usage : les traits qui eussent marqué son activité civique caractérisent ses livres. Nous considérons sans récriminer son sort, puisqu il nous laisse une œuvre grande et belle, et qui nous invite aux longues méditations.

Lui-même s'en contentait ; s'il formula parfois un avis, ou esquissa une critique de nos mœurs et de nos tendances sociales, ce ne fut jamais du point de vue de la rancune; il n'était point amer; sa sérénité doublait l'autorité de son jugement; il jugeait en toute impartialité, en spectateur attentif à nos agita- tions, mais qui les observe avec un bienfaisant recul t eu juge un peu lointain, accoutumé à l'étude des confuses mêlées, en historien. Historien, il s'enferma volontairement dans sa tache; il mit à la mener à bien son point d'honneur; il fut avec coquetterie ce personnage indulgent, austère, supérieur à l'éphémère

\liu:rt V-NNDAL

Actualité, qui semblait à nos pères n'être d'aucun temps ni d'aucun pays. Historien, il le fut avec déci- sion, et ne voulut point être autre chose; grand exemple que l'efficacité de son persévérant effort parmi tant de contemporains aux talents multiples et médiocres.

Il fut l'historien; il connut toutes les obligation» à quoi engage ce beau titre, et les remplit avec une allègre ponctualité, avec aisance, avec succès; de quelques-unes, que nous étions enclins à oublier, il nous fit souvenir; il nous révéla l'ampleur d'une lâche que l'on s'efforce trop souvent de rapetisser. Ooyez-vous donc que l'art d'écrire l'histoire s'ap- prenne tout entier dans les écoles? que la sacro- <ainte méthode suffise à tout9 et qu'un bon écolier, »rce qu'on lui enseigna honnêtement le « métier, »' ;oi( aPteà «'etraeer les grands événements du passé? Ussi bien qu'un autre ouvrage, un livre d'histoire mus donne la mesure de l'esprit qui le conçut; quoi pon fasse, l'équation personnelle est ce qu'il cou- lent d'envisager d'abord; ni l'imagination ni la *ce de pensée ne doivent faire défaut à l'historien; étendue de sa culture n'est point indifférente; et ertes on estimerait plaisant, qu'il prétendît décou ni la plus petite vérité, s'il n'a point une connais- se approfondie de l'homme. Imagination, vigueur 2 l'intelligence, large culture, expérience humaine, vn 1-ou souci d'exiger tout cela de quiconque s oc- ipe d'histoire? Il n'est que trop vrai, la présomption

FIGURES LITTÉRAIRES

de certains érudits dément prodigieusement leur apparente modestie. La plupart de nos historiens sont gens de cabinet; ceux que le talent n'effraie point n'ont pas une connaissance directe des grandes affaires; la vie même, l'homme, les passions, com- bien sont-ils qui n'en ouïrent parler que dans les livres et les poussiéreuses archives?

Albert Vandal n'en est pas là; il n'est si parfaite- ment l'historien, (pie parce qu'il eût su remplir une autre fonction et y exceller ; et l'on peut déplorer que l'occasion lui en ait été refusée; mais à la seule lec- ture de ses travaux, on devine qu'il était prêt; on devine son éducation, son apprentissage politique, la riche tradition dont il hérita, et jusqu'à ses attaches mondaines; une préparation et une expérience bien rares parmi nos historiens secondent son don d'ob- servation, sa pénétration méthodique, son grave ei beau talent de psychologue et de peintre. Et s'il fal- lait lui chercher une place dans un catalogue litté- raire, on le désignerait d'abord comme le successeui et l'émule des Thiers et des Guizot; pour l'ampleui des vues et la diversité des mérites, il leur est égal mince avantage aux yeux de certains; rapproche- ment peu flatteur, car nos jeunes historiens tiennen en piètre estime l'Histoire du Consulat et de l'Empire et nous le font bien voir ; rare éloge aux yeux d'ui Vandal, respectueux du « grand ouvrage qui a établ sur d'inébranlables bases la gloire d'historien » d l'adversaire de (iambetta.

Albert Vandal envisage de haut une époque; i| n'est point l'homme des patientes et trompeuse]

ALBERT VANDAL .",

mosaïques; ce qu'il aperçoit d'abord, ce sont les lignes maîtresses d'une société, l'architecture d'un Etat, les proportions, les forces qui se contreba- lancent et s'équilibrent; il ne saurait un seul instant perdre de vue la lutte des intérêts; d'une intrigue, ce qu'il relient, ce qu'il pèse et juge, ce sont les chances de succès; on dirait d'un calculateur infiniment sou- cieux de toutes les données d'un problème. Jamais il ne se laisse distraire de sa constante préoccupation ; ai l'imprévu d'une aventure, ni le charme d'une figure, ou la séduction d'un milieu ne le détournent de son dessein; son regard traverse les plus brillants ori- peaux et atteint l'armature.... Optique d'homme J'Htat, dirait-on, bien plus encore que de philosophe, et dont la méditation seule ne livre point le secret : pfat d'esprit bien plutôt que méthode, et qui résulte moins de l'étude que de l'action.

Ainsi comprise, l'histoire nous retient par son pro- ond sérieux ; rien de moins frivole : nous sommes 'ort éloignés d'un banal divertissement; nous avons e sentiment de toucher à de grandes et émouvantes éahtés dont le jeu secret domine et dominera toujours îotre propre existence. Parmi tant de sortes d'évo- ations du passé s'attardent nos curiosités non- •halantes, Albert Vandal nous a rendu la grande listoire, préoccupée de nos destinées et capable de ious en communiquer le souci, l'histoire selon la Qnception de quelques grands esprits, qui accor- dent aux gestes de l'humanité une importance et m sens, et ne se lassaient point de scruter avec un Ne passionné 1'apparenf et décourageant désordre es siècles révolus.

G F1GU&ES LITTERAIRES

De cette ampleur, Je celte solidité qui dépasse de beaucoup L'ordinaire exactitude de nos érudits, nous avions un peu perdu l'habitude; et si la voix d'Albert Validai parut dominer si fort le chœur nombreux des historiens, c'est que nous étions peut-être désaccou- tumés d'un pareil accent. Le ton d'Albert Vandal commande l'attention; il s'élève naturellement, avec une convenance parfaite, à l'éloquence sobre et forte : il n'est point, comme celui de son maître, A. Sorel, perpétuellement oratoire et fréquemment inégal; une puissance soutenue, une justesse sans défaut caracté- risent sa manière. Et quelle admirable ordonnance, quelle étroite subordination du détail à l'ensemble. quel enchaînement du récit, semblable à une trame serrée nul interstice ne trahit une défaillance de l'auteur ni une insuffisance de la matière! Toutes qua- lités que l'on aurait tort de considérer d'un point de vue strictement extérieur, car elles découlent logi- quement de la conception qu'Albert Vandal s'est aite en quelque sorte instinctivement du rôle de l'historien; elles sont le bénéfice naturel de quiconque s'élève à sa hauteur, et acquiert sa vision synthétique des hommes et des choses; il ne doit à aucun artifice ni à aucune médiocre habileté cette intensité, ce mou- vement, cet intérêt dramatique qui décèlent une interprétation puissante delà vie; pour savant qu'il soit, l'art d'Albert Vandal n'est d'abord qu'une mani- festation spontanée de son beau génie.

Ce point mis en lumière il est essentiel, s'il est vrai que seul un principe intérieur explique une grande œuvre, et qu'il convient de décourager les imitateurs empressés à la recherche de faciles procé-

A LU EUT YA>DAL 7

dés on sera fort à l'aise pour louer l'agrément qu'Albert Validai sut répandre parmi ses livres; rien de tendu; ni sécheresse, ni dureté; une langue, souple, et d'abord ferme et savoureuse, mais aussi variée, insinuante, toujours pertinente, aussi propre au récit, a laualvse d'une situation ou d'un caractère qu'à Es description minutieuse ou aux raccourcis puissants dos vastes compositions. A cet égard V Avènement de Bonaparte, que les lettrés proclament unanimement son chef-d'œuvre, émerveille les plus avertis; la vir- tuosité de l'écrivain v atteint à la maîtrise. Citez-moi dans la littérature de ces vingt dernières années un drame plus palpitant que ce récit fameux des jour- nées de Brumaire, une narration plus alerte et en même temps plus vibrante de tragique émotion, un écri- vain plus sûr de ses effets, plus maître de son stvle.... Est-d dans le roman quelque chose de comparable'? Et n est-il point singulier qu'une telle œuvre surgisse en pleine période d'érudition, de desséchante analyse et de «nierre au talent?

Albert Vandal élit d'instinct de grands sujets; il n'ira point s'immobiliser en des besognes oiseuses; 1 bistoire ne s irait à ses veux que le hochet de la plus vaine curiosité, si l'on négligeait par indolence ou pur aveuglement d'en tirer de précieux enseigne- ments: quiconque proclame l'inutilité de l'histoire et Ton sait plus d'un maître dont l'excessive modes! ie sv emploie avoue une eonception étrangement

8 FIGURES LITTÉRAIRES

indigente dune complexe et instructive discipline. Combien plus fécondes, plus pénétrantes et plus justes les vues d'Albert Vandal! avec quelle aisance ne nous persuade-t-il pas, que l'œuvre d'un authen- tique historien est riche d'une moelle infiniment sub- stantielle. Et certes il serait étrange que Ton accordât quelque valeur à l'expérience individuelle, pour n'en reconnaître aucune à l'expérience collective lente- ment acquise à travers une diversité prodigieuse de situations et d'aventures ; l'histoire ne serait-elle qu'un merveilleux répertoire de documents humains, nous ne devrions jamais être las d'en parcourir les feuillets innombrables; et je ne sache pas que l'his- toire exclue de ses investigations les passions, les idées, les mœurs, les institutions, ni qu'il nous soit indifférent de comparer hier et aujourd'hui, de multi- plier nos comparaisons, de sortir de nous-même pour nous mieux connaître. L'histoire, sujette à l'erreur, instrument imparfait d'une imparfaite humanité, n'en demeure pas moins l'auxiliaire le plus efficace du progrès ou, si vous préférez, de l'évolution intellec- tuelle et morale.

Que l'on parcoure, si l'on en doute, ces livres si pleins, si drus, si abondants, Napoléon et Alexan- dre 7er, V Avènement de Bonaparte Peut-être, les

ayant lus et médités, conviendra-t-on qu'il est mes- quin de louer on le tenta parfois Albert Vandal d'arrière-pensées politiques. L'actualité de son œuvre tient beaucoup moins à de vagues similitudes que l'on tente d'établir entre le Directoire et notre présent régime politique, entre l'alliance russe aujourd'hui et il y a un siècle, qu'à la surabondance d'idées, de

ALBKKT VA.NUAL

notions et de points de comparaison que l'homme de notre temps peut y puiser. Yandal lui-môme n'encou- rageait guère les louanges indiscrètement intéressées ; il aimait à rappeler cpie l'histoire « manquerait à son but, si elle ne cherchait dans le passé des avis et des leçons, » mais qu' « elle manquerait à son caractère, si elle ne se dégageait des tendances et des sympa- thies présentes, quelque légitimes qu'elles soient1. » 11 n'eût point souffert que l'on rabaissât son œuvre, ni que l'on en dénaturât par de vagues soupçons le caractère.

Un tel esprit est naturellement impartial ; il est de ceux, que leurs goûts ne sauraient détourner d'une exacte appréciation des faits et des hommes; les préférences mêmes d'Albert Yandal nous garantissent l'indépendance de son jugement; il ne les dissimule ni ne s'en embarrasse; cet historien de la Révolution consulaire ou impériale avoue sa prédilection pour la France ancienne, si grande « alors qu'elle n'avait pas éprouvé le malheur le plus difficilement réparable qui puisse frapper un peuple, la perte (1 une dynastie tutélaire et consacrée par les siècles2 ; » nul n'a plus violemment stigmatisé les erreurs ou les vices des hommes qui renversèrent cette dynas- tie... nul n'a rendu un plus juste hommage aux heu- reux eilets de l'idéalisme révolutionnaire ; un Yandal est capable de vouer un véritable culte à la mémoire de ceux mêmes qu'il déteste. Il est toujours et par- tout un modèle de clairvoyante et généreuse raison, de patriotisme lucide et passionné...

i. i\;ipoléon el Alexandre /", t. I, Avant-propos 2. Ibid. l

10 F1GLRKS LITTÉRAIRES

11 est le modèle de l'historien politique, ou mieux de riiistorien tout court : rompu aux exigences de la critique, on ne songe point à glorifier ses élémen- taires qualités de métier; nous aimons ses larges horizons; nous admirons qu'il ait pu lier aussi forte- ment une gerbe géante de faits et d idées; son art nous est aussi cher que sa science nous est précieuse. Nous pensons qu'il est très peu d'écrivains dont la France contemporaine ait aussi sûrement le droit d'être fi ère.

MAURICE BARRÉS KT LA LORRAINE

Franchement.... Oh! d'abord mille scrupules vous saisissent : ce sont des sentiments si profondément respectables qu'exalte ce livre' : fierté, fidélité au ■usé douloureux, constance émouvante, dignité de ces Lorrains annexés.... Instituer à propos de cette « histoire d'une jeune fille de Metz » un débat pure- ment littéraire, le peut-on sans blesser des âmes auxquelles nous ne saurions refuser une a Unirai ive sympathie? Et certes, je ne reprocherai pas à M. Mau- rice Barrés d'exalter de pareils sentiments, je ne lui ferai point un grief de nous proposer de nouveaux motifs d'admirer ces Français de Metz, si simplement krs et dignes; nous connaissons de ce coté de la frontière de singulières pudeurs; parce qu'une cer- taine littérature nous a, pour longtemps, dégonlés les effusioni chauvines et soi-disant patriotiques.

I. Colette Baadoekt

12 FIGURES LITTÉRAIRES

sera-t-il interdit à un écrivain de rompre la prescrip- tion du silence? d'approfondir une psychologie qui mérite sans doute de retenir notre attention pas- sionnée? de rappeler même à nos rêveurs humani- taires et à nos aimables sceptiques la permanente réalité du conflit des races et des cultures? Témoi- gnons notre gratitude à Maurice Barrés s'il nous offre une conception ample et pénétrante de l'un des plus angoissants problèmes de ce temps.

A parler franc Ah! je voudrais être sincère!

puisse-t-on trouver ici l'exactitude et les nuances convenables à un jugement que semble imposer l'évi- dence. Ce livre-ci, parbleu, est d'un maître ouvrier; cet art est prestigieux ; cette sécheresse qu'un miracle empêche de tourner à la stérilité, cette apparente simplicité qui n'est que le comble de l'artifice Maurice Barrés est bien toujours le paradoxal artiste dont on aurait également tort de prédire avec une cer- titude confiante l'évolution prochaine... ou de déses- pérer trop vite. Cet art est si séduisant, d'une grâce frêle qui n'exclut pas la force, si sobre en sa perpé- tuelle affectation, si capable d'élan en dépit d'une na- turelle froideur, qu'on ne se défend pas d'admirer une si subtile réussite ; et de même, l'on ne formule pas sans d'expresses réticences quelques très nettes réserves.

Franchement, ce livre est d'un virtuose; et peut- être s'il n'avait point été écrit, ignorerions-nous jus- qu'où peut aller l'habileté d'un art qui se suffit à soi-même, mais rien n'eût été perdu pour nous de la pensée de Maurice Barrés. Colette Baudoche, écrit- il, est la sœur de l'Alsacien Ehrman ; il fallait un

MAURICE BARRÉS ET LA LORRAINE 13

pendant à Au service de V Allemagne; Maurice Barrés a voulu contenter les amateurs de symétrie : j'avoue Épie cette complaisance me louche peu, et qu'une perfection moins prévue, un sujet plus librement traité m'eussent paru d'un plus grand prix: certes, nous sommes tentés de moins admirer les chefs- l'œuvre, quand c'est par paires qu'on nous les offre.

L'audace de Maurice Barres fait frémir : audace calculée : Maurice Barrés ne laisse rien au hasard; nul auteur dont l'œuvre et la carrière fournissent un plus magnifique exemple d'énergie volontaire et triomphatrice.... Délibérément, n'en doutez pas, Mau- rice Barrés court les risques d'une esthétique qui tout droit conduit au poncif : son ardeur en face du péril et son impassibilité n'en sont que plus impres- sionnantes. En écrivant Colette Baudoche, Mau- rice Barrés soutint une gageure : je crains certes je redoute pour l'avenir une semblable victoire je crains qu'il n'en paraisse trop aisément l'heureux gagnant.

<:ar la maigreur de ce petit roman n'est pas sans un singulier charme; et si trop constamment j'v aperçois le dessein de l'auteur - qui est de se repéter sans se copier - si ce dessein s'aflirme avec une insolence de défi, je ne suis pas insensible aux furtives nonchalances, aux abandons concertés, aux ingéniosités souples d'un impérieux écrivain' Mais enfin n'est-il pas évident que Maurice Barrés

I i FHHJRES i.un:i!.wKi:s

s'il nous convainc de sa maîtrise ensorceleuse, ne nous laisse tout à fait satisfaits ni <Ie lui ni de nous?

Colette est une petite Lorraine délicieuse; en Mme Baudoche nous admirons le bon sens clair- voyant, L'intelligence nette et rapide, l'esprit d'ordre et de discipline des grand'mères lorraines. Le doc- teur Frédéric Asmus est un jeune savant lourdaud et je ne vous cacherai pas que son tailleur habite Kœnigsberg au reste bon garçon, très bon garçon ma foi.... Deux Françaises, un Allemand immigré, perpétuelle confrontation de deux traditions, de deux cultures, de deux races de tempéraments distincts et de tendances antagonistes.... Certes un auteur a bien le droit de réduire au minimum le nombre de ses per- sonnages, de restreindre, comme on disait naguère, le champ de son observation, d'intégrer, comme on dira demain, les données d'un vaste problème dans la psychologie de quelques héros types : « Pas n'est besoin de grandes machines. A ceux qui liront le drame sans gloire dont une heureuse fortune m'a fait le confident, je crois que je rendrai sensible la position pathétique de la France, battue par la vague allemande sur les fonds de Lorraine. » Certes, mais qu'alors la tentation sera forte, sinon de grandir les humbles protagonistes de ce drame sans gloire, du moins d'exagérer leurs gestes et de prêter à leurs moin 1res démarches une signification élargie jusqu'à la fausseté et à l'erreur!

Colette et Mme Baudoche, seules en ce livre, repré- sentent les mœurs, la culture, l'esprit français : le

MAURICE l!AIUU>S ET LA LORRAINE J5

moyen, je vous prie, que leur supériorité n'éclate pas sans défaillance, d'un bout à l'autre du récit? Le doc- leur Frédéric Asmus incarne la lourdeur et la lenteur prussiennes; par quel prodige échapperait-il aux con- séquences dune aussi pesante fatalité? Cependant le lecteur s'arme d'une instinctive défiance; de la défiance, soyez assuré qu'il passera aisément à la contradiction; fuyant le parti pris qu'il soupçonne, il s en créera un autre; je serais assez étonné que finale- ment ,1 ne témoignât pas quelques égards à Frédéric Asmus, d'autant que Maurice Barres s'est attaché à i-en Ire cet Asmus fort digne d'intérêt.... Au total une (elle œuvre, écrite ad probandum, ne prouvera rien du tout : au lieu de convictions, ce sont plutôt des doutes qu'elle suggérerait : telle est l'ordinaire faiblesse des neuvres édifiantes.

On se doute bien qu'un livre de Maurice Barrés a est pas si simple et que pour schématique qu'en apparaisse la conception, on ne remarque nulle rai- deur dans le détail : la grâce spirituelle de Colette, la raison de Mme Baudoche nous émerveillent, encore que nous ayons dès le début du livre la notion très oette qu'elles ne sauraient avoir jusqu'à la fin d'autre onction; ce n'est que le roman fermé que l'on se isit, que l'on éprouve des scrupules, et l'oserai- e dire, connue un léger malaise : on se rebelle contre artifice; pour un peu on en voudrait à cette chaî- nante Colette, a cette aimable Mme Baudoche, on eur en veut, à ces humbles femmes, de leur excessive mporlance, de leur perpétuel et trop facile triomphe, î songerai! presque à les incriminer de pédan-

lti FIGURES LITTÉRAIRES

Usine... . Et voilà un singulier blasphème : soyez-en responsable, o Barres!...

Quant à Frédéric Asmus. si Maurice Barres a redouté la partialité, et qu'on lui reprochât de simplifier et de ridiculiser à l'excès la figure de ce naïf vainqueur, vous m'en voyez ravi : visiblement, ayant doté Fré- déric Asmus des travers et des prodigieuses lacunes de sensibilité et d'éducation par se distinguent entre tous les peuples de la terre les compatriotes de ce jeune professeur, Maurice Barrés l'a voulu gratifier des plus belles qualités de la race germanique ; et voici ce qui arrive : nous rions bien un peu aux dépens de ce Prussien et cela peut-être n'a pas grande importance puisqu'il serait le dernier à s'en formaliser bientôt, nous rions moins, nous ne rions plus du tout : Frédéric Asmus est très intelligent; il a l'intel- ligence bienveillante; et comme dans la plupart des personnages de Maurice Barrés, ce qui demeure le plus attachant, c'est, en somme, leur idéologie, comme c'est avant tout l'activité de leur cerveau que Maurice Barrés s'efforce de suivre et de nous restituer, on ne sera pas surpris que Frédéric Asmus soit le person- nage le plus attachant de ce roman et qu'il en paraisse la figure la plus vivante, sinon la plus sympathique....

Lui refuserons-nous même quelque sympathie? Il vient du fond de sa Prusse pour enseigner aux petits Lorrains la gloire, la vertu, la force prussiennes; ni son pharisaïsme natif, ni ses préjugés, ni toute sa science nationaliste et agressive ne le détournent d'étudier et de considérer avec une croissante bien- veillance la Lorraine, les Lorrains, tout ce qui, en

MAUHICB BABRÈ8 ET LA LORRÀISE 17

Lorraine, dément les ambitions de sa race et humilie es espous germaniques. Et sans doute l'influence do Colette et de Mme Baudoche y est pou, quelque chose; mais Frédéric Asmus ne résiste guère à la douce persuasmn de leur bavardage discret et surtout -le eur exemple ; et certes il est à bonne école chez ces logeuses en qui survivent les plus solides qualités dune race très anciennement affinée; admis à leur lover, Frédéric Asmus y découvre une certaine "Pnorile d hygiène et de goût... effet modeste dune

nedlec.vfl.safon.-, Ce lovai fiancé ne manque pas ^ semer la première fois qu'il observe parmi aes

-lut . Gela, cest une scène digne dune jeune «e allemande. H est intelligent ; non qu'il „" «e tout d'abord les nuances et discerne a,! pren" r" ';;' u- -i'ene un peu rapide : ,. es. . un animal e la grosse espèce; ,, le soir sous la lampe ,1 faisait "»™« "•• prodigieux bibelot. , Ce bibelot grossie

:.nentequam„estpointsourdauxsuggestronsdu •■u, ' 'es solhcte, et «mt par les très bien corn- ât dès I aCCept! qU'°n IUi i,1CUU'UL' """ P'- sié- ent des leçons de grammaire, mais encore de.

.cq>esdecn.Isatr;,,tr:.svHeoce.leunecolos> W a on msu 1 enchantement, la douceur d'une poli- -e naturelle et constante;,, vous devine, que bien. I. - .1 compare Colette aux jeunes filles allemande ne se,a plus seulement pour la juger diirne d'un "*> parallèle : Frédéric Asmus .accorde a" Co,e„ e smguhere estime; auprès d'elle ,1 oublie, il oublie --t.ven.ent sa lianeée, la forte Walkvne de K.Z

rsberg

l# i LGUBJES Ll! ] ÈMA

Et nous n'aurions qu'une banale aventure, si Frédéric Asraus n'était, je Le répète, très LnteUigentj et si son expérience sentimentale ne se doublait <l un itès lucide roman intellectuel : il nd de la Lor-

raine; son cas semble une illustration du lied fameux :

Au Rhin, au Rhin, ne va pas au Rhin

Mon Iris, mon conseil est bon.

La vie t'y paraîtra trop douce.

Ton humeur y deviendra trop joyeuse.

Tu y verras des filles si vives et des hommes si assurés : Comme s'ils étaient de race noble! Ton âme, ardemment, y prendra goût.

Et il te sembler;! que ce soit jiute et bien.

bit dans le Meuve, la nymphe surgira des profondeurs,

VA quand tu auras vu son sourire.

Quand la Loreîei aura chanté pour toi de ses lèvres pâle^

Mon fils tu seras perdu.

Le son t'ensorcellera, l'apparence te trempera. Tu sera pris d'enchantement et de terreur. Tu ne cesseras plus de chanter : au Rhin ! au Rhin! HT tu ne retourneras plus chez les tiens.

Frédéric- Asmus est fort tenté de ne plus retourne

chez les siens : étranger, il a entendu cet appel de

terre et des morts dont Maurice Barres n'a pas ces*

de se faire l'interprète; et quand son rêve secrou

parce que Colette, ayant fort hésite, finit par 1

refuser sa main, quand cette jeune fille héroïque,

Cornélienne à sa façon, qui n'est pas déclamatoii

choisit « ia voie que lui assigne l'honneur à la ira

caise, » nous accordons à Frédéric Asmus quelq

commisération sympathique.... Songe/, qui! éti

presque devenu Lorrain, et qu'avec peu d'effort C

MAURICE UAMES |., LA LORRAINE 1;,

lette en eût fait un quasi-Français. Maurice lianes compare certains villages de sa province à des gau- faers Est-elle donc si puiss»nte,cette terre, quelle transfora,:, les hommes? A-t-elle donc la vertu, non seulement de modifier leurs cœurs, mais de leur refaire ■ne .une et un esprit? Ou bien faut-il croire que Vûàme est moins grand qu'on ne le peu. entre Allemand. -"'<• Prussiens, el Français? Il faudra l,ieil ,,„,. quelque jour Mour.ee Barrés s'en explique davantage Lh»lo.re ,1,. Colette Baudocbe naurail pas besoin dune plus ample justification si l'on y devait découvrir «annonce ,1 un nouveau développement de. doctrines le Maurice Barrés.

1 a Lorrain m'a dit :

Maurice Barrés peut hua, présider - avec quelle

tonnante cord.alitô! - les réunions des groupements

«werguats de Paris : ,1 es» notre; ,1 l'est par tout,

œuvre; notre gratitude enthousiaste lui est assu-

Bparcequila magnifiquement chanté la heaulé ,1e

•'t- l'elUc pairie ,1 pare dune dlustn.t,,,,, neuve nos - chers Lires d'honneur. Mais ,| ne suffit pas »»• «es ..«prescriptibles puissances du pj£ us prétendons que de ce somptueu, romantisme ,1 t temps de tuer des conclusions nouvelles ; avanl obil.se les morts, nous attendons que Maurice Barrés ;'""lViU,;îl''" souci *<* avants; nous attendons * Lhos'; (et "ous donc, qui avons grand besoin de jeuns glone de Barrés pour soutenir l'éclat de, ttre.sfranca.ses! notre Lorraine nesl pas unique-

20 FIGURES LITTÉRAIRES

ment le pays des tombes et des rêveries de novembre : nous vivons, nous, avec ardeur et espoir! nous atten- dons que Maurice Barrés nous découvre, car il semble encore nous ignorer : puisse-t-il découvrir nos vallées qu'enfièvre une prodigieuse activité, nos villes qui cessent de sommeiller, nos paysages que transforme un acharné labeur. Il est bien d'envoyé! un Frédéric Asmus prendre à Nancy une leçon d€ goût français; mais, soyez-en assuré, ce jeune Prus- sien n'est pas si exclusivement esthète qu'il n'y ail découvert l'épanouissement d'une force jeune et har- die : ce n'est pas seulement l'éloquence du pasJ qui pénètre et étonne l'étranger au pied des palan fameux de notre Stanislas, mais un concert merveil leux la voix du présent éclate avec une singulière vigueur; parcourez nos trois places, et dites si er aucun lieu de France fut jamais réalisé plus émou vant mariage de la beauté d'hier et de la vie d'où jourd'hui ! et nous sommes fiers aussi de nos quartier! neufs, de nos usines, de nos écoles, qui déjà nou: valent quelque renom. Nous attendons que Mau rice Barrés témoigne enfin de notre effort. Que si un< tache aussi belle ne le tente point encore, nous atten dons de lui de prestigieuses visions, de nouveau: rêves: Du sang, de la Volupté cl de la Mort....

Ce Lorrain était intarissable : quelle n'était pas s ferveur envers Maurice Barrés î

ROMAIN ROLLAND

M. Romain Rolland, ancien élève de l'Ecole nor- male supérieure et de l'Ecole française de Rome, est professeur à la Sorbonne; il est l'auteur dune thèse Imposante, mieux, considérable, et de mémoires et "études qui font autorité. Il enseigne l'histoire delà busique; il est l'un des fondateurs et l'un des maîtres ; une science nouvelle, la dernière née de celles que -connaissent nos Facultés des lettres; il fait des ours, il forme à la critique, à la méthode sévère et rudente, les jeunes générations; il est un érudit >lide, un maître écouté.

Romain Rolland est écrivain; il est artiste; il a it, il refera du théâtre; je ne connais de lui qu'un •man, mais qui en contient plusieurs, et qui, achevé, I renfermera quelques autres. Jean-Christophe audit d'année en année, œuvre inégale, sans doute, aïs vigoureuse, d'une originalité patiente : l'effort

Romain Rolland est l'un des plus notables

22 FIGURES LITTÉRAIRES

ôtant l'un des plus volontaires, l'un des pins dédai- gneux des habiletés connues, et l'un des plus vraiment féconds de tous ceux par Ton tenta de renou- veler notre littérature romanesque.

Tels sont les titres de Romain Rolland; il convient de n'en oublier aucun; d'abord parce qu'il n'en est point qui ne méritent une juste louange; ensuit, parce que l'on ne saurait pénétrer une œuvre ou un fragment d'œuvre, ni en rendre témoignage avec- précision, si l'on néglige une seule des activités aux- quelles s'appliqua l'auteur et le lecteur le moins attentif remarquera à certains endroits des plus savants livres de Romain Rolland une liberté, un élan qui ne sont point le fait de L'érudition pure, de même qu'il faudrait être bien ignorant de l'histoire d< la musique et des musiciens pour ne point soupçonner on Jean-Christophe le concours de la science; en- fin, parce que la diversité même des travaux accomplis nous est le plus précieux des indices sur la véritable nature de celui qui les conçut.

Ce «l'est point la première fois qu'un professeur fait preuve d'imagination littéraire; pourtant, les qualités, proprement littéraires de Romain Rolland ne sont point de celles atteignent le plus aisément les esprits entraînés aux méthodes de l'enseignement et de la recherche scientifique; nul normalien plus affranchi de la fameuse tradition normalienne; nul érudit plus éloigné de la tournure d'esprit, des façons de juger et d'écrire que favorise la pratique de 1 éru- dition ; nul écrivain plus émancipé de l'influence de l'école, de toutes les écoles : en sorte que si même nous étions disposés à juger toute naturelle cette

ROMAIN ROLLAND 23

double vocation, Romain Rolland nous contraindrait d'abord d'apercevoir ce qu'elle a d'insolite et de para- doxal.

VA voici que nous apparaît le trait essentiel de sa personnalité : nous découvrons que jamais Romain Boïland n'eût affirmé un tel détachement des doc- trines consacrées, un si tranquille mépris pour les Recettes apprises et les secrets du « talent », si doc- trincs: recettes, secrets, il n'en eût été comme saturé... il a tout rejeté; Romain Rolland dénonce quel. pie part le mensonge national; il y a un men- songe allemand, un mensonge français : « Chaque peuple a son mensonge, qu'il nomme son idéalisme; >• lertes, il n'est point de discipline qui ne soit une paîtresse d'erreur; le mensonge universitaire est bienfaisant à la débilité du plus grand nombre; Romain Rolland le rejette; il a résolu d'être sincère: d Test; rien de plus étonnant, ni qui déconcerte davantage nos habitudes de rapide généralisation; résignons-nous a constater le phénomène le plus rare; a travers une œuvre déjà touffue, érudite, fantaisiste, parfois choquante, voyons s'affirmer et grandir un homme.

*

Son indépendance d'esprit, Romain Rolland la manifeste de mille manières; nous en saisissons en son style l'un des plus discutables effets ; voici un écri- vain (pii non seulement n'a pas le culte de la phi, mais qui semble se soucier infiniment peu de ce que I an est convenu d'appeler la perfection de la forme :

<4 FIGURES LITTÉRAIRES

reconnaissez non point une impuissance, mais, jV insiste, une prouve d'extraordinaire sincérité : Romain Rolland entend èlre sincère ; le mensonge de la forme, dont vivent tant d'écrivains sans âme ni originalité propre, ne saurait non plus qu'aucun autre lui impo- ser; Romain Rolland, qui condamne l'excessif déve- loppement du décor au théâtre, sait bien que nous sommes jusque dons les livres les dupes complai- santes des assembleurs d'oripeaux ; il méprise des moyens aussi grossiers; il ne veut point nous duper, ni même nous convaincre, mais s'exprimer soi-même, en toute vérité, et nous échauffer au contact de sa flamme. Le langage le plus familier sera le sien; ce n'est point assez de dire qu'il évite toute recherche tous les mots lui sont bons, et sa syntaxe est sans préméditation il fuit l'élégance; et l'on soutiendrait que c'est un bon moyen de ne point rencontrer la bana- lité, si l'on pouvait croire que Romain Rolland fût accessible à un souci aussi vain Au fait, la ques- tion du style semble ne pas exister pour Romain Rolland ; Romain Rolland n'a, pour ainsi dire, pas de style.

Peut-être une conception aussi délibérément ascé- tique du métier littéraire mérite-t-elle qu'on s'y arrête, quand elle est mise en pratique par un écrivain ins- truit de toutes les finesses de la langue. L'exemple de Romain Rolland sera-t-il suivi? Il n'est pas douteux que la subtilité, la constante recherche, la passion du rare et de l'excessif n'aient abouti à doter notre temps de stvles si on ose dire! d'une invraisemblable cocasserie : une phraséologie savante peut-être, mais sûrement ridicule, encombre les livres de notoires

ROMAIN ROLLAND 05

contemporains : une réaction de simplicité rencontre- rait des sympathies nombreuses; et Ton n'oublie pas que la langue écrite ne saun.it être rajeunie sans le secours de la langue parlée! celle-ci seule est vivante et le français populaire demeure l'inépuisable réservoir de nos richesses verbales.... Sans doute, mais si l'on discerne dans l'oeuvre de Romain Rolland le principe d une heureuse impulsion, je ne crois guère qu'on v pmsse découvrir les éléments d'une méthode; encor'c une fois. Romain Rolland est trop indifférent à la forme; il a trop la haine des vocables et des rythmes qui excitent l'admiration et détournent de l'émotion t de la pensée; nous aimerions une simplicité très diverse et qui n'excluerait pas l'opulence : Romain Rolland semble épris dune simplicité monotone et presque de pauvreté. Maintenant, le dénuement de la orme ne nous est point toujours insupportable, quand n affaiblit pas l'intensité du sentiment; telle est ardeur profonde, telle la générosité d'âme, et pour eut dire d'un vieux mot plein de sens, la magnani- me d un Romain Rolland, que nous consentons knivent à oublier avec lui, comme lui, la figure et asquau son des mots qu'il emploie; il arrive mémo jue notre oubli soit total : c'est le triomphe de notre ,uteur ; nous sommes en un monde l'ordinaire hichement des èlres humains devient inutile, les pes communient.... Mais il n'est pas rare non plus lue nous nous rebellions : trop de pages de Jean- hnstophe sont insuffisamment écrites; quel que !>ive être, l'œuvre achevée, notre jugement d'en- mble, nous voyons bien déjà quelles réserves nous iront imposées.

1$ i if;rr,K> LITTtBAIRRS

Ces réserves esquissées, comment ne pas recon- naître en fean-Christophe une œuvre très belle un jour peut-être il faudra dire une œuvre vraiment puissante très belle parce que noble, généreuse, lout entière animée d'un souffle de foi. que ne connaît plus guère notre littérature contemporaine? Audace, originalité de cet intellectuel patenté, qui ne s'attarde point aux vaines idéologies, qui ne nous propose ni formules sonores, ni théories subtiles, qui glorifie l'instinct, les suggestions du cœur et de la conscience, qui subordonne, eussent dit nos pères, le beau au vrai, le vrai au bien, exalte en nous les meilleures puissances nos facultés d'admirer et d'aimer et ne craint pas de se vouer, parmi nos platitudes et nos désespérances, àun magnifique apostolat d'idéalisme! .Jean-Christophe est la biographie d'un musicien de génie, biographie d'un personnage imaginaire, œuvre immense au huitième volume Jean-Christophe atteint à peine la maturité fresque gigantesque, se meuvent autour du héros une multitude de person- nages secondaires ; qui donc, parmi nos contempo- rains, n'eût d'abord été séduit en un pareil sujet par l'abondance des contrastes, par les couleurs, les idées, les aspects extérieurs, ou purement intellectuels? Ce n'est point ainsi que l'entend Romain Rolland : uu être humain n'existe vraiment aux yeux de Romain Rolland que par sa vie intérieure, si humble, si rudi- mentaire soit-elle ; est l'unique raison de l'intérêt

ROMAIN Jiol.LAND 27

que Je romancier porte à ses personnages, le critérium auquel il les juge, et d'après lequel il leur accorde une place plus ou moins éminente dans la hiérarchie le ses plans successifs.

Qu'un tel «ri atteigne à une profonde Tenté, rien de moins contestable, qu'il acquière par une portée aerale d.scernable aux yeux même des moins exer- ces nen de plus évident; voilà, n'en doute/, point de 1 art social, si Ton entend par qu'il s'adresse à Unis; devant des émotions d'un certain ordre tous les hommes sont égaux; ce sont celles dont avec une admirable simplicité de cœur, Romain Rolland s efforce inlassablement d'enrichir son œuvre Je I" trahirais si je n'ajoutais pas que Jean Christophe vaul aussi par l'évocation de la réalité concrète c'est surtout à nous faire pénétrer la signification et l'in- fluence d'un milieu qu'excelle Romain Rolland nul signalement, nulle description qui no révèlent' une préoccupation morale, et si certaine petite cité alle- mande, si telle petile cour princier*, tel salon, tel intérieur germanique, ou tel coin de Paris ou de la province, et tant de modestes ou opulents foyers -!-■ France nous demeurent inoubliables, c'est que me» plutôt que la vision, Romain Rolland nous en » donne, s, j ose dire, la sensation, en nous en décou- vrant la vie secrète. Enfin Jean-Christophe retentit lui, assez joli fracas d'idées.... Mérites secondaires mpres de ee fa, qui en vivifie toules les parties de ■o souille héroïque, de cet ;„nour des humbles cl de "lie glorification de la vraie grandeur humaine, qui ont que l'on hésite à définir ,e livre l'épopée du génie «1 évangile de la moyenne et douloureuse humanité

> FIGURES LITTÉRAIRES

Mais peut-être les œuvres critiques de Romain Rolland sont-elles encore plus significatives ; a travers ses livres, cherchons sa personnalité : elle est prodi- gieusement une; certes on ne saurait en Romain Rolland découvrir deux personnages : le critique et l'artiste ne font qu'un. Romain Rolland ne joue point un rôle, celui-ci aujourd'hui, demain celui-là; ici et ce sont les mêmes vérités qu'il affirme, presque dans les mêmes termes, avec la même fougueuse gravité; il écrit : « Qui dit grand homme, dit gron- deur d'âme, hauteur de caractère, puissance de volonté, et surtout unité morale; » et c'est pourquoi, si Ton définit le génie, la puissance créatrice, Berlioz eut plus de génie, mais Gluck et César Franck furent de bien plus grands hommes [Les Musiciens d'au- jourd'hui — Berlioz); il écrit : « Quand un artiste a quelque valeur, ce n'est pas seulement dans son ouvrage, c'est dans son être qu'elle réside. Il faut donc essayer de pénétrer sa personnalité. » Certes l'art lui est de bien peu de prix, quand il ne révèle point l'homme, un homme audacieux, et qui parle librement ; il l'affirme ; il y revient sans cesse ; il écrit : « J'ai toujours pensé que les opinions étaient de peu de prix dans la vie et que seul importait l'homme. La liberté d'esprit est le plus grand des bonheurs; il faut plaindre ceux qui ne la connaissent point. Il y a une douceur secrète à rendre hommage à de belles croyances, qui ne sont pas les nôtres. »

Ainsi apparaît jusque dans ses essais critiques cette religion de l'héroïsme moral dont il se fera l'apôtre au théâtre, et dans ses « Vies des hommes illustres; » au théâtre il apporte avec ses grandioses ambitions

ROMAIN ROLLAND 20

scs éternelles préoccupations : fait-il revivre dans le 14 Juillet, Danton, les Loups, le Triomphe de la Raison, les grandes scènes révolutionnaires, il écrit : J'aurais voulu donner, dans l'ensemble de cette œuvre, comme le spectacle d une convulsion de la nature, d'une tempête sociale, depuis l'instant ou les premières vagues se soulèvent du fond de l'Océan, jusqu'au moment ou elles semblent de nouveau y rentrer, et le calme retombe lentement sur la mer. > Il écrit : « L'auteur a cherché ici la vérité mo- rale plus que la vérité anecdotique. >, Il est choqué par « la place disproportionnée qu'ont prise aujourd'hui 1 anecdote, le fait-divers, la menue poussière de l'his- toire aux dépens de l'Ame vivante. » Ce qu'il veut, c'est « ressuscite)- les forces du passé... rallumer l'héroïsme et la foi de la nation aux flammes de 1 épopée républicaine. , Car vous entendez bien qu'un tel culte serait une ridicule duperie s'il n'était insti- gateur d'action : « La fin de l'art n'est pas le rêve mais la vie. L'action doit surgir du spectacle de l'ac- tion. » Toutes ces tendances, ces affirmations, ,1 Jes reprend et les développe avec la plus émouvante élo- quence en la préface qu'il écrit pour sa Vie de Beethoven.

1 -air est lourd autour de nous. La vieille Europe s'en- gourdit dans une atmosphère pesante et viciée. Un maté- rialisme sans grandeur pèse sur la pensée et entrave I action des gouvernements et des individus. Le monde meurt d asphyxie dans son égoïsme prudent et vil Le monde étouffe. Rouvrons les fenêtres. Faisons rentrer air libre. Respirons le souille des héros

La vie est dure. Kilo est un combat de chaque jour fQur ceux qui ne se résignent pas à la médiocrité de l'âme

30 i M.l RES Limas \ii;i.s

et un triste combat le plus souvent, sans grandeur, sans bonheur, livré dans la solitude et le silence... il y a des moments les plue forts Qéchissenl -nn< leur peine. Ils appellent un secours, un ami.

C'est pour leur venir en aide que j'entreprends de grouper autour d'eux les Amis héroïques, les grandes âmes qui souffrirent pour le bien

Je n'appelle pas héros ceux qui ont triomphé par \u pensée ou par la force. J'appelle héros seuls ceux qui furent grands par le cœur. Comme la dit un des plus grands d'entre eux. celui dont nous racontons ici même la vie : je ne reconnais pas d'autre signe de supériorité que la bonté.

Un tel langage, chaleureux et noblement, viril, n es! point si fréquent de nos jours, que nous n'en soyons étonnés et profondément remués : l'œuvre toul entière de Romain Rolland est une proclamation d'énergie, un appel aux sources profondes de joie et d'espérance que notre temps s'acharne à refouler; Romain Rolland sera entendu, parce qu'il a la voix puissante d'un prophète et d'un libérateur.

Nous sommes loin du lernpi Voltaire, surpris et narquois, disait à Grétry : a Vous êtes musicien et vous avez de l'esprit ! ; » nous avons appris à chérir la musique et à ne point mépriser les musiciens : nous aimons la musique, nous ne refusons point aux musiciens une estime admira tive : à vrai dire, ni ceux-ci ni celle-là n'obtiennent notre respect; c'est un des signes les plus désolants de notre faiblesse

ROMAIN ROLLAM1 ;{ |

|ue la frivolité de nos passions et la légèreté de nos amitiés; nous aimons la musique, hélas! une sotte nuée d'indiscrets mélomanes surgi! et se répand : la dote musique n'est plus que le plus odieux des snobismes.... Puisse l'œuvre de Romain Rolland ins- pirer à nos pianistes amateurs et à nos eonlrapon- tisles de salon un sérieux examen de conscience ! Ali ! voici comme il convient de parier de la musique el des musiciens, avec science, avec recueillement, avec' enthousiasme et gratitude: Romain Rolland a voue s,i vie à Pétude du rôle de la musique et des musiciens ; il a de la musique la conception !.. plus humaine; une froide érudition ne le satisfait point ; les questions de technique musicale ne le retiennent que juste ce qu'il faut; en vérité la musique l'intéresse peu, si ellenesl d'abord le langage dune âme, h plus spontané, le plus expressif : « Si la musique nous est si chère. c'est qu'elle est la parole la plus profonde de l'âme. te cri harmonieux de sa joie et de sa douleur. » Par- courez ses vies de musiciens: c'est l'homme qu'il ambitionne de nous révéler: la musique est son guide; il l'abandonne s'il rencontre ailleurs un cri plus expressif; il commentera longuement les pages des V 'moires de Grétry le musicien raconte la mort de ses trois filles; il conciliera : Les pages de Grêlrj que je viens de résumer, sont les plus belles qu'il il jamais écrites, plus belles que toute sa musique : "ai le malheureux homme s'y est mis lui-même, » La musiqne est un signe : la profonde réalité qui émeul I iascine, c'est le génie grandiose et douloureux doù die émane: que nous importe Je musicien, quand ions contemplons l'homm I [uck est, comm,

Al F1GUHES LITTÉRAIRES

Beethoven, bien plus qu'un grand musicien : un grand homme au cœur pur. »

Que vient-on après cela nous parler d'un progrès de la musique ? celle d'un saint Grégoire ou d'un Pales- trina vaut la nôtre : V Alléluia jaillit d'un cloître en plein ive siècle barbare. L'art et la musique sont iné- puisables comme l'humanité, comme la vie : « Rien ne le fait mieux sentir que cette musique intarissable, cet océan de musique qui remplit les siècles. »

Cette conception de la musique, cet enthousiasme, cette foi dominent ce Jean-Christophe auquel il faut bien revenir, puisqu'aussi bien c'est l'œuvre de Romain Rolland la plus compréhensive, l'œuvre centrale que toutes les autres semblent annoncer et étayer : car Jean-Christophe paraît n'être parfois qu'une transpo- sition romanesque des érudites recherches de Romain Rolland; certes Romain Rolland n'a pas créé de toute pièce le personnage de ce génial compositeur : Jean- Christophe, c'est Beethoven et c'est Wagner, et c'est aussi Mozart et parfois Bach, et je serais tenté de le reconnaître en ce portrait de Gluck :

Dans la société, il prenait d'abord un ton guindé et solennel. Mais tout de suite il s'emportait. Burney, qui vit Haendel et Gluck, les rapproche pour le caractère : « Gluck, dit-il. eU d'une humeur aussi sauvage que l'était Haendel, dont on sait que tout le monde avait peur. » Il était libre et irritable, et ne pouvait s'habituer aux règles de la société. Il appelait crûment les choses par leur nom,... il scandalisait vingt fois par jour ceux qui l'ap- prochaient. Il était insensible aux flatteries, mais il admi- rait ses propres œuvres avec enthousiasme. Cela ne l'em- pêchait pas de se juger exactement. Il aimait un petit nombre de gens....

KO.UAIN ROLLAND 33

Jean-Christophe est le Musicien, il est le «renié de a musique, et Ton ne peut que savoir gré à Romain Rolland d avoir mis tant de science à établir la psy- chologie d'un héros aussi exceptionnel. L'admirable est que ce héros composite soit vivant; il l'est il lest prod.g.eusement; il est un Allemand d'aujoùr- dhu., en qui se reflète limage de notre monde trou- : son histoire est celle de notre temps; Jean- Christophe naît au bord du Rhin ; c'est une peinture étrangement pénétrante de la vie et de la société alle- mandes que le récit de son enfance et de son ado- lescence ; le tumultueux génie de l'enfant se révolte contre le mensonge germanique. Ah! voici de la cul- ture allemande une âpre critique ! Mais Jean-Chris- tophe se réfugie en France; ce sera donc le mensonge français que nous apprendrons à haïr. Ici et Jean- < -hnstophea des amours aussi violentes que ses haines autant d épisodes parfois le narrateur s'attarde s attarde au point de composer des volumes entiers' qui semblent ne tenir que par m, fil au sujet princi- pal - tel 1 épisode d'Antoinette, qui est un petit roman •part, un merveilleux petit roman: nul ne refusera à auteur d Antoinette le don des larmes. Cette biographie gigantesque embrasse tout; elle 'lad aux esprits les plus divers; elle soulève des oicres; un hvre de pure satire comme la Foire sur h 'lace, volcnte, injuste, impitoyable, touche à trop de l'oses, d institutions et de gens pour séduire les

mssançesde réclame Vucunc réclame ne s'agit,

«lourde Romain Rolland; il a son public qui gran- «; Ha ses fanatiques; je ne sais rien de plus récon- >Hant qu un tel succès qui s'affirme.

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;; 1 rira !;r.s LITTÉRAIRES

Et certes je suis loin de partager toutes l<> opinions de Humain Rolland: Jean-Christophe est une œuvre hop pleine, pour qu'on tente à la hâte d'y faire un choix; ce qui importe, c'est d'abord d'en marquer fortement les traits essentiels: une personnalité vigoureuse s'y manifeste : œuvre, personnalité, je n'en sais guère qui soient plus dignes d'une respectueuse- sympathie.

LOUIS BERTRAND

In homme pour qui |e monde extérieur existe existe vraiment !

Un contemporain, un homme d„ xx- siècle in. •tant cultivé, sur qui pèse l'atavisme de la race la I lettrée et le faix écrasant dos souvenirs d's idées, des théories par l'éducation moderne dompte »esP«ts les plus indisciplinés et réduit à une éter- nelle rumination leur activité; un contemporain qui subi notre effroyable culture livresque et qui sVu «tevadele jugement intact, lesyeux sains, sauve la

-o.hte; qui de toute sa sensibilité, de toutes ses «e» a aune le monde vivant, la aimé d'abord pour "-même, pour la magnificence variée des spectacles •«•très, puis peu à peu en a découvert la fécondité «rricere, si parfaitement méconnue des hvperci- "**s, en a tiré la substance dont il ., voulu vivre e< mat.ere don, œuvre abondanlc, diverse nui* """c,,"""e '••' IVatured'où cil,, est issue

36 FIGURES LITTÉRAIRES

Une semblable aventure devrait être celle de tous les artistes qui aspirent à s'affirmer originaux par le développement indépendant de leur personnalité; combien cependant ont ce courage, cette audace, cette suprême habileté de ne se lier qu'à eux-mêmes et à l'épanouissement de leur propre expérience? Combien se sentent cette réceptivité, cette sponta- néité d'émotion et d'imagination qui seules légitiment une telle vaillance... et semblent indispensables au romancier? Et parmi ceux qui possèdent le don de sentir, et d'exprimer la vie, combien n'en est-il pas qu'un bagage délicat et fragile, ou encore pesant et encombrant, embarrasse et préoccupe jusqu'à les détourner du véritable objet de leur art? 0 temps des pastiches jolis, oiseux! et des romans historiques estimables et secondaires, et des copies de copies et du plagiat universel et quasi inconscient ! littérature s'étaient la stérilité de nos esthètes, et l'impersonna- lité prodigieuse des âmes façonnées parla scolastique moderne, l'érudition, la science, une certaine science... littérature de reflets et d'échos, distinguée, médiocre, surtout médiocre, ne dédaigne point de s'employer pour quelle gloire éphémère le zèle même de romanciers fatigués de sentir, d'inventer, de vivre !

Le cas de Louis Bertrand est infiniment rare, d'autant plus rare qu'il est plus caractérisé, plus coin- plet, j'oserais dire plus parfait en son heureuse évi- dence : Louis Bertrand est un lettré nourri de culture classique, grecque, latine, française; on sait de lui des pages qui témoignent d'un goût critique averti et sur, et de la plus séduisante aisance dans l'analyse des oeuvres et la discussion des idées.... J'affirme pourtant

LOUIS BERTRAND 37

que cette culture universitaire est comme extérieure à son œuvre, et qu'il ne lui doit presque aucun des éléments essentiels de sa conception de la vie et de 1 art. J entrevois la formation de son talent : il n'em- prunte aux maîtres glorieux que quelques habiletés de métier; ce sont d'autres leçons qu'il recherche avi- dement, dont il se remplit les oreilles, les veux, l'être tout entier sans jamais éprouver un instant de satiété; les vrais professeurs de Louis Bertrand, ce sont : le roulier Rafaël, Pepète le Bien-Aimé, Carmelo, Poublanc, Pascualeto le Borgne, Mme Cougourde et Mme Mangiavaechi,et la maestra de VInvasion,el tous les Emmanuel, les Attilio, lesCosmo, les Coupon, les Escartefigue, les Mares... les pêcheurs, les marins, les charretiers, les débardeurs, les ouvriers des ports et leurs compagnes, les vagabonds, le peuple divers de langage et encore! mais un par les instincts profonds, les usages, la notion du plaisir, de l'amour, la compréhension de la vie et de la mort, qui s'agite dans tous les golfes et sur tous les promontoires des côtes d'Espagne, de France, d'Italie et d'Afrique, le peuple méditerranéen. Et comme ce peuple fut modelé par les impérieuses conditions du sol et du climat, ce sont en fin de compte ces mêmes influences du ciel, de la terre des eaux que Louis Bertrand sollicita. Ce Lorrain ftt un vivant démenti aux théories de Maurice Bar- Is ; plante vigoureuse, qui dut à son déracinement un •mdigieux afflux de sève; artiste original, qui. dédai- gnant l'héritage de sa terre et de ses morts, rêva d'un lus généreux soleil, d'une race plus ardente, au total I un foyer nouveau, mal exploré, extraordinaire, de M-ces naturelles et d'humaine énergie.

s FIGURES LTTTÉRAIRES

Louis Bertrand démontrerait, tel ce Suédois <lu Jar- din de la Mort, que seuls les artistes des pays septen- trionaux comprennent profondément les peuples H les régions du Midi. Certes, nul n'a mieux que lui compris le Midi méditerranéen: nul ne fut sans doute plus libéralement récompensé d'un tel élan d'intelli- gente passion; Louis Bertrand doit à ce Midi flam- boyant le meilleur de soi-même et le plus précieux de son art, cette couleur, eette force allègre et partout épandue, cette sincérité, cette crudité de la notation, ce pétulant désordre, cet accent de jeunesse qui semble d'un triomphant barbare, et enfin, et par-dessus tout, et c'est par que la portée de son œuvre dépasse celle d'une simple réussite littéraire, ce sens de la vie, cet amouj de la vie, cette foi confiante en la fécondité de l'éternelle Maïa, que nos faibles contemporains sem- blent avoir perdue, et dont il est trop certain qu'aucune œuvre de ce temps ne nous apporte une aussi fréné- tique affirmation.

Prestige d'une œuvre tout entière consacrée à glori- fier la vie!

Certes notre temps chérit le passé d'un amour sin- gulier; l'humanité vieillie éprouve une douceur a fouiller, à ressasser d'immuables souvenirs ; ceux mêmes de nos écrivains qui ambitionnent de peindre le train des existences contemporaines se font des âmes d'antiquaires; ils ont des pudeurs, des délica- tesses dont se moque bien la vie injuste, brutale, splendide : ces timides, ces savants, ces raffinés ont

LOUIS BEHTRAKD 3«J

pour de la vie, ou font les dégoûtés; leurs œuvres exhalent un parfum de mort : elles nous plaisent ainsi.... Quelle n'est point toutefois la supériorité de celui qui nous arrache à nos nostalgies, à nos rêves familiers, a la convention de nos goûts et de nos théo- ries, et nous met faee à face avec la pure actualité! Emerveillement de voir cet homme fort n'envisager que la réalité accessible, s'y installer, s'y développer, SB l'aire jaillir intarissablement des éléments de drame, de lyrisme, d'épopée; nous l'écouterons avant tous les autres, car nous sommes en droit d'attendre de lui des frissons inédits, et peut-être des paroles essen- tielles.

Louis Bertrand se fixe en Algérie : il entend et >l voit; que lui importent les commentaires, les £oses accumulées de la science officielle et de la psy- îkologie officieuse? Il écoute, il regarde, il fait son nétier d artiste consciencieux et indépendant, qui i"l<' nés types, des aspects de nature, sans 'autre unbition que d'enregistrer des parcelles de vérité «Moresque el de se satisfaire soi-même en précisant es raisons de ses enthousiasmes; il décrit l'Algérie, ce [u'il voit de l'Algérie, Alger, les faubourgs d'Alger, a cote ei les splendeurs marines, les routes qui con- imisent vers le sud et le désert hallucinant : les hommes 1,1 "nl "«tenu s<,o attention sont les plus frusti » plus étroitement soumis aux suggestions élémen- ures, 1rs plus misérables, les plus naïvement vio- lets el passionnés, humanité primitive et com- lexe' riche de contrastes, car (die accueille des limitants accourus de France. d'Italie. d'Espagne <!<■ tous les pays méditerranéens, Louis Bertrand

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explore avec admiration ce monde de la canaille algérienne ; par lui il est initié à de nouvelles décou- vertes : à Marseille, à Barcelone, à Gènes, à Naples... il rencontre d'identiques éléments de population : il sait à n'en pas douter qu'une secrète parenté unit les Languedociens, les Provençaux, les Catalans, les Italiens, les Mahonnais, les Corses, les Siciliens et les Maltais; il compatit à leurs souffrances, il ne dissimule pas leurs vices, il exalte infatigablement leurs vertus, leur force de résignation, leur puissance de révolte, la beauté, la violence de leurs amours, leur indomptable vitalité.... Telle est l'œuvre à laquelle Louis Bertrand se voue tout entier : un jour, le sens de cette œuvre se précise de soi-même ; une grandiose vision surgit aux yeux du romancier qui proclame son ferme propos de célébrer la « renaissance des races latines dans l'Afrique française. » Loin de nous la pensée de contester qu'il n'ait point réalisé son dessein et prouvé son idée ! Voici ce qu'il nous importe d'abord de constater : nul depuis Zola n'avait su rassembler et animer une pareille collection d'humbles et caractéris- tiques héros, nul, depuis l'auteur de Germinal, n'avait aussi heureusement évoqué les foules, et en des œuvres débordantes de mouvement, de vérité brutale et poé- tique, n'avait au même degré haussé la forme roma- nesque au rôle de moderne épopée.

Voit-on maintenant assez nettement d'où l'art de Louis Bertrand est sorti, et qu'il s'agit en somme d'une floraison superbe et spontanée du terroir africain?

Si spontanée que soit cette œuvre, si étroitement liée qu'elle soit à la réalité contemporaine, on devine

IIMIS HERTItAND 4j

que l'auteur devait (enter de la compléter et de l'enri- chir de quelque idéologie : parti de la sensation et de la jouissance esthétique, Louis Bertrand aboutissait « des tentatives de généralisation, et à une conception historique du rôle de ses héros; alors, alors seulement 1 s inquiéta du passé: il ne se fia point aux ratiocina- tions des érudits ; il parcourut les ruines de l'Afrique du Nord; elles seules firent sa conviction, et le per- suadèrent qu'une heureuse fatalité prédestinait l'Al- gérie à accueillir les races latines et à favoriser par la vertu des rapprochements et des croisements le renouvellement de leur génie.... Fidélité d'un artiste à sa véritable nature ! Louis Bertrand est conduit par la logique de son sujet à se souvenir de l'antiquité il est guidé par Rafaël et Pépète le Bien-Aimé aux nécropoles et aux cites romaines; il ne consent à les -onsidererque dans la mesure ces ruines demeurent ssoc.ees à la vie contemporaine, qu'elles encadrent -arlois d une somptuosité mélancolique, et dont elles ndent à comprendre le sens caché.

Au reste, Louis Bertrand ne serait point un Latin lève de Latins, s'il ne s'éprenait çà et de sédui- antes théories; on soutiendrait qu'il tient de ses hers méridionaux le goût des rapides généralisations, >Bt-il dire, quelquefois, des élégantes galéjades intel- ictuelles?... il écrit des préfaces avec une verve aisée- ébaucha naguère une sorte déprogramme de renais- se du classicisme, et peut-être le surprendrait-on «jourd hui encore en découvrant une divergence fon- ere entre les tendances de l'art classique et les ..'aclères les plus fortement accusés de son œuvre n lui reprocherait quelques autres contradictions : en

42 FIGrt MES 11 II Kit AIRES

vériké, on mirait tort; c'est son art qu'il importe d'é-i

tudier et de louer : le reste est littérature : Louis Bertrand lui-même nous rappellerait qu'une logique excessive est révélatrice de sécheresse, et qu'en somme la vie ne s'accommode point d'une régularité géomé- trique; il est un vivant singulièrement tumultueux ; il est l'heureux poète de la vie incohérente, source de toute puissance et de toute beauté.

Louis Bertrand venait de publier Y Invasion, qui n'est point inférieur au Sang des races, ni à La Cinu, non plus qu'au Rival de Don Juan ou à Pépète-le-bieM aimé; il y avait montré les magnificences et les igno- minies de Marseille, avait donné des ports, des usines, des quartiers ouvriers, des descriptions émouvantes, conté mainte aventure, amours, rixes, grèves, ivresse- brutales, misères, famines infligées aux femmes et aux enfants ah! voici ces foules prodigieusement animées que Ton distingue autour des héros de Louii- Bertrand, et voici des héros prévus, mais si intensi- vement individuels, l'Italien jaloux, sournois et meur- trier, le charretier insouciant et ivrogne, les débar- deurs, les marchands des halles, les cabaretiers... de* héros d'une psychologie moins sommaire, un ouviiei théosophe, hystérique, illuminé, des intellectuel déchus, tombés à l'anarchie, des « militants » m divers partis, un terrassier chevaleresque, héroïque au total un beau livre, un peu long et désordonné, ui beau livre demeurent fixées avec un inoubliabh

LOUIS I1K1ITHAND ^3

ftlief les péripéties de 1' » invasion» italienne Louis Bertrand partit pour la Grèce : qu'allait faire au pays des grands morts ce peintre de la vie exubérante'

Non point, on le devine, se joindre à quelque dévot pèlerinage. En Grèce, Louis Bertrand rencontra des archéologues; c'est peut-être l'espèce d'hommes qu'il

' le moins apte à juger avec indulgence; il vit des ™nes fort propreS; j^ étiquetéeSj ,,s (is(,os

Jmblement mortes; il vit enfin un très beau pava «alta la lumière et les paysages helléniques, médit

* ruines dauba sur les archéologues : son livre sera blasphématoire et infiniment salutaire, bourré de s bonnes à dire et tout entier édifié sur un para- fe dont la gageure, habilement soutenue jusqu'au «mer chapitre, se trouve tout à coup démentie a antépénultième page. On soutiendra que Louis Ber- •••"»l n a point signé d'ouvrage plus éloquent: qu'on " '»' connmssait pas ce ton -l'impertinent badina*e- ue cette Grèce du Soleil est un livre bonne foi, de «oureuse franchise, un livre néfaste, superficiel napressons-nous de féliciter Louis Bertrand.

Nul doute que notre culte de la Grèce antique ne 'ère parfois en fétichisme : s'il fallait un exemple aterau ; le livre - d'ailleurs graeienx et spirituelle- «t idolâtre ^ de M. Georges Ance^ Athènes cou- dée de violettes. Par quel chemin détourné le dra- 'turge de Ces Messieurs en est-il venu à composer gowe du touriste Lettré au pays grec?

•• Ce petit peuple, qui véc, e période historique de

... '.;■!;■;■•■'•'■'•'" *> «» dieu* i„ ,•„,■;»,. mJ,

|".' «asc < es avibsat.ons f, es, de véritables éta-

«"w»l~en ''es vertu, que des défaillances humaines

44 F1GUBKS UTTÉBA1BES

Tous les Restes principaux qui furent depuis ceux de l'hu- «Tnité v furent fait» mieux qu'ailleurs, et parUren. sous leur forme la plus générale de cet étroit espace.... 3 a. impression qu'un cataclysme universel eût pu survenir, Z Z la bâta lie de Chéronée, la Grèce trouva sa fin 3C avait été dit, et après la Grèce, rien n'eût manque . l'œuvre humaine....

_ Qu'en savez-vous? riposterait Louis Bertrand. Que savons-nous de la Grèce antique? Les modernes s'en firent au gré de la mode des images fort diverses : Grèce de la Renaissance chantée par les Ronsard et les du Bellay ; Grèce Louis-Quatorze de nos tragédie» classiques, de nos ballets, de nos opéras ; Grèce fade de Fénelon, sensible et éloquente de Chémer; Grèce marmoréenne de Leconte de Lisle ; Grèce moins solen- nelle dont les statuettes de Myrrhina et de Tanagra, les Mimes d'Hérondas, et toute une littérature hellé- nisante firent la vogue :

Désormais on s'imagina celte terre bénie de l'HelUdi non plus comme un temple austère, ma.s comme un lupa „a vaguement sacré, un jardin mi- voluptueux, m.-devj Des joueuses de flûte, des danseuses et des court, ane dévêtues et coiffées comme nos dames de lettres en tenu, Je sLe littéraire (fourreaux de gaze ou *•»-£*£ de soie grosses touffes de fleurs sur les oreilles et banc g ££*•«*. dans les cheveux) y prirent la p a* , d Canéphores et des Hélène aux bras b flancs. De ,jgM débauchés couronnés de roses et drapes d étoiles Liberty J

Et voici qu'une Grèce inédite surgit des fouilles d Crète- les savants de demain s'apprêtent a noi recrée'.- une Hellade aussi fantaisiste et non mon éphémère que toutes celles dont notre docilité moi

LOUIS BERTRAND 45

tonnière s'émerveilla. Car la Grèce de Périclès est fiien morte; il n'appartient pas à la science d'en res- susciter l'image abolie; tontes les « restaurations» sont condamnables, pitoyables les essais de restitu- tion de la vie antique.... Cela est le bon sens même.

Avant condamné « les gentillesses d'anthologie chères à M. Anatole France, » répudié avec indigna- tion « la Grèce intellectuelle et rationaliste de Taine et de Renan, » Louis Bertrand ne commet point l'er- reur qu'il reproche à tant d'artistes et de penseurs. Il ,se borne à peindre la Grèce d'aujourd'hui, ses gracieux paysages, sa lumineuse atmosphère. Cette Grèce ensoleillée ne lui parut ni moins ensoleillée ni moins harmonieuse, parce qu'il y retrouva à chaque pas le lointain souvenir de gloires quasi fabuleuses.... Il ne méprisa point, à Athènes, le très moderne Café du Philosophe Socrate; il lui plut de retrouver au pied de

Acropole la pouillerie nauséabonde d'une venelle Marseillaise ou napolitaine. J'ajoute que si, fermant •e livre, vous ne soupçonnez pas les Bacchanales 1 avoir annoncé assez exactement la danse du ventre, .ous aurez mal lu....

Louis Bertrand est un magicien prestigieux ; il est ID romancier magnifique, et justement le romancier ju il faut pour réhabiliter parmi nous le sens de la

ie. l'amour de l'activité, la foi en l'inépuisable éner- ve de la race et la fécondité de son effort.

J.-H. ROSNY JEUNE

Il en est des divorces littéraires comme de tous les autres; qui eut tort? qui eut raison ? lequel des « asso- ciés » fut cause du naufrage? Faiblesses et vertus mises en commun semblaient indivises ; ni préférences ni antipathies ne paraissaient pleinement justifiées qui distinguaient entre les deux conjoints. . .. Après la sépa- ration, chacun reprend sa vraie physionomie; les per- sonnalités s'affirment: Madame s'avère une âme d'élite, Monsieur un être méprisable, à moins que ce ne soit le contraire, ou qu'une égale platitude, ou un pareil mérite

Deux frères, qu'une longue collaboration avait unis et quasi confondus dans l'attention des hommes, se séparent; pour imprévu qu'on le déclare, le fait n'est pas sans précédent; les divorces littéraires sont fré- quents depuis quelques années : divorces à l'amiable, ou brouilles retentissantes ; en conclurons-nous que de moins en moins l'association favorise le labeur litté-

•l.-ll. HOS.W .ILTM; 47

raire, que des sympathies, même fraternelles, ne sau- raient résister à la sollicitation de cette foreecenirifuje f»ar 1rs esprits ,1c noire temps sont disséminés dans le vaste champ des idées, et condamnés à ne plus se rejoindre? Plus simplement, ne conslatons-nous point <>" I res normal phénomène de croissance ? Deux artistes grandissent ensemble, l'un pour l'autre, etcn quelque sorte Un par l'autre: d'elle-même la nature disjoint un jour ces frères siamois: ils sont aptes à vivre iso- Pment un,, vie plus riche et plus active.

Diversité des cas, multiplicité des « espèces, ,, oui ne souffrent point la simplification d'une généralisa- tion péremptoiro. Deux frères, après vingt années de collaboration féconde, s'aperçoivent soudain que ni leurs humeurs ne s'accordent, ni leurs idéesne se con- fient : incompatibilité absolue, contradiction perpé- ■«Ue.... Peut-être bien: les jeunes ménages ne sont m les plus fragiles, et Ion en voit d'anciens que ~h,re '" ^^if aveu dune double cl lamentable «wur.... Deux frères se séparent : la malignité de ertains confrères et d'une partie du publ.c est enfin ■d.sl.ute : lequel n'a pas de tafent'car les médisants admettent point laparité des dons; ils pronostiquent' ; vonl savon-: ils savent.... 0 Wlenies, douleurs,' ««ères, qu, suivent en navrant cortège les humaines quidations!

Car les médisants non! point nécessairement tort et ■"un des plus affligeante privilèges de la vie qu'elle

P1;use l'op fréquen ni à leur donner raison les

vorces littéraires son I donc actualité brûlante ; 'mé- »*n la leçon, puisquaussi bien la ne littéraire de temps n offre guère de pins tragiques aventures

48 FIGURES LITTÉRAIRES

Je m'empresse d'ajouter que dans le cas des Rosny les médisants seront déçus : J.-H. Rosny aîné est un vigoureux esprit dont nul ne sera seulement tenté de nier l'écrasant labeur, non plus que le curieux, et actif, et souvent étrange génie; J.-H. Rosny jeune, à qui un long exil volontaire en une lointaine province paraissait conférer je ne sais quel prestige quasi my- thique, semblera d'autant mieux mériter sa part d'une gloire commune, qu'il s'empresse de manifester les plus rares qualités en ce poignant récit de l'Affaire Dérive.

Avouons toutefois notre embarras : ce livre est un début, le début d'un homme qui a beaucoup écrit; jugerons-nous J.-H. Rosny jeune sur ce livre unique? Lui-même nous y invite, et nous interdirait sans doute de prétendre démêler ce qui lui appartient dans l'œuvre| considérable qu'il ne signa point seul; certes, nom n'approfondirons point le mystère de cette collabora- tion : toute collaboration est mystérieuse ; on ne sau rait guère en concevoir de possible sans un constan effort d'abnégation réciproque ; quelles actions et réac tions fécondent deux cerveaux appariés? La conceptioi de l'œuvre d'art nous semble si bien le fait d'un géni< unique, que nous inclinerions à déclarer monstrueus- une parenté double ; l'obscure gésine d'un livre nou échappe et je ne dis rien de cette soi-disant littéra ture que l'on se met à deux pour fabriquer et lancer et qui n'atteste que les aptitudes industrielles et com merciales de ses auteurs. Posons donc ce fait \ J.-H. Rosny fut naguère un remarquable romancier nousavons désormais J.-H. Rosny aîné et J.-H. Rosn

J--II. ROS.W JEUNE 4a

jeune; total, trois écrivains, que nous sommes invités «considérer «clément. Le pcuvons-ncns cependant' Cro,t-on que nous serons aussi prompts à oublier tant ■■ -es ? L ombre de J.-1L lîosn.v l'ancien. s'étend sur -II Rosny aîné et J.-H. Itosnv jeune; effort para- Icxal de ces romanciers en lutte contre leur propre «nçmrnée, et qui ne parviendront à la gloire Jen >ecl.psant eux-mêmes; car la condamnation de cette «archiquetnnité serait qu'on fût contraint d'en exnli- !«er trop aisément le prodige, en reconnaissant un envam en trot-, personnes.

A parler franc, il semble bien qu'un lecteur non "-"»> attnbuerait indifféremment l'Affaire Dérive à •nc.en, «l'aîné ou au cadet : l'étendue et la profon- '«r des fondions, l'élan puissant dune massive eb.tecture, 1,, multiplicité des plans, la noblesse de

ta'nes ligne., la poignante perfection de certains a.ls e„ contr;,ste avec ,.évWenl ^ ^

eess,ve mdmsit fréquemment les constructeurs à ">-n de hvres des Rosnv ne s'appliquent point 'les mes d une sommaire encore qu'assez ,,récise délini-

car nul de nos jours ne construit plus ainsi •sseurscjclopéens, les liosn.v prétendirent toujours « étonner p.„ l'assemblage hétéroclite de blocs mal

». Par l entassement de prodigieux moellons,

'' l'»"K I L .ardeur, la masse démesurée de leurs

oncertants édifices. Les Allemands diraient de cette

''• qu elle es> colossale ; elle l'est ; elle étonne, elle

i

;,D FIGURES LITTÉRAIRES

choque, clic écrase; clic est grossière et voisine du sublime; nous en éprouvons jusqu'à la nausée la bar- barie dans l'instant elle nous exaltait presque à l'enthousiasme.... Quant aux ailleurs, le publie les récompense mal de leur effort, c'est-à-dire très insuf- fisamment : je pense à ces athlètes dont la foule admire l'étonnante vigueur, qu'elle considère toutefois avec une défiante inquiétude, qu'elle s'avise rarement de chérir ou seulement d'entourer d'une active sympa- thie.

Les Rosuy sont des athlètes de lettres, les plus mus- clés que Ton ait vus depuis Zola; J.-H. Rosny jeune démontre qu'il est à lui seul capable de mener à bien une titanesque entreprise; et c'est d'abord ce qu'il importe de mettre en lumière; nous possédons trois Rosny; le plus jeune n'est pas le moins surprenant de la troupe; peut-être l'eût-on plus sûrement distingué des deux autres, s'il nous eût moins brutalement signifié l'audace de son défi.

De l'observation, de la plus sincère, de la plus péné- trante; du lyrisme, du plus spontané, du plus irrésis- tible, puisqu'il nous associe au balancement prof on r de je ne sais quelle marée invisible, à je ne sais que rythme des forces naturelles; des idées, une âpre e hautaine critique des hommes, des mœurs et des idées des pages brillantes, des pages fortes; un mouvan océan dont on ne sait si Ton admirera devantage 1 monotone immensité, les aubes étincelantes ou I colères dévastatrices.

Un tel livre est un monde : vous y retrouver* jusqu'aux habituels défauts dont s'affligèrent les ph

■'■-II. ItOS.W ,n;i ME

«trépides partisans de l'ancien J.-H. l!o.snV -des,,,. ace»... est-ce bien de négligences qu'il convie*) de

!''""'' i«, cl mu, pus dune sorte de tranquille mépris * !■' forme? plate ou sublime, qu'importe! elle est quelle peut être; on extrairait de ce livre de» écftan- «ons des pires sortes de styles; on en tirerait des l'^vs el presque des chapitres .lune fermeté, d'un, ':"i<- -1 «»« justesse d'expression dignes des plus sévères anthologies. Et cette veulerie nous serait ;"""IS °dleuse' S| »ous jutions moins vivement cette «««reuse el vivante énergie. J..H. RoBBv jeune ne re«once Poinl avec une suffisante résolution à certain sm-disant philosophique ou scientifique dont K»s gnnhons depuis quelques autres livres un ass,v méchant souvenir.

L* science ! devant la science peut-être ne mani- ge-t-.l pius ee s(upk,e ehahisseineat

?" .'';;" el'? ,e contraire de la compréhension: -"• »osnv I anc,en nousen fournit un spectacle elfa- '"" »« temp, il déversa dans la li.lerature la

;""•■•• fûtes les sciences, jusqu'à saturation, el nous "■'"•"r,,,, souvent l'impression dune posante mvs.i-

''; ■'•'•'"'«'•J-II. Hosnv jeune toutefois denture

T "' « «»Pe»tiUoM qui l'entraînent à des allir-

*»t">ns.j allais dire a des ges.es nous saluons des - I"-» connus : quelle n'est point la foi de ce peintre

*«* <* psychologue aux dogme» incertain» lan-

"1-^,.-. .on vacillantes lumières ,le lethnogra-

".e. Aucun .1, 8es personnages dont il ne dresse

"'"--^dcment.-e, c'est fort bien, tout le

' ' '•'-'- ceHe précisions, .jusqu'à . VI. Hortilion- ""■"«.Mcu.... étudie ses personnages au point de

52 FIGURES LITTÉRAIRES

leur consacrer des fiches anthropométriques; M. Ber- tillon toutefois approuverait-il ces classifications de races? la race? qu'est-ce donc, en vérité? et n'est-ce point nous vouer à d'étranges incertitudes que de pré- tendre déduire de la qualité de Celte ou de Celte-Ibère de vivantes psychologies? L'Affaire Dérive se déroule en une préfecture qu'il faut situer aux enviions du pays béarnais ; tout le monde y est plus ou moins Celte- Ibère : <( Les jeunes filles ne lui déplurent pas moins que les parents, jolies Ibères ou Celtes-Ibères à la tête ronde, aux yeux bleus ou noirs, faites pour les escla- vages de la chair comme les moutons Durham sont faits pour donner des gigots. » L'avocat Grain a « des yeux bruns, naïfs, charmants, et sans la ruse habi- tuelle au regard des Ibères. » Admirateur éperdu de MmeCalde, Dérive « ne pouvait s'empêcher de se figu- rer le corps entier sorti de cette gaine délicieuse et mon- trant le contour d'une hanche, la ligne suave d'un ventre et toute cette beauté des Ligures aux attaches fermes à la fois et assouplies. » Dans les rues, Dérive rencontre des femmes dont « la plupart avaient le type ligure, brunes élégantes, aux beaux yeux, à la bouche sensuelle. D'autres étaient des Celtes-Ibères avec des cheveux noirs et des yeux bleus. » Lucette elle-même, cette jolie Lucette, induit J.-H. Rosny jeune en de mirifiques divagations. Lucette a un petit nez tout droit, des sourcils noirs, une bouche « à ravir. >

Mais surtout, elle avait une finesse de traits comme oj en voit chez certaines Américaines, quelque chose de s;uu. de robuste et de sensitif. Ses yeux, très grands, remon- taient un peu vers les tempes, et ils étaient d'un blei délicat avec de petits triangles noirs disséminés. San:

J.-H. ROSNY JEUNE 53

nie quelque Franc-Salien revivait-il en elle, mais le iront était rond et large comme celui des Celtes, la pom- mette lorte comme celle des Ibères. Ses jolies épaules sa poitrine petite et ferme, sa hanche tombante l'accusaient ! race noble et déliée, en opposition avec ce type fré- quent chez les Ibères qui ont la hanche en saillie et le dandinement canaille.

De tels jeux, un peu lourds, ne répugnaient pas à J.-II. Rosny l'ancien; de quelles lectures mal assimi- lées ne témoignaient-ils pas? de quel fatras pseudo- scientifique, puisé en de multiples manuels lus à la hâte, ne s'encombraient-ils pas, ces romanciers si dignes, d'ailleurs, d'échapper à l'admiration des igno- rants et des sots ! J .-H. Rosny jeune ne renie point ces jeux ; il se souvient encore d'avoir collaboré à des œuvres que caractérisait d'abord l'abondance de ce fatras; il nous contraint de ne point oublier sa part de responsabilité; il ébranle en nous trop de réminis- cences- il nous impose des rapprochements, des com- paraisons... Xous conclurons que l'un au moins des membres de la trinité Rosny nous demeure encore peu reconnaissante. Souhaitons qu'il abandonne plus résolument une importune défroque; souhaitons que Affaire Dérive marque le point de départ d'un pro- gressif et définitif affranchissement.

*

Que ce miracle soit possible, et même probable, je 5 crois volontiers; nous devrons à une féconde palin- •om-sie un romancier original. Il y a dans ce livre ant de germes, une si luxuriante poussée de sève et

51 l-ICl 1'. I S LITTÉRAIBES

d'espoir, tant de jeunesse et de force vitale! Quelle marâtre nature nous priverait de la Floraison qui s'an-

nonce

.*>

A peine voit-on ce qui reste à acquérir à ,1 .-II. Rosnv jeune, hormis quelque sévérité dégoût, et le courage

d'ébrancher ses trop abondantes frondaisons : il \ dans Y Affaire Dérive un chef-d'œuvre que jugulent et étouffent de voraces parasites. Certes, on ne voit guère ce qui reste à acquérir à J.-II. Rosnv jeune... s'il consent à maîtriser ses monstres.

Lisez V Affaire Dérive: rencontrcre/.-vous. je vous prie, une psychologie plus aiguë, plus cruelle- ment aiguë et véridique de la vie provinciale? U petite ville « faiseuse de petites âmes. » il fallait cette pa- tience, ce long effort, cette flamme, cet art souple et puissant, pour dresser contre tes crimes, sans peur et sans haine, ce formidable réquisitoire.

La petite ville.... Peut-être est-elle une anomalie dange- reuse? Tout y croupit; rien n'y germe. On y conserve le néant : un idéal mort, des survivances enlaidies, des vices honteux, de bas appétits! Lourde main que le cerveau n'électrisc pas encore et qui a perdu l'habitude du travail. On ne s'y affine qu'en maladies transmises, en hérédité d'alcoolisme et de dyspepsie. Les indigènes de petite ville sont un produit de désassimilation. Dans la solitude morne de leurs heures, sans presque de lectures, surnourris de mangeailles, continuellement le sens voluptueux s éveille et se satisfait. C'est la vie de singes cyniques. Ton- les sadismes, le cercle vicieux d'une volupté qui ne se spiri- Il Inalise pas, les livrent aux lassantes et mornes débauches dont la femme sort méprisée et l'homme abruti.

Que r-i cette verve vengeresse vous épouvante lisez Y Affaire Dérive, suivez du regard toutes cJ

J.-H. ROSNY JEUNE

;>.)

silhouettes, préfet, trésorier général, juges, avocats, militaires, rentiers petits et gros, marchands et bouti- quiers, ouvriers, paysans, politiciens de haut et bas Itages; applaudissez la justesse, la vivante diversité le cette grouillante et gigantesque fresque et con- cluez.

Nullité dos âmes, splendeur du décor. Qui donc l plus éloquemment célébré la province, le luxe des jardins, l'opulence des ciels, des forêts et des eaux, l'inépuisable réserve d'enthousiasmes, de rêves et de mélancolies, parmi laquelle s'étale et se vautre, inerte et aveugle, la petite ville0

Certes lisez, lisez jusqu'au bout l'histoire de cet infor- tuné Dérive; à quarante ans ce voluptueux et savant bohème hérite dune fortune ; il s'installe à Pont de Luz, en ce domaine des Peupliers, tous les Pontois n lendront saluer l'heureux possesseur de cinq millions ; un quadragénaire parisien affiné, raffiné, vibrant et passionné a Pont de Lu/! intrigues et jalousies, flirts et passionnelles; Dérive découvre enfin de vrais amis, le docteur Tincliand, le naturaliste Teyrère, le chirur- gien Gassaigne et surtout Lacave, qui est un merveil- leux instituteur, et le professeur Yitruve qui est un rai- sonneur plein d'audace et enfin, et enfin, les Calde, délicieux ménage. Dérive aimera Mme Calde; pour lepouser Mme Calde empoisonnera mère, tante et mari; Dérive et Mme Calde iront en Cour d'assises; et je vous lais grâce du procès, mais jusqu'à la Cour d'assises ce livre est vrai, poignant, ce livre est presque un chef-d'œuvre : citez-m'e» dans Tannée deux ou dois qui lui soient seulement comparables.

\

ANDRÉ GIDE

Ouiconque s'avouerait insensible au charme do cei

austère roman, la Parle étroite, je le plaindrais

Ah! je crains que quelque satisfaction vaniteuse ne se mêle au plaisir dont M. André Gide nous fournit l'occasion; gardons-nous du pharisaïsme littéraire, et ne concevons point un excessif orgueil, parce que nous sommes capables de joies aristocratiques. André Gide a-t-il eu le pressentiment des tentations il induit notre faiblesse? J'aimerais être assuré que non : je demeure dans le doute ; qu'il serait donc cou- pable s'il avait spéculé sur notre complaisance envers nous-même, s'il avait froidement médité de nous surprendre au stratagème de sa subtilité précieuse î Il m'offense rien qu'en me permettant un semblable soupçon ; combien, s'il m'en eûtôté le prétexte, j'eusse plus chaleureusement accueilli la leçon de son livre î

Ce livre-ci n'est point à l'usage des âmes vulgaires : André Gide n'est point de ces écrivains qu'acclame

ANDRÉ GIDE

l'universel suffrage du public liseur; il redoute la tepide conspiration des admirations indiscrètes ; volon- tiers il répéterait ce qu'il écrivait à propos d'un pré- cédent roman* : « L'intérêt réel d'une œuvre et celui que le public d'un jour y porte, ce sont deux choses très différentes. On peut, sans trop de fatuité, je crois préférer risquer de n'intéresser point le premier jour' Ivecdes choses intéressantes - que passionner sans lendemain un public friand de fadaises. » André Gide choisit, en quelque sorte, ses lecteurs il en a bien 1" <lroit et nul ne niera que ce romancier ne se fasse de 1 art une conception très noble, et digne d'être citée en exemple par ce temps de commercialisme lit- téraire — il choisit ses lecteurs, et je l'en félicite ; grande est sa sévérité ; parmi ceux qu'il élit, toutefois,' m assurera-t-il qu'il n'en est point d'indignes de lui> J entends, que désigna leur impatience de se hausser en aussi flatteuse compagnie, bien plutôt que la fer- veur de leur sympathie intellectuelle? m'assurera- 'il que jamais il n'encouragea le snobisme de ces adieux néophytes?

André Gide manque de simplicité avec prémédita- tion ; c'est dire qu'il exige de nous un effort de can- deur dont nous dispense un écrivain moins complexe. 0 vous, qui ne témoignez nulle gratitude à un auteur de ses flatteries secrètes, ne lisez point ce livre ; ou si un <lcbcat plaisir vous tente, faites-vous une âme Mive; qu'un préalable acte de foi vous mette en état •Je grâce, et vous incline à oublier de trop prudentes

eserves. 1 Préface de Vlmmortliste

58 FIGURES LITTÉRAIRES

Ses livres en valent la peine, et l'on peut bien, poul- ies goûter, faire abstraction de quelques scrupules, sacrifier même quelques préférences. Ce sacrifice con- senti, quelle n'est point la persuasive puissance de cet art î Gomment en définir la séduisante nouveauté, assez harmonieuse et respectueuse de nos goûts pour ne blesser nul admirateur des traditions anciennes, assez originale pour qu'aucune étiquette n'en fasse seulement conjecturer les essentiels caractères? Lisez la Porte étroite. Tableau de mœurs? Certes il fut donné à peu d'écrivains d'illustrer de traits aussi heu- reux la vie d'une famille française! Considérez ces pères, ces mères, ces oncles, ces tantes et la bande nombreuse des cousins et des cousines; dites si les mille liens de parenté proche ou lointaine, d'affection, d'intérêt, et les rivalités et les antipathies, n'ont point été notés avec le plus juste souci des nuances. Et qui donc ne reconnaîtrait, pour l'avoir fréquenté en quelque province, cette accueillante maison des Buco- lin, Jérôme, étudiant parisien sur qui veille la sollicitude d'une mère veuve, accourt, aux vacances, apprendre l'amour en compagnie de ses aimables cou- sines Juliette et Alissa ?

Dans un jardin pas 1res grand, pas 1res beau, que rien de bien particulier ne dislingue de quantité d'autres jar- dins normands, la maison des TUicolin. blanche, l\ deuK étages, ressemble à beaucoup de maisons de campagne du

A M » I ; i GIDE

5«9

siècle avant-dernier, hlle ouvre une vingtaine de grandes lenelres sur le devant du jardin, au levant, autant par derrière; elle n en a pas sur les côtés. Les fenêtres sont ■• petits carreaux; quelques-uns récemment remplacés paraissent trop clairs parmi les vieux qui, auprès' paraissent verts et ternis. Certains ont des défauts^ nos parents appellent des « bouillons; >, l'arbre qu'on regarde au travers se dégingandé; le facteur, en passant devant, prend une bosse brusquement. Le jardin rectangulaire....

L'oncle Bucolin est crime bonté simple; la tante Bucolin ne s'occupe de rien que de sa beauté de créole indolente ; la fuite de cette mère capricieuse incline à une gravité précoce famée de ses filles, Alissa Jérôme joue avec cette vive Juliette, prolonge auprès à Alissa, causeries austères et poétiques lectures.... Et Ion rencontre aussi Fonguesemare, Je pasteur Vau- tier, pe.v adoptif, donc responsable, et profondément affligé, de cette misérable tante Bucolin ; écoutez-le commenter au mari, trahi et abandonné, ce verset ;

Kfforoez-vous d'entrer par la porte étroite, car la porte

arge et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nom-

Ireux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et

^serrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu

M1" 'es trouvent. '

Jérôme méprise un peu son cousin Robert Bucolin, f n accorde à Abel Vautier qu'une faible estime de Mante Félicie Plantier, il redoute le trépidant bavar- tage.l ^discret dévouement Jérômen est lui-même

^auj heures ou d rejoint Alissa: douées rêveries

■Mace tranquille de ces enfants, qui s'essaient à «pen'

a*» : La pensée u'étaii souvent qu'un prétexte à

60 FIGURES LITTÉRAIRES

quelque communion plus savante, qu'un déguisement du sentiment, qu'un revêtement de L'amour. »

Peintre de mœurs, peintre de caractères, eh î sans doute, s'il n'est aucun de ces personnages dont le por- trait ne nous soit suggéré, plus encore que décrit, avec la plus précise intensité.

Que ce serait toutefois vous mal avertir du talent d'André Gide que d'insister sur ces mérites! Je n'ai rien dit, si je n'ajoute qu'il est poète, qu'une veine lyrique échauffe et colore tout son récit. Et je le tra- his, si je n'observe incontinent que tous ces dons ne le distingueraient peut-être point suffisamment de quelques autres écrivains, mais qu'il l'emporte par une entente supérieure du drame psychologique : cette pénétration, cette logique, cette puissance tragique sont d'un maître, et font que l'on ne saurait oublier l'accent de ce livre.

Jérôme aime Alissa et est aimé d'elle ; confidente de cette pure passion, Juliette, vous l'avez deviné, s'enflamme à son tour; tristes cœurs juvéniles, que déchireront de généreux scrupules ! Jérôme, vous vous en doutez, est le dernier à pressentir le drame. Alissa est moins lente à découvrir le secret de sa sœur; elle ne repousse pas l'amour de Jérôme ; elle emploie toute sa tendresse à ne point le désespérer en ne lui per- mettant plus aucun espoir précis; elle se fie à l'usure du temps qui séparera d'elle ce trop constant ami. Au premier appel de la destinée, sans hésitation m plaintes, elle se sacrifie... Nous admirons sa vaillance;

AIN DU É GIDE 61

mais voici qu'elle s'éprend de son propre héroïsme; nouvel amour, qui dans cette âme passionnée s'élève contre l'autre avec une indicible violence. Alissa est une fanatique de l'héroïsme : et sans doute la noblesse d'un acte ne se mesure point à son utilité, mais enfin, nous hésitons un instant devant la magnifique obsti- nation d'Alissa : il apparaît en eflet bientôt que son renoncement n'est d'aucun secours à Juliette et pro- longe le supplice de Jérôme : avec une décision qui témoigne d'un vigoureux sens pratique, Juliette a accueilli un quelconque prétendant, dès qu'elle eut éprouvé l'indiirérence de son cousin; mariée, elle est lu-ureuse heureuse, je vous le dis. Alissa s'épouvante d'une aussi rapide résignation au bonheur. Elle-même ne se pardonnerait point une semblable faiblesse : et L'on eût compris que Jérôme et Alissa ne se hâtassent pas de s'épouser au lendemain des noces de Juliette; plustard....

Il faut bien le redire, certains accuseront Alissa de fol or-ueil; ils auront tort, s'il demeure entendu que certaines âmes échappent au jugement de la commune sagesse, et que le sublime élan d'un être humain vers un idéal de perfection mérite, à tout prendre, quelque indulgence.... Cette folie du martyre, une loin- aine humanité vit une vertu si haute, Alissa nous «"il ramt d'en apercevoir encore la beauté; Alissa n'at- end mille récompense supraterrestre ; une assez vague «ligiosité plutôt qu'une religion véritable transparaît Uns ses propos; mais sa bible, ses psaumes protes- ants, l'Imitation lui servent à entretenir son exalta- ion, et la prédisposent à s'enivrer, si j'ose dire, du lysticisme de la soutfrance : pour exceptionnel qu'il

<;-.! rn.uu.s 1.1 1 1 1 : 1 : \im;s

soit, son cms n'est pas hors l'humanité : c'est une forme de la sainteté qu'elle propose à l'émulation* de Jérôme :

Mon ami, commença- t-elle, cl sans tourner vers moi son regard je me sens plus heureuse auprès de loi que je n'aurais cru qu'on put l'être... mais, crois-moi : nous ne sommes pas nés pour le bonheur.

Que peut préférer l'âme au bonheur? m'écriai-jc impétueusement. Elle murmura :

La sainteté

<i bas, que ce mot. je le devinai plutôt que je ne pus I en- tendre.

Tout mon bonheur ouvrait les ailes, s'échappait de moi

vers les cieux.

Sur le fond discret du récit, le dialogue, la corres- pondance des amants éclatent à la pleine lumière : on suit avec une émotion angoissée l'envol de ce mys- ticisme éperdu : nul roman qui fasse précéder de plus dramatiques aventures la mort d'une touchante

héroïne.

Et je consentirais à épiloguer sur l'hypothétique stérilité d'un martyre volontaire, s'il n'était abondam- ment prouvé qu'on ferait un tort grave à la littérature en lui interdisant de semblables sujets. Je préfère chicaner André Gide sur certaines obscurités, en vérité o-patuites. et qui n'ajoutent assurément nul relief à son œuvre : il arrive qu'au cours de ce duel de subtilité ils s'épuisent. Alissa et Jérôme paraissent s'embrouiller ; sommes-nous surs de comprendre? \ ous verrez que certains formuleront des doutes légitimes : je m'en afflige d'autant plus qu'il se trouvera assez ({e o-ens et parmi eux des critiques pour aperce-

INDRE GIDK (J3

[foir 1 excès de recherche, la prétention quintessenciée lon( souffre d'aventure Tari d'André Gide.

Il faut lire ce roman dans le recueillement; en férité, je plaindrais quiconque n'en saurait goûter le marine grave, quiconque n'entendrait point cette frngue si neuve et si ancienne, quiconque se défendrait le frémir au tremblement de cette voix mouillée de armes, quiconque aurait le détestable courage de ne toint s'abandonner a la séduction de cette mélodie pmantique, rythmée selon une discipline classique.

HUMILIS

Est-il vrai que Germain Nouveau, poète nomade, rimeur désireux de beaux songes et non de succès mondains, mène quelque part, en un midi hospita- lier, la libre existence du chemineau porte-lyre?

Certains, qui se disent ses amis, l'affirment.

Ils affirment bien d'autres choses, les amis de Germain Nouveau.

Ils ne nous livrent pas une biographie complet* : ce qu'ils veulent bien nous confier est digne d'atten- tion, parce que les poèmes de leur singulier héros ne sont point négligeables.

Donc Germain Nouveau aurait eu une jeunesse sédentaire; parisien, comme vous et moi soumis aux obligations de la vie citadine, on le vit au boulevard.

Aujourd'hui, si vous rencontrez à quelque détour des routes provençales une maigre ligure hâlée, une silhouette insoucieuse d'élégance, un de ces vagues passants de qui le regard lointain et la face brous-

illJMILlS 65

saiileuse inquiètent l'homme des villes, ne ressentez d'abord ni crainte, ni commisération ;peut-être aurez- vous croisé un grand bonheur qui se dissimule, l'âme la plus doucement sereine de ce temps, le délicat poète Germain Nouveau.

Il erre, dit-on, de ville en ville; il aime la mer; pour jouir des spectacles marins, il monte à bord des paquebots qui font le trafic entre Marseille et Alger; n'allez point le chercher aux salons des « premières; » il est avec des bouviers, des pâtres africains; ses facéties, ses chants, ses histoires sont infiniment appréciés de ces naïfs compagnons.

Depuis des années il vit ainsi; il n'est point las d'errer.

Que d'autres, mélancoliques montreurs, clament leurs vers parmi le bruissement profane des salons parisiens! Il faut les plaindre. Lui préfère se dire ses poèmes à soi-même; piéton humble et poudreux, passager qui s'attarde en de sordides entreponts, ou i l'avant des navires, dans le brouhaha de l'équi- page et de la canaille, il a droit a notre envieux respect.

Avant, tels les pèlerins de jadis, fait vœu de pau- vreté, dire qu'il échappe aux soucis médiocres ne ufîit point : son indigence est opulente, son dénue- nent resplendit, l'éternel soleil des joies spirituelles nille sur lui.

Ne lui parlez point de ses vers ; il les renie dès uils cessent d'être l'enivrant secret de son cœur jodeste et passionné; défiance du bon ouvrier épris

une perfection trop achevée; scrupules du croyant, ui redoute le scandale ancien d'enthousiasmes héré-

5

66 I Hil l\i;s LITTÉUAIHKS

tiques; surtout prudence de L'ascète, ennemi du bruit

et de La renommée : Germain Nouveau luit la gloire, parce qu'elle est pernicieuse h celte suprême vertu, l'humilité.

Capricieuse, la gloire ne lui tient point rancune; coquette, elle court au-devant de qui ne la sollicite point; elle assaillera quelque jour Germain Nouveau au coin d'un bois.

Les amis du poète seront complices; ils publient ses poèmes, avec des compositions du sculpteur Auguste Ko, lin, qui en sont comme la glorification et la trans- position linéaire; ils les publient, et nous rappellent que dès L904, une brochure signala à quelques lettrés ce rare talent; une affectueuse supercherie déjoua l'opposition de l'auteur; écoutez M. Maurice Saiut- Chamarand, à qui L'on doit l'édition nouvelle : « Au cours de l'année D'H, M. Léonce de Larmandie, seul possesseur, depuis plus de vingt ans, de poèmes manuscrits dont le véritable auteur (désignons-le par ses initiales, G. N. , se refusait à reconnaître la paternité M. de Larmandie fit paraître, dans une brochure incomplète, adressée à quelques privilégiés, quelques-uns des plus beaux poèmes dudit G. N.. sous l'égide de la Société des Poètes Français, et dans L'espoir de faire sortir enfin ces poèmes de leur obscurité! » L'égide de la Société des Poètes Français écrasa la timide brochure... Or, voici que le désastre se mue en victoire ; de quelles haïssab es rumeurs de triomphe ne sera point troublée la paix lointaine de Germain Nouveau!

« Si jamais je publie mes vers, ils paraîtront sot»

HUMIUS g~

lo nom d'Humilis.... Ainsi fut fait : mais notre temps ne s accommode point de l'anonymat s'abîmait I éphémère célébrité «les artistes d'autrefois, bâtis- seurs de cathédrales, sertisseurs de vitraux, enlumi- neurs de manuscrits précieux. Puisse l'hommage de ■os.dm.rationsne point sembler trop amer à Humilis H a «ne légende: hélas! la merveilleuse aventure dont ,1 étonne notre temps prosaïque et jouisseur fera voler son nom sur les lèvres des hommes; on s étonne, on admire : songez donc, chère Madame un chennneau, un vrai; quel costume! la jolie sauva- gerie! Sur quoi la petite Madame frivole s'en va lire ees poèmes de la plus somptueuse simplicité et la pureté du son semble comme bercée parmi l'ample harrnoiue d un mvisiLle orchestre. Elle en ressent quelque émotion et s'approuve de devenir meilleure Combien 1 muteront ! L'élrangeté de sou destin in. j'ose aux plus rebelles mémoires le nom d'Humilis «mie de ce nom qui appelle l'obscurité et qui déjà 'tmcelle dans la lumière. J

Qu'on le lise! peu nous importe le motif dont s au- onse la curiosité des gens distraits. Quant à ceux ont i. a pns le cœur, comment leur déplairait-il que

■e même dHumilis soit eu parfait accord avec on

uwe> trop de poè.eschantentlesjoiesruralese, e complaisent dans l'intrigue des «m-

...,1, , . ,u'oue «es \illes, ou encore

«lient une naïveté que démentent tous leurs actes- «--»- .««Trc le ;ra,, cxemp,e d'un enthousiasme 111 «« M poi.il .seul,ment liltéruirc; il „'L,| |)oil„ «dément sincère, il est h.g.qu, ave'c soi mtoif^e

$g FIGURES LITTÉRAIRES

Il a un accent que nul autre n'eut avant lui et que nul ne copiera jamais ; ce bonheur lui échoit dont peu de poètes furent gratifiés : son art a la fraîcheur d'une création imprévue; nous lui devons la surprise de découvrir comme une langue nouvelle, mélange de science verbale et rythmique qui se dissimule et veut se faire oublier, et d'hésitante ingénuité. La charité, la pauvreté, l'humilité, la chasteté, tels sont ses thèmes préférés; ou encore son mysticisme inter- prète la beauté des corps, la splendeur des cathédrales : Vous êtes belles sans orgueil.... Ses poèmes sont des prières ; on dirait des fragments d'une très ancienne liturgie :

0 mon Seigneur Jésus, enfance vénérable,

Je vous aime et vous crains, petit et misérable,

Car vous êtes le fils de l'amour adorable.

O mon Seigneur Jésus, adolescent fêté,

Mon âme vous contemple avec humilité,

Car vous êtes la Grâce en étant la Beauté.

O mon Seigneur Jésus, qu'un vêtement décore,

Couleur de la mer calme et couleur de 1 aurore,

Que le rouge et le bleu vous fleurissent encore !

O mon Seigneur Jésus, chaste et doux travailleur,

Enseignez-moi la paix du travail le meilleur,

Celui du charpentier ou celui du tailleur.

O mon Seigneur Jésus, ô convive divin

Qui versez votre sang comme on verse le vin,

Que ma faim et ma soif n'appellent pas en vain.

O mon Seigneur Jésus, vous qu'en brûlant on nomm

Mort d'amour, dont la mort sans cesse se consomme,

Que votre vérité s'allume au cœur de 1 homme.

HUM I LIS g g

Un grand élan religieux le soulève, qu'il célèbre, dans l'ardeur de sa foi,

L'impériale odeur des tombes entrouvertes,

ou qu'il invoque un surnaturel secours pour sauver notre temps, car :

Tout ce qui fleurissait et parfumait l'été

Delà vie et de l'âme, L'amour loyal de l'homme et la fidélité

Pieuse de la femme,

Ces choses ne sont plus; l'haleine des autans

A balayé ces roses El l'homme a changé l'homme, et les gens de nos temps

Sont repus et moroses :

Oui, c'est la nuit qui vient, la nuit qui filtre au fond

De l'âme qui décline, Et grelotte déjà dans cet hiver profond,

Comme une ombre orpheline ;

Toute son œuvre est une protestation contre les ténèbres envahissantes, et le matérialisme aveugle et sourd.

Une protestation; retenez bien qu'IIumilis n'est point un apôtre; ne Jui demandez nul prosélytisme; ion indignité repousse un si grand rôle; il n'est qu'un »eux artiste, un croyant parmi la foule; l'indépen- Uince de son rêve lui est chère, et c'est peut-être unique vanité dont ne s effarouche point son âme scrupuleuse :

Au surplus, je n'ai pas l'améthyste à mon doigt,

Je ne suis pas du temple, Et je sais qu'un chrétien pur et simple ne doit A tous que son exemple.

70 FIGURES UTTÉBAIRES

Je ne suis pas un prêtre arrachant au plaisir

Un peuple qu'il relève ; Je ne suis qu'un rêveur et je n'ai qu'un désir :

Dire ce que je rêve.

C'est par qu'IIumilis nous appartient, par la qu'il appartient à tous, interprète des enchantements mystiques cher à quiconque vit dans le siècle et *><• nourrit de pensée profane.

Il est un merveilleux artiste, et tel de ses poèmes devrait être connu à l'égal des plus connus :

Aimez vos mains afin qu'un jour vos mains soient belles, Il n'est pas de parfum trop précieux pour elles. Soignez-les. Taillez bien les oncles douloureux, Il n'est pas d'instruments trop délicats pour eux.

C'est Dieu qui fit les mains fécondes en merveilles; Elles ont pris leur neige aux lys des Séraphins, Au jardin de la chair, ce sont deux fleurs pareilles, Et le sang de la rose est sous leurs ongles fins.

Il circule un printemps mystique dans les veines court la violette, le bluet sourit : Aux lignes de la paume ont dormi les verveines: Les mains disent aux yeux les secrets de l'esprit.

Les peintres les plus grands furent amoureux d'elles, Et les peintres des mains sont les peintres modèles

Servez vos mains, ce sont vos servantes fidèles; Donnez à leur repos un lit tout en dentelles.

Ce sont vos mains qui l'ont la caresse ici-bas; Croyez qu'elles sont sœurs des lys et des ailes; Ne les méprisez pas, ne les négligez pas. Et laissez-les fleurir comme des asphodèles.

IIL'MILls 71

Et vous, dites, ô vous, qui, délestant les armes,

Mirez votre tristesse au Meuve rie nos larmes,

Vieillard, dont les cheveux vont tout blancs' vers le jour

Jeune homme, aux veux divins se lève l'amour,

Douée femme mêlant la rêverie aux anges,

Le cœur gonflé parfois au fond des soirs élran-es,

Sans 8onjrer q„vn V()s mains i]Quvll Ia vojonté>

Fous, vous dites : « donc est-il. en vérité,' Le remède, ô Seigneur, car nos maux sont extrêmes | », - Mais .1 est dans vos mains, mais il est vos mains mêmes.

{Les Mnins).

Un tel poème, qu'il faudrait citer presque toul enhrr. est un des plus immatériels et des plus purs joyaux de la poésie contemporaine. Il est la suprême expression dune ferveur qui fleurit çà et en des strophes parfaites :

Dieu ht votre corps noble et votre âme charmante. Le corps sort de la terre et l'âme aspire aux cieux ; L un est un amoureux et l'autre est une amante.

Dans la paix d'un jardin vaste et délicieux,

Dieu souffla dans un peu de boue un peu de flamme

Kl le corps s'en alla sur ses pieds gracieux.

(Le Corps cl l'Ame),

°™ti°n 'le- l'esprit, et delà chair, qui en est ia ^station sensible, et de leur commune beauté "u triomphe la glaire de l'indicible, aboutissement dune double tradition, chrétienne et païenne, ma- myslique du plus haut idéal de spiritualité et du rêve le plus éblouissant de magnificence plastique. Que m vous n'aperceviez point celte douMe source lu génie d'Humilis, je vous renverrais au poème infi- ni* Dans 1rs Temps que je vois; le dernîer vœu du

72 FIGURES LITTÉRAIRES

poète est en faveur d une humanité revivifiée par l'Evangile et rilelléni&me :

Qu'ils sont beaux, les enfants que le Seigneur envoie

Ce sont des vignerons et des maîtres de danse Buvant, à pleins poumons, l'air joyeux des matins, Et des grammairiens parlant avec prudence, La lèvre façonnée aux vocables latins.

Ce sont des charpentiers et des tailleurs de pierre, De divins ouvriers dont le ciel est content, Et dont l'art qui rayonne a fleuri la paupière, Aimant tous les travaux que Ton fait en chantant.

Ce sont des peintres doux et des tailleurs tranquilles. Sachant prêter une âme aux plis d'un vêtement, Et suspendre des cieux aux plafonds de nos villes, Aimant tous les travaux que l'on fait en aimant.

Plus charmants que les Dieux de marbre pentélique, C'est l'Olympe, ô Seigneur, rangé sous votre loi ; C'est Apollon chrétien, c'est Vénus catholique, Se levant sur le monde enchanté par sa foi.

Tel est le songe ultime d'Humilis; ses vers en constituent dans le domaine de l'art la réalisation anticipée ; ses poèmes ont le charme des allégories platoniciennes et la grâce poignante d'un cantique grégorien, ou encore d une madone de primitif.

On Ta comparé à Verlaine; comment ne point rap- procher leurs sorts? et parfois leurs inspirations ! Ils partagent l'honneur d'avoir donné à la France con- temporaine ses plus beaux poèmes religieux. Ils eurent une conception analogue du mal, qui est le péché; ils parlèrent du péché de la chair avec une tragique horreur, et célébrèrent la sainteté.... Ver-

HUMILIS

73

laine est un prestigieux maître, un poète dune richesse ■negalee; Humilis n'a pas cette variété, mais s'il con- Mit moins de modes, sa voix est plus pure ; elle ne tremble pas de remords; elle trouble moins ; elle est comme une compagne infiniment douce du silence- nulle musique française n'est plus délicatement suave*

MAURICK MAINDRON

On est trop assuré, quand on loue les ouvrages de M. Maurice Maindron, de ne se déterminer que par des raisons littéraires, pour ne se sentir pas fort à Taise. Maurice Maindron n'est point de ces écrivains qui édifient une réputation sur le lâche consentement d'un public habilement sollicité; on est bien certain, si Ton s'avise de porter un jugement sur son œuvre, de ne jamais céder à l'obscure influence dune conspi- ration de flatteurs. Maurice Maindron décourage les flatteurs avec autant d'énergie qu'il désapprouve la cabale. Ce romancier escalade les sommets de la odoire par des chemins dont il est soûl à s'accommo- der ; les plus abrupts ne l'effraient point; son audace étonne et scandalise un temps que n'irritent plus la séduisante intrigue ni l'aimable renoncement au courage. Maurice Maindron a tous les courages, et d'abord celui de rompre en visière à nos détestables mœurs. Parmi tant de souples échines il montre la

MAlniCK MAINDROX 75

wide stature d'un reître armé de toutes pièces et oui

•ni savant et artiste. A notre honte saluons en sa personne un magnifique anachronisme.

Anachronique, et comme tel déconcertant, il offense par une abondance hétéroclite de vertus périmées e1 de talents précurseurs notre goût de l'homogène et du simple, notre prédilection pour tout ce qui, hommes et ilecs. se la.sse aisément ranger dans nos classifi- cations. Bien loin qu'on lui sache gré .lavoir tenté «es plus ,1, verses entreprises, bien loin qu'on soil '»«> par le succès d'activités multiples, on ira repro- cher a cet entomologiste ses romans, à ce romancier ' mémoires archéologiques, à ce critique «l'art ses voyages ,1 exploration, a cet artiste sa science à ce •avaul son art. Connue s'il n'était de salut nue dans l accomplissement d'une lâche exiguë, comme si de aveugler d'œillères aiguisait le regard, connue si 1, fameuse « spécialisation, » favorable aux petits n.é- <-'>'s du corps et de l'esprit, n'était point meurtrière 'I ""'' haute et intense vie intellectuelle! Et d'ailleurs qu entend-on par spécialisation? Et faul-il croire çpiun étroit exclusivisme en soit l'inévitable condi- lion. Je sera», pour ma part, (enté de croire que Maur.ce Maindron est lout le contraire d'un an.a- '-;•"', étant un spécialiste en quatre ou cinq domaine. ou sa maitnse n'est pas contestable.... _ Voilà bien

!" "' ce '1"'' est grave, car on pardonne à Ingres

wn violon, et tel de nos romanciers s'affirme impu- tent collectionneur, sculpteur, peintre, spori- «>an; , ,1 est (|„, de cultive,- h, frivolité; mais

•••science, mais plusieurs sciences, unies à IVi |iu,._ e !

7G FIGURES LITTÉRAIRES

0 Maindron, votre inexpiable crime fut de défier et de confondre nos pédantismes coalisés!

Et peut-être verra-t-on quelque jour un équitable naturaliste découvrir que les ressources d'un esprit diversement cultivé ne furent point inutiles aux recherches de son confrère Maindron ; un archéologue viendra qui proclamera fécondes les intuitions de l'artiste égaré dans l'archéologie.... Quelque tort que Ton fasse à un semblable cerveau en ne retenant ici de son œuvre que la partie proprement littéraire, il faut bien s'y résoudre; du moins aperçoit-on nette- ment que ces romans eussent été inconcevables sans ces mémoires, ces notes, ces monographies ; la savou- reuse originalité de cette littérature est faite du con- cours imprévu de tant de compétences ; aux triomphes de l'écrivain, qu'ils préparèrent, demeurent intime- ment associés le naturaliste, le voyageur, l'archéo- logue, l'historien des costumes et des armes.

Dolichus bicolor, n. sp. Insectum robustum, alatum, sat deplanatum, pronoto lato, nigro, nunquam flavomar- ginato; elytris badiis, nigro-circumdatis; corpore subtus piceo, nitido; pedibus plus minusve obscure rufis; antennis piceis, articulis 1-4 rufescentibus. Long. : 14-17 mill. Yunnan.

Tel est le signalement scientifique d'un insecte que la vigilante érudition de Maurice Maindron inscrivit naguère dans les catalogues officiels; telle est la langue dont personne ne dispute plus le privilège

MAURICE UAINDRON 77

aux naturalistes obstinés à décrire, de ses antiques couleurs, le spectaele incessamment renouvelé de la vie : insectum robustum... cela n'a l'air de rien ces trois lignes de latin essoufflé : de quels longs voyages de quelles patientes recherches ne témoignent-elles pas? et de quelle minutieuse et active contemplation- car ,1 importait de ne point confondre ce Dolicluis bicolor et le D. halensis Schall; sachez donc que sa stature est plus robuste, plus court et plus élargi en arnere son pronotum ; notre Dolichus se distingue en ou re par des singularités de nuances : noirs, fa tête et le corselet brillent d'un obscur éclat ; nulle bordure rousse ne pare le corselet; d'un bai plus ou moins clair les élytres sont bordées de noir aussi bien aux épaules qu aux épipleutres et à la suture; les antennes les pattes... Je en finirais point d'énumérer tant de détails perceptibles seulement aux jeux les plus exer- ces. Les sciences naturelles sont d'étonnantes promo- trices de 1 art descriptif; elles enseignent la modestie patiente, requièrent une absolue exactitude, et n'auto- risent qu un enthousiasme humble, infiniment respec- tueux de la splendeur du vrai.

Or ce sont des veux ainsi éduqués, une imagination ains. discphnee que Maurice Maindron promène à travers le monde ; d'avoir travaillé au Laboratoire d e„tomoIogle du Muséum sous la direction de Kunc- ï Hercnlals. "J avoir inauguré un classement des nlr e\?e"res voisins' et adonné la collection publique dmsectes hyménoptères, le prédestinait à preoun utilement l'Afrique, l'Asie, la Malaisie ; utdement, non point en dilettante en quête d'émo- is vagues et d'émerveillements imprévus, mais en

78 FIGURES LITTÉRAIRES

savant soucieux de subordonner ses rêves à ses obser- vations, et de ne jamais sacrifier aux mirages de L Imaginative les prodigieuses ressources de l'infor- mation j à Singapore. à Java, à Gélèbes, en Nouvelle» Guinée il déploie une fougue juvénile sans interrompre le cours d'austères investigations; il collectionne les vers, mollusques, cœlentérés, approfondit la vie évo- lutive des insectes hyménoptères; immobilisé en je ne sais quelle lointaine escale, il exécute des suites de maquettes en couleurs de poissons, d'oiseaux.... Toute sa vie ce Parisien, obéissant à de soudaines nostalgies, tirera ainsi de studieuses bordées; on le rencontrera en mission au Sénégal, dans l'Inde, à Sumatra et à Java, sur les confins de l'Abyssinie; du South Arkot, il envoie au Muséum une collection d'insectes, des vers, des mollusques, des crustacés, des oiseaux, des fœtus de roussette, le Lori grêle Sténops gracilis), des crânes d'Hindous... une seule de ses expéditions la baie de Tadjourah) nous vaut douze mille exemplaires d'animaux articulés, repré- sentant douze cents espèces; et qui donc, parmi les profanes, ne lui serait reconnaissant de tant d ani- maux vivants dont il enrichit les cages et les fosses de notre Jardin des Plantes : des pythons, des singes, un bouc des Danakils, une lionne d'Abyssinie....

La bibliographie de ses travaux d'histoire naturelle ferait honneur à un laborieux professeur.

La bibliographie de ses travaux d'archéologie est à peine moins imposante.

Et sans doute n'est-il point commun que le même érudit signe des études sur le puceron lanigère et ses dégâts, ou les éphidères, lépidoptères perforant les

* M JJUGE .MAINDIÏON 79,

oranges, ou les Marmottes, ou le Carfw, ou les £>/•«: //0//.V yo/a/^5 «fe /awa, ou les G/kkm, ou les Orchidées du genre Cypripedium, ou le Chien des prairies, Cynomis hido vicianus, et des articles ou volumes qu'il intitule Les armes, Les armes artistiques au A l ° «écfe, Coup rfœiJ sommaire sur les armes orien- tales, Esquisse de l'histoire de lépce au XVI* siècle reperdu Marquis de Pescaire au musée de Cluny Larmeria Real de Madrid... et enfin ce Dictionnaire du costume du moyen âge au XIX* siècle, dont le programme eût décourag* plus dune courageuse ini- tiative. Et peut-être ne saurait-on découvrir entre tant d objets divers d'autre lien que celui d une curio- sité s exerçant selon des directions voisines, et con- formément à des méthodes identiques; car la méthode des sciences naturelles convient assez bien à l'histoire du vestiaire humain ; sciences avant tout descriptives sciences exactes en quelque sorte, et dont le p emier Irait est de communiquer aux esprits qui s'y adonnent .vec continuité le -où! «lune extrême précision.

*

Sciences somptueuses, et qui meublent la mémoire 1 un trésor de formes et d'images que l'esprit le plus nventif serait incapable de seulement concevoir «cap.tulons cette carrière : faire le tour de cette ■agiuation, cesl parcourir non point un mais plu- ■our, musées : les m, ^licences de la nature tropi- >b', les luxuriances de ta forêt et de la mer. que le "":""" <1,,s '"•»>'»-■< soupçnane à peine confusément

£0 FIGURES LITTÉRAIRES

la flore et la faune, les climats, les peuples, les civi- lisations millénaires de l'Inde et de la Chine, les armes, le blason, le costume, toutes les ressources de la planète explorées, mesurées, l'orgueil et le luxe des aristocraties guerrières observé, étiqueté, pénétré par le plus méticuleux enquêteur, quel prodigieux amon- cellement de richesses pour un peintre, un écrivain,

un romancier!

Et j'entends bien que de cette opulence Maurice Maindron n'ambitionne d'user qu'avec une probité scrupuleuse; il ne se reconnaît pas le droit de gaspil- ler et d'avilir la beauté ; nul plus que lui ne hait le clinquant, le plaqué, toute cette pacotille dont une littérature exotique inonde le marché de la librairie internationale; artiste, il ne répudie point la rude discipline scientifique, mais dénonce ces brillantes transpositions littéraires qui valent seulement par l'impression. En effet :

Ce genre, très en faveur aujourd'hui, a le très grand inconvénient, à mon sens, de présenter sous la forme d'une vision personnelle ce qui devrait être la peinture sévèrement fidèle des choses vues, avec, à l'appui, des témoignages assez nets pour se critiquer par eux-mêmes et infirmer toutes ces appréciations de fantaisies qui sortent du domaine de la réalité, qu'on doit respecter même et surtout en art, pour se résoudre dans la plus fumeuse des rêveries (Dans V Inde du Sud. Le Coroman- del).

N'attendez donc de Maurice Maindron ni rêveries, ni fantaisies, mais des peintures sévèrement fidèles; les deux volumes qu'il consacre aux Indes sont de la plus véridique splendeur; les paysages, les monu ments, les ciels, les plantes, les animaux qu'il intro

MAlRICi; MALNDRON gj

duit dans ses récits, il les a vus, et ce sont les notes du géologue, de l'archéologue, du botaniste oue transcrit le plus scrupuleux des prosateurs

Mais quelles rares excitations un esprit créateur ne pcut-il espérer dune aussi abondante et insolite

documentation! » Et s'il „•<«, pas <)ouleux notre imagmation soit l'ingénieux reflet d'un kaléidos- cope .«teneur, que ne doit-on point attendre de celui qui contemple le choc de tant d'images et de spec- t.icles grandioses!

Maurice Maindron ne déçoit nul espoir : il est pro- bablement le pemtre le plus étonnant, qui ait encore »pparu dans 1 h.stoire ,1e nos lettres, de certains •spects parmi les plus surprenants et les plus ma«mi- iques du monde terrestre : b.en loin que sa science

«crase et 1 immobilise, elle lui ouvre d'infinis hori- ons ; les ressources illimitées des termes techniques « «louassent pomt sa langue, nous admirons le "«gique prestige de la propriété ,1, l'expression; e. eut-etre ignorerions-nous la puissance évocalrice

une certaine exactitude, s'il ne lui avait plu d'écrire es pages ou étincelle le plus sur vocabulaire, celle- , par exemple, qui commémore le souvenir d'une veursion marine :

Dans les hauts-fonds, parmi les grandes .nasses bfcn

S^itetf~^-^-et.4gorgo„e:rma1 ï

l^uie> lorets sous-marines erraioni ,?,>

-aneçs datantes e, tranché™, bleus ronL^Tts* WB". '-.e, ,1e „„„■, ,„aSqués de lunules f' '

■taee. veloulées très sombres. Tous av, e ,T(|1 . ;'"-. at ils allaient et venaient e pTursutvanÏ

'- -'—e démarche do.nb.vs qi I n'V ^

6

go FIGURES LITTÉRAIHKS

êlres muets, se mouvant tout d'une pièce, quelque chose de factice et d'incomplet.

Les coralliaires, avec leur trône ramifié, décomposa en brindilles .le plu* en plus ténues, chargées de bourgeon» étoiles, ressemblaient à ces arbres .1 Ainque , qu. nonl point de feuilles. Et parmi eux grimpausnt les ouwm luindes sur leurs piquants, et auss. des annel. des qu ondulaient comme des mille-pieds. Les meandrmes -, divisions polygonales rappelaient des gâteau» de miel, d'autres....

Le même art chatoyant et sobre décore tous ces contes, Maurice Maindron anime d'une vie étrange les dieux et les monstres, les hommes, les êtres réels et chimériques dont il lui fut donné de connaître les vices les vertus, ou l'occulte puissance ; contes atri- cains, persans, hindous, malais, voire français, telle cette Merveilleuse et véridique histoire du dragon de Saint-Odolan . Certains de ces récits, âpres, nets, défi- nitifs, sont d'une perfection que Flaubert eût jalouser : d'autres ont le Uni délicat et le velouté de ces minia- tures persanes qu'un Delacroix - erreur surprenante jugeait inexpressives, et que se disputent de uns jours les plus fins connaisseurs d'art. Certains res- semblent à de violents émaux, d'autres brillent dou- cement à la façon de très anciennes légendes....

Tous vivent : ils furent écrits par un artiste au sang Généreux et qui n'a point en vain obéi aux ardeurs des passions aventureuses. Car sa longue odyssée ai» océans lointains et aux plus merveilleux rivages m fut point celle d'un timide botaniste; par delà set récils on devine une humeur entreprenante et quas guerrière : les mœurs barbares semblent avoir étran ornent séduit ce civilisé: il en admire la crudité: j

MAURICE MAIWDRON on

o .>

leur doit le secret d'une jeunesse et d'un clan frené- •ques... Son œuvre est toute pleine de héros tumul- tueusement immodestes.

Et sans doute une pareille école n'enseigne-t-elle po.nl le respect de [humanité; la vertu n'en impose guère a qu.conque peut témoigner de ^universalité *»v«ce; aux yeux d'un tel j„ge, l'homme vaut par !.. ruse ou la force, la femme par la beauté ; l'homme

-tha.sable s'il n'était surtout ridicule; la femm «« tout juste digne d'un aimable dédain; le senti- menl ne mérite considération que du seul point de vue esthétique. Le saw <„,'f 1 i- . i ,\ 8 se nt t,e 1 incohérence

•es «mes bafoue l'inconsistante folie de nos rêves- « =llle allè ,es toaclus.ons -es,

t ' ~a,,s™ et se venge, avec quelque féroce '" ' dun monde voué aux surprises et aux cf- '•uautés du hasard.

*

." a!,a,t «tte existence, cet entraînement aux

'.-tnctes méthodes, et cette inlensne culture de ™<^at,oa, ces retraites de laboratoire et cette '-he d errante activité, cette carrière irreguS cette apphcalmn, pour rendre Maurice Marron

; ^ '*,: ° 7»—;' "'écrire les ron,,ns, /.,, TW

, .1/0,,.,^, de a^rambom.. . qui constituent son J" JefiD,Uf t,l,,, de gloire : réussite qui propose au :;;;; une .ndéchiffrahle énigme, s'il ££ £££ e,8d unea«s» singulière physionomie ; «yan,

84 FIGURES LITTÉRAIRES

couru le monde et goûté aux ivresses de L'action, ayant fréquenté sans dégoût, et peut-être avec une secrète envie, des compagnons aux instincts rudes et primi- tifs, ayant aimé les combats, les entreprises hasar- deuses, la fantasmagorie colorée des mythologies et des sorcelleries, Maurice Maindron devenait apte à pénétrer notre turbulent seizième siècle, et à en res- susciter la brutale épopée.

Admirables romans Ton ne sait, si l'on admire davantage une fougueuse invention ou une exécution savante : œuvre unique, et que nul ne sera tenté d'imiter, car il n'est point aisé d'unir à une aussi riche expérience et à un savoir encyclopédique le délicat et prudent métier d'un Hérédia. Œuvre unique, et qui inscrit dans l'histoire du roman histo- rique un exceptionnel et éclatant chapitre.

Maurice Maindron semble n'affectionner point ce terme de roman historique : avoue-t-il la raison de cette défiance, quand il déclare : « La France n'a jamais aimé le roman historique Ses critiques ont écrit, écrivent et écriront encore que c'est un genre faux. » Admettons que Maurice Maindron nous conte des a histoires du temps passé, » car il serait peu honorable pour nous déranger dans un genre faux des récits aussi drus. Nous serons fort à Taise, pour reconnaître que ces histoires se distinguent des ro- mans à la façon de Walter Scott, Alexandre Dumas père et autres romantiques, par un juste souci de ne point travestir au gré d'une quelconque intrigue les discours et les mœurs de personnages véritablement historiques; à peine citent-elles, ça et là, les noms des rois, princes, ministres, maîtresses royales dont

MAURICE MALNDRON 85

nul contemporain ne peut ignorer le rôle. Mais c'est en vérité par d'autres mérites que se caractérisent ces chefs-d'œuvre désordonnés et harmonieux, violents et raffinés, et qui semblent avoir été édifiés dans l'allégresse d'un jeu.

Car nous avons le sentiment, en lisant ces romans, d'assister à un divertissement que règle d'abord pour son plaisir un verveux magicien : nulle concession aux snobismes de notre temps : Maurice Maindron ne se détourne jamais de son dessein, de son intrigue, de ses personnages; une absolue nécessité domine ces imbroglios ; l'invisible présence d'un tyrannique au- teur met de l'ordre dans ce désordre, et, je ne sais comment, nous communique la contagion d'une joie saine.... Et c'est pourquoi peut-être ces récits de viols et de meurtres, d'enlèvements, de rapines et de crimes n'avilissent ni ne démoralisent le lecteur. Nous sommes ici au théâtre; nous ne résistons guère à l'entraînante ironie d'un dramaturge, qui sait faire marcher de pair l'acteur tragique et le comique, l'amant criminel, le matamore et le bouffon.

Infiniment variés sont les jeux de la violence et de la déloyauté, de l'avidité, de tous les appétits déchaî- nés et de la peur, de la faiblesse et de la lâcheté : cer- tains lecteurs superficiels n'ont voulu voir dans ces romans que la reconstitution d'un décor; c'est faire injure à l'auteur le plus épris de la vie, que de ne point découvrir sous ces harnois et ces ajustements abondamment dénombrés des âmes passionnées, des caractères : un François de Bernage, un Morguen, un Clérambon, sont inoubliables.... Que l'on célèbre après cela les vertus d'une langue pittoresque, trucu-

86 FIGURES LITTÉRAIRES

lento : ici toutefois n'allons point confondre ce qu'il importe de distinguer : la truculence dont se vantent de méchants écrivains ne se reconnaît souvent qu'à l'enflure et à l'impropriété du style : proclamez au contraire qu'elle jaillit de l'Ame même de Maurice Maindron, telle une source, au savoureux arôme, de lyrisme narquois et d'humour qui se surveille. La langue de Maurice Maindron est vigoureuse ; je n'en sais pas de plus simple, car les termes savants dont elle se hérisse rappelez-vous les conseils de Dide- rot ne servent jamais à un vain étalage; ils sont à leur place; ils n'étonnent ni ne déroutent; ils sont indispensables ; nous ne songeons à incriminer que notre ignorance, et non point le goût franc et sobre de celui de nos contemporains qui remet le plus splen- didement en honneur les prodigieuses ressources du français.

Rappellera i-je que l'on doit à Maurice Maindron un <( roman moderne, » V Arbre de science? en aucun peut-être de ses romans il n'a davantage livré de lui- même ; et c'est pourquoi sans doute y apparaissent quelques-unes de ces contradictions qui constituent le fond même de notre nature... Maurice Maindron s'y révèle satirique : on ne lit pas sans joie une aussi vive et piquante peinture de certains usages uni- versitaires... que toute 1 Université condamnera.

Maurice Maindron est l'auteur de Tune des œuvres, les plus originales et les plus incontestablement domi- nantes de ce temps.

MAURICE MAINDHON 87

Il n'est point de l'Académie.

.le l'estime, quant à moi, tout à fait digne de l'hon- neur suprême du quarante et unième fauteuil... mais s'il était élu, il est de taille à supporter gaillarde- ment une épreuve funeste à certains. Alors.... Parla Saintsambregoy, cela le regarde!

E.-M. DE VOGUE

Au printemps de l'année 1887, E.-M. Melchior de Vogué, qui lisait beaucoup, et non point seulement les romans à succès, apprit que, parmi tant d'inap- préciables richesses, les archives du Mont-Cassin possédaient quelques leçons manuscrites du savant Cremonini, ami de Galilée, professeur de philosophie à l'Université de Padoue vers la fin du xvie siècle; il ne put connaître que les premiers mots du discours d'ouverture : Mu fiel us nunquam est, nascifur semper et moritur « le monde n'est jamais, il ne fait que naître et mourir à chaque instant. » Aussitôt il ambi- tionna d'en savoir plus long, et rêva l'aventure de ce philosophe de la Renaissance qui, si longtemps après Çakya Mouni, et trois siècles avant Hegel, enseignait la < doctrine de la métamorphose perpé- tuelle et de l'universelle illusion. » Il voyageait aisé- ment; ce printemps-là, par hasard, l'ayant conduit aux portes de l'Italie, il les franchit, courut dune

E.-M. DE VOGUÉ 89

traite à Rome, puis à San Germano, d'où, chevau- chant un baudet des Abruzzes, il gagna par un sen- tier rocailleux la citadelle monastique (Histoire et Poésie).

Splendeurs de l'avril italien, magie de la lumière joies de l'artiste qui chante sa félicité, supérieure' aux orgueilleuses satisfactions de lerudit! Le Mont- Cassin domine les tièdes et délicieuses plaines de Campanie; E.-M. de Vogué y monta parmi la neige odorante des pêchers en fleurs ; le brouillard gris des oliviers emplissait le fond des vallées; âpres, dénu- dées, ascétiques, les cimes, brusquement élancées d une terre voluptueuse, offraient le plus glorieux refuge d'où contempler « les grands horizons oui doivent occuper l'âme. »

Au premier pont-levis, le frère custode se montra. Cloîtres et cellules: architectures cyclopéennes, marbres et fresques, pompes sacerdotales; E.-M de Vogué feu.lleta la règle bénédictine, qui est un code d une austénté ingénue, en même temps qu'un ma- miel de forte psychologie ; il entr'ouvrit la monumen- tale Histoire du Mont-Cassin de dom Tosti, entrevit un prodigleux trésor de documents, bulles d'or brefs pontificaux, rescrits impériaux des Carlovingiens et des Hohenstauflen, chartes, lettres, diplômes signés Çharlemagne, Lothaire, Othon, Frédéric, Hildebrand Innocent, Robert Guiscard, René d'Anjou.. Des sarrasins et des chevaliers de la Table Ronde aux terni-brigades et aux dragons du roi Murât, de Rayard ' Champmnnet, quelle épique et rutilante armée de antômes! E.-M. de Vogué les évoque un instant; ■n hâte il les frôle; poète, il s'enivre d'histoire.

90 i-lGl lU.s LITTÉRAIRES

Il n'oublie point cependant Cremonini, le découvre aux feuillets d'un codex hiéroglyphique : labeur et paléographie; labeur rapide, paléographie... intuitive; ce Cremonini est en vérité bavard : « des idées banales sous dubeau latin fleuri.... » Certes, méfions- nous des jolies phrases latines, françaises.... Ce Cremonini inquiéta, par l'audace d'une redondance suspecte, l'inquisiteur du Saint-Office de Padoue; interrogé, il se rétracte sans se rétracter; tel un pro- fesseur du Collège de France, libre-penseur, qui se disculperait trop habilement aux yeux du ministre d'un régime de compression : « toujours l'odeur d'homme, toujours les belles idées pures changées en «rosse monnaie ou en paillon, dans la main du sal- timbanque intelligent qui les exploite pour en tirer profit ou vanité! Ce n'était pas la peine de venir jus- qu'au Mont-Cassin pour y chercher un nouveau cas de cette simonie. »

Ce n'était pas la peine... s'il faut compter pour rien l'agrément du voyage : cherchait-il cependant autre chose ce voyageur poète, qui se compare lui- même aux moines gyrovagues honnis de St-Benoit? Ces moines vagabondaient de ville en ville, de pays en pays, parce qu'ils étaient « indisciplinés de cœur et d'esprit. » Et E.-M. de Vogué de conclure : « Le Cremonini, et moi qui viens de le lire, et mes pareils qui me liront, nous sommes tous des gyrovagues, dis- persés sur les choses vaines.... »

*

K.-M. DE VOGUÉ

91

Certes, nous sommes lous des gvrovagues ou presque tous, encore que beaucoup d'hommes ne s'en avisent jamais.

K.-M. <!<■ Vogué lui ungyrovague conscient, et s. j ose d.re méthodique; il se fit une méthode de son humeur pérégrinante, une gloire de cette inquiétude qui ne lui permettait point de s'arrêter longtemps '" <1 épuiser la vertu d'un spectacle; passant plus empressé que quiconque à collectionner de sédui- santes apparences cl à emprisonner dans son oeuvre comme un écho de l'universel néant.

Toute sa vie il fut enquête de Cremoninis ; il en découvrit un grand nombre, il s'en forgea quelques autres. Un esprit aussi absolument tendu vers la chi- mère échappe à la médiocrité. Pèlerin toujours en route, on lui saurait toutefois davantage gré de ses ferveurs successives, si elles étaient moins brèves et surtout moins décevantes ; coureur dont on admire I élan, ,1 est de ceux qui vaincraient peut-être, s'ils en avaient le goût, ou la patience. E.-M. de Vogué n'a Pomt de patience, il n'est que le plus appliqué des 'fprovisateurs; il pratique lapins laborieuse dissipa- »"'| : il est un essayeur avant d'être un essaviste

' ne seule fois il parait se fixer; il donne le Roman russe; excursion prolongée, et qui l'eût moins long- «nps retenu, s'il n'y avait trouvé prétexte à pousser Ims les directions les plus diverses de vives recon- «••ssances.U en revient: le monde, le vaste monde '««vre à sa curiosile ; histoire, littérature, politique ' curieux des hommes, des idées, du passé, du "I : polyglotte, il entreprend d'être équitable aux •••ve. el mx Germains, aux Anglo-Saxons et aux

92 FIGURES LITTÉRAIRES

Lalins; il fait le tour de l'Europe et prétend être de toutes les croisières intellectuelles ; sa vie est un per- pétuel déplacement; il introduit dans la littérature et quasi dans la philosophie les mœurs des riches oisifs.... Ses livres ont du succès; quoi qu'il écrive, il emporte le succès, un succès inégal, et bien entendu inversement proportionnel au talent qu'il plaît à E.-M. de Vogué de manifester; il fait applaudir un roman, Jean d'Agrève, quelques aimables pages sombrent parmi le flot de la plus oiseuse verbosité ; louons-le de toutes nos forces de n'avoir écrit qu'une fois le Maître de la mer ou les Morts qui parlent (19 éditions); il fût si aisément devenu le rival heu- reux de nos plus illustres fabricants!... Ayant fui cette disgrâce, E.-M. de Vogué mérite mieux que l'exaltation ou le dénigrement du parti pris. Son oeuvre, grandiloquente, un peu trop sonore pour ne point sembler parfois un peu vide, est assez variée •en sa monotonie; quelques parties sont dignes de défier quelque temps encore l'inévitable oubli.... Ne point s'appesantir sur les Gremoninis est sage après tout; E.-M. de Vogué, qui ne nous encombre point de la science de dom Tosti, nous fait voir les pêchers en fleurs, et les oliviers, et la lumière, et la splendeur éparse du paysage campanien; la vraie grandeur de «es moines gardiens du plus impressionnant trésor de gloire ne lui échappe pas. Encore qu'un peu so- lennel, apprécions la faveur qu'il nous fait en nous agréant en son aristocratique compagnie; n'hésitons jamais à visiter avec E.-M. de Vogué le monastère du Mont-Cassin.

K.-M. DE VOGUÉ 93

Le Mont-Cassin, Rome, Florence, la Grimée, Sa- marcande... voire Paris, Paris en temps d'exposition universelle, quand l'univers s'y déverse, en sorte qu'il est alors permis de se proclamer Parisien sans s'avouer casanier. Casanier, E.-M. de Vogué ne le fut jamais : il entend n'être jamais prisonnier d'une frontière ni d une tradition.

Nous touchons ici à la perpétuelle contradiction parut le vouer l'antinomie de ses goûts et de son rôle social : cet aristocrate, cet écrivain académique est en littérature le champion de l'internationalisme; héri- tier dune façon de vivre, de penser et de sentir, il s efforce héroïquement d'en sortir; il s'évade incessam- ment de soi-même; son regard ne pénètre peut-être pas très profondément, mais il va loin : averti par de nultiples randonnées, il est plus sagace.'que d'autres, le qui la délicate intuition demeure en défaut : souve- bez-vous de ces étonnantes pages de Jules Lemaître j.ur la littérature du Nord; relisez la riposte, topique ht spirituelle, de E.-M. de Vogué; ce jour-la E.-M. de ogiié rendit aux Lettres françaises un signalé service :

Les littératures du Nord ont ceci de commun, qu'elles «>nt pas fleuri au Sud ; mai8 en dehors de cette considér- ation géographique, je croyais que la littérature anglaise «lierait de 1 allemande, et celle-ci de la Scandinave, ou de russe, autant que chacune d'entre elles diffère de l'es- agnoleou de l'italienne. ... M y aurait encore plus de folie pour nous à croire que

9 i l LGURES LITTÉRAIRES

nous pouvons rester un centre immuable et se suffisant à lui-même, dans cet univers que noire époque a fait si petit et si rempli, si prompt aux changements, aux communi- cations, aux acquisitions de toute sorte, en un mot si cosmopolite. Bien plus qu'au xviii6 siècle, un effort perpé- tuel de compréhension et d'assimilation nous est imposé, si nous voulons garder notre prédominance intellectuelle. Histoire et Poésie).

D'avoir proclamé ces vérités avec une force, avec une constance dont il n'est point coutumier en .sorte qu'on aperçoit l'unique soutien permanent de toute son œuvre mérite considération; et sans doute E.-M. de Vogué excellait à s'autoriser du passé ; nos grands siècles classiques furent pénétrés «l'influçnccs étrangères, et nous savons ce que Cor- neille doit à l'Espagne : E.-M. de Vogué, qui raillait les protectionnistes de la littérature, excellait à ras- surer leurs patriotiques frayeurs.

En même temps qu'il leur accorde les gages les plus sérieux, il lui plaît de susciter leur émoi : cet ami des classiques vénère « nos pauvres vieux, » entende/ Racine et La Fontaine; sa vénération s'exprime un peu bien légèrement : et c'est qu'en vérité, E.-M. de Vogué n'est pas un esprit « tout d'une pièce ; » il ne se donne jamais tout entier, ni sans réticence : il a de singulières volte-face et de surprenants retours, que la simple logique qualifierait aisément de reniements; savent-ils toujours, ses admirateurs, à quoi les engage ]»ur admiration? et je ne cherche point à compro- mettre à leurs yeux la mémoire de E -M. de Vogué, mais je les avertis de bien lire, et les prie de s'aper- cevoir que quelque charme perfide n'est point absent

E.-M. DE VOGI É

or»

de son œuvre : ne sont-elles point de lui ces lignes insidieuses? °

Convenons, si l'on veut, que l'amour de I, Patrie est une faiblesse mlellectuelle; mais essayons dWmer ce <l»'i y aura.l d inhumain, partant d'imntelligenl 'dans I,

son <!'., prétendrait nous persuader après avoir perdu "mues ses communication, avec notre cœur Spectacles contemporains). '

On en rencontre d'analogues éparses çà et dans tousses hvres: comme s'il lui répugnait d'inspirer une absolue sécurité, comme s'il lui plaisait ,1e nous révé- ler tout à coup d'insoupçonnées réserves d'ingéniosité

phistique. . . .

Retenons seulement qu'il s'apparente par à quel- ques-uns ,1e ses pl„s célèbres contemporains Taine el Mena,, lurent les maîtres de sa génération; comme Jules Lemaître cl Anatole France, il semble avoir ,1e préférence écoulé Renan; un biographe attentif ne pourra.t-il découvrir en lui un voluptueux qui se «Pent, un sceptique qui se fait violence, un sophiste qui se d.sperse parmi les vanités ,1c ce monde pour mieux lui, une séduisante et détestable science? Note/ qu u demeure 1res voisin de Jules Lemaitre et d'Ana- tole France par ses goûts d'art et son dilettantisme érudil ; 1 .aspiration à laquelle obéit l'auteur de la

'" /t"i"e l>>:J<™quc -semble avoir dicté le Testament de Silvanus (Heures tTHùtoire) : l'historien -le Jeanne ,1 A,c n'eût pas avec plus d'enthousiasme qne E -M. de \ ogiié célébré la chance de Guido Biam bibliothécaire ,1c la Laurenticnnc a Florence {Le liap- ?tl des Ombres : habiter un petit doit,, l'on a ■nus la main les précieuses collections de* Médicis

96 FIGURES LITTÉRAIRES

belles idées somptueusement parées, textes et images, manuscrits apportés d'Orient, premières éditions d'Italie, livres de la grâce annotés et surchargés par les plus vigoureux génies de la Renaissance, » quelle suprême félicité! Disposer en maître « de joyaux vai- nement convoités par les milliardaires de New-York ou de Chicago, » entendre perpétuellement « le mur- mure des sources mêmes notre Occident réapprit la raison, la beauté, la joie de vivre, » quel suprême délice! E.-M. de Vogué n'en conçoit pas de plus enviable; jamais son accent ne fut plus sincère, et nous voici contraint d'admettre qu'il avait l'étoffe d'un archiviste, d'un bibliothécaire, ou d'un conservateur de musée.

Ce nomade avait des goûts sédentaires ; ce char- tiste s'époumonna sur toutes les routes du monde; historien, il compose des romans; classique d'éduca- tion et de tempérament, il est l'avocat d'Ibsen; ce raffiné admire Zola qu'il hait, s'il est capable de haïr; ce dilettante exalte la patrie, la politique coloniale; poète, il brigue la députation; député... Sa vie est remplie de brefs enthousiasmes et de longues nostal- gies; contrastes et contradictions qu'il ne parvint jamais à clairement débrouiller; comment verrions- nous plus clair que lui en lui-même? Quelque chose d'incertain flotte sur ses traits ; il est la plus noble des figures falotes, une de ces énigmes que l'histoire litté- raire enregistre, et dont elle redouterait d'anéantir le prestige en en facilitant la solution.

&.-M. DE VOGUÉ <)7

Pour nous, qui no fûmes point insensibles à ]a seducfon d un talent ondoyant, nous voyons bien que ^"-erhtude ne nous déplaisait qu'à demi; ili bon que de son vivant la pensée d'un auteur semble parfcus se dérober et nous proposer l'attrait d'un pe.it mystère : a smvre cette activité un peu désordonnée. nous soupçonnions une profonde et généreuse ardeur

-M. de Vogue, quêtant de liens rattachaient au p-se. eta.t notre par ce sens historique qui lui inlei,

-l.saU les regrets injustifiés et l'incitait! l'amour de «on temps ; j etmt ^ ^ ^

Je a scence ses .«quiétudes et en vérité ses contra- dicfons; car d aima son temps et lui fut équitable quel n est pomt dans les Morts 7ui P*,,ent „„ SoUci ;l.j;,, ce condamnant nos mœurs parlementaires -

et qui ne les condamne avec lui9 mml h

j i ,. U,1U1, Quel nommage ne

rend-il point à 1 intégrité et au lal^nt A ,

ti ,; ' .-^^ et au talent de nos politiques!

Ji aima son temns ot fît ^rtV^f i

,i rnl , . ^ '. et !lt efl0lt Pour le connaître :

, hU ,R(îliemmeilt mdulgent aux œuvres et aux ^'oiie et d espérer

Ht ^enfin et surtout il fut un artiste, épris des idées un les „„. touteg an Lnd

^;.de;es~'"- en foules parfois incohérentes,

"•us s, décoratives, s, aisément consentantes a revêti

^parures du style! Il épandait sur elles l'éclat d'une

d:ri soIenneUe' un p- iâche> - «s

sos);' ' :;1'1;7-,7I Plus heureusement que dans I o plus fugitives; car E.-M. de Yo-nié oui

"' hlsto«en, critique, poète en prose l'ai ' *"«• nn admirable journaliste

7

IIUYSMANS

Que l'on eut donc tort de faire de la conversion de Huvsmans un événement Littéraire! Les uns vont assurant que cette conversion eut sur son talent une funeste influence: d'autres affirment qu'il puisa dans le catholicisme des forces et une originalité neuves. Je prie tout d'abord que l'on me fasse voir dans quelle mesure l'esprit religieux aurait modifié le tempérament et l'art de l'écrivain ; mais c'est ce que Ton ne fera point, car la conversion de Huvsmans. n'eut sur sa littérature qu'une influence purement extérieure et en vérité négligeable : ses livres catho- liques ne diffèrent pas sensiblement, sauf par le sujet, de ses œuvres antérieures ; il est catholique, il n'est pas chrétien : la grâce l'éclaira sans le toucher : la morale évangélique ne l'a ni consolé, ni apaisé; la foi n'a pas éteint son hérétique curiosité ; il demeure jusqu'à la fin magnifiquement indiscipliné, malveillant, insociable, on oserait presque dire anti-chrétien.

Fil YSMANS g()

Que les craintes de certains furent donc vaines el nous semblent aujourd'hui chimériques! Car le surpre- nant eûl été que la conversion de Iluvsmans eût des ««séquences graves; oui, le miracle eût été que la grâce bouleversât et transformât cette âme- et quel ^probable accident qu'un cataclysme spirituel pussent sombré les sympathiques défauts et lesredou- tables qualités qui l'ont de Huvsmans un précieux artiste! Huvsmans si affranchi d'inquiétudes mêla- physiques, siréaliste, si éprisde la laideur des choses si incapable de fâcheuse indulgence, «le charité' '1 amour terrestre ou divin, Huvsmans désireux d'ar- tihcel, curieux d'excitants intellectuels et de réactifs assez puissants pour émouvoir une imagination pares- seuse Huysmanségoïsteet misanthrope, quevousétiez donc bien armé contre les surprises de l'émotion reli- gieuse .'

Durtal taisant après sa conversion son examen de conscience ne sait pas comment « ,1 en est arrivé *; » »ous ne sommes pas mieux renseignés, et au fond cela nous est égal, parce que cette conversion 'ans crises ni douleurs, et qui fait songer à « ladùres- 'on d un estomac qui travaille » {En roule), d'un stomac sain, bien supérieur* celui de Folantin il

"H;,S Seruit très ^'il(' ''" l'oublier, de la tenir pour •ulle ei non avenue.

* ¥

Après comme avant sa conversion, il v a en Ihn s

oi> un naturaliste el an chercheur de chimères/

"'-comme avant la conversion, ces) le naturaliste

KM) FIGURES LITTÉRAIRES

qui tient la plume, et voilà l'essentiel, car c'est au naturaliste à qui nous devons toutes nos joies. Le chercheur de chimères fut toujours indécis en ses enquêtes : épris de mystérieux au delà, il fut inhabile à les imaginer. Certes les rêves débiles de Durtal.les cauchemars péniblement provoqués de des Kssciutes, ces fantasmagories indigentes de détraqué volontaire et de névropathe appliqué nous eussent semblé des chefs-d'œuvre d'ennui! Mais la jovialité d'un inter- prète naturaliste les anima, leur communiqua je ne sais quelle apparence de vie étrange et paradoxale.... Cet interprète narquois et qui ne s'en laissa point im- poser par les visions d'un délire profane, nous le re- trouvons dans tous les livres de Huysmans : le phéno- mène religieux ne Téton ne ni ne le touche ; il en saisit et il en fixe les aspects sensibles avec la sincérité cruelle qu'on lui connut toujours; ses procédés d'observation se sont encore perfectionnés; sous son regard, le trait caricatural s'isole et s'accuse. Les subtilités de la théo- logie, les sublimités de la mystique, bien loin de le dé- concerter, stimulent sa verve pittoresque; il en donne des transcriptions éclatantes et en vérité joyeuses ; ah I nous devons faire effort pour ne pas croire qu'il s'égaie d'une nouvelle excentricité de des Esseintes! Et nous n'oublions pas qu'il y a en Huysmans un croyant, mais ce croyant, opprimé par la personnalité envahis- sante du naturaliste, nous contraint d'apercevoir d'abord sa propre humiliation; la conversion de Huysmans aura brutalement mis en lumière l'un des | caractères de son art qui est d'être indifférent et peut- être rebelle aux influences de la pensée religieuse. Ce caractère est d'autant moins négligeable qu'en

HUYSMANS 101

vente Huysmans accumule les preuves et nous eu fournit des exemples d'une évidence croissante. Après la Cathédrale, Suinte Lydwine de Schiedam, YOblat... les Foules de Lourdes! Relisons Lourdes d'Emile Zola. La décisive épreuve! Ah ! que la vulgarité d'un Zola nous fait apprécier davantage le raffinement d'un Huysmans! Mais qu'il nous serait donc impossible de ne pas voir que la sensibilité ingénue d'un Zola se défend mal contre les suggestions d'un christianisme traditionnel et populaire! Les idées rudimentaires, les sentiments de la foule, Zola les adopte d'instinct Son livre fut écrit dans un élan de fraternité, livre de sympathie et d'indulgente pitié, tout pénétré de cette « religion de la souffrance humaine » qui 11 est, en somme, qu'une revision de la doctrine évangélique. Les Fou les de Lourdes, au contraire, oui été décrites par un implacable contempteur de la médiocre humanité : la haine de son temps, Huys- mans ne la point sentie décroître en lui depuis que des Hermies analysait lame de Durtal et s'écriait:

Au fond... il y a toujours eu entre toi et les autres réa- listes une telle différence d'idées qu'un accord péremptoire le pouvait durer : tu exècres ton temps et eux l'adorent' tout est (Là-bas).

re- son

Tout est en effet : les spectacles de Lourdes jettent Huysmans « dans l'implacable dégoût de époque; » vit-il point

h cette heure la société, fissurée de toutes parts, craque >u 1 l nivers, empoisonné par des germes de sédition »mquiete dans l'attente d'une Résine, à cette heure on entend distinctement retentir, derrière les ténèbres

1II-2 FIGURES LITTÉRAIRES

de Phorizon, les tintements prolongés du glas...? {Les Foules de Lourdes).

Dans la nuit qui envahit le monde, Iluvsmans ne distingue que sujets de scandale, laideurs haïssables,

Un pays abbruty, plein de crimes estranges,

Empuantissez l'air, ô vengeances célesl De poisons, de venins e\ de volantes pesl

S il ne reprend pas les imprécations du poète, c est que les prophétiques fureurs sont interdites aux con- temporains de « Tlscariote des Charentes » (ah! l'in- famie de Combes !), et qu'aussi bien l'idée chrétienne d'une pénitence expiatrice, impliquant rémission, n'ef- fleure pas môme son esprit. 11 hait son temps, il hait la foule, les dévots, les « églisiers, » et sans doute cette haine ne va pas sans quelques défaillances, "et Ton en relèvera de surprenantes dans les Foules de Lourdes Lourdes avant l'arrivée des grands pèle- rinages, Lourdes intime détend les nerfs excitables de Iluvsmans :

On savoure la douceur d'une ville rendue complaisante par se< instincts de lucre, et un côté de fraternité {sic) vous vient parmi tous ces -eus qui pensent comme vous, qui sont, comme nous, à Fallut des bienfaits de la Vierge.

Ailleurs Iluvsmans avoue « de la pitié pour la souffrance des uns... un vague acquiescement à la grossière gaieté des autres. » Il rencontre des camé- riers d'honneurs du pape, et proclame :

Rien n'est plus charmant que la bonhomie de ces . icu\ prêtres à cheveux blancs, qui ont de bons yeux et de

III VSMA.NS ]();{

petites bouches, qu'ils plissent pour dérouler c tourbillon

de ruinée bleue de leurs cigares.

Huysmans attendri, cordial, le rare spectacle ! car on ne lui sait aucun gré d'éprouver devant l'horreur de la souffrance physique un sursaut d'émotion furtive que surmonte vite le dégoût! Mais ne nous v trom- pons point : c'est le rationaliste Zola qui a donné de Lourdes une peinture amicale, pitoyable, et comme nourrie de sentimentalité religieuse : le croyant Huys- mans a composé de belles enluminures accusatrices et que Ton prendrait aisément pour de vigoureux exemples d'arl positiviste.

Positiviste, s'il l'était, Huysmans n'eût pas avec- plus de soin minutieux recherebé les « antécédents » de Lourdes : l'apparition de 1858 n'est, assure-t-il < qu'un succédané de manifestations plus anciennes. » >ui- quoi nous apprenons que la chapelle de Notre- Dame de Heas, près du cirque de Gavarnie, fut dès le moyen âge un lieu de pèlerinage, (pie Notre-Dame <!*' Piétat a Barbazan accomplit de nombreux miracles, que Xotre-Dame de Ploueylahùn a Arrens attira les

il 3 avant de ne retenir que les bonnes femmes du pays : a Vieille-Aure, Xotre-Dame de Bourisp possède une statue miraculeuse; a Montoussé, la Vierge appa- raît en 1848 près de Xotre-Dame de Xesles dont l'em- placemenl jadis fut désigné par une chute de neige nue en plein été; Notre-Dame de Medoux, au

104 FIGURES LITTÉRAIRES

sud de Bagnères-de-Bigorre, « connut une longue vogue, désormais périmée... » Et ce sont des histoires merveilleuses que Ton nous conte tout au long. Sur une carte des diocèses de Baronne et de Tarbes les hameaux et les chapelles favorisés se groupent en un cercle dont Lourdes est le centre. Lourdes est ainsi annoncé et comme nécessité ; Lourdes n'a rien inventé. Médoux eut la bergère, Bétharram la source et la grotte. « Avec Notre-Dame de Garraison, les traits de ressemblance s'accentuent, se précisent davan- tage, car tout y est, la bergère, la grotte, l'eau, les foules innombrables, issues des confins les plus di- vers, les miracles et les cures... » Huysmans procède en homme de science, et ce n'est point notre faute si nous tirons de ses recherches une conclusion qu'il ne formule pas.

Certes les intentions apologétiques de Huysmans sont évidentes, affirmées sur le ton agressif dont on ne saurait raisonnablement lui demander de se dépar- tir, mais jamais sans doute apologie ne s'étava de plus périlleuses constatations ; et si en vérité la polémique du miracle nous intéresse peu dans une œuvre d'art, en revanche les fortes peintures d'une réalité obser- vée sans arrière-pensée ni intention préconçue ne nous sont point indifférentes, et Huysmans est un merveilleux peintre de « la Kermesse de Lourdes. »

Ce sont les pèlerinages, l'arrivée des pittoresques Bretons, troupeau indolent mené par des prêtres (( qui le lancinent comme des chiens de garde » :

Les femmes grosses ou osseuse^, avec des peaux de pelure d'oignons, salées par les embruns, des yeux lapis ou vert de mer, les jeunes filles aux têtes d'oiseaux et aux

HUYSMANS 105

crânes durs, sont empaquetées dans des cloches super- posées de jupes se perçoivent des lisérés, colorés avec le rose aigre et le violet criard de l'aniline.... Eq ce tas de l'Armorique, qui vermille dans les rues et sur le pont des stropiats et des manchots, des enfants déformés, aux membres interrompus, des vieillards dont les goitres pen- dent pareils à d'énormes poires, des vieilles femmes...

Les gens du Quercy, qui escaladent la colline du Rosaire

en clamant, avec des voix en tôle que l'on bat un antique air l'on distingue des « De Dious la rouzado » et des c< pitchoun. » - - Ceux-là je les connais; ils sont en quelque sorte les charbonniers de Lourdes; tout est noir en eux, habits, coiffes et robes; pas même une tache blanche de linge près du cou; jusqu'à leurs traits qui paraissent accentués par des coups de fusain. Hier ils rodaient, renfrognés en une ribambelle de pieux margou- finats, dans les rues de la ville; et les marchands qui savent qu ils n achètent rien, gouaillaient. en les regardant jargonner devant leurs devantures....

Les Belges à la cocarde noire, jaune et rouge, les Bourguignons, porteurs des mêmes insignes barrés d une croix de métal, les Berrichons qui arborent une marguerite blanche sur un fond de cendre bleue, et ces pèlerins dont « la dégaine lourde et musarde » révèle qu'ils sont de « la race subalterne du Poitou, » les Hollandais respectueux du plain-chant, les Espa-

gnols

^ Bretons, Belges, Berrichons, Poitevins, Hollandais. Espagnols s'agitent dans la cohue dune gigantesque foire : leur foule assaille la basilique d'une marée quo- tidienne, envahit les églises, les hôtels, les hôpitaux* « le boucan des Ave Maria... les pieux et profonds rôts

10(1 FIGURES LITTÉRAIRES

de L'ophicléide » rythment Leur perpétuelle agitation.

lluvsinaiis a vu dans leurs rangs des « ratichonnes

galantes, d'invraisemblables « mômières, q dos

o

cagotes de province inouïes; elles errent, jabotent, re- muent, ainsi cfue de< juments leurs gourmettes, leurs rosaires; c'est à qui en récitera le plus, c'est à qui lampera le plus d'eau, à qui fera le plus de chemins de croix. Les dévotes, qui sont déjà une engeance redoutable dans les chapelles de Paris, deviennent effrayantes à Lourdes. Elles sont déchaînées depuis hier soir

lluysmans a vu des prêtres « à mine patibulaire. » un Romanichel violet

qui est un évèque exotique ; harcelé par les femmes, il les bénit tant qu'elles veulent, leur tend à sucer son bonbon d'améthyste, visiblement ravi de son succès.

11 a rencontré d'insolentes abbesses « ces m'as-tu vu de la piété! » d'inattendus maniaques. « les hur- luberlus de la dévotion. » Les défilés de malades, « les grands malades » ne nous sont point épargnés, et c'est comme chacun sait un lamentable spectacle, surtout lorsque le zèle descripteur d'un Huysmaus en signale tout le détail horrible et repoussant. Mais de réconfortantes visions de joie terrestre interrom- pent ces grandes manœuvres de brancardiers, ces mobilisations de grabataires et de loques humain s : et les cafés de Lourdes sont hospitaliers et le four- nullement de leur clientèle bigarrée est divertissant : Huysmans préfère leurs terrasses à celles dont s orne et se diversifie le boulevard parisien : on s y groupe par nationalités :

III V S M A ISS loy

Les prêtres espagnols fument des cigarettes, rient avec leurs compatriotes qui s'éventent, souriant à la foule dégustant des glaces ou buvant du chocolat, séparés par une équipe de Belges en train de lamper de la bière et de ruiner des cigares, du petit camp des Hollandais en,, prennent le thé ou savourent l'apéritif, le schiedam en fumant, eux aussi, des cigares,

1<:i Ion dirai! d un coin de L'Exposition universelle chacun s'efforce de reconstituer un peu de la patrie absente. Cette humanité cordiale, lasse de plaies et de prières, console Huysmans et le détourne par instant de vitupérer la nauséeuse vulgarité de l'existence.... Et que voilà donc de l'excellent Huys- mans : jamais peut-être son art de prestigieux co- loriste ne rendit la vie avec une plus . heureuse audace.

La précision informée de Huysmans est admirable : quelque pédantisme ne l'effraie point; relever les erreurs de Zola lui est une joie : « Zola qui se docu- mentait au galop... Zola qui peignait toujours ses toiles en décors de théâtre.... ,> Huysmans redoute que, sur la foi de Zola, nous ne nous imaginions très vastes, aérés et commodes les bassins l'on plonge les malades: il n'a vu et ne nous montre que « des cabines de bains à bon marché. »

En guise de port,, une courtine ; -trois murs; celui du f«?d muni d'un vitra, 1 qui n'éclaire pas et sur lequel est peinl une \ lerge, avec au-dessous une statuette de Notre- ,);,m" de Lourdes; les deux autres sont de simples cl oi son., sans ornements; enfin, au milieu, une bai-noire de !>"''•'<• se creuse, peu profonde, dans laquelle on descend Pjr quelques marches et le mobilier se compose d'une cèaise. C'est dans cet obscur réduit que la Vierge di^r-

108 FIGURCS LITTÉRAIRES

ii no servante de bain, travaille; c'est clans ce bouge humide, avec cette eau putréfiée qu'Elle opère.... Ce matin-ci, Pétroit corridor qui dessert l'antichambre des déshabillages et les cabines est obstrué par des brancards habités lorsque j'arrive. Un vieux monsieur dont la tête, en œuf, est chauve du haut et poilue du bas, s'agite dans un costume de cycliste. Il commande, en se dandinant. morigène les baigneurs, inscrit, d'un air impertinent, le nombre des bains sur un carnet: c'est un spécimen de grosse mouche du coche cpji prêterait à rire, si le spec- tacle auquel on assiste n'était si triste.

Donc Zola est un poète, un peintre infidèle, un narrateur suspect dont L'imagination trouble la vue et égare le jugement ; nous nous en doutions, n'est- il pas vrai? Heureusement Huvsmans est qui con- trôle et refait après Zola l'inventaire de ces églises, de ces hôtels, de ces asiles, de ces hôpitaux que nous pensions connaître; et si nous le suivons sans lassi- tude, si même ses explorations nous donnent une sensation imprévue de nouveauté, c'est je pense que- son enquête fut conduite avec plus de laborieux sang- froid, c'est surtout qu'il a su avec un constant bonheur discerner le détail dont la trivialité nous est un garant de véracité scrupuleuse.... Ce « vieux Monsieur dont la tête est en œuf... », et qui s'agite, est dune évidente authenticité qui me rassure et m'enchante... et me convainc de la dérisoire laideur de ce bouge humide.

Au reste la laideur de tout Lourdes est inconcevable. Zola, qui la soupçonna, ne s'en indigna point : Huys- mans ne se lasse point de la dénoncer, et l'on ne sait si l'on est persuadé davantage par l'impitoyable minutie de ses descriptions ou par la furibonde abon- dance de ses invectives : médiocre le décor même de

ULYSMANS K)()

Lourdes, étique el gringalet, chiche et vain, car 1 ampleur trop voisine des monts l'écrase; scanda- leuses les églises, la basilique « qui grelotté, maigre comme une perche, sous son chapeau de pierrot, dans son mince vêtement de pierre, » et dont l'in- térieur, décore de ridicules ex-voto, fait songer à un magasin de bric-à-brac, ou à un. séchoir; le Rosaire, « cirque hydropique... casino œligieux... produit de l'imagination d'un brelandier en veine de gain et d un bedeau en délire; » immondes les peintures, les mosaïques, les statues, toute la « bondieusar- dene » qui s'étale sous les nefs, dans les cryptes, et déborde et submerge les rues, les quartiers, Lourdes entier :

Quel évêque atteint d'ablepsie, quels églisiers, agités par des forces mauvaises, ont commandé et accepté de telles choses?... Lourdes est donc le para-on de la turpi- tude ecclésialede l'art, et il est dans son genre unique....

Cela dure des pages el des pages, et voici la con- clusion :

Lourdes es! un immense hôpital Saint-Louis dans une gigantesque fête de Xeuilly: c'est une essence d'horreur égoutlée dans une tonne de grosse joie; c'est à la fois et douloureux el boull'on et mufle. Nulle part, il ne sévit une bassesse de piété pareille, un fétichisme allant jusqu'à la poste restante de la Ywi^c: nulle pari encore le satanisme de la laideur ne s'esl imposé plus véhément et plu^ e\ nique.

*

Ces turpitudes. Iluvsmans incroyant les eût-il décrites avec une plus triomphante vigueur? La per-

I 1 0 FIGURES LITTÉRAIRES

sonnalité, L'indépendance de son art sont hors de conteste et c'est la tout ce qui nous importe; et nous distinguons bien désormais qu'en lui l'artiste ne pou- vait être gravement mis en péril par le croyant : cha- cun d'eux a son domaine distinct, l'artiste le monde terrestre et la réalité proche, le croyant le monde idéal des mystiques et des théologiens. Et le croyant d'aventure s'exprime par le truchement de l'artiste, mais se désintéresse visiblement des humaines aven- tures : ni les vertus subalternes, ni les démocratiques dévotions ne lui agréent : à Lourdes il redoute jus- qu'au soupçon d'une complicité sentimentale, et sans doute il constate que Lourdes est « le vestiaire des défauts... un lazaret d âmes » se prodiguent « les antiseptiques de la charité. » Mais il n\ cherche guère que des prétextes à effusions mystiques compliquées d'accès d'érudition moyenâgeuse. Demandez-lui la théorie du cierge ou de l'eau d'après les mystiques; entretenez-le de doctrines ésotériques ; la scolastique chrétienne le délecte. Tout cela est infiniment subtil et infécond, inhumain et glacé. Cette religion- distin- guée, sans rayonnement ni chaleur, n'a jamais menace le robuste naturalisme de Huvsmans.

EMILE ZOLA

Les morts vont vite; ils s'éloignent de nous avec une vertigineuse rapidité. Zola, que les plus jeunes

dent,,, nous ont connu en pleine vigueur de talent.

f°la- mort d'hier, est une ombre lointaine, lointaine... Mi déjà nous cherchons à deviner quel visage il pré- sfentera à la postérité : curiosité légitime et très vive •nco,v que nous soyons prêts à ouvrir sans lièvre le f*»at- Quoi qu'il puisse arriver. Zola demeurera un ormidable témoin d'un temps que nous vécûmes- mon le veuille ou non. l'œuvre de Zola témoignera »our nous; ,1 nous plairait de déterminer quel sera "" crédit, et d'abord de savoir dans quelle mesure ' souvenir de l'homme corroborera l'autorité de sa tte rature.

L'enquête sera longue : il y faudra d'abondants

ocuments; ,„, vigoureux effort de synthèse sera

saire pour rassembler et fondre «les traits épars

contradictoires : Zola auteur optimiste de l'œuvre

1 12 FIGURES LITTÉRAIRES

la plus navrante. Zola collectionneur très sain de curiosités morbides, Zola poète de l'ignoble, rêveur épris de justice et de chimériques vertus sociales, Zola artiste, Zola citoyen et prophète politique... Zola cœur sensible, brave homme tout simple avec sans doute quelque génie....

*

Voici, pour commencer, sa correspondance, une partie, une très -petite partie de sa correspondance : soyons satisfaits ; ne nous enthousiasmons pas ; ces fragments de correspondance sont bien sommaires, bien incomplets ; une famille ne livre pas incontinent toutes les lettres d un grand disparu : c'est aujour- d'hui seulement que nous nous voyons gratifiés d une édition complète de la correspondance de Stendhal livre extraordinaire, le plus varié, le plus instructif de tous ceux qui ont été écrits par ou sur Stendhal. Sten- dhal est mort en 1842! Zola vivait en 1902. Sa cor- respondance complète nous serait infiniment pré- cieuse; nos petits-fils la posséderont.... Tirons du moins ce que nous pourrons du peu qu'il nous est donné d'en connaître.

Si incomplètes, si « choisies » qu'elles soient, des lettres tiennent en quelque sorte lieu de confessions : lettres de jeunesse s'inscrivent des sentiments, des ignorances, des naïvetés, dont l'homme mûr ne retrou- vera jamais la fraîcheur, lettres de l'âge viril, lettres aux amis, aux camarades, aux adversaires, s'ex- priment dans leur spontanéité les idées, les enthou-

EMILE ZOI.A j 13

siasmes, les affections, les haines.... Allons-nous sur- prendre en cette correspondance un Zola inconnu ou méconnu? Nul écrivain ne fut. à l'en croire, plus que Zola méconnu, défiguré par ses contemporains Et voilà ce qm, tout d'abord, nous frappe dans ses lettres cette constante protestation contre la fausse image que 1 on crée de lui, ,1e sa personne, de ses goûts, de son but. cet inlassable appel des jugements d'aujourd'hui * la sentence de la postérité en qui cet optimiste têtu met toute sa confiance. Stendhal savait de science cer- taine que. vers 1880, les Français commenceraient de le comprendre et de l'aimer. Zola ne doute pas que dans un demi-siècle sa gloire ne rayonne magnifi- quement; dans cinquante ans, il l'affirme; en atten- dant ,1 proteste ; il proteste toute sa vie dans ses mani- festes, ses discours, ses articles; mort, il ne permet point que nous oubliions sa protestation ; il nous lèo-ue sa correspondance. °

Et ma foi, il semble bien qu'outre l'expression répè- te de sa protestation cette correspondance nous ap- porte un commencement de preuve; certes nous nous Peignons a ne jamais connaître le vrai Zola, l'homme ÏUil se flattait d'être et qu'il „e fut peut-être que >'es .mparfaitement; est la vérité eu psvehoiocie" ourlant 1 homme qui apparaît en cette correspondance «-»l tout à lait celui que nous pensions connaître?

* vingt ans Zola est un bon jeune homme en qui "Ml '"' <"t pressentir un talent quelconque : il n'y a «• trace ,1, génie en ces Lettres de Jeunesse qui »»P«sse„l tout un volume _ libéralité dont nous bercions les éditeurs, non sans regretter leur par- "'""'"' dès qu'ils arrivent aux lettres de l'âge mûr

8

j! | FIGURES l.ll IKIlAII'.l.s

_ il n'y a pas du toul de génie en ces lettres : de l'honnêteté, a,- la Franchise, de la vaillance ; et quel bon coeur! Zola est un excellent jeune homme, trop enclin au sentimentalisme bavard. Cm il est bavard : (, ,,,,„ ne le distingue de ses correspondants, s. ce n-estm»e intarissable prolixité: & lit André Chemer:

longue dissertation sur le néo-classiasme; il Ut bha- kespeare, George Sand, et tout aussitôt disserte sur le drame, 1, roman, développe sans sourciller, a perte de vue -les lieux communs dont il pense émerveiller ses amis de collège. L'amour est son sujet de prédi- lection ' donc le jeune homme prendra-t-il une. amante? choisira-t-il une Bile de joie, une veuve une vierge? dix pages. Ecartées la «Ile de joie et . k veuve; «reste la vierge, cette fleur d amour, cet ,dea

de nos seize ans, qui «tarit a nos .1 |U, -nante

pure du poète qui le console dans ses rêves dores La vierge, cette Eve avant le péché, dernier rayon d ciel sur la terre, suprême manifestation du beau, d bien, delà divinité elle-même... » Au reste, et vom vous en doutiez la vierge n'existe pas. ,. Elle n exisù pas, ce qui ne saurait empêcher le poète de lui vo«

L culte' chevaleresque. Zola es, poète ; il n est ^qu

poëte; a s'indigne si seulement un camarade lui pari

dune « position.» Zola est poète : . Tu sais combien .,

désirela liberté dans l'art, combien jesms ~™«»^H

mais avani tout je sms poète et ., mme 1 ha des idées et des images.'» Il est poète: ,1a une thep.

de l'amour el s'efforce d'en déduire une poétique .

Comme ,1 serai, beau de créer ^^'^ le passe n'entrerait pour rien ! faire de b«^Jer^ .âmeLle parlerait, et n'irait pas, pour -pemdre ses j*«

EMILE ZOLA j j -

l-urmonts. emprunter de banales ima|es, pousser

<le* 'xrl'""a s :l 1;l ^at»>-e, etc. En un mot. une poésie

amoureuse assez digne pour ne pas être ridicule une poésie que 1 on oserait répéter aux pieds de celle que l'on unie sans craindre qu'elle relaie de rire.

En attendait Zola s'exercera dans un autre genre il communique à son cher Baille le plan d'un, petil Poème dont il médite depuis trois ans lenfante- »>-'"! : Utre, la Chaîne des Etres; trois chants : le Passe, le Près,,,,, le Futur, toute la science, toute la philosophie....

Magnifique idée, ou ne peut le aie,-, surtout m l\ ïécu-

T" ,'l'1,0"da,lau.I,roJl-'l-Jene^ si tu vois les horizons |e ce poème, mais, pour moi, ils me paraissent si vastes "'«»»«««« .que jeu recule jusqu'à ce jour devant la tâché

l-,Mda|,|(. de muer mes pauvres vers sur cette grandi,.,

lâche formidable, grandiose pensée, retenons ces traits: seul peut-être le goût du démesuré annonce ' romancer futur. A vingt ans, Zola est un poêle J'1"'"1 'I "ne miraculeuse ignorance : il a foi CI1 s,,,, ^«"•. car, déclare-t-il, ,, il y a tant de sots qu'il est lûcile de sort,r de la foule, si peu intelligent que l'on »• . » I es, laborieux : un mstincl ,1e fécondité est "" lui; '' l^'il" 'es programmes de décentralisation ,!■'' •' " (|" "" auteur de département fasse un !™,Vre! " /"l;' est un hou jeune homme qui ecnt f«eilemenl des vers plats et des lettres sans °ng"iahté; il se croit poète; il a horreur du réalisme """"" ,e ;""• '* Videur... il s'applique de son

""," U -llirmer le contraire de ce qu'il sera plus

1 io FIGURES LITTÉRAIRES

*

Telle est du moins votre conclusion après avoir parcouru le premier volume de ses lettres : à mesure que vous avancerez dans la lecture du second, il vous semblera que Zola garda toute sa vie comme une secrète indulgence aux rêves imprécis de sa jeunesse idéaliste ; et qui nous assurera que le vieil homme ne survivait pas en lui? qui nous affirmera que Zola ne souriait pas à cette indiscernable personnalité, quand il s'exaltait soi-même, et dénonçait l'outrancière sim- plification des portraits que l'on traçait de lui? En vérité ce second volume suggère de singuliers doutes : simples doutes, indications que rien ne permet de contrôler : on ne saurait tirer rien de plus de ce bref volume : voilà du moins des points d'interrogation que Ton n'oubliera plus.

Et sans doute la contradiction est flagrante entre le poète et le romancier : dès 1866 Zola écrit à propos de son livre La confession de Claude : « L'élan manque par instants, l'observateur s'évanouit, et le poète repa- raît, un poète qui a trop bu de lait et mangé trop de sucre. L'œuvre n'est pas virile ; elle est d'un enfant qui pleure et qui se révolte. » Le poète est piétiné; le romancier triomphe; c'est uniquement le romancier qu'il nous est donné d'apercevoir en ce volume, et plus précisément le parfait homme de lettres.

On n'ignorait point que Zola ait été le plus ponctue] des écrivains, le plus méthodiquement laborieux faut-il dire le plus habile? méthode, labeur, habi

EMILE ZOLA 1 ] 7

leté. nous en saisissons le détail on ces lettres savam- ment expurgées, d'où Ton a exclu la plupart des juge- monts sur les personnes et sur l'époque; ce que Ton nous donne n'a guère trait qu'à la carrière de l'écri- vain ; les biographes, les historiens de l'œuvre v cher- cheront des précisions de détail : le profane y retrou- vera les étapes d'une éclatante réussite.

Les lettres à Antony Valabrègue marquent le point de départ : à vingt ans, Zola est un rêveur sentimen- tal; à vingt-quatre, il est un féroce arriviste; il fait la théorie de l'arrivisme; il s'efforce d'en faire admettre le principe par son ami, poète obsliné, provincial endurci :

L'habileté, pour moi, ne consiste pas à mentir à sa pen- sée, à l'aire une œuvre selon le goût ou le dégoût de la foule. L'habileté consiste, l'œuvre une fois faite, à ne pas attendre le public, mais à aller vers lui et à le forcer à nous caresser ou à nous injurier. Je sais bien que l'indifférence serait plus haute et plus digne; mais, je vous l'ai dit, nous sommes les entants d'un âge impatient, nous avons des rages de nous grandir sur nos talons, et si nous ne foulons pas les autres aux pieds, soyez certains qu'ils passeront sur

"ns corPs Ayez une ligne de conduite fermement arrêtée

et un entêtement féroce....

Féroce! sans doute; il n'est question dans ces con- seils d'un ambitieux que de « plan de campagne » et combat. ») L'ami est sourd à ces avis :

Croyez-moi, il vaudrait peut-être mieux que vous fus- siez sans un sou, battant le pavé de Paris, poussé par la nécessité, obligé de vous mêler à la vie réelle.... Réfléchis- sez, et voyez s'il n'est pas temps que vous veniez vous battre....

1 1 8 FIGU1ES LIT! ÉRÂtRES

Zola, lui. n'hésite pas :

11 ne m'ësl j);is permis comme à vous de m'enfermer

dans une lour d'ivoire, sous prétexte que la foule est sotte. J'ai besoin de la foule, je vais à elle comme je peux, je lente tous les moyens pour la dompter. En ce moment, j'ai surtout besoin de deux choses : de publicité et d'ar- gent.

Publicité, argent, articles de journaux, de revues.. romans, collaborations sollicitées, refusées, appels aux camarades influents, encouragements, objurgations, et parfois sommations aux amis qui s'abandonnent et renoncent a l'àpre lutte : Zola est un merveilleux com- battant, audacieux, prodigieusement travailleur, en qui ses amis bientôt reconnaissent un chef; il pro- clame :

J'aime les difliciîltés, les impossibilités. J'aime surtoul la vie, et je crois que la production quelle qu'elle soit esl toujours préférable au repos. Ce sont ces pensées qui mê- leront accepter toutes les luttes qu'on m'offrira, luttes avec moi-même, luttes avec le public

Il dit, il lutte, il luttera toute sa vie avec une vail- lance et une allégresse sans cesse renaissantes; on ne s'attend point à trouver en cette correspondance d< virulents morceaux polémiques; l'ardeur combattive de Zola y parait en ces lettres-plaidoyers il défend telle de ses œuvres, expliquant ici un personnage et un incident, une intrigue, une intention morale; car il a des intentions morales lors même qu'on s'en doute le moins : chaque page, chaque ligne de Pot Bouille traduit une intention morale ; son œuvre tout entière est une morale en action.... Et ici les objections

EMILE ZOLA 1 19

se présenter*! <l elles-mêmes, mais quelle n'est point la candeur, quelle n'est point la générosité de l'écri- vain! et conimenl ne serions-nous point remués par son éloquence?

Hélas ! j'ai atténué. La misère sera bien près d'être sou- lagée, le joui' l'on se décidera à la connaître dans ses souffrances el dans ses houles. On m'accuse de fantaisie ordurière el de mensonge prémédité sur de pauvres gens, qui m'ont, empli les yeux de larmes. A chaque accusation je pourrais répondre par un document. Pourquoi veut-on que je calomnie les misérables ? Je n'ai eu qu'un désir, les montrer tels que noire société les fait, et soulever une telle pitié, un tel cri de justice, que la France cesse enfin de se laisser dévorer par l'ambition (Tune poignée de poli- ticiens, pour s'occuper de la santé el de la richesse de ses entants.

Et bien, oui. Zola fut un « bravé homme, » ainsi qu il aimait à le dire, laissant entendre qu'il ne prisait aucun éloge par-dessus celui-là

Vous aviez deviné que ces deux volumes ne nous fourniraient aucune occasion d'incriminer les actes ou talent d'Emile Zola : est-ce donc le vrai Zola qu'ils nous révèlent? Est-il un Zola unique? Ne faut-il point apercevoir en lui des personnalités distinctes? La cor- respondance nous l'iiil connaître le poète juvénile que dous ignorions presque; elle faitéclater la persistante candeur du romancier, la sincérité de l'artiste, la magnanimité, les simples vertus du bon citoyen et du brave homme.... Il y a en Zola d'autres traits qui

1*20 FIGURES LITTÉRAIRES

plaisent moins : la correspondance ne le livre pas tout entier; la correspondance est un livre ad usum Del- phini. Ces deux volumes nous apportent trop et trop peu; ils soulèvent un coin du voile; ils n'auraient point produit leur elïet si nous ne souhaitions ardem- ment un dévoilement complet.

GKORGES RENARD

En plein quartier latin, rue des Ecoles, mais en reirait, protégé contre le tumulte des passants par une manière de square assez semblable à un bastion, s'élève le Collège de France: sombre édifice, dont les gens de ffoûl allée donnent la laideur vétusté et l'humilité. Vous y êtes accueilli par des huissiers courtois; le concierge n'esl guère moins lettré que feu M. Legouvé. Ces façons de l'ancien temps, ce silence, cette paix, «tte architecture qui serait solennelle, si d'abord elle i exhalait une mélancolie pénétrante, ces marbres, ces ,oms ""«stres... cela est émouvant, à deux pas d'une eune el fracassante Sorbonne. Cet antique bâtiment l,,nl/' ,!«' nombreux bustes, quelques vivants, une dministration modeste; on y rencontre parfois de «rtifs étrangers, des professeurs, voire des savants élèbi

Nous sommes reconnaissants au Collège de main- "nir" "" face d'une Université envahissante, Pana-

99 FIGURES LU I ÉRAIRES

chronisme dune tradition indépendante; moyennant quoi nous ne sourions ni de ses allures vieillottes ni de l'usage qu'on lui vit faire parfois de ses privilèges. Il est bon, il es! juste, il est salutaire que des savants puissent ne point se soucier des usuelles hiérarchies !.. . Professeur au Collège de France, le beau titre! Tous le portent avec fierté, encore que certains en soient comme écrasés : le silence de ces petites salles est terrible; bien des voix s'y sont usées plus sûrement qu'en un vaste désert.... Qu'importe, si seulement des maîtres y enseignent qui ne pouvaient enseigner ailleurs, si quelques inventeurs y développent une pensée originale, si le talent d une rare élite justifie 1;. raison d'être de l'institution.

Un Georges Renard devait en être, si une o-uvre variée, une activité éminente en divers ordres de re- cherches, etles promesses d'une application remuante, d'un zèle infatigable et dune généreuse pensée sont des titres à l'attention des membres du Collège. Tout le désignait : ses titres scientifiques, maintes sanc- tions françaises et étrangères, et jusqu'à son insolite carrière : universitaire que l'Université avait formé, mais n'avait point enrôlé; normalien, pédagogue de chez nous, que l'on avait connu doyen d'une univer- sité étrangère: historien, sociologue, critique en rela- tions d'amitié avec les esprits les plus avancés de 1 temps, en coquetterie avec l'Académie, qui approuvai son style et s'effrayait de ses idées....

Et certes, si les doctrines socialistes devaient péné trer au Collège de France, il convenait que ce fût pa le ministère' de ce lettré : un parfum d'humanism corrigerait Tapreté du nouvel évangile; ce révolution

GEORGES RENARD

baire aurait toute licence d'être éloquent, puisqu'il le sciait à la façon classique; faire appel à Georges Re- kard, c'était en quelque sorte proclamer que Ton fiettail Karl Marx el Lâssalle sous le patronage le Rousseau cl de Voltaire; c'était satisfaire les auda- éieux sans rompre une évolution.

Il en fut. il en est: sa vive parole, rassemble îles jfcditeurs.... 0 poussière des mornes amphithéâf •esprit du temps a soufflé sur votre immobilité sécu- laire; les fenêtres bien closes se sont ouvertes à la poussée de !a lointaine tempête : une odeur de mois, traînait sous les plafonds sombres et bas: le grand air ei la lumière s'y installent; de larges poitrines prolétariennes y respirent à Taise: des jeunes gens se fcsardent; de -virils chercheurs n'hésitent point à **rer; la rougissante Américaine elle-même, éprise le « bon français. ., ei qui seule condamne à l'assi- sté tant de maîtres, esi suivie de quelques com- s. 0 vénérable Collège de France, tel est le succès du proscrit de [n Commune.

"»' eu vingl ans aux environs de 1870, avoir

lr- krillanl normalien, dans l'ivresse du succès,

b 1 espoir el de la jeunesse, les atrocités de la guerre*

du siège, avoir connu, l'espace .l'un matin, de

enthousiasmes républicains et démocratiques,

ussitôi les pires désastres, le naufrage de sa foi

ms l'anéantissement de tout idéal, voilà 1 événement

m °™ente la vie de Georges Renard. La sinistre

124 FIGURES LITTERAIRES

aventure! On a dépeint certes la stupeur de nos intel- lectuels devant la défaite ; le désarroi des Taine et des Renan nous est connu. Combien le coup dut être plus rude et plus funeste pour les jeunes hommes qui naissaient alors à la vie de l'esprit !

Georges Renard était le chef de cette promotion de 1867, se rencontraient Aulard, Faguet, Denis... promotion ardente, frondeuse, indisciplinée : Faguet portait et revendiquait la peine d'une mani- festation anticléricale de ses camarades. Victor Hugo, de son exil, louangeait et encourageait cette jeu- nesse républicaine.... De la rue d'Ulm au régiment, aux champs de bataille, à l'émeute, quel réveil! Georges Renard était-il le plus sensible? Engagé plus avant dans leur commun idéal, plus intransi- geant, parce que plus ambitieux, et peut-être plus mûr, souffrit-il davantage? Il me semble qu'aucun des normaliens de ce temps ne fut aussi violem- ment marqué par les événements et sa précoce souf- rance. Bien d'autres portèrent leur vie durant des stigmates indélébiles, et l'histoire n'est pas écrite des déformations que la défaite infligea aux esprits et aux caractères.... Quiconque se préoccupera de con- stituer cette histoire devra interroger Georges Renard : d'autres se remettaient, se guérissaient, s'apaisaienl dans la régularité des fonctions et des labeurs... k blessure de Georges Renard n'était point de celles qur se ferment si aisément; elle saigna longtemps; il er garda quelque chose de fébrile, et je ne sais quel fié missement qui nuance la fermeté de sa parole et son style. Que ce vaincu se soit raidi prodigieusement pour ne point succomber, cela se reconnaît à ses allures

GEORGES IUÙNARD 125

à son langage, à l'unité de son effort; 1 apreté saccadée de son discours trahit un long repliement sur soi- même. D'autres, oublieux ou distraits ou modifiés par la vie, reniaient les haines anciennes, glissaient à de lagues opportunismes. Georges Renard s'accrochait avec une énergie désespérée aux convictions de sa jeunesse ; il bâtissait sa vie sur des ruines ensan- glantées ; que lui eût-on parlé de reniements ou de concessions? Il était celui qui s'obstine farouchement et qui ne trahit pas; la hantise de ses premiers rêves persiste à travers l'image d'une effroyable faillite et surexcite le ferme propos d'une éclatante revanche. Saluons d'abord en Georges Renard un rare exemple de constance, d'opiniâtreté intelligente et de fidélité un grand et noble espoir.

\ aincu, il Tétait doublement au lendemain de nos déroutes; soldat du siège, fonctionnaire de la Com- mune, la seconde capitulation n'avait pas été la moins atroce; il avait cru à la Révolution; ulcéré, guidé par la pitié autant que par la colère, il avait été aux misé- reux ; il avait pensé revivre une épopée d'affranchis- sement. Combien crurent alors renouer une chaîne? Obéir à la voix des grands ancêtres de 1848? Georges Renard sentait s'ébranler une tradition glo- îeuseetse précipitait avec elle. Et je pense qu'il serait usé de démontrer l'influence de ce que l'on a appelé e « socialisme utopique » sur sa jeunesse ; cet intellec- uel avait des réserves de commisération et d'enthou- liasme à dépenser; sa froideur n'a jamais dissimulé pie les mouvements trop soudains d'une âme ardente; es boutades, qui mordent et déchirent, ne sont que la

] 26 I "'l RES LIT! ÉRAIRES

défense d'un sentimental prompt ù souffrir; ce timide fut toujours un audacieux. Hardiment il se. déclarait L'ennemi des partis pris bourgeoisde M. Thiers.

11 a lui-même conté dans un roman autobiogra- phique. UExilé, ses aventures de proscrit, sa fuite,

les premières années de son séjour en Suisse. Quel roulement! Le normalien l'été, maître au collège de Vevev, isolé, suspect aux dévots protestants! Le surprenant n'est point sa bravoure, mais sa quasi gaieté : ce trait esl bien français; le jeune professeur, qui en impose par sa tenue et son talent aux plus mal- veillants, n'est point morose. 11 est un compagnon allèere: il observe sans mélancolie des mœurs qui parfois le choquent: sa verve malicieuse saura peindre M. le Pasteur et M. le Rédacteur en chef dune revue bigote. Il n'en ressent pas moins amèrement les tris- tesses de l'exil. Quelle n'est point sa joie, lorsquVnlin la France lui est rouverte! Ici encore l'expérience particulière de Georges Renard instruira utilement les historiens futurs : interroge/, son héros, ce René Mes- sant, si laborieux, si honnête, si vibrant; demandez- lui ses impressions sur la France de 1880 : qu'il est donc révélateur, l'état d'esprit de ces proscrits enlin absous par la République, et de qui la réalité déçoit encore les rêves! En vérité qu'y avait-il de changé dans cette France républicaine? La curée bourgeoise continuait sous une mensongère étiquette; nul idéa- lisme, nul progrès des mœurs, nul souci des aspira- tions populaires; la finance plus que jamais puissante, l'argent tyrannique. Les exilés sellaient: « Combiei laudra-t-iî de temps à leur patrie pour leur donner h nostalgie de l'exil? » Et quel accueil \ Ils sont dl

GliORGI > RENARD 1 27

I revenants dont la résurrection apeuré, des « rené- gats » donl l'intransigeance irrite el déconcerte. L'uni- lerselle lâcheté les condamne aux humiliations, à la pédiocnté. René MessanI regagne la Suisse hospita- lière.

Ainsi lit Georges Renard; il devait aux lettres sa ^habilitation de citoyen —l'Académie ayant protégé 1 auteur d un poème couronné par elle. Les lettres lui procurent une chaire à Lausanne. A deux reprises professeur, puis doyen, recteur désigné de L'université lelvétique, maître à Paris, professeur au Conserva- toire national des Arts et Métiers. Georges Renard se phe aux fonctions alternées; il est nôtre, il nous échappe, il nous revient: il est libre; il nous juge; tenons bien garde a ses jugements.... Incessante est I activité de cette vie de labeur et de combat.

Enseigner la littérature française convient à Georges

Renard; c esl a quoi le destina une minutieuse prépa- ration professionnelle : le pli universitaire est si fort, que bien peu d'esprits le secouent.. Georges Renard enseigne l'histoire de uns lettres selon la méthode normalienne; .1 est d'abord un pédagogue infiniment prudent et sûr; érudit à la façon d'autrefois, qui n'en- courageait poinl L'amoncellement des fiches, mais figeait des lectures, la méditation des auteurs, un effort de réflexion et de goût : il est nourri de la plus pure moelle ira, h a, se ; nulle culture plus hostile aux vagabondages de l'esprit; nulle discipline plus ferme

128 FIGURES L1TTÉRAIKES

plus capable de rassembler les forces jaiilissantesdune âme et d'un talent, et d'en assurer, selon une stricte économie, l'exacte utilisation. L'Université d'autrefois favorisait peu la sensibilité, et tenait en singulière défiance l'imagination; héritière des ascètes catho- liques, elle prolongea long-temps parmi nous l'austérité spirituelle des Messieurs de Port-Royal. Réduiteaiin sévère rationalisme, elle cultivait le bon sens, préfé- rait Malherbe à Ronsard, Boileau aux romantiques, Voltaire atout l'Univers; elle ne se piquail point de former des poètes si ce n'est des rimeurs pseudo- classiques — et moins encore des artistes, mais de bons juges campés sur la plate-forme solide, encore qu'étroite, d'une tradition bien définie. Georges Renard sort de cette université-là, et je pense qu'il lui doit la rigueur de sa dialectique, et peut-être un peu de la fermeté de son caractère, et sûrement sa pénétration critique, le meilleur de ses vertus intellectuelles, et quelques-uns de ses préjugés.... Tel quel, nul n'était plus apte à enseigner l'histoire de notre littérature : on s'en convaincra en parcourant son essai sur la Méthode scientifique de l'histoire littéraire', le lettré apporte ici au philosophe et au théoricien le plus utile concours; le premier nous séduit dans le même temps que parfois les deux autres nous provoquent a la résis- tance; nulle sécheresse en ce livre s'allonge déme- surément le développement d'un plan logique, etd une entreprise plus suggestive dans le détail que convain- cante au total. Ainsi vit-on MM. Ch.-V. Langlois et Seignobos édilier naguère le code idéal et par même fréquemment illusoire de la méthode histo- rique.

GEORGES RENARD J 29

Enseigner la littérature française, certes nulle occu- pation ne plaît davantage à Georges Renard et ne satisfait mieux ses goûts d'universitaire impénitent Eroyez-vous toutefois qu'il s'enfouira sous les gloses les commentaires et les savantes recherches* Qu'il demeurera sourd aux appels de la vie, à la rumeur de ses propres colères et de ses espérances? Et d'abord il est de ceux qui consentent à ne point négliger les spectacles dont leur existence s'environne; il s'essaie au roman; une gracieuse collaboration l'incite à noter en de frais croquis une admiration commune, cette amitié affectueuse dont il paie libéralement l'hospita- lité suisse. Son René Messant s'était découvert « une \me de demain, ou d'après-demain. » Il se distingue >ar de Georges Renard que tant de liens, et si forts rattachent au passé; mais s'il n'est pas douteux que Georges Renard n'appartienne, par toutes ses fibres. 1 son temps, comment ne point voir qu'il s'élance tfdemmeiit vers l'avenir? C'est de bonheurs futurs |u'il voudrait voir l'humanité se préoccuper plus déli- •érément. C'est au nom d'une exigeante postérité qu'il omme ses contemporains d'évoluer. C'est pour hâter avènement d'un régime social plus équitable et plus umain, qu'il assume de critiquer nos livres, nos idées os gouvernements, et de défendre un idéal nouveau.'

I n tempérament de révolutionnaire, le goût de la Hte et l'amour des idées, un esprit infiniment sérieux, n jugement modéré, pénétrant, plus d'élan que de ■mme, une indomptable probité intellectuelle, une Mosité passionnée d'un meilleur avenir, telles étaient s armes de ce réformateur, que l'on retrouvera par-

(J

i;;n FIGURES LITTÉRAIRES

tout le passé se fera menaçant. Discussions sociales et politiques, polémiques littéraires el philosophiques, rencontres il n'est point inférieur a de redoutables champions, Zola, Brunetière.... Georges Renard se

multiplie, toujours prêt a la riposte, plus fréquemment à l'attaque : une belle lièvre de colère anime ses livres et jusqu'à ses moindres articles : ressentiment contenu, lièvre qui se domine, combativité qui s'en prend aux idées, aux institutions, et non point aux personnes, argu- mentation respectueuse de la courtoisie, du bon ton; Georges Renard venta ses écrits une élégance aca lé-

mique. Il eût été un critique excellent de nos mœurs

etde notre vie journalière : une observation piquante, une protestation raisonnée contre tels condamnables usages diversifie agréablement La conversion (V André Snrennij... il s'assigne une tâche plus pressante et tonce sur les conceptions, les croyances, les systèmes s'appuie la confiance de la société capitaliste.

Et je n'irai point rebâtir avec lui, d'après lui. la cité future: c'est l'homme dont je tente d'esquisser en hâte les traits caractéristiques et dont peut-être Texemple vaut plus que les idées; comment ne point noter toutefois que le socialiste ne dément point le lettré, l'humaniste, l'héritier d'une double tradition intellectuelle et révolutionnaire? Tel ce généreux Benoît Malon, mais avec plus de précision dans ses revendications, Georges Renard est un « intégraliste ; » le socialisme intégral accorde autant d'importance au peri'ecuonnement moral qu'au progrès économique : il n'ira point certes decouronner l'humanité, car < la démocratie ne ten 1 pas seulement à rendre à l'aristo- cratie vraie, a l'aristocratie personnelle, sa place et son

GEORGES RENARD 131

rôle occupés par l'autre; elle tend aussi à retondre, a la généraliser.... On dit parfois aux démocrates : Fi donc! Vous voulez le gouvernement de la populace! Non. peuvent-ils répondre, car nous voulons qu'il n v ait plus de populace On ne saurait être plus aristocrates, o Le souci desintérêts moraux de l'huma- nte apparaît dans tous les écrits de Georges Renard et confère à sa pensée une dignité et une portée que nul ne méconnaîtra. Ajouterai-je que sa prudence an s. décèle le bénéfice d'une éducation éminemment raisonnable et comme un atavisme de sens pratique hostile a tons les fantasmes: il ire rêve que du pos- sible et du réalisable : il croit à la nécessité dune radicale transformation de la société, il ne l'attend que dune assez, lente évolution; consultez son Régime aliste, son Socialisme à l'œuvre; rien la de compa- rable aux châteaux en Espagne de maint prophète trop Imaginatif. Georges Renard n est pas certes le moins ■•lu ni le moins catégorique de nos constructeurs l'avenir, mais il est, à n'en pasdouter. le moins chimé- rique.

Peut-être est-il, encore qu'il nvn saurait conve- nir, i" plus dogmatique de nos critiques littéraires : «ci mérite consi lération, et d'autant plus que la cri- littéraire esl sans doute la partie de son œuvre à -.vouent avec le pins de force ses tendances et on étal d'esprit. Non que sa définition du critique soif. *l instructive: lisez éette sage préface au vol,, u'il intitule : Un Princes de la jeune critique (Le-

132 FIGURES LITTÉRAIRES

maître, Brunetière, France, Ganderax, Bourget), fort sage en vérité, et peu significative en son orthodoxe impersonnalité. C'est dans l'action que se révèle le bon critique; c'est sur pièces qu'il convient de juger Georges Renard, sur pièces, entendez qu'il est indis- pensable de se reporter à ses Etudes sur la France contemporaine et à ses Princes de la jeune critique excellents mo lèles de critique descriptive, pondérée, équitable et par même souvent en avance sur les jugements des contemporains et surtout à ses trois volumes de Critique de combat; car il n'a rien écrit de plus vivant ni de plus acéré que ces trois recueils; quel entrain ! quelle verve ironique ! et quelle saine cruauté ! Un tel mouvement anime ces pages que le lecteur, même hostile, est entraîné, qu'il applaudit, éprouvât- il un sentiment de révolte. Et c'est qu'en vérité l'écri- vain est supérieur au penseur, le polémiste au cri- tique, et l'esprit qui souffle à travers ces pages aux thèses qu'elles s'efforcent de nous faire agréer.

Critique de combat! soit. Critique socialiste, ah! ne nous hâtons point de l'affirmer. Une critique littéraire socialiste est-elle concevable? ne se heurtera- t-elle point aux mêmes insuffisances qu'une critique litté- raire catholique, ou protestante, ou radicale, ou étroi- tement bourgeoise? Il est loisible au critique d'avoir un credo; remplira-t-il sa fonction, s'il juge la prodi- gieuse diversité des esprits et des œuvres du seul point de vue de sa croyance ou de sa thèse? Outre qu'il commettra de singulières erreurs, d'impardonnables omissions et je ne dis rien de sa notoire injustice

sa méthode, loin de lui suffire, ne sera que le masque

d'un critérium mieux approprié à son objet. Accorde

GEORGES RENARD 133

rez-vous qu'en l'espèce on puisse parler d'une esthé- tique socialiste? La preuve que ces deux mots accou- plés n'ont aucun sens, Georges Renard nous la fournit : son socialisme lui dicte quelques sentences qui n'ont trait qu'à certaines tendances, peut-être accessoires, des esprits et des œuvres ; les œuvres elles-mêmes, l'art d'écrire, qui ne relèvent que d'une censure littéraire, Georges Renard n'est point embarrassé pour les jauger, mais c'est avec son vieux mètre universitaire qu'il en prend la mesure. Critique socialiste; ah! ne vous trom- pez pas au titre, ceci est la continuation d'une tradition qu'illustrèrent nos meilleurs maîtres de rhétorique.

Je ne médirai point de celte solide crilique uni- versitaire à laquelle périodiquement font retour les préférences d'un public avide de certitudes : elle est savoureuse, étant riche de l'expérience des siècles, péremptoire et d'aventure revêche, mais si claire, si éloquemment limpide, si avertie de nos goûts fon- ciers ; elle manie la férule sans embarras ni indulgence ; elle possède l'autorité; elle est l'autorité.

C'est elle qui dit son fait à Zola dans Critique de

oinbat; et je n'oublie pas que Georges Renard fut

ulleurslun des premiers à caractériser équitablement

«naturalisme, mais ici de quelles réserves ne le har-

v e-t-il pas? Le lourd matérialisme, le manque dégoût

i de critique, et tous les vices de cet art grossier et

«rissant, qui donc les dénonça plus résolument?

Anatole France, qui depuis a si fort séduit nos jeunes

professeurs, leurs devanciers ne lui témoignaient

|uune boudeuse tendresse : demande/, à Georges

tenard ce qu'il convient de penser d'une frivolité,

un scepticisme, et pour tout dire d'une indifférence à'

]3l FIGURES LITTÉRAIRES

la vérité assurément scandaleuse : voilà sans doute comme nos ancêtres du xvir5 siècle, qui ne se satis- faisaient point d'aimables babioles, eussent parlé d'Anatole France; et je n'aurais point le courage d'imiter leur rudesse, mais je ne m'empresserai poinl davantage d'affirmer qu'ils aient tort. Multiplierai- je les exemples? Georges Renard donne l'assaut aux théologies de Brunetière ; il ne saurait soullrir certain romantisme de la pensée. Il assaille Faguet, « calom- niateur du xvi siècle ; » toute l'ancienne université eût protesté avec lui. Il s'étonne quelque part de se rencontrer fréquemment avec M. Doumic; rien ne nous surprend moins et je lui en fais mon compli- ment.... Citerai-je quelques-unes de ses préférence Georges Renard célèbre le style et Fart de ïheuriet; il approuve fort la poésie de M. Dorchain....

Les lacunes d'une semblable critique apparaissent d'elles-mêmes; elles sont toutes déterminées par cette défiance de la sensibilité et de l'imagination qui faci- litait à nos pères le respect de la règle. Il me plairait d'en exalter les mérites : une rude probité intellec- tuelle, un courage à toute épreuve et le mépris des snobismes vains, une grande érudition classique, le sens des perspectives.... Ces vertus, découvrez-les en Georges Renard; entendez (lequel ton il condamne le dilettantisme, le pessimisme, le décadentisme et tous les genres d'exotisme; admirez de quelles flèches ven- geresses il transperce la silhouette inquiétante du trop habile Marcel Prévost. Ses amis eux-mêmes ne sont point à l'abri de sa sévérité : la rare, la précieuse fran- chise ! Sa sévérité n'a d'égale que la bienveillance dont il accueille les jeunes ; et c'est sur ce trait que je vou-

GEORGES RENARD J3.j

cirais clore la critique d'un critique, en vous citant telles pages ce mentor impitoyable des aînés encou- lage ees cadets : Finnin Roz, Eugène Hollande, Béren- ler, Pujo et l'équipe de YArtet lu Vie.

*

Un révolutionnaire, un bourgeois de la troisième République, révolutionnaire d'instinct, socialiste par raison, bourgeois d'éducation, bourgeois renforcé de par ses vœux universitaires, un universitaire, un cri- tique audacieux en sociologie, conservateur en lit- térature, excellent écrivain... tel est Georges Renard, professeur au Collège de France; tant de contrastes le rendent inclassable: on ne le classe pas : on ne le Rige guère; il inquiète.... Lui, cependant, n'a souci que de l'indépendance de sa pensée : il joue parmi nous le rôle que dans certains Parlements s'attribuent les

auvages. C'est un homme.

EDME CHAMPION

Connaissez- vous parmi les érudits de ce temps un esprit plus vivement original?

Erudit certes, mais non point de cette érudition qui s'enferme en un étroit domaine, érudit, mais qui ne sacrifie pas à l'érudition son tempérament, ses curio- sités, ses merveilleuses ardeurs intellectuelles; érudit, qui tout d'abord révèle un tempérament d'artiste, des curiosités de philosophe, des haines violentes, des enthousiasmes durables, une vigueur polémique, un zèle, j'allais dire une candeur d'idéalisme... qualités et, s'il vous plaît, défauts, dont la perpétuelle contradic- tion ne laisse pas de surprendre ; un tel esprit décon- certe avant d'attirer : comment le classer? Il n'est d'aucune école : il ne se rattache à aucun groupe : nul ne pratique avec plus de prudence avertie les méthodes critiques ; il illustre ses dossiers, ses notes d'archives, de sentences morales, de jugements, d'idées générales, de tout un appareil de conclusions

EDME CHAMPION j 37

les plus subjectives du monde ; il est à la fois très moderne et très démodé; il anticipe sur le présent, se réfugie en une société future heureuse, quasi parfaite ; il a des partis pris, des aveuglements d'homme du passé; en ce défenseur de l'idée de progrès nous dé- couvrons un survivant du xvuic siècle. Il est de notre temps par le « métier » : par ses idées, il retarde sur ses contemporains ou bien les devance : il est à bien des égards un initiateur. De cet érudit, on ne cite presque pas un livre de pure érudition; de ce chercheur laborieux, patient, pénétrant, on n'a que des travaux d'ensemble, rapides, mais non superficiels, des « intro- ductions, » qui sont des livres solides encore qu'insuf- fisamment développés, des études fragmentaires, au total une œuvre dispersée et comme inachevée.... Mais

cette œuvre trahit une remarquable unité d'inspiration, mais la cohérence des idées que M. Edme Champion ne se lasse pas d'y introduire est frappante; mais cette œuvre impartiale, passionnée, inégale, systéma- tique révèle un esprit très distingué, très particulier, *l pour tout dire original.

La formation d'un pareil esprit nous serait inintel- igible, si nous ne devinions qu'il s'est jalousement soustrait aux influences du milieu social ; cette origi- lalité s'est développée et affirmée loin du monde: on «rail embarrassé de citer un exemple aussi caracté- istique de recherche indépendante, de méditation olontairement, obstinément solitaire. Edme Cham- «on a des amis : nul ne peut se vanter d'avoirmodifié a pensée de Edme Champion. Certes, il doit très peu ux contemporains; quelle n'est point son ironie, [uand d'aventure il cite pour les réfuter « les

13, s l'IGl RES LITTÉRAIRES

grands critiques! - Deqnel ton âpre ne parle-t-il point de Taine ou de Brunetière ! . . . Et voilà pour les morts. Telle de ses préfaces contient de précieux aveux :

« Le travail médité en silence au pays d'Armor a été l'ait au milieu du tumulte de la ville, mais dans un isolement invraisemblable, aussi complet que celui du désert. J'ai détourné mes veux de ce qui se passait autour de moi. j'ai fermé l'oreille aux bruits du dehors, non par insouciance ou paresse, mais pour me préserver d'agitations funestes à l'impartialité et au discerne- ment. Comme les héros de Schiller, échappant à mon temps, j'ai fait retraite dans les siècles à venir :

« Ich lebe ein Bùrger derer welche kommen wew den. »

Un isolement invraisemblable! Nous l'en croyons sans peine; Edme Champion est un ascète de Lettres. Nous comprenons maintenant sa violence, ses dé- fauts, ses vertus, les effusions, les sécheresses que l'on remarque en son œuvre, et l'espèce de ferveur dont tout entière cette œuvre est comme vibrante.

¥ *

Historien. Edme Champion applique les plus sûre! méthodes d'investigation; mais qu'il sait bien les périls de l'érudition, les vices, la redoutable myopie de certaine critique! Puissent nos historiens méditer les pages profondes il définit les caractères de la vérité historique (Vue générale de l histoire de France) : « ... Prenons garde que le souci de con- stater les faits ne nous ôte le loisir et surtout le goût

EDME CHAMPION J3<|

de les comprendre, que 1 étude acharnée du détail ne nous détourne des vues générales, et qu'à poursuivre indéfiniment les petites vérités nous ne Armions les yeux aux grandes. » Les détails, les petites vérités ont leur prix; mais une petite vérité, qu'est-ce en réalité ion une vérité incomplète, une demi-vérité, donc une moitié d'erreur? La prise de la Bastille fut un mince événement : pièces en mains, lesérudits ont démontré que la forteresse ne fut point défendue, que la populace y pénétra sans effort; cette < journée » ne fut point héroïque.... Et après? La légende ne surgit-elle pas, spontanée, triomphante, instigatrice de prodigieux enthousiasmes? Quelle n'est point l'erreur de ces his- toriens qui, au nom de la vérité, diminuent l'impor- tance du i t juillet 1789!

Les événements ne valent pas tan! par eux-mêmes que parée qu'ils signifient. Ils ne sont, le plus souvent, remar- quables que comme symptômes dc> besoins, des passions, des croyances qui agitent les peuples : ceux-là seuls méri- tent noire attention, qui traduisent une idée ou un senti- ment, et, si l'idée est généreuse, si le sentimeni est profond, ds prennent aussitôt des proportions immenses qu'ils tar- deront, en dépit de Ions les critiques.

< )n ne saurait mieux dire : c'est une conception de 1 histoire qui n'a rien de médiocre, qui est noble, qui est g înéreuse. . . . Edme Champion s'y tient : sa vie tout entière, il la voue a l'histoire telle qu'il l'a un jour défi- nie. Edme Champion, qui sait si bien mener avec la plus rigoureuse précision les enquêtes de détails, s'élève d un constant effort au-dessus de ses enquêtes; il n'est l'01"1 myope; il entend que les vastes horizons ne lui soient point interdits. Il intitule audacieusement un

140 FIGUIŒS LITTÉRAIRES

livre Vue générale de l' histoire de France, un autre Esprit de la Révolution française ; s'il étudie les Cahiers de 1189, ce n'est pas qu'il ambitionne de dénombrer la multitude des faits locaux et des dépositions particu- lières ; il prétend donner « un petit guide, » non « four- nir une carte détaillée avec tous les endroits dignes d'attention; il sufïit de tracer de grandes lignes, de montrer les voies principales. » Dans la. Séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1794 ne cherchez pas « la science, mais une préparation à la science, un coup d'œil sur elle.... On ne trouvera ici qu'une vue à vol d'oiseau, une introduction. » La modestie de ces for- mules n'est qu'apparente; les desseins de Edme Cham- pion sont hardis; ses plans sont vastes qui l'en blâmerait? ils sont parfois gigantesques; mais alors, nous estimons chimériques les constructions de cet historien-philosophe.

Historien-philosophe? La philosophie de Edme Champion s'appelle de son vrai nom religion : Edme Champion a résolu Time des plus graves antinomies de ce temps; à l'esprit critique il unit la foi : « On croit nous embarrasser, s'écrie-t-il, en nous deman- dant ce que nous mettons à la place du Christianisme ( lomme si la religion de l'avenir était encore à trouver ! » Doctrine purement humaine, croyance au progrès, à la toute-puissance delà raison, à la perfectibilité indé- linie de l'homme et de ses sociétés ! Est-ce donc la- religion de demain... ou celle d'hier, etmême d'avant) hier? Qu'importe, si Edme Champion y puise un principe d'action! Et l'on voit bien que ses croyances déterminent son œuvre tout entière.

KDME CJ1 \MI'lu\

! Il

Cet érudit demeure l'apôtre de la religion du pro- grès. Religion longtemps imprécise, qui eut ses mar- tyrs, ses héros et ses saints, bien avant qu'un penseur ne s avisât d'en formuler les dogmes! Les martyrs sont légion, victimes de toutes les intolérances, reli- gieuses, philosophiques et politiques; Edme Cham- pion les glorifie inlassablement en cette Vue gêné- fcfc... qui est moins une esquisse de la vie nationale qu un bref exposé de l'histoire de l'affranchissement des espnts en France. Les héros, les saints... il en est deux à qui Edme Champion porte une dévotion spé- ciale. Montaigne et Voltaire. Nous v gagnons un séduisant et fort instructif portrait de Montaigne vwci un Montaigne ardent, généreux, militant ?< Les Essais sont un poitrail, ils sont aussi, et plus encore une machine de guerre: » Montaigne est le précur- seur de Bacon et ,1e Descartes, les Essais annoncent Unstauratio magna; Montaigne est « passionné, en- thousiaste, sujet à des emportements et des ravisse- ments superbes: » Montaigne es) optimiste; ah' sur- tout Montaigne n'est pas sceptique.... Voltaire! Edme Lhampion intitule le volume qu'il consacre à Voltaire Etudes critiques : critiques, sans doute, mais c'est BOntre les ennemis ,1c Voltaire que cette critique est surtout armée: et certes il éti pportun qu'un pané- gyrique de Voltaire nous Kl donné; nul ne pouvait ,f"re avec Plus (le compétence persuasive que Edme Jiamp.on : su,- Voltaire, I,.,, Faguet, mais ne négli-

1 j> FIGURES LITTÉH UR1 -

gez pas Edme Champion ; Edme Champion blanchit, disculpe, innocente Voltaire;... sans doute n'excuse- l-il pas La Pucelle; il plaide les circonstances atté- nuantes; tout cela est à lire cl à retenir; a retenir aussi ce jugement sur « le tort de Voltaire, » qui fut de n'être pas pédani : « Son grand toit est un peu celui de Rabelais et de Montaigne, celui de Molière. Ces hommes-là sont trop Français. » Tel fut le tort de Voltaire vivant: contre Voltaire mort l'existence des voltairiens fournit à des générations de critiques un grief non moins spécieux ; car vous entende/ bien que, pour pénétrer Voltaire, il importe de ne ressem- bler point aux voltairiens : « Us ont l'esprit court, étroit, bourgeois qu'on lui attribue et qu'il a tant combattu..... » Montaigne, Voltaire, la Révolution! « Qui maudit la Révolution doit maudire la Renais- sance, m Edme Champion exalte la Renaissance, il exalte la Révolution; ii exalte la Révolution en tra- vaillant à nous la l'aire connaître : tel est le labeur de toute sa vie : la Révolution est le point de départ des plus magnifiques espoirs; son succès est la p. us écla- tante confirmation de l'efficacité de l'effort humain et de l'irrésistible puissance, du progrès.... Edme Cham- pion serait un apôtre indigne de ce nom si son pro- sélytisme n'était, fréquemment, agressif; il lest; cet historien écrit souvent ad probant! u m, non point seu- lement ad îicirrandum: tel de ses livres e>t. de son aveu, un « livre de combat ; » il compose sou Voltaire dans l'espoir que « peut-être quelque jour sera-t-fl recherché commo ces armes rouillées que l'on ramasse en mémoire d'une antique bataille. » Parmi ses ou- vrages il n'en est aucun il n'alïirme haine di

i : i > m i : CHAMPION 143

catholicisme dominateur et du protestantisme into- lérant .

L admirable est que son intransigeant dogmatisme ik l'empêche pas toujours d'être impartial. Impartial, Bdme Champion l'est incontestablement dès qu'il s'en prend aux faits : avec quelle loyauté orgueilleuse cet ennemi du christianisme n'esquisse t-il pas l'histoire de la Séparation de V Eglise et de F Etat en 1794! il juge avec mansuétude le bas clergé, les prêtres asser- mentés. Il est exact, véridique, sans cesser d'être implacable : « Parmi les conséquences déplorables du 1S brumaire, je n'en vois pas de pire que ce qui arriva en matière religieuse.... » C'est en Bretagne, que k Ime Champion médita ce livre : voici une pa°-e qu il faut citer tout entière, parce que cette sensibilité frémissante dont j'ai déjà parlé s'y manifeste avec éloquence.

Homère parle d'un pays dont les fruits ôtaient au voya- J#ur le désir de poursuivre sa roule. La Bretagne a la "l'un vertu. Elle aussi nous arrête par un charme mysté- K'n\; ; ^'N champs et de ses grèves s'exhale un parfum pu s empare de l'âme assoupie comme la magie de Viviane liait captivé Merlin. J'allais errant sur les côtes de la •ornouailles, tantôt le long dc< flots sous lesquels dorl la Me dis. tantôt dans les tantes bornées par la forêt Gralon rencontra saint Renan. J'écoutais à travers M P' :^ * cloches de Ke I is et de Ploaré, et je s

pays perdrait un peu de son charme, si leur vois

faire entendre, si les églises et les chapelles

lerveilleuses, qui surgissent dans les coins les plus sau-

iil plus p >ur évoquer les légendes d'autre-

rsie des anciens jours.

Sur ce roc qui garde si profonde l'empreinte de

t les vieilles croyances ont pousse des raci

\ 1 1 FIGURES LITTÉRAIRES

invincibles, dans ces chemins creux restés tels qu'à l'époque ils furent foulés par les apôtres d'outre-mer, au pied des calvaires rongés de vétusté, et des arbres sacrés qui om- bragent les sources miraculeuses, on finit par se réconci-, lier un peu avec le passé, par l'envisager avec cette s\ui- pathie sans laquelle on ne saurait le bien comprendre.

Sentiers qui, à travers les taillis de Nevet, descendez dans la vallée de Juch, grottes que la mer a creusées dans les roches de Trémalaouen, vous le savez! Vous aussi, grands ormes de Vorlaine, qui déroulez au loin votre ligné sombre sur le sable blanc de la dune, vous savez si. eu rêvant à ce livre, j'étais calme, affranchi de toute passionj exempt de parti pris. Vous aviez mis en moi un peu de votre sérénité doucement austère.

Il y a deux parts à faire dans l'œuvre de Hdme Champion : l'apôtre dune soi-disant religion philo- sophique étroite, sommaire ne saurait nous toucher, encore que nous rendions hommage à la généreuse droiture de ses intentions; l'historien, l'historien littéraire, et, en des pages trop rares, l'artiste nous plaisent mieux; l'historien se fait de sa mission une idée très haute : peut-être aujourd'hui Edme Cham- pion n'écrirait-il plus : « Le maître d'histoire devien- dra ce que fut le prêtre dans les anciens temps, le gardien du feu sacré, le guide, le directeur, le conso- lateur des peuples;... » il demeure convaincu que l'historien remplit un rôle social utile, bienfaisant pour nous, Français, ne négligeons pas la réconfor- tante leçon de notre histoire; apprenons d'elle à m plus répéter l'éternelle complainte sur notre propn

UD.Mi; CHAMPION 145

décadence : au xvr siècle Lu Boëtie, Montaigne, La Noue, l'Estoile pleurent sur la France; au xvn* Gui Patin, Bossuet, Louis XI V lui-même répètent ces doléances, le xvm* les amplifie infatigablement : d Argenson déclare en 1743 : « La plume tombe des mains de tout ce qui arrive à notre France : déshon- neur au dehors, désert au dedans. Cet Etat croule >ar ses fondements. XV a-t-il plus qu'à se détacher le la patrie? >, En 1811) nous avons, au dire de Ben- amin Constant. « la mine d une espèce usée et qui hi s éteindre. » En 18 il Chateaubriand proclame :

La civilisation générale ne rétrogradera pas; mais lie pourra périr en France.... » Edme Champion •roteste contre ces monotones lamentations; il dé- once en toute occasion les faux prophètes : il écrit :

J'ai foi on la France, et le xxe siècle ne me fait pas eur pour elle. >, Cet historien est un esprit lucide, ne àme chaleureuse; son optimisme est sain. Son «ivre est d'un « professeur d'énergie. »

Une œuvre passionnée et forte, une érudition solide ms pédantisme, et cette loyauté, cette « probité »' "• s'imposent et vivent les travaux des historiens - le courage d'une opinion soutenue pendant toute ie carrière, une sincérité ennemie de toutes les tectahons, et. si j'ose dire, une modestie hautaine.. r16 Ghamp">n fut des premiers à entreprendre fenliCquement l'étude de la Révolution française; lui des premiers a ruiner la conception trop étroi' nent logique que l'on s'en était faite sur la foi des îlosophes.

Apprenons de lui à révérer la flamme de la pensée volutionnairv !

10

LE DOCTEUR GUSTAVE LE BON

On disait, de leur vivant même, Pasteur, Duclaux

tout court On ditD'-Le Bon; on dit aussi I) Durand

Dr Dupont.... Et certes il n'est pas prouvé que Gui

lave Le Bon ait rendu a la science les services d'ut

Pasteur, d'un Duclaux; mais il n'est personne qui 1

confonde avec le praticien du coin. Ce paradoxa

médecin a touche à tout: il a tout approfondi, saul

je pense encore ne saurait-on en être sûr 1

médecine, qu'il parait avoir négligée de bonne heure

voici étalés sur ma table une imposante série cl

volumes : archéologie, histoire, pédagogie, psyclu

logie, sociologie, équitation, voyages, colonisa .1.101

physique, faut-il dire métaphysique, alchimieE

Par quelle modestie l'auteur de tant de travaux, et

divers, demeure-t-il le V* Le Bon? En serait -il d.

médecins comme des rédacteurs crime pompeu:

Revue que Barbey d'Aurevilly quai i fi ail de «co*im

çons de la littérature? » Nos bons docteurs porte*

LU DOCï'EUH GUSTA.VE 1.I-: BON ]|7

ils leur maison sur leur dos? la trainent-ils partout en sorte ,,u ils ne sont jamais que les représentants île la l'acuité?

De quel prestige peusént-ils nous étonner? Enten- dent-ils nous signifier qu'un privilège officiel leur attribue des lumières spéciales en archéologie, en histone, en sociologie, voire en métaphysique et eu pbilosoplue? Ce serait en vérité tant pis pour eux : le public averh se gausserait : quant a la foule I ne l'oublions pas. la malice populaire soupçonne la plupart des médecins de professe,- une philosophie «" l'eu courte, e( pour tout dire parente _ éloignée 'mvée - de celle ,1e M. Homais : la foule nCurait •as confiance.

Les nié lecins de nos jours se répandent sur les ■'ennns des sciences nouvelles: ils envahissent la •'••"' ' «mie - dont nul ne défend l'accès - des ;''l"vs : vont-ils, nouveaux Guiilote, se pavaner le Pare d une prétentieuse enseigne? Serons-nous apes de l artifice? Tolérerons-nous la contagion de *< mple? Garons-nous du pédantisme.

Nous nous souvenons d'avoir estimé les vers de "■"' Lahorbien avant qu'il n'exhibât l'estampille de » maîtres danatomie : les romans de Ghéon nous •Inguèrent en un temps ou nous ignorions sa qua- le d ex-carabin. Apres tout, ,1 nous sereithien 1 i',",'']";1 1«e l'auteur ,1e. la Piyclwlogi* de» fiouk» '""«'< de, Forces tînt a demeurer 1,

,","' " "0U8 ne saisissions un lDai, -en,, ,|,. UN(. uuance quagi impereeptibleji Umt

1 ^'t've, de sa physionomie et- de son c/,mc-

II'

148 HCH RES LU rÉRAIRES

Ni la modestie n'est la vertu essentielle de Gus tave Le Bon, ni le respect de la hiérarchie univers! taire ou académique n'est à la base de ses habitude: d'esprit : la modestie convient aux faibles, aux rési gnés, aux silencieux, aux satisfaits, aux philosophe sans compter les imbéciles, qui, malheureusement y sont peu enclins. Gustave Le Bon n'est rien de tou cela : du moins sa philosophie est-elle toute spécula tive. 11 porte en lui un bouillonnement d'énergie qi l'incite aux conquêtes, aux découvertes; il aime l lutte; ses indignations sont des révoltes, ses polt miques sont des batailles; il est —je pèse les terme* et d'ailleurs ce n'est point d'une plume caressant qu'il convient d'user ici il est fonctionnai placide un vigoureux aventurier de sciences et d

lettres.

Le beau destin! tout ennobli de risque! Vj quelque sujet d'études que l'entraîne son iiévreu désir de connaître, Gustave Le Bon ne s'arrête | aux menus faits : assimilateur stupéfiant, il appren le détail d'une science dans le temps qu'un aut consacrerait aux rudiments : il franchit tous 1 obstacles, court de l'avant : son plaisir est de dépaj ser quelqu'un ou quelque chose; il ne respire qu l'extrême limite du savoir humain; encore prétend reculer cette frontière : seul, il se hasarde, pionnu enfant perdu, poète de la science.

Ces allures irrégulieres ne satisfont point toujouj

LE DÛCTEL'll GUSTAVE LL BOX 149

les savants patentés : il n'est aucune découverte «le ce Colomb fantasque qui ne soit tout d'abord contes- tée: on Je houspille: ce! heureux homme a des enne- mis. Lui-même prit soin n'oubliez pas qu'il fut fceiologue, sociologue pessimiste, à la suite de Taine, de faire le procès de notre Université: il le reprend à toute occasion : il n'a pas son pareil pour dénoncer les méfaits de la « science oflicielle. » La science offi- cielle! voilà qui est plaisant; nous ne soupçonnions point qu'il y eût une orthodoxie en chimie, en phy- sique, en mécanique, en mathématiques. Gustave Le jBon nous l'apprend : force nous est bien d'en croire Mes affirmations, puisque, dénonçant avec une furieuse 'virulence les dogmes universellement enseignés, lui- même se proclame hérétique.

D'ailleurs, n'allez point croire qu'il soit seul de son parti : nombre d'authentiques mandarins le sou- tiennent: certains le considèrent avec autant d'envie que de curiosité inquiète : ceux mêmes qui critiquent le plus àprement ses méthodes reconnaissent qu'il eu! à deux ou trois reprises des intuitions... cela suffit à la gloire d'un homme. Combien de génies n'eurent qu'une intuition heureuse! combien de avants réputés n'en eurent jamais une seule!

Combattu, toléré, admiré même, Gustave Le Bon i est point de ceux qui périssent ou triomphent dans ombre. 11 prend la terre à témoin de ses expériences; I esl ce n'est point un mince éloge que je lui Ûs un talentueux vulgarisateur: à la cour, a » Mlle, et jusque dans les provinces, ses livres eviennenl le bréviaire des ignorants qui se res- nl sa réputation est en bonnes nmins.... Et

Km FIGURES LITTÉRAIRES

quand je dis nos provinces! Sachez que Gustave I.i Bon »st traduit en anglais, en allemand, en espagnol] en italien, en danois, en russe, en polonais, en tchèque, en hindoustani, etc., etc., de., et que l'oit annonce de nouvelles éditions de ses œuvres en basque, en bas- breton, en javanais, en espéranto

On ne sait s'il est plus sympathique parla pétulance indisciplinée de son tempérament ou par son amour des idées: car il aime furieusement, les idées; sou œuvre est u\\ répertoire d'idées générales autant qu'un catalogue de faits. C'est par qu'elle attire le grand public et c'est par la qu'elle prête le plus à la cri- tique; nos savants font la guerre aux idées générales : chacun d'eux en détient quelques-unes qu'il dissi- mule de son mieux; la moindre femmelette de lettre! en possède et en étale une bien plus grande variété; autre chose est de briller en conversation, autre chose de construire objectivement une œuvre scientifique. Les idées générales, qui sont le sel des entretiens familiers, deviennent, introduites dans un livre de science, des sortes d'explosifs : il suffit de placer un réactif au bon endroit, exercice favori des critiques.

et... tout saute Au figuré : en réalité nul jeu plus

inoffensif; et l'on sait plus d'un livre, dynamité par la critique, et qui a fort bien vécu. Mais les savants sont timides, ils sont prudents ; ils savent que rien ne vieillit plus vite qu'une idée générale, si ce n'est un livre bourré d'idées générales : et cela doit faire

LE DOCTEUR GUSTAVE LE BON 1 5 !

quelquefois réflécliir Gustave Le Bon. Je crois que Gustave Le Bon s'en moque.

Il a mis au service des sciences et des lettres un tempérament d'homme d'action : crojez-vous qu'il pegrette aucune de ses anciennes aven dires? Il aurait lort, du reste, car il lui donne à peu de nos contem- porains de vivre un roman intellectuel aussi pittores- qnement mouvementé. Gustave Le Bon ne regrette rien; sis livres furent très réellement des actes : pigeons-les comme tels; et considérons sa vie qui. peut-être, importe plus que ses livres.

S'il eût moins aimé les idées, l'eut-on vu, aussi Passionnément laborieux, mener tant d'enquêtes, remuer des montagnes de faits ? Idées que Ton veut vérifier, conceptions que Ton entend préciser, sys- tème- à compléter, à corriger, à étayer, aiguillons de nos ambitions intellectuelles. Celles de Gustave Le Bon ont toujours été vastes : en l'un de ses premiers. Ouvrages il se propose comme but c< l'étude scienti- fique du développement de l'homme et des sociétés depuis leurs origines les plus lointaines jusqu'à nos jour-. » Il ne doute pas que révolution humaine et sociale u obéisse a des lois nécessaires et invariable* tout comme les combinaisons chimiques, la propa- gation de la lumière, les révolutions des astres, la chute des corps. » H élucidera ces lois... Ce fut, on h' devine, un très gros livre : Gustave Le Bon y déverse tout ce qui lui tombe sous la main : extraits

d historiens et de philosophes, théories personnelles.

notes de laboratoire et d'amphithéâtre, réminiscences, de tiroirs, vieux jeux de cartes.... On se de-

152 FIGURES LITTÉRAIRES

mande si c'est la somme, fort peu théologique, hâti- vement composée, d'un médecin de campagne un peu pédant, ou le compendium d'un robuste adolescent qui jette sa gourme et pose des jalons. Et l'on de- meure persuadé que l'auteur d'un pareil livre ne sera jamais un penseur.

Certes! mais il aime tant les idées! En ayant for- mulé un grand nombre, il s'avise d'en contrôler quelques-unes : il parcourt l'Egypte, l'Assyrie, la Judée, explorateur, archéologue, égyptologue, assy- riologue, hébraïsanl, arabisant : les langues, les arts, les institutions, les hommes, les peuples, le passé, le présent, que n'étudie-t-il point? Le voici aux Indes : cette immensité ne l'effraie pas : il en rapporte le plus massif de ses ouvrages. D'ailleurs Gustave Le Bon a une méthode :

Nous avons continué à appliquer dans cet ouvrage les principes qui nous ont dirigés dans nos précédents travaux, et notamment dans notre Histoire de la civilisation des Arabes. Nous appuyer uniquement sur des documents pré- cis; montrer les transformations successives des institu- tions religieuses et sociales et les facteurs de ces transfor- mations, étudier les phémonènes historiques comme s'il s'agissait de phénomènes physiques ; avoir enfin une mé- thode et nous défier soigneusement des doctrines. C'esl en prenant ces principes pour bases que nous avons essayé de dégager de la masse confuse et grandiose des concep- tions philosophiques, religieuses et sociales de l'Inde leur sens lumineux et profond, et de rendre aux dieux antiques leurs traits vénérés et terribles, voilés sous les ombres de la mort qui finissent par envelopper les dieux mêmes.

Admire-t-on davantage la précision de la méthode, ou la solennité imprécise de la phraséologie? On

LE DOCTEUR GUSTAVE LE MO.\ 15.*{

admire la vélocité de ce sa van I excursionniste, sa souplesse d'esprit, sa curiosité toujours tendue : on idmire aussi qu'au contact de tant d'hommes, de bits et de doctrines contradictoires, il n'ait rien perdu le son goûi pour les théories : « Seule, proelamo- t-il, l évocation des vieux âges peut nous faire décou- vrir la genèse de nos institutions et de nos croyances et nous faire entrevoir Je jeu de ces puissances for- midables qui, par une série de lentes évolutions, conduisent fatalement toutes choses vers un but mystérieux. » Ayant évoqué les vieux âges, il est apte à formuler les Lois psychologiques de révolution des peuples : ces lois demeurent vagues; mais Gus- tave Le Bon demeure responsable d'un plaidoyer en laveur de cette notion de race que la sociologie con- temporaine aura tant de peine à éliminer.... Que ne songe-t-il à élire enfin un sujet précis et limité? Il v songe : sa puissance d'analyse, son expérience des hommes et de la vie le servent à la fois : il donne la Psychologie des Foules, la Psychologie du Socialisme, t| Psychologie de l'Education : faites la part des opinions personnelles a l'auteur; celle des faits judi- cieusement classés, interprétés avec pénétration l'em- porte : de la fortune de ces livres, qui ne fut pas médiocre: aujourd'hui encore on les pille plus qu'on ne les cite, adversaires qui Gustave Le Bon donna tanl de -âges) et amis du socialisme, pédagogues, dé- mocrates el ennemis de la démocratie : ces derniers -•ut flattés par les conclusions de Gustave Le Bon :

1 ne ch ilisatiou implique des règles fixes, une discipline. 0 I de l'instinctif au rationnel, la prévoyance de

'venir, un degré élevé de culture, conditions que les

] 5 I FIGITRES I i I I ÉRAIRKS

foules, abandonnées à elles-mêmes, se sont toujours mon- trées incapables de réaliser, Par loin- puissance unique- ment destructive, elles agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps débilités ou des cadavres,

Récapitulons : parti explorateur, Gustave Le Bon

revient sociologue.

11 a trouvé sa voie, dites-vous.

Point du tout.

Il va creuser le sillon entrouvert.

Vous ne le connaissez point : Gustave Le Boni qui fut médecin ^si peu), explorateur, sociologue est maintenant physicien : en vérité, depuis vingt ans, il ne quitte guère son laboratoire ; il nous enseigne désormais la physique, non point la physique amu- sante, mais une physique passionnante, comme tout ce qui est nouveau. Vous n'ignorez point, vous ne pouvez point ignorer que ce qui passait hier encore pour de la physique n'en était point en réalité; nos savants ont changé cela : régnait la certitude triomphe l'anarchie des doutes et des hypothèses : les sciences physiques et naturelles n'ont plus rien à envier à ces petites « sciences conjecturales » qui s'imaginaient posséder le privilège d'une licence effré- née : la thermochimie se disloque; la mécanique s'avoue incohérente ; la mathématique n'est plus sûre de rien. Un point semble acquis, et c'est que les principes sur quoi sechafaudait notre connaissance du monde matériel principes de l'indestructibilité

1 ,: DOCT1 EUE i.i STAVE LE BON

DO

de la matière ci de lindestructibilité de l'énergie sont Faux : la matière semble se dissocier en donnant naissance à <ics forces d'une incommensurable puis- sance.... Il n'est point dans l 'histoire de l'humanité de prodige comparable à cette aurore de la Science, (|iie Ton nous annonce. De cette Science, Gustave Le Bon aura été l'un des initiateurs, Faut-il dire l'un des précurseurs?

Gustave Le lion a conte quelque part Tarentule do cet humble médicastre allemand qui découvrit un jour le principe de la conservation de Pénergie. Robert Mayer aurait été, a ne retenir que les consé- quences de ce principe. un des cinq ou six grands hommes de son siècle. » Les « professeurs officiels lui volèrent sa gloire ; pouvaient-ils admettre qu'une découverte semblable ne lut point leur œuvre? Ils - [Forcèrent de rayer des annales de la science le grand nom de Mayer : c'est tout juste si un historien récent lui reconnaît d être « par une chance heureuse tombé sur une méthode qui s'est trouvée bonne. » Chance heureuse! Gustave Le Bon proteste el ajoute :

qualificatif de chance heureuse esl assez générale- ment d'ailleurs appliqué à ceux qui découvrent quelque chose. Dans une longue polémique publiée dans une iule revue anglaise, entre un membre de la Royal Institution qui défendait nos recherches, et un physicien de Cambridge qui les attaquait, ce dernier déclarait que la dissociation universelle de la matière que j'avais l'ail :"' la plus importante théorie de la physique moderne; n mais, ajoutait-il, je ne bavai- trouvée que par une divination heureuse. » Tout le mérite en reve- nait aux spécialistes ayanl fait des mesures pour en con- Ir »lci la iusiesse

1T>G FIGURES LITTÉRAIRES

L/aventure de Robert Mayer est en vérité doulou- reuse : nous sommes bien assurés que Gustave Le Bon n'est nullement menacé d'une pareille infortune; Gus- tave Le Bon, qui fut un polvgraphe érudit, demeure un physicien éloquent : il décrit avec limpidité ses expériences : il esquisse des théories et des hypothèses comme au temps il s'adonnait à la philosophie sociale; il nous séduit et nous éblouit en nous décou- vrant des perspectives infinies : profanes, nous lui accordons un crédit illimité. Les « professeurs offi- ciels » publient ses Mémoires dans les Comptes rendus de F Académie des Sciences

Gustave Le Bon a-t-il de la chance ? a-t-ii du génie? Il a, n'en doutez pas, tout ce qu'il faut pour avoir quelque génie, sauf peut-être une certaine pa- tience.... Mais il est de ces choses dont on n'est sûr qu'après la mort d'un homme. Gustave Le Bon nous accordera qu'il est à souhaiter de voir se prolonger notre incertitude.

ÉCHI VAINS ÉTRANGERS

LÉON TOLSTOÏ

Le inonde contemporain possédai! un homme de renie; et voici qu'il le perd ; un homme de génie, un vi.ii, comparable aux plus puissants, aux plus révo- lutionnaires parmi ceux qui illustrèrent l'art et la lit- térature des siècles morts. Le génie se reconnaît à la grandeur de l'œuvre, a l'influence dont il bouleverse îsprils, à l'unanimité des hommages, à la violence les réprobations. Démontrer que ces traits définissent Lolsto'i sérail superflu; son œuvre écrite a l'ampleur démesurée d'une steppe orientale, de ces plaines fécondes, le malaise de l'immensité étreint nos sens f occidentaux accoutumés à de moins vastes hori- zons; un seul de ses romans illustrerait une vie d'écri- v;,m- (-ette production géante ne laisse personne ipdifFérenl : donc, dans quel milieu, parmi quelle pai igorie sociale de la terre civilisée découvrirait-on des hommes, des femmes, des jeunes gens que ne retiendrai! point la lecture de Guerre <•/ Paix ou de

160 K1GURBS LITTÉRAIRES

Anna Karénine el de tant d'autres célèbres récits? Lettrés ou illettrés, naïfs ou raffinés, la séduction est pareille, et si l'on en paut donner des raisons diverses selon le degré de culture du lecteur, le miracle, au fond, n'en demeure pas moins prodigieux; il est miraculeux que ces foules russes du commencement ou du milieu du xix'' siècle intéressent si passionné- ment l'humanité la plus diverse; tel burine, tel sol- dat de Kutusow. tel rustre d'un lointain pays que j'ignore m'émeuvent infiniment plus que tel héros de roman de mon temps et de mon pays; leurs joies et leurs douleurs retentissent longuement en moi; un Allemand, un Anglais, un Américain du Sud eu diraient autant; merveilleuse attirance de la vie! Enchantement de cette flamme subtile et profonde dont nous poursuivons éternellement la brûlure ou la caresse! Et Tolstoï avait du génie L'uni verse] accord des admirations qu'il suscite humilie nos cher- cheurs de quintessence; écrire pour un cercle res- treint d'initiés est défendable ; écrire pour l'humanité tout entière est admirable; il y faut du génie; les officiants de nos précieuses chapelles littéraires n'ont pas de génie; leur en garder rancune serait puéril : l'ésotérisme de leurs doctrines et de leur art marque le deuil d'une plus noble et plus haute ambition. Le génie est moins pointilleax, moins regardant, moins prétentieux. Que c'est donc beau la souveraine lar- gesse d'un grand créateur !

Qu'elle est prestigieuse la lutte ou il défie les sen- timentalités routinières et les habitudes d'esprit I ses contemporains! L'art de Tolstoï nous prend aux entrailles; sa pensée nous choque, nous irrite et nous

rjlOM TOLSTOÏ 1 (J l

blesse; il nous atteint dans notre orgueil; nos préfé- rences, il les tourne en ridicule; nos fiertés, ah! comme il sait les humilier, les ébranler, les faire choir dans le scandale et dans la honte. Notre intel- lectualisme, nos morales, nos raffinements d'art et de pensée, tout ce qui nous est cher, plus cher que notre vie, il s'en fait le furieux contempteur. Nous regim- bons, nous protestons, nous crions à la démence. Lui cependant est un formidable procureur, et que l'on ne récuse point d'un mot de dépit ou de colère....

Nous possédions dans notre république interna- tionale des lettres un homme de génie : en est-il un second? Il y a une place à prendre; un fauteuil icadémique se conquiert plus aisément.... Le défunt î eu de belles funérailles : on s'affligea en France il ailleurs copieusement et tumultueusement; ce ut à qui se donnerait l'air de conduire le deuil : ttliticiens et plumitifs rivalisèrent. Ah! ne croyez )as que de nos jours on enterre sans pompe un îomme de génie; chacun se haussa, enfla sa rhéto- ique; pour quelques paroles nobles et simplement lites, nous fumes submergés d'un flot de bour- ►euses improvisations. Qu'importe l'indignité de tel ■leureur trop bruyant! qu'importent le cabotinage et a vulgarité dont nous savons de moins en moins ►urgernos manifestations! La foule des grands cor- des est indiscrète; elle provoque la verbosité des jrcophantes. Au total, ce tumulte vaut mieux et onore plus l'humanité que le silence et l'oubli atour d'un grand mort. randis que ronflaient ici les périodes d'une élo-

11

162 F1GURBS LITTÉRAIRES

quence multiple et trop tôt déclanchée, la-bas un

drame simple se dénouait dans un simple décor....

Vous souvient-il de cette poignante nouvelle, que

Tolstoï intitula Lu Mort d'Iran Iliitch?

Je ne sais rien de plus effrayant (pie cette marche à la mort d'un homme plein de force, sourdement miné par le mal le plus implacable : Ivan Iliitch vit et respire la terreur; L'effroi et la lâcheté de l'homme cultivé devant le grand mystère. Tolstoï lésa maintes fois opposés au stoïcisme et à la résignation de l'homme du peuple; Ivan Iliitch s'anéantit dans l'épouvante; enfin il agonise : « De ce moment com- mença ce cri qui ne cessa pas de trois jours, et si effravant... » Les siens l'entourent :

J'ai pitié d'eux. Je voudrais les voir souffrir moins, le* délivrer et ma délivrer moi-même de mes souffrances. Comme c'est bon, et comme c'est simple ! pensa-t-il. ht mon mal, est-il?... es-tu, mon mal?

Kl il tendit son attention.

Ah oui! Le voilà. Eh bien, tant pis!

Kl la mort, est-elle?

11 cherchait sa peur accoutumée de la mort et ne la trouvait pas.

est-elle? quelle mort?

Il n'avait plus peur, car il n'y avait plus de mort. Au lieu de la mort, il y avait de la lumière.

Ah ! voila d me ce que c'est, fit-il à haute voix. Quelle

joie !

Et comme quelques instants plus tard, on chu- chote : « Ces* Qui. »

Fi, lie la mort, se dit-il Elle n'existe plus. Il lit un mou veinent d'aspiration qu'il n'acheva pas, se raidit e mourut.

Léon tolstoï 163

Tolstoï ne craignait point In mort; il la contem- plait avec cette sérénité du paysan russe qui n'est point, affirmait Tourgueneff, indifférence ou incon- science, car « il meurt comme s'il faisait son devoir, calmement, simplement; >i mais au dernier instant^ Tolstoï, rassasié de jours, dut en outre éprouver cette sublime exaltation, cette joie suprême dont if pieu lissent certaines agonies.

*

11 est trop grand, trop proche e:icore : nos efforts suffisent mal a prendre sa mesure; il est à nos yeux le plus é.ninent représentant d'un peuple et d'un p.'.vs : il incarne les vertus, les aspirations, les inquié- rn les qui nous font juger tour à tour si charmante et siellrayane l'âme slave; un siècle de vie russe se •eih'ie en ses livres; mais il appartient à l'humanité : ■fjiiiiiient diverse, son œuvre va du réalisme le plus toict au rêve le plus aventureux.... Analysez, classez étiquete/, essayez donc de mettre Tolstoï en formules; I vous échappe : il échappa naguère a M. de Vogué, [UÎ eut le chagrin et la loyauté d'en convenir. Certes listinguer des périodes, rechercher parmi tant d'écrits l part du réalisme, voire du naturalisme, découvrir

fluences subies, signaler des concordances et des ffinités, compare]-, relier, dissocier, marquer tous les M»ls l'homme et sa pensée rencontrèrent d'autres aminés et d'autres pensées, voilà un utile travail.

donl plusieurs générations de chercheurs ne M "■""' poinl à bout. Illusoire érudition qui s'essaie

1C4 FIGURES LITTÉRAIRES

à construire un authentique portrait du géant, et ne nous permet point encore d'en envisager la stature. Nos étiquettes sont trop sommaires, algèbre qui perd son sens hors des usuelles psvchologies; nos défini- lions sont trop étroites; Tolstoï dénient les prévisions de nos méthodes; il s'ébat dans la puissante liberté de sa vitalité prodigieuse; son geste nargue les écoles: sa parole le délie des programmes; il est le vivant le plus rare : un être qui se dérobe aux servitudes de l'espèce et grandit selon ses propres lois.... En vérité, ce qu'il nous plairait de connaître, c'est l'économie de ces lois, et c'est, il me semble, ce dont ses biographes et ses critiques, embarrassés de leurs traditionnels soucis, paraissent le moins communément curieux.

Il conviendrait de définir cette force qui s'épanouit et vibre à travers les premiers récits de Tolstoï et dont nous reconnaissons la vibration et la triom- phante expansion jusque dans les derniers de ses livres : une âme grandit et s'enrichit; ce qui ne varie guère, c'est l'onde sonore dont elle nous environne et nous pénètre ; nous en identifions à de longs inter- valles de temps le timbre et la hauteur; et si d'abord nous ne résistons point à un charme inexprimable, si nous frissonnons sous un irrésistible choc, ce sont délices ou joies mêlées de crainte que nous ne confon- dons avec aucune autre. Tolstoï irradie une émotion subtile par il nous domine : un jaillissement aussi pressé, un ruissellement aussi continu de mystérieux fluide,' une telle splendeur qui se répand en nous, une ardeur aussi brûlante, aussi généreusement tyran nique, nul autre ne nous en donnera jamais la sensa tion. Gomme la plupart des Russes, il agit sur n|

LÉON TOLSTOÏ 1GÛ

nerfs; non qu'il ait recours à des moyens grossiers; d'une passion, d'un sentiment, il sait mieux que per- sonne faire briller la flamme, mais il n'en ignore aucune manifestation ni aucun prolongement : il nous associe fortement à la vie psychique de ses person- nages, mais sans négliger jamais de nous en révéler m contre-coup physique ; nous communions avec 1 àme de ses héros ; je ne sais quelle électricité fait retentir en nous le tremblement dont s'émeut ou souffre leur chair; la gamme des réactions permises à 1 être humain, il la parcourt avec aisance; et certes d autres en possédèrent supérieurement une partie, mais bien peu se jouèrent ainsi d'un bout à l'autre de 1 octave. 11 exprime l'être total et nous prend tout entiers. Une telle acuité dans une telle plénitude est inoubliable.... Une surabondance de vie anime Tolstoï, el c est proprement ce qui nous fascine. Il nous apparaît tel un Dieu : de quelques oripeaux qu'il se pare ou se travestisse, il porte en lui-même l'inépui- sable source de sa grandeur et de son pouvoir ; et c'est ce qu'il conviendrait de nous montrer ; qu'on me fasse d abord toucher du doigt ce qu'il y a de permanent dans ce génie ondoyant; qu'on m'initie à cette musique, à ce rythme irrésistible qui émane de lui, car nulle érudition ne suppléera jamais aux lacunes de l'enquête psychologique.

Ce point établi, les avatars de sa littérature et de -on ail n'ont plus toute nmportanee que leur attribua ia myopie de certains admirateurs ou adversaires; unv et l'autre subirent des accidents divers sans «mais perdre leur caractère fondamental, qui est une ndépendance magnifique et comme inaliénable : réa-

166 FIGURES LITTÉRAIRES

liste, il le lut celles, et l'auteur de Mme Bovary ne s'y trompail point; niais tandis que la plupart les écrivains se définissenl par le programme d'une école

et la réalisation plus ou moins complète qu'ils en don- nèrent, nulle esthétique ne nous livre le secrel de Tolstoï : ne cherchez jamais comment il appliqua les préceptes de l'art d'écrire, mais comment, paraissant parfois en subir la discipline, il les dépassa sans presque s'en aider. Réaliste, eh! sans doute! retenons toutefois que, parlant de Tolstoï, ce vocable ne signifie à peu près rien, si on le prend au sens historique ; ne m'entretenez point du réalisme dans Anna. Karénine, ou montrez-moi tout ce que Tolstoï ajoute à la concep- tion des disciples et des amis de Flaubert.... Et ainsi de suite : Tolstoï accueille parfois des modes; il les porte allègrement et ne s'y asservit jamais; s'y attar- der, c'est s'appesantir sur l'un des aspects les plus fugitifs et les moins révélateurs de son génie et de son œuvre.

*

Il accroît tout ce qu'il emprunte à ses prédéces- seurs, à ses contemporains; il les dépasse tous; telle est sa richesse que les plus opulents sont pauvres auprès de lui; il pratique cette vertu, dont seuls les surhumains ne souffrent point, la prodigalité : songez à la multitude d'êtres qu'il créa de son verbe et de son soufïïe (qui donc, depuis Balzac, lança de par le monde pareil pullulement)? songez à la bibliothèque de ses oeuvres, à ses discours, à ses campagnes, à toutes les semences de beauté et de progrès moral

LÉON TOLSTOÏ 1G7

Bout il peupla les quatre venls de J"liorizoii des

hommes

Si grand, il voit plus loin que quiconque; et surtout,

ce <ju il devine et pressent, et que nous ne devinons guère et pressentons rarement, l'obsède et détermine sa marche; car, non seulement il voit ee que nous ne saurions découvrir, mais il est un vivant si extraordi- lairement doué, que son être déborde le monde nous demeurons emprisonnés : l'uni vers moral aussi bien que sensible se décompose suivant un spectre lonf nous ne saisissons qu'un petit nombre de rayons; le mystère de L'ultra-violet, que dans l'ordre physique nous ré\( le une chimie secourab'e, dans l'ordre imma- lériel, certaines âmes en éprouvent intensément la fcantise; ee sont des effluves dont s'émeut parfois fbscurément notre inconscience; infiniment bornés, Iveugles et sourds, nous ne les recueillons ni ne les interprétons : à peine en tirons-nous de vagues et brèves intuitions. Un Tolstoï, qui en est assiégé, leur doii une perpétuelle inquiétude; il a tout l'air d'un homme qu'assaille avec insistance un incompréhen- sible discours, et qui tend l'oreille clans le ravisse- ment et l'angoisse. Ce sentiment d'une constante et imparfaite communication avec une sphère ne trent ni nos sens ni notre entendement, c'est, n est-il pas vrai, te principe même de toute vie reli- gieuse.

Ne cherchez point ailleurs l'unité de Tolstoï.

! n être religieux, nous avons si bien perdu la notion de ce que cela peut être; les clergés, les églises offi- cielles onl si étroitement ligotté les âmes, si complè- tent nt anéanti sous le poids de la lettre et du dogme

168 FIGURES LITTÉRAIRES

la vie intérieure, qu'à peine concevons-nous l'irrésis- tible puissance, la vertu d'affranchissement, la magni- ficence féconde et révolutionnaire de l'élan religieux. Un esprit religieux, nous ne savons plus ce que c'est; à peine en cite-t-on des caricatures dont le peuple se détourne ; un esprit vraiment religieux surgit-il parmi nous, nous ne le reconnaissons pas; les églises, qui ne craignirent jamais de plus redoutable adversaire, le honnissent : je ne sais quels bas préjugés éloignent

de lui les cerveaux indépendants Ce ne sont pas

toutefois les anathèmes des métropolites grecs, ni les réquisitoires de nos ordinaires champions du catho- licisme romain, ni les railleries de certains intellec- tuels, qui nous égareront sur le cas de Tolstoï; cette singulière coalition nous avertit plutôt et nous ren- seigne sur l'espèce et la nature du monstre.

Le monstre est, en effet, redoutable, et ce n'est point une raison pour ne pas le considérer dans sa terrible grandeur. On l'a invoqué contre lui-même, on a prétendu le vaincre en détail ; on ne se lasse pas de lui jeter à la face le reproche d'anarchie : anarchie de sa vie, de son œuvre, de sa doctrine. Mais nous ne sommes point dupes : nulle existence ne nous parut jamais plus majestueusement une; plus harmonieuse- ment déterminée par un progrès logique, naturel, etr en quelque sorte, organique; du plaisir à l'ascétisme la courbe n'est point si surprenante. Et dès la jeu- nesse, nous apercevons le germe vigoureux dont la végétation majestueuse ombragera les dernières années du vieillard.

Ce réaliste a senti de bonne heure, et d'abord

LÉON TOLSTOÏ 16<>

confusément, que la réalité nous échappe, que les plus habiles n'en attrapent que des reflets et des parcelles infinitésimales. Dès qu'il essaya d'em- brasser avec quelque force un instant de l'histoire, il dut s avouer son impuissance; et si nous admirons dans Guerre et Paix le fourmillement des êtres et des choses, si jamais roman, histoire, épopée ne don- nèrent d'une époque une image aussi étonnamment complète et vivante, c'est surtout l'immensité de l'in- connu et de l'inconnaissable que Tolstoï s'est efforcé de nous suggérer : « A mesure, écrit-il, que nous nous enfonçons dans les recherches des causes, et que nous discernons chaque cause isolément ou la série des causes, elles se présentent à nous également justes en soi et également fausses, par leur insignifiance en comparaison de l'énormité de l'événement, et leur insuffisance (sans la participation de toutes les autres causes concordantes; pour produire ce qui est arrivé. » Ou encore : « Plus nous tâchons d'expliquer raison- nablement les phénomènes historiques, plus ils nous paraissent dénués de raison et incompréhensibles. » Une conception mystique du monde et de l'histoire domine Guerre et Paix.

Esthétiquement, ces gouffres de ténèbres surna- gent de vacillantes lumières sont du plus heureux effet; leur houle puissante emporte l'œuvre; cette profondeur nous émeut et nous fait trembler. Ailleurs encore, la même angoisse nuance notre émotion; tous les romans de Tolstoï sont ainsi suspendus sur l abîme : la plus simple aventure y a des dessous effrayants, qu'un mot, une allusion nous forcent à apercevoir; ses personnages sont modelés sur un

170 FIGURES Ll'lTÊlt AIRES

fond obscur; ils surgissent de l'ombre, et si nous croyons si bien les connaître, s'ils nous commu- niquent une aussi intense impression de vie, c'est sans doute que nous découvrons le lien qui les unit à la nuit maternelle.

Moralement. . est-il possible qu'un tel art se dé- robe aux préoccupations morales? Nul autre n a plus attentivement considéré la mort ; il apcrçoil en chaque être le problème de la destinée: il envisage des fins supérieures; il aboutit à subordonner l'activité hu- maine à des réalités suprase nsible s ; par delà l'ordre bu main, précaire et grossier, il conçoit une loi meilleure, plus généreuse, mieux conforme à l'imma- nente vérité : il est religieux bien avant de le savoir, et sa logique le conduit vers une sorte de prophé- tisme.... La « crise » de Tolstoï ne fut que la con- statation d'une évolution insconsciente, mais fatale. La doctrine même il s'arrêta, le renoncement, l'évangélisme ascétique, il en avait bien auparavant ressenti l'attrait : Olénine, le héros des Cosaques, s'écriait déjà :

Le bonheur, le voilà, c'est de vivre pour les autres: c'est clair. En l'homme se trouve le besoin du bonheur, donc il est légitime. Ln le satisfaisant d'une façon égoïste, c'est-à-dire en cherchant pour >o\ richesse, gloire, amour, il peut arriver que les circonstances surgiront telles qu'il sera impossible de satisfaire tous ces désirs. Alors ces désirs seront légitimes, mais le besoin du bonheur, lui, n'est pas illégitime. Quels sont donc les désirs qui peuvent toujours être satisfaits malgré les conditions extérieures? L'amour, le sacritice de soi-même.

Et dès Sébastopol, rêvant d'une réforme de l'huma-

LÉON TOLSTOÏ 1/1

nité, qui s'élancerait de l'idée chrétienne, Tolstoï écrivait : « A la réalisation de cette grande, immense idée, je me sens capable de consacrer toute ma vie. »

Il reste que la religion de Tolstoï étonne, effraie et

déconcerte; et certes cela ne ressemble point à la petite mécanique dont M. Paul Bourget nous vante les engrenages ajustés et grinçants. Tolstoï, Dieu merci, nest ni philosophe, ni théologien; il est un grand esprit religieux, il est la religion avant le dogme, il est un douloureux messie, un de ceux qui célébrèrent avec une éloquence passionnée la splendeur de la révélation intérieure. Ses enseignements ont pu sem- bler parfois contradictoires; son argumentation est souvent rebutante et pauvre.... En sommes-nous donc que nous nous arrêtions aux apparences? Nous découragera-t-on d'approcher cette source de vie? Comprenez donc que Tolstoï est l'âme la plus géné- reuse, la plus brûlante, la plus sublime de ce temps; qu il ranime quasi miraculeusement les cendres étein- tes des cerveaux et des cœurs, qu'il est un éveilleur: qu il ressuscite lésâmes, qu'il est le dernier grand créateur de vie spirituelle.

Il est pro ligieux que Paul Bourget puisse parler de " tragique avortement intellectuel, » que d'autres comparent la (in de Tolstoï à une banqueroute, que la plupart de nos théologiens laïques fassent chorus et

SJ lient connue de simples popes : un foyer aussi

ardent les épouvante : ils redoutent ce bouillonnemenl

172 FIGURES LITTÉRAIRES

de vie; car la vie est indisciplinée' ; ils sont gens de discipline, dévie tiède, et bons conservateurs.

Ce qui les effraie en Tolstoï nous attire : deman- dons-lui des ferments de pensée : il est révolution- naire; j'aimerais rechercher en combien de sens on peut affirmer qu'il lest. Au point de vue qui nous in- téresse ici spécialement son zèle de rénovation va jusqu'à 1 iconoclastie ; nous protestons ; nous ne souf- frons pas qu'on nous prive de nombreux chefs-d'œuvre de l'art et des lettres. Tolstoï, auteur de Qu'est-ce que l'Art? nous rappelle l'apôtre Paul à Athènes : « Il vit, écrivait Renan, les seules choses parfaites qui aient jamais existé, qui existeront jamais, les Pro- pylées, ce chef-d'œuvre de noblesse, le Parthénon Il vit tout cela... il prit ces incomparables images pour des idoles. » Nos idoles nous sont chères. Toutefois nous ne gardons point rancune à Tolstoï; ses erreurs mêmes nous sont plus utiles que les vérités de bien d'autres ; nous comprenons ses colères ; il fut une jrrande àme s'affrontèrent le bien et le mal... nul ne fut plus généralement partisan du bien; nul ne magnifia plus hautement, par son exemple et par son œuvre, ce principe de toute réalisation d'art et de toute vie supérieure, l'amour.

j

BJŒRNSTJKRNE BJ( ERNSON

Slip stormen ind i det stille!

Déchaînez la tempête clans les eaux calmes!

Bjœrnstjerne Bjœrnson, qui fut l'un de ces « en- lants de dimanche » voués dès leur naissance à tous les bonheurs, aura connu cette suprême fortune : ren- contrer de son vivant un biographe érudit et amical, enthousiaste et non dénué d'esprit critique, empressé à recueillir les fugitives traditions, les éphémères sou- venirs des contemporains, ces traits, ces anecdotes que l'avenir le plus proche déforme et défigure, ambi- tieux et capable de mesurer son héros, de le situer parmi les hommes et les événements, de préparer, et pariois de devancer et d'annoncer le jugement de l'impartiale postérité. Certes, parmi tant d'heureuses chances dont parut s'autoriser l'optimisme de Bjœrn- son. celle qui suscita sur sa route un Chr. Collin

171 FIGURES LITTÉRAIRES

n'est pas L'une des moins remarquables. Le poète a vu grandir et s'épanouir les (L>ux premiers volumes d'une œuvre il reconnut son enfance et sa jeunesse; il est mort avec la certitu le que le commentaire le plus véridique s'offrirait aux lecteurs de ses livres et aux admirateurs de sa vie et de son caractère. Com- bien sont-ils ceux à qui fut accordée cette sécurité! Voici une œuvre considérable et très digue de noire jalouse admiration1 nous n'avons guère coutumeen France d'élever à nos grands hommes de semblables monuments, dont l'Angleterre donna les plus fré- quents et peut-être les plus parfaits modèles. Chr. Collin entenl que nous n'ignorions point sa haute ambition ; ambition justifiée, et que Ton ne risque point d'estimer présomptueuse, si l'on pénètre assez avant dans son récit. Chr. Coliin rêva d'abord d'ajou- ter à tant de livres se répètent, sa contre lisent et se démentent les comment iteurs de Shakespeare, un livre; vaine bes >gne, et lécevante pour qui voudrait travailler a élucider la psychologie du génij : si seule- ment un contemporain avait pris soin de nous léguer quelques précisions! Ah! tenter à propos d'un vivant l'entreprise que négligèrent les Anglais du xvu(- siècle ! accomplir dans le présent ce q »e l'on ne s mrait faire pour le passé : « Travailler a la pleine lumière du jour, comme les zoologues et les botanistes qui étudient d'abord les organismes vivants, et de la remontent aux temps primitifs, et cherchent à reconstruire la faune et la flore paléontologiques ! » Chr. Collin avait entrevu d'un coup le but et la méthode. Il se

i. Chr. Collin. Bjœrnstjeme Bjœrnson. Hans Barndom og Ungdom.

BJGBANSTJBRNR BJŒRNSON 175

trouvait que, « parmi les rares grands artistes vivants, deux au moins étaienl Norvégiens », issus d'un milieu historique familierau savant professeur Je Christ mi i : Ehr. Gollin considéra Bjœrnson el prépara son mi- croscope.

El si son œuvre achevée n'éclaire point Tune fcimière nouvelle et éclatante la psychologie lu «--'mie on en conclura que Bjœrnson eut seulement du ( dent, un tumultueux et se luisant et encombrant talent... du moins n'était-il point superflu décrire avec piété, avec humour, avec force, le roman du plus « repré- senta tii » des poêles norvégiens.

Un roman, un roman qui se déroule en in 1 >m- brables péripéties parmi les fjells et les Ij n s. les capital js l'Europe et d'Amérique, les salles le spec- tacles el de rélaction, les réunions publiques et les Ac a lémies, un beau roman dont le héros bat dlleur et jon^eur traverse en perpétuelle tempête n >tre mon le tonné le naïfs civilisés. Dites-moi certes les p nés itles Irames et les romans de Bjœrnson, nuis l'abord oui -/-moi sa vie, qui fut —il s'en vantait sou euvre la plus colorée et son chef-d'œuvre; faites que Jette couleur flambloie : ce sera une fresque vi de 1 e et impi le rien ne su >sistera de ces fameux m brouil- ards du Nord, » sera glorifiée celte simplis e phi- os .paie de la vie intense, dont un Américain ensa iagu >• que cela es! donc lointain! n .us é er- uer. \os avisés Français s'apercevront enfin que

1 70 FIGURES LITTÉRAIRES

Bjœrnson ne fut jamais une vivante énigme, que son œuvre ne dissimule nul rébus, qu'il fut, à travers mille ineohérences, un loyal et vigoureux et très com- préhensible artiste, le représentant d'un art un peu extérieur, mais non point toujours superficiel, somme toute le plus norvégien, autant dire le plus résolu- ment méridional, des Scandinaves.

Bjœrnstjerne Bjœrnson naît en 1832 au presbytère de Bjœrgan; qu'elle est donc solitaire et rude son enfance en ce sauvage pays de montagnes! Il naît en hiver. Comme son grand-père, il devait s'appeler Bjœrn (ours) ; son père, estimant ce vocable trop guerrier et en outre malchanceux le baptisa Bjœrnstjern, nom d'une constellation (la Grande Ourse), la plus brillante de celles qui scintillent au ciel hivernal du pays norvégien. L'hiver gratifie l'en- fant d'un céleste parrainage, l'hiver devait associer aux plus anciennes sensations du poète des souvenirs de frimas, de terrifiantes tempêtes et d'isolements pro- longés. L'été est si bref dans l'OEsterdalen! Un étroit chalet, des granges d'où l'on contemple des houles de neige ; Bjœrnson a décrit le glacial paysage dans la nouvelle intitulée Blakken : « Le froid était tel que je n'osais pas saisir le loquet de la porte d'entrée, parce que le fer me brûlait les doigts. Mon père, qui était à Land (Randsfjord) et était en- durci, devait souvent mettre un masque, quand il se rendait à une lointaine chapelle.... Je grimpais sur la table pour voir les coureurs de skis se précipiter dans la vallée, les Lapons descendre de la forêt de Rœros avec leur provision de renne, dévaler les tjells et remonter jusqu'à nous... »

BJŒRNSTJKRNE BJŒRNSON 177

Etrange pays, une imagination puérile se nourrit le fantastique ; pays barbare, Peder Bjœrnson avait accepté d evangéliser la plus pauvre paroisse de Nor- vège; les habitants, descendants d'aventuriers étran- gers attirés par des mines abandonnées depuis 1789, sont aussi violents que misérables; l'enfant grandit parmi des récits de rixes et de souffrances. On avait vu le prédécesseur de son père se rendre au temple avec des pistolets. Peder-Bjœrnson lui-même impose à ses ouailles le respect d'un ministre au poing vigoureux et a la carrure athlétique ; il est, aux yeux des siens, un héros taciturne, infatigable, soit qu'il se répande en prêches retentissants ou qu'il participe aux travaux de gn maigre domaine. Car il est le digne descendant lune lignée paysanne. Plus tard, le poète prendra à §n compte l'une de ces vagues traditions qui font du )lus humble montagnard norvégien le descendant les anciens rois : Bjœrnson devait accueillir tous les •êves qui éclosent sous les toits de tourbe des fjells, 1 s'enorgueillir, lui aussi, d'ancêtres fabuleux, jarls ruerriers, pirates, écumeurs de mers, poètes et joueurs le cithare; ainsi manifestait-il son instinct roturier. De vrai, il surgit du peuple, et Chr. Collin n'a au- um' Peine à reconstituer l'obscure ascendance à ♦quelle l'auteur d'Au delà des Forces devait une mié exubérante, une infatigable robustesse, le goût e l effort, de la lutte et du défi : « C'est la saga es humbles, ce sont les persistantes conquêtes du ijsan norvégien sur la nature, et non les guerres de Hre antiquité fabuleuse, qui nous font comprendre »pnt de combativité commun au pasteur Peder jœrnson et à son fils aîné. »

1*

17S FIGURES LITTÉBÀIRES

Peder Bjœrnson est un audacieux morose; Elise Bjœrnson, aussi àprement laboiieuse, esl toute gaieté, joie avenante, un ehant L'oiseau dans La sombre mai- son.... De L'un et de L'autre Leur dis tienl des qualités opposées; très jeune, il sait c^ qu'il doit à chacun, el que La violence imprévue des contrastes assure s., séduction. Il est à ses propres yeux La vivante preuve de l'utilité des oppositions et du bienfait de leur rap- prochement', il tire de eette vue ses premiers argu- ments d'optimisme, et ensuite ces préceptes de sagesse pratique auxquels il demeurera fidèle jusqu a

la mort.

Il est d'abord un paysan fier de son origine, fief des siens, de son clan qu'il ne cessera jamais de glori- fier poète du foyer élargi, chantre des vertus fami- liales, chef de gaard, qui s'efforcera d'étendre un jour à la Norvège tout entière l'exercice de son autonie patriarcale et tvrannique.

A six uns Bjœrnstjerne Bjœrnson quitle Bjœrgan pour Nesset son père obtient an plus reluisant pres- bytère : Nesset mire ses prés el ses ver-ers dans le- eaux d'un fjord : nature d'un pittoresque grandioj et quasi excessif, el qui va fournir le cadre le plu: émouvant à une sensibilité adolescente : - Je pouvaj demeurer le soir à contempler les jeux de lumière dj soleil sur les fjells et les fjords, jusqu a en pleurer comme si j'avais fait quelque chose de mal.... Laver sunt en skis une vallée, je pouvais tout a coup m arre

BJŒHNSTJfiRNK K.lŒUxsoX 17«.l

1er, comme ensorcelé par une beauté, une langueur lue je ne parvenais point à comprendre, mais si puis- saules que j'éprouvais à la foisda joie la plusnauteel le plus poignant sentiment d'isolement et de douleur. , Une telle nature conseille des exaltations contradic- toires. Bjœrnson en a. a maintes reprises, célébré la dramatique beauté : Rien d'aussi sombre que ton fjord quand il brise- devant toi ses eaux salées el s laiK e vers la terre ; rien d'aussi doux que ton rivage,

s îles, ah! tes îles! Uien d'aussi puissant que Ton horizon de Ijells, rien d'aussi délical dans la lumière d'un soir d'été. ■> Ainsi grandit le poète qui découvre avec un indicible émerveillement une harmonie pn'v- tablie entre ses sentiments secrets el les appels du pays le plus lyriquement éloquent.

I- n'a ni le goût, ni le loisir de devenir, un contem- plateur: la vie paysanne es! active à l'ombre des Ijells lillere peu d'un perpétuel combat : la famille du

steur s'associe aux travaux et aux périls des labou- reurs et des gardeurs de troupeaux : « Presque chaque été Tours descendait dans le pays; il abattait nombre de vaches et de moutons chez nous et nos voisins. Nous entendions alors le pâtre appeler au secours, et le c,»«n "urier; on sonnail la cloche, les valets accou- «»enl el se mettaient en campagne avec des fusils, des haches et des barres de fer; ils arrivaient ordînaire- menl Iroptard.... De tels tableaux de vie primitive •' Vl"' ;'' ' hantaient la mémoire- de Bjœrnson jusque lans sa vieillesse : à soixante-dix ans il croira parfois «■tendre les jappements des loups quj suivaient le "*" familial certains soirs d'hiver et de détresse ^Ne défense de son cheval BJakken, attaqué au

1,S0 FIGURES LITTÉRAIRES

pâturage par un ours, demeure l'un des événements de son adolescence.

Le jeune Bjœrnson n'a rien d'un efféminé; il sait le prix de la vigueur physique ; il s'émerveille aux ex- ploits de son père, il exulte lorsqu'à ses compliments K' pasteur répond avec cette nuance de forfanterie qu affectionne le montagnard norvégien : « Moi! non! mais mon grand-père était un homme fort ! » Bjœrn- son sera un homme fort; nul parmi les pâtres et les fils de pêcheurs n'est plus beau ni plus hardi; avec tous il rivalise d'endurance : tous, il les connaît et les affectionne : à Bjœrgan il n'avait guère eu d'autres compagnons qu'un chien, un chat, un poulain, un jeune porc; à Nesset il découvre l'humanité ; « Il y avait tant de sortes de gens à Nesset, artisans et va- lets ! La connaissance des hommes que j'acquis alors m'est ensuite demeurée, telle une fondation, à laquelle je dois de n'avoir jamais construit à la légère, » II observe profondément, car on l'aime, et les confidences vont au-devant de son ardente et universelle sym- pathie :

Ma célèbre naïveté ne vient point d'une ignorance de la vie : de bonne heure, de trop bonne heure, j'ai conni toutes les conditions humaines.... Ma naïveté venait de c( que j'avais confiance en tout le monde. Il y avait un vale qui mentait. Je croyais cependant ce qu'il disait. Je l'aimais Ktles servantes qui avaient des bâtards, je les aimaisaussi je les connaissais si bien, elles, leurs mérites, leurs espoir en cette vie.

L'abondance des détails familiers, exacts et signi licatifs, fait l'attrait d'une biographie écrite par u contemporain ; on suit un récit minutieux : la réalit

BJŒRNSTJERNR BJŒRNSON 1*]

devient poésie; il semble que l'on surprendra le secret du miracle par se mue en art la plus prosaïque aventure. Chr. Col lin retrouve parmi le petit monde de Nesset les héros des premiers récits de Bjœrnson : petit monde bigarré, et qui résume en un coin perdu de la terre les souffrances, les tares et les vertus de l'éter- nelle humanité : marins et paysans, maîtres d'écoles, précepteurs, missionnaires, prêcheurs populaires qui brandissent sur les foules prosternées comme une tor- che arrachée aux flammes de l'enfer. Car la majesté de la religion se révèle souvent aux âmes simples par la terreur. A son foyer même Bjœrnson connut les ardeurs mystiques d'un austère piétisme : un jour la biblique sévérité de son père Je contraignit a assister aune exé cution. De tels souvenirs fortifièrent par la suite ses élans humanitaires et sa haine des dogmes révélés.

Une aussi complète expérience des duretés de la vie populaire devait orienter vers la sincérité d'une sorte de réalisme ses premiers efforts littéraires : poète, il sera préservé du culte béat de la nature à la façon de Bernardin de Saint-Pierre, et ignorera les révoltes de la spéculation romantique : avant lui certains poètes norvégiens avaient mis l'idylle à la mode : un Werge- land célébrait la nature « innocente et pure; » nedoit- 1 pas aux paysages de sa patrie cette paix de l'Ame 1 sentit s'évanouir ses < puissances démoniaques? » < Un ouragan de l'Océan glacial a chassé de mon cœur oiseau de Byron. » Welhaven compare la nature à an temple. Bjœrnson n'ignore ni la brutalité des forces laturelles, ni la colère redoutable des éléments; mais l'il ne se leurre pas sur la sollicitude des forces qui

!h? ri(;rï\i:s i.i rn.r. \iim:s

nous entourenl et souvent nous écrasent, il ne dénonce ni leur hostilité ni même leur indifférence. Un Tenny- son chante une nature semblable à une bête féroce « aux dents et aux grilles sanglantes. » Enmêmetemps que Stuart Mill, un Renan, un Leconte de Lisle pro- clameront 1 immoralisme des lois cosmiques, l'éternelle cruauté du grand chorège suprêmement indifférent aux destinées de l'être humain. Bjœrnson ne les imite point ; et peut-être ne suffît-il point de déclarer avec son biographe qu'ayant été soustrait à l'influence d'une mode philosophique, la réaction dune mode contraire ne saurait déterminer sa conviction; il n'était point homme à s'embarrasser longuement d in- quiétudes métaphysiques ; son tempéramentde lutteur lui dicte une conception du monde et de la vie qui exclut les vaines arrière-pensées, les doutes super- flus et les scrupules décourageants; la brève phi- losophie des apôtres de l'action sera toujours la sienne : le dernier des coureurs de fjells l'en approu- vera, lorqu'il s'écriera : « Ce pays... c'est le géant qu'il faut dompter pour que soit secondée notre volonté. Il doit porter, il doit tirer, il doit marteler, il doit scier.... De tout ce tumulte, de tout ce combat sur- gira pour nous entre fjords et fjells un monde de beauté; » ou encore : « Fuyons la terre sauvage, mai- gre, qui s'épuise elle-même, aimons la terre douce, belle et nourricière. »

Bjœrnson célèbre selon des rythmes nouveaux la millénaire sagesse des âpres colons de la Scandinavie; il écrit à sa façon les Géorgie/ ucs du Nord, plus dra- matiques qu'épiques ou didactiques. Le meilleur de son œuvre sera l'écho de son enfance agreste et de sa

BJŒRNST.IERNE BJŒRNSON 183

rustique jeunesse, amplifié, prolongé, toujours reeon- nàissable parmi le tumulte d'une longue existence

«aventureuse.

A Molde, ou Bjœrnson suit. de onze à dix-sept ans. les cours d'une école secondaire, il est un élève mé- diocre; le régime scolaire est en Norvège un appren- tissage delà liberté : pas d'internat; reniant vit en étudiant, à peine surveillé par la famille qui lui loue un gîte et une table. Bjœrnson s'accommode de cette facile discipline; jeune faune, ivre de sa force, il alliclie son mépris des mœurs citadines; l'odieux des coin entions sociales lui est révélé par ce bourg de douze cents habitants; il proteste en refusant de tirer son chapeau aux jeunes filles de son âge. Batailleur, I parmi ses camarades une manière de chef, défen- seur des faibles, allié des campagnards, qui ne se sont point encore avisés de paraître l'aristocratie de la Nor- vège. On joue au soldat, il est Napoléon. Et tout cela Iftl sans importance : pourtant cet adolescent irrita- ble et cordial, frondeur, qui soulève des cas de con- science imprévus, et organise l'opposition, c'est déjà le poêle, l'intraitable, l'indomptable poète, l'agitateur pro ligieusement doué qui bouleversera les âmes de son pays. Il n'est certes pas indolent, et sa curiosité fs\ vive, mais il résiste à toute contrainte et repousse tout enseignement : l'école, il la subit ; « Nous «levions y aller jusqu'à notre majorité; j'y allai donc mais 1ns Snorre. »

Il lui beaucoup, les Français, les Anglais, les Aile-

1*1 K1GURKS LITTÉRAIRES

mands, et surtout et inlassablement la vieille saga royale : les fraîches couleurs, la naïve et narquoise psychologie de Snorre, la diversité des silhouettes et des portraits qui font de l'annaliste norvégien le plus merveilleux peintre de caractère de la littérature mé_ diévale, l'archaïsme des mœurs et de la langue, tout enchantait le collégien; il découvrait lentement la modernité de ces récits oubliés et retrouvait des ancêtres à peine différents de ses amis de Nesset. Bjœrnson lisait infatigablement : infatigablement il contait à ses camarades ses lectures: il enjolivait, il « mentait » généreusement; tel de ses auditeurs n'a jamais retrouvé dans VIvanhoê de Walter Scott cer- taine scène dont Bjœrnson, conteur, acteur et mime,

se plaisait à les émouvoir Il revit les aventures de

Snorre : il croit assister à une création nouvelle du monde et de l'humanité ; étrange phénomène psycholo- gique, que Chr. Collin compare ingénieusement à la superposition de deux plaques photographiques diver- sement impressionnées; la réalité contemporaine s'est reflétée sur l'une, et sur l'autre l'imagerie vigoureuse de l'art moyenâgeux : Bjœrnson en tirera des épreuves doublement colorées; sa première originalité sera d'éclairer d'un reflet de la vie paysanne les héros de la saga (Mellcm slagcne), en même temps qu'il enve- loppera d'une atmosphère de légende les rustres authentiques de ces récits fameux : Synnœve, Arne,

Le Père

En 1848, Bjœrnson a quinze ans : il est républi- cain, les nouvelles de Fiance l'affolent et l'arrachent à Snorre : de même que son aîné Ibsen, apprenti apothicaire, l'enthousiasme révolutionnaire le viri-

t

Il J ΠR N SU ER N E H J ΠRNSON 18 5

lise et achève son caractère : Ibsen, solitaire génial, s'enferme en une jalouse méditation : Bjœrnson, qui est pour l'apostolat agressif, fonde un club et un journal. Un Français, réfugié à Molde, « un petit vieux, qui ce jour-là paraissait jeune, » éveille un matin 1 école au tri de Vive la République! Bjœrn- son acclame la France; ces gamins discutent l'élec- tion présidentielle ; le club vote pour Louis-Napoléon, Bjœrnson préfère Lamartine.

Molde cependant croupit dans la sérénité. Molde ignore les grandes passions, et qu'une aurore nouvelle s'est levée sur le monde des esprits: nul lieu au monde la fraternité soit moins en honneur; l'en- vieuse médiocrité des petites villes norvégiennes étreint douloureusement la vibrante jeunesse d'Ibsen et de Bjœrnson; mais tandis que l'un s'apprête à jeter à la face de ses compatriotes la plus amère et la plus injurieuse satire, Bjœrnson se répand en bruyantes protestations qui l'apaisent : il n'est pas, d ne sera jamais un révolté; avec infiniment de sens Chr. Collin s'offense qu'un écrivain français l'ait un jour classé parmi « les révoltés du Nord. » Bjœrnson n est pas de la famille spirituelle des Ibsen ou des Strindberg.... Cherchez dans la nouvelle intitulée La Fille du pêcheur ses souvenirs de Molde; la plati- tude des esprits et la bassesse des caractères y sont lenoneees. mais sans amertume. In Bjœrnson est rop ardemment tendu vers l'avenir pour ruminer onguement les tristesses du passé : insolemment orgueilleux, il n'est point rancunier : et c'est de quoi bsen le louera un jour en lui reconnaissant « une rrande âme royale. »

I m; i 161 RE.S l.l I IÏ.KAIULS

Une épreuve que d'autres, moins robustes, n'eus- sent point aisément supportée, pèse sur sa jeunes un obscurdrame judiciaire le pasteurPeder Bjosrnj

son soutint envers e1 contre tous la cause d'un con- damné innocent parut ruiner sa famille; au plus fort de la tourmente il dut quitter Nesset; il n'obtint qu'une tariive réparation.... Bjœrnstjerne Bjœrnson égala son père en courage et le soutint de sa confiance souriante. Pour se soustraire à une humiliante puni- tion, il s'enfuit de Molle; mais il n'a point le cœur ulcéré. Ses premiers récits, la logique dos événe- ments semblait annoncer une conclusion tragique] Unissent bien. Bjœrnson est un miraculeux opti- miste.... Lorsqu'il se rend à Christiania, son père l'envoie compléter d'insuffisantes études, il a la pres- tance d'un jeune dieu; il n'ignore point qu'ici com- mence véritablement la saga d'un triomphateur voué a tous les succès une saga bariolée, violente et dont l'accent rustique et l'incoercible éloquence éton- neront notre vieille Europe.

Il

Bjœrnsoo adolescent est un barbare qu'enivre ma- gnifiquement la joie de vivre : il est pour l'action ; ses expériences intellectuelles nous paraîtraient assez pauvres, si chacune ne lui fournissait l'occasion d'une extraordinaire dépense de force et de talent: toute sa vie il demeura insensible aux joies de la pure spécu- lation ; ce qu'il aime d'une idée, e'est sa puissance expansion, sa vertu de scandale ou d'excitation: I idée est un instrument qui n'a de valeur qu'entre de vaillantes mains: ni le rare ne l'intéresse, ni la puis- sance de l'imagination philosophique ne le séduit. Il IsJ tout le contraire d\\n intellectuel : lors de son iremier séjour a Copenhague (i 857), sa véhémence l.vnqueet patriotique détonne parmi des artistes péné- tres de classicisme. Kristian Arentzen lui conseille I d'orienter davantage sa pensée vers l'universel, » et lui prête une traduction de Platon. Bjœrnson repousse cette lecture. Qu'apprendrait-il du divin penseur? Il ne recherche ni l'élégance ni la sérénité; devenir sul> lil ne lui servirait «le rien. Il cultive sa native barbarie

188 FHHJHKB L1TTÉBÀ1RE8

avec une ostentation railleuse; il suit son instinct qui lui commande de se fier aux vertus de sa race; il conduira ses polémiques comme les rusés paysans de ses gaard leurs procès, avec une ardeur passionnée, un étonnant sang-froid dans la violence, avec une per- pétuelle hauteur de défi; sans polémiques, il ne sau- rait vivre; il est un merveilleux créateur de conflits; sa vie tout entière n'est qu'un long- procès qu'il sou- tient contre l'opinion publique, ses ennemis, ses amis, aussi redouté de son propre parti que de ses adver- saires. Il plaide pour plaider et pour la joie de mener à bien un procès. Il fait un bruit énorme, et l'on com- prend que la Norvège, assourdie et charmée, Tait jugée à l'ampleur de sa sonorité. Maintenant qu'il s'est tu, on cherche les résultats ; il faudra voir; le Danois Pon- toppidan s'enhardissait récemment jusqu'à écrire : t< En dépit de l'enthousiasme que la personnalité de Bjœrnstjerne Bjœrnson suscita, partout il passa; en dépit de cet aventureux reflet d'aurore boréale dont il para dès sa jeunesse un nom risible, et qui d'abord a sembler imaginé en vue d'une parodie; en dépit de la marche triomphale que fut sa vie jusque dans une vieillesse avancée, son influence sur la vie spiri- tuelle du Nord et du monde fut relativement petite, étonnamment petite1. »

Une telle constatation n'est point faite pour nous surprendre; on se l'explique d'autant mieux qu'on parcourt avec un zèle plus attentif le second volume deGhr. Gollin. Quelles belles batailles! Quel enragé tumulte! Une poussière d'idées s'envole, qui de loin

1. Hbnrik Pontoppidan. Guhhen frn Aulestad {Tilskueren, maj 1910).

BJŒRNSTJERNE HJŒRNSON 189

a tout l'air d'un brouillard. Pourtant Bjœrnson aime les concepts clairs et les retentissantes formules; il a le don des vives images; il est un étalon des fjells qui fait feu des quatre pieds : des étincelles jaillissent et s'éteignent; de son passage il ne reste que le sou- venir d'un inexplicable éblouissement. Bjœrnson touche à toutes les questions qui intéressent son pavs et son temps ; il se multiplie, il est partout à la fois; son ubiquité, sa prestesse, son insolent bonheur stupéfient quiconque prétend lui résister : il est de toutes les rencontres l'enjeu est d'un inté- rêt national ou humain ; nulle escarmouche il n'ap- paraisse, la mine menaçante, d'où il ne s'évade avec des airs de triomphateur. Pourtant il ne lui est point donné d'atteindre n'atteignent que les très grands : •< Si loin qu'il ait été, écrit le Suédois John Landqvist, jamais il n'est parvenu au désert aucune demeure humaine ne s'élève, aucun cri humain ne retentit dans l'espace'. »

En vérité non, et voici marquée une fois pour toutes une limite. Et nous ne souffrirons plus que l'on tente de comparer ce poète des hauteurs habitables au soli- taire des sublimes sommets, Ibsen.

Mais quelle magnifique ardeur! quelle combativité! quelle bouillonnante jeunesse ! On demeure confondu devant cette perpétuelle incandescence, ce volcanisme qui semble la manifestation d'un élément déchaîné plutôt que d'une humaine volonté.

Spectacle admirable, mais qui peut-être gagnerait 1. Ord och Bild, ttijuni I!» 10.

190 PffiUBES LITTÉUA1RES

à être considéré de loin. Or, à mesure que s'accélère le rythme d'une vie fébrilement active, le récit de Chr. Collin se ralentit. Chr. Collin est un biographe infiniment consciencieux : accumuler sur un homme et un temps une plus abondante documentation semble impossible. S'est-il douté, cet écrivain patient, que sa patience trahirait son vœu secret? Parmi tant de notes, de gloses, de discussions, parmi tant de digres- sions désordonnées, la figure même de Bjuernson semble disparaître. Certes ces (>il pages sont relatés les événements de quatre années nous en res- tituent mal la fougueuse plénitude : Bjœrnson s'élance comme à l'assaut; son pas précipité ne retentit qu à de rares intervalles en ces pages surchargées de md le impedimenta. Ordinaire défaut de ces œuvres d'une vérité infiniment morcelée ne résulte qu'une douteuse impression d'ensemble. Chr. Collin ne s'offensera point de ce reproche, s'il ambitionna de faire revivre un temps, et non point seulement un homme, s il résolut de donner à ses compatriotes un vaste tableau d'histoire nationale; mais il eût mieux rempli son double dessein en ordonnant plus fortement son ouvrage; un tel livre d'ailleurs admirable, je ne m'en dédis pas, admirable d'intelligente piété, de sens critique et d'érudition littéraire n'est guère sédui- sant; en rapporterai -je la table des matières? Chap. 1 : p. 3-ili2; chap. II :p. 162-022 ; chap. III : p. 023-641. Une aussi compacte littérature, l'introduction île quelques sous-titres eût condamné les redites, n'esl lisible qu'en Norvège; partout ailleurs un tel manque d'art indisposerait le lecteur à l'égal d'une incon- venance.

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Mais voici qui est plus grave : Chr. Gollin a-t-il prévu qu'il ne travaillait point à la gloire de Bjœrnson In nous contraignant à distinguer chaque geste, à lisséquer tous ces discours, tes articles, ces procla- mations d'une grandiloquence si surannée? On nous Iffirme que cette activité intéresse fréquemment l'his- toire norvégienne. Je le veux croire. Quel déchet butefois! Et pour nous, qui ne sommes que médio- crement curieux de tant d'étroites compétitions, de. rivalités locales et d éphémères conflits, quelle désil- lusion! Bjœrnson fut sans doute à certaines heures de sa vie un grand citoyen. Pour nous, qui ne saurions lui en témoigner notre gratitude au mémo titre que fcs Norvégiens, nous constatons ceci : il plaça sa ffloire en viager; il vécut dans l'actualité ; et s'il faut iuo-er son (('livre littéraire d'un point de vue étranger ou seulement humain, nous sommes pris d'un doute : le fcmoignage circonstancié de Chr. Gollin nous apporte un concours involontaire et d'autant plus significatif; zèle amical de Chr. Gollin corrobore étrangement la sévérité critique de iïenrik Pontoppidan.

Bjucrnson, élève d'une « fabrique d'étudiants » nous dirions d'une boîte a bachot il rencontre ll's-n. Vinje, .louas Lie, une élite intellectuelle, parmi d'étranges ratés, de ces aventuriers qui foi- sonnent dans les pays neufs et les ports, paysans épris d'un diplôme, marins studieux sur le lard, luto lidactes fantasques, humanité instructive à force

192 FIGURES lll l BIUIRI S

de contrastes el d'imprévu; Bjœrnson étudiant, audi- teur récalcitrant de cours qui ne l'intéressent pas. bientôt révolté contre la tutelle paternelle et renon- çant aux subsides du pasteur; Bjœrnson journaliste, reporter parlementaire et critique, écrivailleur et pro- phète d'une nouvelle ère Littéraire; Bjœrnson, direc- teur du théâtre de Bergen, et plus que jamais journaliste, critique dramatique, écrivain politique, politicien, et tout à coup poète et romancier; Bjœrn- son famélique et magnifiquement gueux, prince d'une jeunesse qui l'admire, insolent, éloquent, causeur intarissable, improvisateur, jongleur de rimes, tu- rieux boule-en-train, censeur impitoyable des mœurs, des idées, de l'Etat, des lettres, des modes et des arts, créateur avec d'autres du théâtre norvé- gien, inventeur du roman rustique, auteur de l'hymne national, avant trente ans célèbre, redouté, adoré, choyé dans toute la Scandinavie... la magnifique aventure, et dramatique, et pittoresque!

Vers le milieu du xixe siècle le peuple norvégien sommeille dans l'inertie : le labeur de ses intellec- tuels, la lièvre archéologique des découvreurs de sagas, le romantisme échevelé de ses poètes, tout cet effort préliminaire, il faut voir la montée initiale d'une sève puissante et vierge, n'avait guère ému les masses paysannes; les matériaux étaient prêts d'où allait surgir la légende de la jeune Norvège; la légende n'existait point, ne vivait point : la con- struire, la perfectionner amoureusement, la doter d'une âme brillante sera l'œuvre d'une nouvelle génération d'historiens, d'archéologues, de philo- logues-politiciens, de romanciers et de poètes ; entre

BJŒRNSTJERNE BJŒRNSON 193

tous, l'effort de Bjœrnson sera efficace; semblable à tel de ses personnages qui paraissait « être à lui seul toute une nation, , il semble rassembler en soi toutes les forces Intentes et toute la puissance d'émotion de son peuple; il s'identifie avec la Norvège et travaille à la recréer perpétuellement en soi. La recrée-t-il à son image, défauts et qualités? Crée-t-il quoi que ce soit? En vérité, oui, puisque ses compatriotes crurent •connaître dans ses écrits et ses paroles l'image d'une patrie plus émouvante qu'ils ne l'avaient jamais *êvée, puisqu'il vulgarisa un sentiment et le doua ■un magique pouvoir. La surabondance de vie qui Eut en lui, il en anime et en surexcite prodigieuse- ment le patriotisme norvégien. Toucher à BjoTrnson. écriera Brandès, c'est toucher au drapeau norvégien; e sera définir le caractère et la portée de son titre de gloire le plus certain.

L'intensive culture du sentiment patriotique ne va as sans de surprenantes exagérations; la plupart des Norvégiens mit vécu au cours de la seconde moitié du ix' siècle dans un état de perpétuelle suggestion: ertains sont encore mal éveillés de ce somnambu- sme actif: el si la Norvège offre l'un des plus émou- ants exemple de palingénésie, ou mieux de création une nationalité, c'est chez elle que l'on cherchera 's plus beaux cas de folie chauvine. Au temps de la unesse de Bjœrnson, avant les premiers succès, vaut les premiers applaudissement de l'étranger, ces Opérations sont moins choquantes; et certes l'on ne «ge point à accuser de cabotinage ce poète qui a ie si haute idée de l'avenir norvégien et s'efforce

la répandre. On admire qu'une telle fièvre sou-

13

1 «t.j i i«.ii;i s i.i i i i;i; \ii;i.s

tienne son effort. On ne comprendrai! rien à sa rhéto- rique enflammée, si l'on ne se souvenait qu'il est une sorte (1 voyant, le prophète de la grandeur nationale ;

il pari/ au nom de L'histoire, il prononce de par une délégation des ancêtres épiques, il esl l'avenir qui ne doit au présent ni indulgence, ni aucun ménagement. Ce rôle va bien à sa jeunesse; il le joue avec une désinvolte aisance et peut-être avec quelque héroïsme : la Norvège de 1 SUO n'est guère accueillante au talent : ni la poésie ni L'éloquence n'ont droit de cité clans - s villes; La médiocrité hostile de l'esprit public fournit à Bjoernson un persistante raison de hauss r le ton (1 ses polémiques, d'enfler sa voix et de s abandonner à sa native violence. Christiania est

une p -lit,' cité médisant. les écrivains et les artistes

norvégiens continueront jusqu'à nos jours de lui faire une assez lâcheuse réputation Bergen, le (( lyrique Bergteu, » ne rêve point encore de supré- matie intellectuelle et accorde plus d'attention à ses p cli ri s qu'aux entreprises théâtrales d'Ole Bull, d'Ibsen et de Bjoernson. Ibsen el Bjœrnson ne lassent pas de dénoncer l'ignorance, l'incuriosité^ l'inertie, Le « prosaïsme » de leurs compatriotes Par. m .élit;' intelligente elle même régne une mode; de rail .■•ri e assez basse et d'universel dénigrement. Les pr «niers actes publics de Bjœrnson ont un air de provocation : dés ses articles de jeunesse, explique Car. Coliin, « il met le baromètre à tempête. » Pen- dant quelques anaées, et surtout au début, il ne saurait, sans un vrai courage, soutenir ces allures d'ouragan .

Il est courageux naturellement; il a le courage

BJŒRNSTJERNE BJŒRNSON 1 9T,

fcmmunicatif ei suscite autour de son agitation les fevouements: « Il était un arbre élancé— écrit Jouas - d'un bois sans défaut, iffccoinparable. Une âme impie: une âme à la Gketite. Oui, il était un mf.l fcperbe : et ce lui était une joie de s'offrira la tour- mente, o En pleine lutte sa bonne humeur éclate; i Bergen, il court au-devant dos soucis, il Com- W sa vie à « un Champagne écumant. » Dans cette ■té industrieuse, à demi rainée par de désastreuses aillifes. il donne des bals masqués. Il entend que partout sa joie réconforte. A Christiania il raille les ifonhètes de malheur: il n'est pas seulement un pro- |pseur d'énergie, niais un exemple de vie saine panouie, heureuse.

Entin il est, ,1 s'affirme poète avec une loi qui ;-no.v les défaillances: « Feu d'hommes, et pour ma "' je n'en connais aucun, constate Chr. CoIIin, ont des leur première jeunesse aussi certains de' leur •cal. on.... Tout entant il déclarait : je veux vive ** >. Je ne veux pas passer d'examens. »\ Oms- ania la critique l'absorbe malgré lui; il est poHe et gtmbe devant la tâche journalière : vie une une «aïs- *e émotion, son aurore retardée n'en sera que plus baissante. Il a lui-même conté d'où lu, vint la ^écration qu'attendait son ^énie:U avait pris part ;iM conSrès étudiants à Upsal; le beau voyage ,;m des Danois et ^s Suédois, l'enthousiasme »e jeunesse exaltée par les rêves d'un Scandina- vie pacifiste, 1rs monumrnK de la Suéde- ce *\o- M P^sé encore vivant à Riddarholmskyrka ou a

,S'V,,V"t (K"I vécu! plusieurs jour, dans une •le de vertigre :

1 96 FIGURES LITTÉRAIRES

Débordant d'enthousiasme poétique, j'allai d'émotion en émotion jusqu'à celle du départ. Au bras de mon hôtel je descendis avec le Ilot des étudiants, jusqu'aux bateaux, parmi une foule qui saluait, acclamait cl jetait des (leurs lorsque tout à coup sur l'embarcadère, une jeune fille sort d'un groupe et me tend une couronne de laurier. Je recul lai de quelques pas, elle avait saisi ma pensée secrète poin- ta couronner; je vis en elle un génie populaire le

demeurai cloué sur place, elle interdite de mon trouble! en vérité elle ne soupçonnait pas à quoi je pensais, là. les mains crispées sur ma couronne, cl lorsque, poursuivant mon sentiment secret, je lui demandai, assez brusquement, pourquoi elle s'était adressée a moi, elle lut intimidée, ses parents durent m'expliquer qu'on l'avait engagée à olïrir une couronne à l'étudiant norvégien qu'elle préférerait. J'interprétai cet incident à ma façon : des centaines de mes compatriotes avaient meilleure mine que moi : mais; une puissance supérieure l'avait poussée vers moi; je mit la couronne sur ma casquette avec autant d'assurance que si la couronne m'avait [été offerte en rêve et que je l'eiiss* trouvée entre mes mains en m'éveillant....

Bjœrnson, désig-né par la presci mee d'une rougis santé fillette, sentit monter en lui l'espoir du défîniti chef-d'œuvre :

Rentré chez moi, je dormis pendant trois jours. Pui je rédigeai mes notes de voyages.... J'écrivis et copia Mellem shgene, en deux semaines : je partis pour Copen hngueavec le manuscrit dans ma malle. Je voulais ètr poète.... Dans Tannée vinrent « Mon premier récit (Thrond), « Synnœve. » « Ilalte-Hulda.... »

Orateur, critique, dramaturge, journaliste, Bjœij son allait être en outre le Mistral de la Norvège.

BJŒRNSTJERNE BJŒRNSON 1&7

Su Mireille n'a pas cessé de remporter dans toute la Scandinavie des triomphes que Ton serait tenté l'estimer surprenants : tant l'arôme d'un parfum semble plus pénétrant, s'il évoque le pays natal! tant il est vrai qu'un poème d'inspiration trop étroi- tement locale est une musique dont les plus délicates nuances échappent à une oreille étrangère. Le sourire de Synnœve Solbakken continue d'éblouir les gens du Nord; du recueil des premières et fameuses nouvelles (For/ellirujer), s'élève une harmonie puissante, minces partitions demeure enclose une orchestration for- midable : Bjœrnson a su traduire les chants de la montagne et de la mer, l'idylle des fjells, si beaux par les claires nuits d'été, le rapide éclat du prin- temps, la langueur de septembre, le torrent, la forêt, les trimas et les émois et les passions d'une huma- nité primitive, diversement violente et douce comme la nature norvégienne.... Nous cependant nous louons l'agrément d'un flûteau rustique ; nous blasphémons.

Nous blasphémons quand nous ne plaçons point au premier rang des littératures Scandinaves ce réalisme encore timide, ce romantisme qui se repent, ce mélange au moins singulier de prose et de vers, ces bueoliques à couplets, ces récits un Zola semble avoir collaboré avec un faiseur d'opéras, voire d'opé- rettes ; car Bjœrnson fut dans quelque mesure avec plus de génie le Grieg de la littérature roma- nesque. Nous blasphémons quand nous saluons en ce mélange encore simpliste et gauche de naturalisme avant la lettre et de lyrisme la première ébauche, insu (H santé et surannée, d'un genre se fondera la gloire des lettres norvégiennes, suédoises et danoises.

I 9-8 l'K.l i;ls LU LÉBA1UES

Un lyrisme subtil s insinue eu ces études paysanneg qu'affection nenl depuis un demi-siècle les Littéral tures du Nord, et sauve de la trivialité les plus audaJ cieusement sincères. Dans les premières oeuvres <le nja-rnson, ce Lyrisme éclate avec une impétuosité digne de ses prédécesseurs immédiats, les Wergelaid et les Welhaven.

Le romantisme de Bjœrnson n est pas niable; <>n en surprend dans ses nouvelles 1 indiscrète influence ; ses drames moyenâgeux Le proclament. Bjœrnson est en Norvège le héros d'une littérature ossianesque : il \il par L'imagination au temps des sagas. Et certes! la tentation dut être bien puissante, à Christiania! vers 1860, de faire revivre un passé fabuleux, puisqu'un Ibsen lui-même n'y résista guère. Bjœrn- son ne s'en détournera qu'assez tard, non sans regrets La peinture exclusive du présent ne retiendra, qui bien longtemps après le succès de Mme BovariÀ l'effort de l'art norvégien.

Et c'est ici que la critique de Chr. Gollin s'insurge contre une trop précise délimitation des périodes littéraires; nous touchons à une vieille querelle. Brandès ne s'avisa-t-il pas, vers 1882, de comparer les poètes norvégiens et quelques poètes danois à ces genévriers et à ces bruyères, dont la lente végé- tation investit prudemment les flancs des montagnes? quand ils atteignent enfin les crêtes, ils s'y heurtent, surpris, à des forêts anciennes.

Cette injurieuse comparaison ne satisfait point Chr. Collin. J'avoue que l'argumentation prolixe dont il prétendit accabler le plus brillant élève que Tains ait jamais compté dans le grand journalisme étranger:

r..jii:H.\sï.ii-:H.\K u.iœknson 19«j

parait peu convaincante : s'il fallait de toute nécessité ne le lointain passé de la Norvège, découvert parles historiens et les philologues, fut incorporé à la litté- rature norvégienne, s'il esl compréhensible qu'une nation jeune ait élé orgueilleuse de pareils titres de noblesse, s il n'est pas douteux que des poètes ambi- tieux de créer une littérature nationale eussent avan- tage à lui constituer de profondes racines, il n'en demeure pas moins que ces nécessités, ces intérêts, pes ambitions éloignèrent fort les lettres des préoccu- pations purement réalistes: et s'il faut reconnaître que Bjeevnson et Ibsen accomplirent la besogne de plusieurs générations et vécurent une évolution que plusieurs âges d'hommes n'épuisèrent point sur le continent, on ne comprendrait guère comment leur marche en eût élé accélérée. Et, peu importe, après pela, que le réalisme n'ait point toujours, ni absolu- ment été, un « prosrrès. »

Sur un point toutefois le plaidoyer de Chr. Gollin psi singulièrement instructif, et c'est lorsqu'il dé- montre que ni Bjœmson ni Ibsen n'ignorèrent com- plètement les tendances des littératures d'avant- garde; leur théâtre le prouve abondamment, et c'est une constatation dont les lettrés de France doivent .'i Chr. Colliû un.- particulière gratitude; car nous méconnaissons fréquemment les origines du drame norvégien. Ce drame nos critiques virent tantôt un monstre, tantôt une contrefaçon naïvement barbare de notre théâtre, esl en vérité issu d'une double influence française »•( danoise vivifiée par le génie de <}<ux exceptionnels dramaturges. Sarcey se

ÎOO F1G1 RJSS l.l'l ni; \||;|>

doutait-il que Bjœrnson eût longuement approfondi notre répertoire et médité Scribe? Bjœrnson cri- tique dramatique se met à l'école de Jules Janin! Il loue dans les Guerriers à Helgeland « le triomphe de la technique de Scribe appliquée à un sujet tiré de l'Edda. » Il se souvient de Un caprice, quand il com- pose Me lie m Slagene; il traduit // ne faut jurer de rien. Bjœrnson admire fort Le gendre de M. Poirier. A Bergen il joue les Faux bonshommes; il exalte Barrière, Augier, Sandeau, et s'il ignore Dumas fils, Emile Souvestre ne lui paraît pas négligeable.... Scribe et OEhlenscblœger sont ainsi les deux par- rains du drame norvégien devant l'Europe ; l'origina- lité du théâtre de Bjœrnson et surtout d'Ibsen n'en est pas diminuée; si j'en avais le loisir, j'aimerais affir- mer et prouver le contraire.

*

L'influence de Bjœrnson, ce ne sont point seule- ment ses œuvres, mais sa personnalité qui l'expli- El quent son éloquence toujours prête, sa conqué- rante sympathie, ses hautaines et séduisantes ma- nières, son imposante stature.... Quiconque ne Ta point entendu discourir dans sa langue n'imagine point la virtuosité de l'orateur; ayant assisté à l'une de ses conférences à Copenhague, Henrik Pontoppi- dan écrit :

Chaque mot était calculé et étudié jusque dans les plus fugitives inflexions. C'était du pur théâtre. Mais c'était magnifique. Le public curieux de Copenhague, entassé

BJŒRNSTJERNE BJŒRNSON 201

jusqu'au plafond clans la grande salle du casino, était transporté d'enthousiasme. Toute sa personne était une joie pour les yeux. Pourtant on l'oubliait bientôt devant la magnificence i\c* séries d'images qu'il taisait briller aux yeux de ses auditeurs.

Bjœrnson contant ses impressions de Home, c'était un prodigieux défilé de tableaux restitués comme par un magicien : la procession papale au Latran le soir de Noël, l'église illuminée, les trente mille fidèles silencieux, flot humain d'où montaient des rumeurs de houle, les suisses, les gardes, les vivats et les chants, for el la soie, les bruits et les couleurs.... Tes mots étaient-ils impuissants à créer l'illusion, s agissait-il do donner la sensation de l'attente et du frémissement de cette foule au bruit lointain du cor- tège qui s'avance, Bjœrnson avait recours « aux plus audacieux moyens; » c'est ainsi qu'il imitait une longue minute l'écho des tambours répercuté sous les voûtes étincelantes.... Et quand éclataient leshymmes d extase, en vérité « Bjœrnson ne pouvait rendre la céleste musique palestinienne... mais les mots étaient modules de telle sorte qu'on croyait l'entendre reten- tir et exulter dans l'espace. »

Beaucoup plus tard Pontoppidan rencontra Bjœrn- son devant un auditoire de rustres au fond de sa mon- tagneuse province : même flamme, un peu ralentie par l'âge. Bjœrnson «avait l'envol lourd d'un aigle, mais il en avait aussi l'essor puissant; et le spectacle îtait émouvant de ce poète qui se dépensait pour ces campagnards avec la même généreuse ardeur que jadis dans une capitale ; même savante diction, même jaillissement d'images : « En fermant les yeux, je crus

•lui P16URMS 1.1 I iut.\iiii.>

entendre un phonographe: La , plaque était un peu usée;... * Bjœrnson sollicitait l'applaudissement, tel ces comédiens vieillis et gâtés par de hop lon^s succès. Il imitait encore les voix de la foule. La mu- sique palestrinienne el le tambour romain.

Tout Bjœrnson lient dans ces deux scènes: mélan- colie de Tari le plus illusoire cl le plus éphémère; mélancolie du sort des grands acteurs !

Chr. Collin nous a révélé la jeunesse du porte : le plus ardu de sa tâche demeure à accomplir; on attend avec une curiosité sympathique ta suite de son atta- chant ouvrage.

JOHAÎS HO.ÏKH

Sans doute la littérature norvégienne n'a point dans le monde contemporain toute l'importance que lui attribuent certains Norvégiens, sans doute.... Il arrive bue les gloires norvégiennes les plus tumultueuses et les plus bruyamment annoncées n'éveillent en France aucun écho; de même nous laissons en souf- france des renommées suédoises et danoises, et l'on pourrait citer de notoires illustrations roumaines, ser- bes, russes, ou môme anglaises, ou germaniques, ou latines, que nous ne nous empressons point d'adop- ter. Kl l'on en fail à Christiania et ailleurs des plaintes ■Bières... mais il faudrait s'entendre : sommes-nous point mail ies chea nous? maîtres de nos jugements et de nos goûts et de nos engouements, et pourquoi bas.? denos caprices? Kl n'a-t-on pas mauvaise W u" * I,s critique» si violemment, dans le temps même l on sollicite de nos jugements, de nos goûts bu de nos caprices la consécration la plus enviée?

204 l K.l !(i;s LITTÉRAIRES

Voudrait-on que celle consécration accueillit indis- tinctement tant de mérites divers? mais alors ne ces- serait-elle point de paraître désirable?... Il faudrait s'entendre, et peut-être aussi renoncer à humilier

I « incompréhension » française devant la « récepti- vité » allemande; celle « réceptivité » se manifeste par l'abondance des traductions d'œuvres Scandinaves et slaves dont L'Allemagne est comme inondée; et c'est sans doute un fait notable, et qui intéresse l'his- toire de la librairie internationale, mais beaucoup moins l'histoire de la littérature européenne, car nous n'ignorons ni l'insuffisance de la production allemande, ni la gloutonnerie d'un public peu capable de délicat discernement ; et que nous importe, je vous le de- mande, que Leipzig- multiplie les éditions des œuvres complètes de B. Bjœrnson, de Strindberg, de Brandès et de quelques autres qui sont moins connus et méri- teraient de l'être davantage?

Ibsen est mort : n'exagérons point l'importance de la littérature norvégienne! pourtant... vous devine/ je veux en venir, et que je n'entends point vous détourner de lire les œuvres des romanciers norvé- giens, et par exemple les romans de Johan Bojer.

Imaginez un orphelin que des pécheurs élèvent durement au pays des fjords : la dure misère et une magnifique indépendance façonnent son caractère, avant même que l'école n'entreprenne de discipliner son intelligence vigoureuse, son imagination qui se plaît aux exaltations solitaires. Quels sont ses maî- tres? Adolescent on ne saurait le taxer d'ignorance : il s'ennuie, s'évade de la sombre vallée qu'étreignent les fjells neigeux : on le retrouve en Angleterre, en

h ni an hojeii 205

France, en Italie.... Paris le retient longtemps. Il écrit, et comme il est infiniment plus difficile de passer inaperçu a Christiania et à Copenhague qu'à Pans et peut-être à Londres, ses comédies, ses nou- velles, ses romans sont accueillis, signalés, loués comme il convient: bien avant la trentaine, Jehan Bojer est dans le Nord un écrivain qui compte; et déjà sa jeune gloire franchit les frontières... et nous savons que l'Allemagne, colonie littéraire de la Scan- dinavie, ne se défend guère contre les entreprises des romanciers danois, suédois ou norvégiens.

De pareilles existences ne sont point rares en Nor- vège, et Ton citerait parmi les jeunes littérateurs nor- végiens tout un groupe d'autodidactes qui vécurent, avant d écrire, de surprenants romans d'aventures; tel, simple matelot, courut les mers et les ports, tel autre il faut bien vivre manifesta une extraor- dinaire variété d'aptitudes, fut chauffeur de locomo- tives, camelot, interprète en Amérique, conduisit des tramways dans la cinquième avenue.... Et l'on ne voit point que cette méthode soit si mauvaise; il se pourrait (pie ces mœurs audacieusement vagabondes soient plus favorables à l'étude de la vie que l'im- mobilité casanière de nos romanciers-bureaucrates, et l'on soutiendrait qu'elles entretinrent ou dévelop- pèrent chez les romanciers norvégiens quelques-unes des qualités par se caractérise leur vigoureux natu- ralisme, et, par exemple le goût de l'action, le sens du romanesque, et cette large curiosité qui ne leur permet point de s'isoler du reste du monde, en sorte que leurs récits et même leurs éludes de mœurs locales

206 FIGI RKS I.l I I ÈRAIRES

présentent an intérêt général.... Cette jeune littéra tare norvégienne est bien vivante; Johan Bojer en est un représentant typique : une traduction française de Tune de ses œuvres les plus fortes nous es! offerte, voici bien des motifs de ne point négliger la Puissance ilu mensonge.

*

¥■ *■

Knut Norby est un de ces riches cultivateurs qui sont le sel de la Norvège : Norby est son nom de famille; le même nom désigne le gaard dont il est propriétaire. L'homme et la terre, la terre et l'homme! Peut-on marquer trop fortement par le langage cruel indissoluble lien les rattache l'un à l'autre? Que voilà bien les mœurs rurales et l'éternel enracinement du paysan au sol ! L'homme et la terre, l'imagination parfois les cou Ion 1 : de son « salon » Knut Norby aperçoit la ferme de son rival, le puissant Mads Iler- lufsen ; « peu à peu il arriva qu'il ne pouvait penser à Herlufsen sans voir en même temps les bâtiments de sa ferme, la forêt tout autour et la montagne dans le fond. C'était comme un petit gnome avec la tête dans le ciel, et c'était Mais Herlufsen, embusqué là. qui ne quittait pas Norby de l'œil. » Knut Norby est un propriétaire rural; Mads Herlufsen. embusqué, le guette; Knut Norby surveille Mads Herlufsen: l'un s afflige si l'autre se réjouit ; Knut Norby signe t-il un marché favorable, Mads Herlufsen enrage : Mais Herlufsen conclut-il une fructueuse vente de bois, Knut Norby accuse la Providence ; les mésaventures, les défaillances de Mads Herlufsen consolent Norby :

.lu II. AN ROJFR :07

ps malheurs de Norby réconfortent Macls Herlufsen. Autour d'eux « la commune » suit attentivement les péripéties de la guerre sourde que se font ces deux I roitelets » de village; la lenteur et la ruse paysannes lissimulent les jalousies, les haines soupçonneuses et féroces qui habitent les âmes.... Voilà peut-être la isychologie d'un canton norvégien; on pensera que rien ne ressemble plus à la psychologie d'un canton français.

Knut Xorby serait peut-être capable de se sous- traire aux préoccupations sordides et aux intrigues mesquines; il y a deux hommes en lui, l'un « à qui ■école, l'enseignement du pasteur, les voyages, toutes sortes de livres avaient donné un idéal multiple et divers. » Ce Xorby-là, volontiers lit et se passionne pour la liberté politique et religieuse... quand l'autre na rien à faire; mais l'autre n'a guère de loisirs: 1 autre, e est le Xorby héréditaire qui représente une lynastie de chefs laborieux et âpres; Knut assumant i la mort de son père la direction de la ferme a, d'un •oup d'oeil, pris possession des paysans, des gros Registres pleins de chiffres, des profondes forêts et les affaires en train; puissance invincible de la tradi- tion! il est devenu comme « le double » de son père : Souvent, quand il elait en train de terminer une îouvelle affaire dans les bois, il lui semblait tout à •<»up qu'il était son père lui-même. Sans qu'il s'en ipeieul. \\ voyait avec son regard, employait ses rues, av.nl la même espèce de conscience que lui. » .omni" ses ancêtres, Knut Xorby domine sa commune •t la redoute, et comme eux, toute son astuce lui <Tt .1 défendre dans une lutte soucieuse et perpé-

208 FÏGURKS LITTÉRAIRES

tuelle, el à maintenir le prestige de sa dynastie.

Autour de lui, les siens se serpent dans un sentiment d'étroite solidarité familiale, ses lilles Infirebonr « le bon génie de la maison, » qui pleure son fiancé, et n'envisage qu'une vie de renoncement et de dé- vouement, la rieuse Laura, qui raille le pension- nat de Christiania elle achève ses études son fils Einar, qui approfondit la philologie et séjourne plusieurs mois par an dans la capitale sa femme, autoritaire et querelleuse, et dont il redoute la clair- voyance et l'impitoyable contrôle.

... Marit Norby était fière envers les femmes de paysans, parce qu'elle les regardait de haut en bas; envers les femmes des « autorités », parce qu'elle avait peur qu'elles agissent de même à son égard.

« Nous autres, gens de la campagne, disait-elle souvent, nous ne savons rien de rien. »

Et elle souriait à sa façon

Sur ses cheveux, d'un gris d'argent, elle portait une petite coiffe, comme la femme du pasteur. Dans son beau visage, aux traits tins, la bouche était dure el le menton proéminent

Tableau patriarcal : j'en réunis les traits épars : Jehan Bojer n'a souci que de nous conter un drame, plusieurs drames enchevêtrés : peut-être en sa hâte dramatique néglige-t-il exagérément ce que les écri- vains de théâtre appellent les préparations. Ah! com- prenez bien que Mads Herlufsen et la commune guet- tent Knut Norby et que sa femme l'épie hargneuse- ment, n'oubliez pas qu'il a un grand sentiment de sa responsabilité de chef, qu'il couvre tous les siens [ et répond de leurs actes devant l'opinion publique.

JOUAIS HOJER 209

Survienne l'occasion : Knut Norby, qui est un honnête homme et qui fut toute sa vie loyal et probe, Knut Norby sentira soudain son audace faiblir, sa. loyauté l'abandonner; il mentir.., il mentira pour que ses ennemis ne se gaussent point de lui, pour que Marit ne l'accable point de reproches; il mentira pour sau- ver la lace, afin que le ridicule n'atteigne pas cette même Marit et bientôt ne l'éclaboussé pas lui-même, mentira pour sauvegarder son renom d'habile ma- nieur d'affaires, sa réputation de maître obéi, et bien- tôt son honneur et l'honneur de son « gaard; » il mentira par faiblesse, par vanité, par orgueil; il'men- tira jusqu'au cime.... D'ailleurs, de même que les motifs sont nombreux qui expliquent la défaillance 1 un honnête homme, diverses sont les formes sous Isquelles s affirmera son mensonge; et d'abord il ne jrmulera point lui-même L'affirmation criminelle; il M de fausses affirmations qui naissent des circon- stances; ne point les dénoncer, si l'on est le principal ntLMvssé, c'est consentir au mensonge, et c'est déjà

nentir; du silence qui engage aux approbations tacites, t bientôt aux insinuations calomnieuses, la pente est apidc ; ce sont ensuite les paroles définitives que l'on rononce, les déclarations que l'on signe, le serment ue 1 on prête

l n voisin de Knut Xorby, Wangen, a emprunté eux mille couronnes ; Knut Xorby, à l'issue d'un tcellent dîner a Christiania, s'est laissé circonvenir

a consenti à cautionner l'emprunt ; \Yan«<en est

'G'

2 I 0 FIGURES l.i I i i.i;aii;i S

un industriel malchanceux r\ qui ne, se raidit point contre la destinée; insouciant, il engloutit dans une entreprise de briqueterie la fortune de sa femme, celle aussi que lui confia son beau-père. VVangen fait faillite. Le jour la nouvelle arrive au gaard, Lngej borg pénètre dans la chambre de son père :

.le voudrais te parler de quelque chose, père, dit-elle à voix basse. A la porte aujourd'hui j'ai entendu raconte! que Basting, l'avocat, s'est vanté de -avoir que Lu re- lirai-, loi aussi, le contre-coup de cette faillite le n'ai

pas ose en avertir maman, avant de t'en avoir parlé.

Mais le vieux -était proposé d'avoir la paix ce soir, et il répondit :

Ce pauvre Basting, il faut toujours qu'il ait un pofiii à répéter!

Ce n'était donc pas vrai '. C'est bien ce que je pensaisj dit Lngeborg en se levant :

Puis elle se glissa doucement hors de la pièce, après avoir d'abord baissé mieux les rideaux et mis dans le poêfl une nouvelle bûche

Le lendemain Knut Xorby est accosté dans la cour du gaard par un journalier qui L'interroge gaiement :

Non, mais est-il possible que rc Wangen ait fait un faux connue on le raconte?

Ça lui ressemblerai I assez! dit Norby, en regardant le ciel pour voir «a le temps était propice à l'excursion en forêt qu'il avait projetée.

Le journalier était en train de tracer un chemin dans la neige : il s'appuya sur sa pelle.

Oui, on dit même qu'il a imité la propre signature de Norbyt drt-H en regardant le vieux à la dérobée. 11 -Vs1 vanté, à ce qu'on raconte, d'avoir été cautionné par Norb\ en personne, et voici qu'aujourd'hui les gens, de chez Norbv nous ;«lïirmenl qu'il a menti !

ioiia.n ko.iku 21 1

Ku ,(,!l1 «as- ,.''1 i*e regarde pas cet itUnt-Jù. pensa te vieux.

lit il « éloigna sans répondre.

Dans la grange, journaliers et garçons de terme Éenlretiennent du faux en battant te ble : nouveau silence de Knut SVorby qui pourtant sinquiètfi :

Si l'on apprend quetu us l'ait courir ce bruit, se dit-il. Wangen le tiendra bien, et les gens s'amuseront tout de

Il parlera donc* il parle... mais voici que leforae- ron quitte \e gaard et, sac au dos. s'éloigne sur la roule : Knu1 Norbv le rejoint en hâte : un homme en skis vient de passer.

Lui as-tu pari.- de Wangen?...

l'< ur sûr : Pourquoi ne l'aurars-je point fait, répondit di ! oui, nous vivons dans un bien saie temps !

L homme aux skis dévalail les pentes, disparaissait [fans une poussière de neige, et la nouvelle courait wrec lui: attéré, Knut Norbv se lui encore une lois.

l'as la peine maintenant que tu te rendes radical* aux >euxdc ce forgeron ou de ces paysans, pensa-t-il puisque e diable lui-même s'est chargé de répandre le bruit. Te roilà propre, Norbv !

[r^r est k rapidité des événements que Knut

\Oib\ ne parvient point a se ressaisir; il n'a point

'" temps de parler aux journaliers, ai d'infliger

u\ femmes une réprimande méritée, que «b-ja Ma rit

en est allée dénoncer au maire le Faux de VVangen :

vl.nil esl outrée des lenteurs de Knul et le fait

212 FIGURES LITTÉRAIRES

bien voir. Knut renonce à la battre: il change d'habits pour courir à son tour cbez le maire, puis se ravise.

Tout cela, c'est à en rire <>n à en pleurer ! D'abord, tu aides cet homme par bonté, puis tu perds ton argent, enfin tu t'attires des querelles cbez toi, et ça ne sulîit pas encore; tu t'en vas courir de-ci de-là et te rendre ridi- cule. Plus! Voici que tu vas encore livrer ta propre le m me à la risée et aux railleries de toute la commune! Non, c'en est trop, décidément 1

Il resta assis avec son pantalon neuf à la main. Le vilain portrait qu'il s'était tracé de Wangen, la veille, était devenu plus repoussant encore. Car, au fond, tout ce qui s'était passé aujourd'hui, c'était bien la faute à Wangen . « Et c'est

pour cet homme que tu vas Le vieux rejeta brusqua

ment le pantalon de cheviotte et remit ses vieilles culottes ••

Knut Norby remet ses vieilles culottes : il ne pro- testera pas : première capitulation à laquelle consent sa conscience: d'autres suivront jusqu'au complet désastre moral; Knut Norby signera une plainte; il prêtera serment ; il fera condamner Wangen à la prison et à l'amende.

Les hésitations, les scrupules, les remords, la farouche résolution de Knut Norby lorque s'engage la lutte judiciaire, l'espèce de conviction dont il se leurre lui-même, les joies d'orgueil qui lui font oublier le naufrage de son ancienne probité, voilà bien le centre du livre. Quelle sûreté, quelle vigueur dans le déroulement logique de ce drame de conscience ! Et quelle ampleur! Car le crime de Knut Norby est de ceux qui ne vont point sans de nombreuses réper- cussions sociales; est-il d'ailleurs une faute humaine dont on puisse apercevoir toutes les conséquences?!

JOiiAN bo.ii:r 213

johan Bojer ne le pense pas; il y insiste, préoccupé l'affirmer que la inort même du coupable n'inter- rompt que rarement la série de ces conséquences.... El voici qu'autour de Xorbv les drames se multi- plient : drame dans la famille Wangen, souffrances de ce ménage ruiné et que Xorbv s'efforce de désho- norer; drame matériel, drame de la misère, mais surtout drame moral éclate le dévouement de Tépouse et de la mère. Johan Bojer est un merveil- leux analyste de la conscience ; seul l'intéresse le came intime s'absorbe un temps plus ou moins long chacun de ses personnages : Einar se souvient fettement qu'un jour son père l'entretint de Wangen t de l'emprunt et de la caution accordée; affres de e (ils qui s'efforce vainement de raviver les souvenirs le Knut Xorbv, et se résout à témoigner en justice outre son père, et n'en a pas le courage et s'enfuit le la salle d'audience affolé, et s'évaderait du gaard anulial si une grave maladie ne l'y retenait sou- ain: Ingeborg a reçu les confidences d'Einar : ésespoir de cette jeune fille aimante et droite, et m deviendrait folle si je ne sais quelle inspiration uasi surnaturelle ne mettait fin à ses angoisses.... lliaeun des personnages de Johan Bojer a un cas de onscience a résoudre; certains en cherchent doulou- «sement la solution leur vie durant, tel ce pasteur ■orring, fort incapable de concilier son ministère vee les exigences de sa raison.

[ous ees personnages sont foncièrement honnêtes. )• oui! et ceux mêmes qui commettent les actes * plus répréhensibles, et par exemple font des

2 I 1 FIGURES l.ITTKRAM;! s

faux ou ne reculenl pas (levant un taux sonnent : .Jolian Bojer Ignore la perversité qui pourtant est bien aussi de ce monde; nombreux sont les Scandi- naves ''Suédois et Norvégiens . qui prétendent l'igno- rer; et cela donne à leur conversation et à leurs; œuvres, je ne sais quelle saveur d'ingénuité Les personnages de Jolian Bojer sont honnêtes; ils ont. tous une conscience dont ils se préoccupent tort : ils ne sauraient commet Ire un crime sans s'être tàtés longtemps et sans s'être pavés de raisons suffisante ainsi sauvegardent -ils non seulement leur orgueil, mais aussi leur fierté jusque dans la pire déprava- tion. Dirons-nous que c est un traii de race? Kl conclurons-nous que la morale des peuples Scandi- naves soit supérieure à celle des peuples Latins? peut-.« être si l'on s'en tient aux aspirations, non très pro- bablement si l'on envisage les actes seuls.

lit voit-on l'originalité de ce livre, et qu'elle con- siste en ce que Johan Bojer applique à l'étude d'un milieu paysan les procédés essentiels du roman psyJ chologique ? Qui donc en France hasarda pareille tentative? Un roman de mœurs rurales ou populaire! qui ne serait que psychologique, et d'où l'auteur exclurait systématiquement les descriptions, le pitto- resque, aimable ou repoussant, un roman qui ne serait que profond, austère et émouvant... la grande nouveauté! Ce roman, Johan Bojer nous l'apporte; il n'en a pas inventé la formule; le genre est connu

.loi! AN BOJER "2 15

en Scandinavie el spécialement en Norvège les ('•tuiles de paysans constituent depuis longtemps le

tonds de la littérature Ce roman de Johan Bojer

fs\ fort, intensément dramatique; des scènes entières semblent écrites en vue du théâtre; le talent de- Fauteur ne s'y révèle pas tout entier : ce roman est tondu encore que la concision de certaines de ses par- tics confine à la sécheresse : et sans doute la note de tendresse et de douce émotion n'en est pas absente : rien n'y annonce cependant le tour d'imagination poétique, la fantaisie légère qui font le charme de certaines nouvelles, non traduites, de Johan Bojer. Kl Ton prouverait que la Puissance du mensonge n est pas un livre parfait ; personne ne soutiendra qu'il était inutile de le traduite en français.

KNRIQUE LARRETA'

Des aventures, et romanesques, un récit de cape et d'épée, des tableaux d'une réaliste érudition, une peinture savante et chaleureuse de l'Espagne du xvie siècle, une analyse patiente, et qui va loin, des passions et des âmes, toute une psychologie dans le décor d'un roman historique. Un beau livre, étince- lant et sombre comme ces cathédrales des verrières resplendissent dans la nuit des voûtes épaisses et des solides murailles : un livre admirable de lumière et de couleur, puissant et sobre, somptueux, sonore de je ne sais quelles répercussions profondes.

On est séduit, charmé, épouvanté : on est retenu par un sentiment d'irrésistible et voluptueuse horreur, et qui s'accroît à la méditation : car l'on frémit beau- coup moins aux spectacles évoqués combats et blessures, meurtres et supplices qu'aux mouve-

i. La gloire de (loin Rurnire. l'ne vie au temps de Philippe II, traduit de l'espagnol, par Rémy de Gourmont.

ENBIQUK LARRKTA 217

ments de ces âmes valeureuses et criminelles; l'atro- cité des actes illustre la sauvagerie des cœurs: mais l'est de sentir la ruée du sang dans les artères de ces hidalgos qui nous émeut, de vivre leurs terribles passions et de connaître le vertige de leur exécrable logique. C'est par que l'œuvre de Enrique Larreta s'élève bien au-dessus du pittoresque : en vérité les événements ne sont ici que l'accessoire: ils sont les signes visibles qui éclairent un inonde étrange, d'in- soupçonnées profondeurs, des légions spirituelles il n'est rien que de fantastique et d'effrayant : telle est. en effet, la révélation qu'il faut demander » Enrique Larreta, et tel est le secret de cet attrait subtil par il nous domine, tel le secret de ce frisson tragique qui nous gagne au contact de son euvre.

Tant de barbarie mêlée à tant de luxe et d'élégance raffinée étonne quiconque se borne à considérer les

ours el a épeler la chronique de la vie journalière: pour brillant que soit ce spectacle, faisons en sorte ]u il ne nous en dissimule point un autre infiniment >lus riche et plus émouvant. S'il n'est point douteux pie l'existence humaine se déroule selon deux plans lifférents, l'insaisissable écran, s'inscrivent nos wmges, mérite de n'être point négligé: notre vie ôsible \\<n est guère que l'ombre imparfaite et ragmentée projetée sur une lourde matière.... Or amais peut-être nation ne sacrifia davantage à la iplendeur de son rêve que l'Espagne de Charles-Quini t de Philippe II: nulle sans doute ne s'adonna plus ollement à la fiction, et c'est la diminuer et ne la )omt eomprendre (pie d'ignorer ses fantômes, ses

2 1 8 FIGCHE8 il i I l i:.\ll;i -

mirages, tout ce mensonge elle parai si longtemps complaire aveuglément : Espagne des ambitions démesurées, paresseuse Espagne qui se croyait la dominatrice du monde et l'arbitre des consciences, Espagne de l'Armada e! des conquistadors, Espagne dos galions, riche d'une illusoire opulence, très catho- lique Espagne, nation élue que protège une armée d'archanges, Espagne des théologiens et des casuist< maîtres d'un saint délire, professeurs de terreur, Espagne affolée de gloire et qu'exaltent à la fois une notion de l'honneur poussée à la démence et les visions d'un christianisme monstrueusement dé- formé ! Que de chimères atroces ou attirantes! Quel psychologue ne serait curieux du mécanisme par ces âmes étaient comme ravies en plein ciel et vouées a une conception extatique du monde et de la vie ! Quel poète demeurerait insensible au drame complexe et quasi surhumain de ces passions excessives et de ces imaginations hvperesthésiées !

Rêves morts! humanité défunte! Pourtant l'intérêt n'est point seulement rétrospectif des études qui nous en restituent les ardeurs insolites : nos médiocres civilisations contemporaines semblent ignorer nos forces latentes; un don Ramire, un Orozco, un Ser- rano nous avertissent que nous sommes, insoucieux de notre richesse, les maîtres d'un prestigieux trésor.

*

Ramire naît à Avila-des-Saints le 21 décembre de l'an l:')70, sous la constellai ion de Saturne et les

I MU ni E LAKRKTA 2 1 9

signes (lu Verseau ci du Capricorne. Sa mère, la belle Guioraar, fiancé au vieux Lope de Aleanlara. jpetenue captive dans la maison d'un père veuf, mo- rose cl silencieux, avait aimé, à Ségovie. un passant, un de ces fiers gentilshommes qui fonl sonner, sous Les Irais bal OMIS, des éperons d'argent et étalent au soleil des dagues constellées de pierreries. Quand elle dut avouer son péché. Inigo de la Hoz dépêcha un écuver au séducteur : le coupable était un Mauresque. « Dites à votre maître, s'écria-t-il, que j'ai voulu le hlessci' dans son honneur pour venger mon père, le vaillant Aben-Djahvar, a qui il fit souffrir, à Alme- ria. un supplice inhumain; toutefois, s'il consentait à nie donner la main de sa fille, j'irais me jeter à ses pieds. » Inigo ne tua point sa fille; informé. Lope de Alcantara ne protesta point: fou d'amour ou de lovante, ce vieillard héroïque épousa (iuiomar, et tout aussitôt s en fut galamment recevoir une mor- telle arquebusade en terre de France.

Ram ire naît a Avila dans un sombre palais Inigo et (îuiomar recherchent l'oubli d'un odieux passé, luitre celte mère farouchement grave, épuisée de macérations, et cet aïeul muet, aux airs de justicier. 1 enfant respire, dès ses premières années, une atmos- phère de haine: il ignore qu'un drame précéda sa naissance et qu'une malédiction explique sa précoce mélancolie; il erre parmi de vastes salles se figent, dans le cadre des I apisseries. les attitudes éle ruelles des ligures de saints et de chevaliers, parmi des gale- Pies désertes les lampes et les candélabres brûlent «'" plein jour, les fumées d'euceos répandent oomn*e u\\ brouillard funèbre. I/enfanl s'évade et

220 FIGURES LITTÉRAIRES

gagne la salle haute d'une tour; les servantes l'v accueillent de leurs joyeux sourires et de leurs mater- nelles caresses; toutes adorent la finesse grave de ce petit garçon privé. de jeux et de compagnons. Il s'as- sied, écoute leurs récits, leurs fascinantes histoires de princesses, d'ermites, de revenants et de trésors ca- chés. — Scènes gracieuses dont un Enrique Larreta nous restitue la naïve poésie : travaux et gestes fémi- nins dans le clair-obscur que traversent les éclatants rayons jaillis des fenêtres profondes; bavardages et cantiques :

Ce soir-là, les femmes réparaient des ornements d'église. Assises sur des ronds de sparte rie, elles étendaient par terre les vieilles vêtures, changeaient les fils dédorés, rebro- daient les guirlandes usées, les symboles eucharistiques, les images des saints, parfois aussi quelque verset du Coran, glissé dans l'étoffe par l'artisan mauresque.... Il y avait des velours gothiques qui se cassaient en plis anguleux, des velours lins et roides frappés au temps d'Isa- belle et de Ferdinand, l'on voyait, inscrit dans une ligne sûre, le contour ténu d'une grenade sur un fond vert ou cramoisi; de charmantes toiles d'argent qui semblaient emprisonner dans leur trame un vieux rayon de lune, des brocarts et des brocatelles voilés par la poussière du temps, comme des vitraux d'église. Le couchant prêtait une rare splendeur à toutes ces choses précieuses, illuminant de ses rayons obliques les soies multicolores, dont les teintes vineuses avaient mûri lentement dans les tiroirs des sacristies

Ramire, par une des fenêtres, regardait mourir le cré- puscule. Au fond des ruelles, il faisait déjà nuit.

Un reflet pourpre baignait le haut des murs et les cré- neaux, et mettait des tons de corail aux troncs des pins dans les vergers. La fenêtre d'une maison voisine venait de s'éclairer, et Ton voyait passer et repasser devant la

KMUOLI: LARRETA 221

lumière l'ombre d'un hidalgo occupé à lire ses heures. I ne vaste tristesse flottait sur la cite guerrière et mona- cale, et. au milieu de ce recueillement, l'enfant crut en- tendre un chœur lointain, une hymne hallucinante. Sans doute les religieuses augustines. Par moment, un souille sacré semblait passer sur ces voix et les l'aire trembler comme les flammes des cierges.

Ramire se souvint des descriptions que lui faisait sa mère du paradis et du purgatoire....

De telles pages, dune perfection d'anthologie, ne sont pas rares en ce livre qu'un éminent lettré tra- duisit avec des soins minutieux, un zèle érudit en

sorte que l'œuvre d'Enrique Larreta, bien loin de perdre sa vigueur et sa netteté en passant en fran- çais, semble devoir a notre langue une perfection nouvelle... En ri que Larreta est un peintre presti- gieux; il n'est point de ceux qui nous accablent de 1 excès dune vaine application; la justesse et non 1 abondance distingue ses descriptions ; miraculeux privilège d'un art aristocratique! toute -puissante vertu du choix! Enrique Larreta choisit avec un infaillible discernement: il choisit, il excelle a ordon- ner des traits exacts: ses parfaites harmonies nous enchantent par leur puissance de suggestion. Il sait le blason, l'escrime ancienne, il n'ignore ni la théo- logie, ni .ans doute la magie, non plus que les modes, l'architecture, ni aucun des usages d'un temps infiniment pittoresque : comme on lui sait gré, toute- lois, de ne point étaler sa science, de renoncer à l ar- chéologie t à ses pompes, de subordonner ses sou- venus a son volontaire dessein ! Comme on lui demeure reconnaissant d'avoir résolument, et sans défaillance. fait œuvre de pur artiste! Il y gagne de ne jamais

-222 i iulkks ijiii.i;aiki:s

lasser noire attention charmée : el c est par surtout, (.-'est par ce jeu savant (l'omissions calculées et d ha- biles imprécisions, qu'il nous communique l'halluci- nante impression (l'avoir vécu parmi ces morts.

Mystérieuse puissance d'un Ici art! l'enfance de Ramire nous est tout entière révélée par quelques tableaux, bien plus sûrement (pic si quelque annaliste nous en eût composé un récit détaillé; l'enfance de Ramire, ses frayeurs, sa piété, son naissant courage... de même que nous distinguons nettement 1 austère entourage, l'aïeul terrible, la mère, l'unique ami de Inigo, cet Alonzo Blazquez Serrano qui se débat parmi les embûches démoniaques et les Féroces pénitences, à peine distrait de ses transes par sa fille, la toute gracieuse Béatrice... de même (pue nous discernons par delà ces familiers les arrogants seigneurs, le peuple superstitieux, les Maures mal convertis d'Aviia, les intrigues politiques, les complots, la cour, Tolède, Madrid, toute l'Espagne, semble-t-il, étagée selon les lignes fuyantes dune infinie perspective.

Adolescent, Ramire reçoit les leçons du chanoine Laurent Vargas Oro/co : théologie, théologie, théo- logie; primo, secundo, ergo. distinguo; Aristole, les Pères de l'Eglise, saint Thomas; la folie de l'ortho- doxie; la phobie de l'hérésie, lai vérité d'innombrables ennemis guettent l'Espagne: des sectes menacent son

unité religieuse; il faut « extirper ces bubons Vu

feu la pourriture, et amen 1 » Et nul n'ignore (pie

KMUoi i: L ARRETA 223

Jéhovah ne déteste pas Le sang justement répandu : Arec mon aide, tu porteras le rouf eau sous la gorge me l'Amorrhéen, <lu Chananécn, du Phazéréen, du pelée n. du Hécéen, du Jébuséen, et Lu teur nieras la rie /:/ tu n auras pas pitié (Veux, ne m'utereherU eorum .

Ainsi fanatisé, Ramire sera prêt à remplir une lainte mission : les Maures s'agitent; do secrets con- ciliabules où reparaissent leurs détestables pratiques annoncent un soulèvement prochain; ftamire délé- gué par ( >rozco, s'efforcera de surprendre les factieux; on le verra partout au quartier maure, l'oeil et l'oreille fax aguets; de singulières instructions décuplent son audace : « Ce que vous allez entreprendre, c'est pour la gloire de la sainte Eglise du Christ. Si vous vou- lez aller très loin, laissez-vous guider par elle, sans jrop examiner l'attitude, ni le chemin que ses sages

ss ins vous commanderont de prendre. » Il convien- dra que llamire simule, une aventure amoureuse; en véiile tons les moyens lui seront bons.

llamire s'acquitte ardemmenl de sa tâche; espion infatigable, il découvre la vie secrète de ces chrétiens dliier, convertis indociles, épris des nonchalantes volupt. -s. des parfums, de toutes les joies' païennes qu'abomine l'ascétisme de la sainte Eglise; et voici les scènes d'un beau relief barbare : lïamin s'attarde «m marché aux faucons :

( >n voyait îles faucons unirs, aux doigts longs et fins,

<yu avaient pour te perchoir mi superbe dédain et voulaient

wre parlés sur te poing: de nombreux faucons olive à

lâche jaune comme une çoatte de soufre, aux pattes char-

il grelot* pour distraire Leur ardeur; les crécerelles

22 1 kigukks i.i nÉRAin i.s

cendrées de riemcem à la prunelle sinistre; les sacres des Asluries avec des plumes entre les doigts; les gerfauts de

Norvège

Ram ire considéra avec admiration ces oiseaux sangui- naires, ces volatiles taciturnes et cruels, terreur des proie-. seuls dignes de se poser sur le gant d'un prince, ("étaient les hidalgos de l'innombrable genlailée, les conquistadors, les capitaines, la gloire dcn airs. Le bec affamé, l'ongle féroce, l'aile épique et hardie, ils se lançaient sur n'importe quel oiseau, pour redoutable qu'il fût, et paraissaient se com- plaire aux all'reuses blessures qu'ils recevaient souvent dans les ''.auteurs. Sans se l'être jamais avoué, le jeune homme se reconnaissait dans ces terribles oiseaux qui, même endormis sur le perchoir, lançaient de côté et d'autre de farouches coups de becs, en rêvant de proies imaginaires.

Chasseur cruel, Ramire est lui-même pris au piège; de redoutables vieilles rôdent parmi les ruelles du quartier maure ; provoquer de galantes rencontres, attiser les désirs des jeunes hommes, introduire au- près dune belle enam >urée un hardi cavalier n'est pour elles qu'un jeu. Ramire hésitera d'autant moins à se laisser guider chez Aïxa que sa mission lui com- mande d'oublier tout scrupule Il oubliera un in- stant jusqu'à sa mission; ô séduction dune ardente Sarrasine ! sortilège de ces danses, de ces voiles, de cette perversité passionnée ! enivrante sublimité de cette poésie. île cette sagesse que l'on puise aux livres arabes, éblouissements de la Suprême vision!

Ramire s'arrache violemment au péché, il fuit le suprême péril ; la terreur de l'apostasie liante ses nuits; il vivra désormais pour expier. Et d'abord il dénoncera Aïxa. criminelle ensorceleuse, possédée du démon, démon elle-même ; une joie suprême libé-j

KNRIQUE LARRRTA 225

fera don Ramire le jour prochain il verra la chair brune et la stature opulente de la Mauresque s'effon- drer sur le bûcher flambant du saint Office.

Les hésitations de don Ramire, sa dévotion, ses liées exaltées de gloire et de sainteté, ses épouvantes, la vie sentimentale et Imaginative de ce martyre de

l'honneur castillan, tel est le thème qu'Enrique Lar- ivt.t développe et amplifie magnifiquement : autour du héros s'agite une foule vivante, de multiples in- trigues s'enchevêtrent ; carce roman si plein demeure un récit de cape et depëe, ô Dumas! et qui rebondit avec une savoureuse folie d'aventures en surprises; guet-apens, assassinats, amours et poignards, con- spirations ténébreuseset solennels châtiments. Pas an instant toutefois l'intérêt profond ne faiblit, pas un instant la trame merveilleusement transparente du récit ne nous dissimule le perpétuel prodige de ces Ames et de cette atmosphère spirituelle. Les plus humbles êtres échappent à la médiocrité en cette Es- >agne « le miracle était partout. Il se posait ici 't là, comme un oiseau merveilleux et familier. On en >arlait avec joie, mais sans étonnement... . » Les •très forts s'abandonnent à l'ivresse de vivre dange- eusement : ils ne reçoivent de leur temps que des :onseils de fougue et de violence passionnées : gran- leur du but a atteindre, immensité des peines, me- laces d'une écrasante éternité; ils vivent avec la han- ise du péché; leur volupté s'accroît de leur remords Bticipés. El quelle n'est point, sur les fiers hidalgos, infernale puissance de ces suprêmes aiguillons, honnir, l'amour! L'amour! leurs amours! Ah!

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226 FIGURES LITTÉaAIRES

relise/ le récil de la mort de Béatrice : don Ram ire l'aimait, celte gracieuse fillette, et n'était point haï d'elle; coupable de coquetterie, llamire l'étrangle

fort proprement. N'allez point croire surtout qu'il se repente ensuite; sa vivacité tut en vérité légitime : « L'épouse ou la fiancée qui nous trompe, s'était-il dit à lui-même, devient aussitôt notre pire ennemie ; une fois démasquée, il ne reste plus qu'à lui donner la mort sans pitié, et ensuite à l'oublier, l'oublier entièrement, balayer de notre coeur jusqu'à son nom, enterrer son souvenir comme un haillon pestiféré. » Telle était l'effroyable rançon de cette barbare disci- pline : n'était point homme d'honneur quiconque n'était prêt à s'amputer soi-même de ses plus chers sentiments. L'Espagne se mourait d'héroïsme.

BLASCO IBANEZ

Dans l'Ombre de la cathédrale1! C'est une ombre néfaste.... Rabelais assurait que, de son temps, l'ombre même des clochers des monas- tères était féconde : féconde, cette ombre-ci lest peut-être au sens l'entendait le grand railleur, mais non point au sens large, métaphorique du mot ; cette ombre stérilise; dans l'ombre de la cathédrale De vivent que des êtres falots, au cerveau anémié, incapables d'initiative, d'audace, de pensée libre; dans cette ombre, qui n'est point une pénombre. mais une nuit terriblement opaque, ces gens perpé- t unit de très anciens gestes, une mentalité, une vie, qui, défendables au xve siècle, nous semblent aujourd'hui dénuées de sens.... Introduisez dans ces ténèbres un rayon de lumière, parmi ces survivants d'un état

!. Dans l Ombre >l<> /,, cathédrale (roman tradtril de l'esDaimol

par <; Il.'iclle).

228 KIGURES LITTÉRAIRES

social aboli un homme moderne, un homme d'au- jourd'hui, ou mieux de demain... ce sera la révolte.

Blasco Ibânez évoque la cathédrale de Tolède; il peint L'étrange petit monde qui s'agite dans l'ombre de la primatiale nourricière; il note les faits et gestes d'un révolutionnaire naïf dont les discours ébranlent la somnolente tribu des bedeaux et des sonneurs. des souffleurs d'orgue et des maîtres de chapelle; Blasco Ibânez entreprend une triple tâche : la cathé- drale qui retient son zèle descriptif ne lui fait point oublier les habitants du Cloître haut; s'il s'attarde à relater des mœurs qu'il prit la peine d'observer avec pré- cision, ce n'est point qu'il entende rien sacrifier des abondants propos du compagnon Luna. Tout se tient en un pareil sujet ; la cathédrale explique les hommes; ah ! dites-moi la puissance de ces pierres, la sugges- tion dont elles épouvantent ou charment tour à tour les âmes simples: voyez-vous point que ce vaisseau inanimé asrit à la façon d'un être vivant? Ce sont les ruses de ce monstrueux adversaire que le compagnon Luna devra déjouer

Lutte passionnante! Hugo, Zola... de quelle vie prodigieuse nos romantiques n'eussent-ils point animé ce drame ! De quelle étrange psychologie un Huvs- mans n'en eût-il point éclairé les péripéties! Est-ce point le péril d'un tel sujet que l'on n'en puisse parler sans prononcer ces noms ? Blasco Ibânez n'est à aucun degré un romantique; il n'a point le prodigieux souille créateur de Zola : les curiosités mystiques de Huys- mans n'effleurent point son esprit. Certes son roman ne saurait être rapproché de Notre-Dame de Paris, moins encore serait-il équitable n'en déplaise à

B LA SCO LKAiNEZ 229

certains admirateurs trop prompts à exalter les mé- rites de Blasco Ibânez de le comparer à la Cathé- drale de Huvsmans.

Et certes Blasco Ibânez décrit amplement Ja prima- tiale de Tolède; il la décrit en profane : il a vu la primatiale le matin, le soir, à midi; il l'a contemplée dans l'épanouissement d'une lumière éclatante ; il a surpiis les plus fugitifs aspects de cette nef, de ces rerrières , de ces tours ; il sait de quelle teinte pré- cieuse ces pierres se revêtent à l'aurore, aux lueurs indécises du soir : avec les veilleurs il a compté les heures nocturnes sous les voûtes sombres. Et Blasco Ibânez énumère congrûment les portes, les chapelles, l<s piliers, les statues, les bas-reliefs, les autels; il déplore qu'une houle d'affreuses bâtisses assiège les solennelles murailles, et songe avec mélancolie à l'orgueilleuse beauté d'autres cathédrales délivrées (1 humiliants voisinages; il songe aussi à « ces habi- tations des pays orientaux, sordides et misérables au dehors, toutes d'albâtre et de filigrane au dedans. Ce n était pas pour rien que, pendant des siècles, Juifs el Maures avaient vécu à Tolède. Leur aversion pour les somptuosités que l'on expose en public sem- blait avoir inspiré l'architecture de cette église, étouf- fée entre les maisons qui se pressent el se bousculent a lentour, comme si elles cherchaient a se 1 lottir dans sou ombre. » Blasco Ibâîiez décrit la façade principale, la porte du Pardon flanquée des portes de la Tour et des Notaires, dont les arcs d'un gothique

230 FIGURES LITTÉRAIRES

exubérant n'étaient point destinés primitivement à soutenir un étage de stvle srréco-romain, une Cène en haut relief, d'un eiï'et discordant, deux galeries ita- liennes... Blasco Ibânez se lamente : « La richesse de l'Eglise a été un mal pour l'art. Dans une cathédrale pauvre, l'unité de la façade primitive aurait été con- servée. Mais, quand les archevêques de Tolède possé- daient onze millions de rente, et que le chapitre en possédait onze autres, on ne savait plus à quoi em- ployer tout cet argent, et alors on entreprenait des travaux, on faisait des reconstructions, et l'art en décadence enfantait des horreurs comme cette Cène. » Au troisième étasre une rosace surmontée d'une balus- trade sinueuse entre deux masses en saillie, la Tour, et la chapelle mozarabe

Blasco Ibânez décrit la cathédrale de Tolède, il la décrit en profane : aucune de ces précisions techniques auxquelles nous a accoutumés un siècle de littérature descriptive : Blasco Ibânez a le mépris de cette érudi- tion de pacotille que tant de romanciers puisent en hâte aux manuels; ne l'en blâmons point; regrettons toutefois qu'il n'ait point une connaissance plus appro- fondie île l'architecture et de l'art du moyen âge; sa description y eût gagné en exactitude et en relief; et peut-être eût-il avec moins d'assurance nié la fécondité du sentiment religieux aux siècles de foi catholique.

La cathédrale de Tolède est-elle belle? En vérité, je n'en suis point certain : Blasco Ibânez permet que j'en doute. Blasco Ibânez lui-même a-t-il une opinion? Quel tiède admirateur ! Quel descripteur indifférent ! Et s'il n'a point ressenti l'involontaire frisson que commu- niquent les chefs-d'œuvre de l'art, quelle émotion ani-

h la sco ir. \.\i;z 231

niera ses peintures? Aucune émotion ne les anime : descriptif ns objet tives, sèehes el sm tout superficielles ! Blasco II; âne/, ne s'enthousiasme que lorqu'il aban- donne le domaine de l'art humain pour dire les charmes d'un jardin fleuri :

... Le petit monde végétal ne changeait pas, lui! Son ombre verte ressemblait au crépuscule qui enveloppait l'âme du jardinier. Ce n'était pas une gaîté tapageuse, (débordante de couleurs et de murmures, comme celle des jardins à l'air libre, le soleil entre à tlots ; c'était le charme tri>te du jardin monacal, clos entre quatre murs, Ivec un jour pâle qui glissait le long des avant-toits et des arcades, sans antres oiseaux que ceux qui tournoyaient au haut du ciel, donnés d'apercevoir ce jardin au fond d'un puits. La végétation y était la même que celle des paysages helléniques : lauriers droits, cyprès pointus, touffes de rosiers, comme dans les idylles des poètes grecs. Mais les egives qui l'emprisonnaient, les allées pavées de grandes dalles entre lesquelles poussait l'herbe, la croix de la tonnelle, qui se dressait au milieu, tapissée de lierre et coiffée d'ardoise noire, la moisissure de la pierre et la rouille des grilles, l'humidité des contreforts verdis par les pluies donnaient à ce jardin une atmosphère de vétusté fchrél ieiine. Les arbres s'agitaient au vent comme des encen- soirs; les fleurs, ternes, languissantes, anémiques, belles tout de même, avaienl un parfum d'encens, comme si les bouffées d'air sorties de la cathédrale modifiaient leur odeur naturelle. L'eau des pluies, tombée des gargouilles et dc> gouttières, dormait en deux citernes profondes. Le fteau du jardinier, brisant un instant la croûte verte de la Mirface, faisait apparaître le bleu sombre de L'intérieur; mais dès que les cercles concentriques s'étaient effacés, les lentilles vertes se rapprochaient, se rejoignaient, et de nouveau l'eau disparaissait sou- le suaire végétal, sans un I ii > 1 1 . sans un clapotis, morte connue le temple dans le Rileih e du soir

232 FIGURES LITTÉRAIRES

Ce jardin attenant à la cathédrale et enclos dans le quadrilatère du cloître est un délicieux jardin : les plus humbles habitants du Cloître haut sont sensibles au charme triste de ces fleurs décolorées et de cette atmos- phère de paix religieuse : seraient-ils insensibles à la poésie d une somptueuse architecture? Cette poésie est absente du livre de Blasco Ibânez : sa cathédrale est sans mystère : elle n'inspire ni craintes, ni amours excessives; ah! cette cathédrale n'a point dame; elle ne vit pas. Et voilà le grand défaut de ce livre : cette encombrante cathédrale ne participe point au drame que Blasco Ibânez entreprit de nous conter ; ce drame lui-même, à peine entrevu, s'évanouit : il reste... une sorte de guide impersonnel et froid, de lourdes disserta- tions historiques histoire de la cathédrale, histoire des archevêques, listes des dons et privilèges accordés à la primatiale au cours des siècles et un tableau vif et franc, mais haché, dispersé, de mœurs popu- laires.

*

Et c'est ici que l'art de Blasco Ibânez, impuissant et sommaire dans le cadre d'un trop vaste sujet, re- prend son avantage : quel don d'observation rapide et sûr! quel ferme dessin, d'un criant réalisme, encore que l'auteur s'y trahisse, tantôt amusé ou compatis- sant, ou encore irrité, violemment irrité au spectacle de l'injuste souffrance. Quel vivant tableau de ce Cloître haut, qu'on l'on appelle encore les Claverias, vit, au niveau du toit de la primatiale, une étrange popu- lation ! « A la tombée de la nuit, lorsqu'on fermait

BLASCO IBANEZ 233

l'escalier de la tour, celle population se trouvait entiè- rement isolée de la ville. C'était une tribu demi-ecclé- siastique qui se reproduisait et qui mourait au cu'ur de Tolède, sans descendre presque jamais dans les rues, attachée par instinct atavique à cette montagne de pierre blanche et ouvragée comme une broderie, dont les voûtes lui servaient de refuge. Elle vivait là, saturée des parfums de l'encens, et elle y respirait cette odeur particulière de moisissure et de vieille ferraille qu'ont Les cathédrales, sans autre horizon que les ogives d'en lare ou que le clocher dont la masse cachait un grand

morceau du ciel »

L.es Luna sont de père en fils les jardiniers de la primatiale, et si l'on demandait au père du compagnon Luna de quelle époque datait ce contrat tacite qui rete- nait tous les siens au service des archevêques, le vieux jardinier « souriait d'un air de complaisance et ses veux se perdaient au loin, comme s'il voulait explorer l'immensité des âges. Les Luna étaient aussi anciens tpie les fondations de l'église. » Les aînés des Luna sont jardiniers; les cadets ne désertent point les Gla- verias : de menus offices leur échoient : Esteban Luna est silentiaire : son insigne (vara de palo) lui vaut le sobriquet de Verge de bois; son neveu Tomas dit le lato, est perrero : l'oncle impose aux fidèles le silence; le neveu chasse les chiens de l'église : fonc- tions de tout repos, infiniment honorables : dignité, sécurité ... Quelle folie pousse ce garnement de Tato à souhaiter de hasardeux triomphes? Ce Tato ambi- tionne les lauriers des toréadors : un Luna toréador! quelle déchéance ! ah ! comprenez le juste ressentiment d Esteban : dûment rossé, le Tato ajournera ses ambi-

£3 i FIGURES LITTÉRAIRES

tions, salisfait d'improviser dans la cathédrale d'éehe- velées corridas dès que la présence d'un chien lui est signalée.

L'intransigeance d'Esteban est approuvée par Ku-

sebio, sacristain de la chapelle du Sanctuaire, dit VÂzul de la Y'ucfcn. par allusion au costume bleu de ciel qu'il arbore les jours de grande cérémonie : et qui donc ne fait cas de L'assentiment du puissant sacii tain? sa fonction est la mieux rétribuée : la faveur de l'archevêque et du chapitre1 lui est acquise; l'Azul est envié, redouté, respecté; méfions-nous de l'Azul! et n'oublions point « ce gros corps adipeux, cette face bourgeonnante, ce front bas et ridé, encadré de poils hirsutes, ce cou de taureau la respiration difficile faisait un bruit de soufflet.... » La tante Tomasa elle- même condamne l'insubordination déraisonnable du Tato; et ce n'est point timidité! Cette tante Tomasa n'est point seulement « le personnage le plus considé- rable desClaverias; » elle est le seul qui ait su se sous- traire « à l'influence anémiante de la cathédrale » ; fut-elle point la camarade d'enfance du cardinal-arche- vêque? De s'être souvent battue avec l'enfant de chœul qu'une si extraordinaire fortune attendait, l'allègre vieille garde un très vif sentiment de la relativité des grandeurs humaines : certes, le cardinal-archevêque n'est qu'un homme, et ce sont de faibles hommes, ces chanoines imposants, ces bénéficiaires, et aussi ces « saints » qu'entoure la vénération populaire. La tante Tomasa, qui s'entretient familièrement avec l'arche- vêque, sait fort bien tenir tète à dom Antolin, vieux prêtre tyran nique, avare, à l'occasion usurier, qui détient les clefs des cloîtres et régit le personnel subal-

BLASCU IBANEZ 23.~>

erne de la primatiale. Or, la tante Tomasa approuve Êsteban, et avec elle tous les bedeaux, les sonneurs,

es jardiniers, les porte- bannières

Etrange petit monde, qui semble, en pleine Espagne

ïoderne, une épave du passé ! petit monde bien vivant ependant! groupe humain que divisent des rivalités t des haines, qu'éprouvent des souffrances; de ces lommes, de ces femmes. Blasco Ibânez sait l'histoire u'il vous dira tout au long- : ce romancier excelle évoquer les labeurs et les soucis des faibles et des .(livres; il affectionne les humbles, les déshérités, les ouffrants; sans les flatter, il les peint, tel Gorki, 'un pinceau fraternel: et sans doute il n'excuse point •lus vices; il n'innocente point un A/ul qui pille le •onc de la Vierge, vole les bougies et filoute l'argent

o o o

ses, mais il sait qu'une résignation quasi hé- ►ïque et une sagesse accommodante soutiennent les lus débiles : écoutez les confidences du vieux gardien idel :

Il v a je ne sais combien d'années que je traîne ec mau-

atarrhe. disait le vieux. Un cadeau de la cathédrale!

es médecins nie conseillent d'abandonner mon emploi;

;ii< je leur réponds : Qui me nourrirait?... » La paye

■l petite et la faim est grande.

Et Fidel prodigue les conseils à son compagnon luveau venu ;

< > 1 1 vous a sans doute recommandé d'avoir une attitude tueuse, de manger à la sacristie, d'aller dans la gale-

de I .- mu. -i l'envie vous prenait de griller une ciga- Ite. On m'a li'iiu le même langage, lorsque je suis entré

rvice de la cathédrale Tout cela c'esl facile à dire.

und on es! de ceux (|m dorment tranquillement dans

21* G FIGURAS MITERAI II KS

leur lit. Mais, en réalité, la seule chose essentielle, c'est d'ouvrir l'œil; et, quant au reste, on s'arrange le mieux qu'on peut pour passer la nuit. Après avoir employé m journée à entendre des invocations et des cantiques, à res- pirer les vapeurs de l'encens, c'est bien le moins qu'oi s'accorde un peu de repos.... A l'heure qu'il est, le boi Dieu et les saints dorment; notre métier à nous c'est d( veiller sur leur sommeil ; et que diable ! on ne leur manque pas de respect parce qu'on se permet quelques petite; libertés.... Allons, camarade, la nuit est venue. Metton: en commun nos pitances.

Et voici que soudain parmi les sonneurs, les sacris tains, les bedeaux, les silentiaires... reparaît Gabrie Luna, ex-séminariste, ex-combattant des bandes car listes, réfugié à Paris il devint socialiste : lamen table odyssée de ce révolutionnaire échappé de Mont juich, fourbu, épuisé, moribond! Son frère Esteban 1 recueille : Gabriel, réconforté, ne peut dissimuler s foi : les gens des Glaverias l'écoutent volontiers. 1 prêche l'affranchissement, annonce la société future... La société future! Ah! pourquoi ce délai? bedeaux e sonneurs s'en offensent : une nuit, Gabriel avant as sumé seul la garde d'une madone précieusement paré trois d'entre eux l'assomment pour voler diamants rubis; ainsi comprirent-ils l'évangile nouveau que le droit au bien-être primait tout et les dégageait d toute obligation morale : au lieu de les affranchir, Ter seignement de Gabriel lésa précipités au crime....

Ce Gabriel Luna serait, en dépit dune imprudenc qu'il paie de sa vie, un personnage éminemment symp;

15 LA SCO IRA NEZ 237

thique, si vous l'avez deviné s'il était moins éloquent : Gabriel Luna nous expose avec une fougue: ane verve, une science imperturbable, et toujours égales à elles-mêmes, l'histoire de la cathédrale de To- lède, celle des archevêques et celle même du royaume l'Espagne; il disserte sur la musique, le communisme, a politique, l'économie sociale, esquisse des confé- rences de cosmographie, une déclaration de foi pan- théiste. Ses propos sont ingénieux, brillants, éloquents, Issont très souvent d'une banalité satisfaite; convenez ]u'il n'était point indispensable de nous les infliger out au long... mais Gabriel Luna paraît n'être f ré- cemment que le porte-parole de Blasco Ibânez, et flous nous souvenons que Blasco Ibânez est ou fut léputé : éloquence électorale? On tirerait de tous ces liscours un précis d'anticléricalisme vieillot dans ses 'îolences et sa modération, qui sans doute séduirait les ibéraux d'outre-Pyrénées.

Peut-être conviendra-t-il d'étudier quelque jour m Blasco Ibânez le politicien; on louerait ses inten- tions s'il n'était évident que le politicien nuit à l'artiste. Dans V Ombre de la Cathédrale le prouverait, s'il était >ermis d'en douter. Souhaitons plutôt qu'il nous soit lonné un motif nouveau de faire plus ample connais- aace avec l'artiste, l'artiste seul.

<;eoiu;k moork

Eh quoi! dites-vous, est-il encore de bous romans anglais? La grande fabrique d'outre-Manehe produit-elle encore des œuvres comparables à celles qui firent la fortune de l'exportation littéraire bri tannique, articles riches, confortables, d'une solicité éprouvée

Lisez Est lier Waters.

Je lirai Esthcr Waters, je lis toujours les bons romans anglais. Il existe cinquante variétés de ro mans français qui peuvent être excellentes ou létes- tables; il y a un type de roman anglais qui est rare- ment médiocre et a qui tout le monde fait confiance

A la bonne heure

Je lirai celui-ci : je n'y chercherai point un excitant intellectuel, aucune de ces thèses, aucun de ces paradoxes ou de ces divertissements idéologiques se complaisent nos compatriotes ; cet Anglais m réserve peu de surprises

GEORGE MOORE 239

Mais peut-être des découvertes

Je lirai sou roman qui sera mal composé, sou- vent traînant, parfois sublime; je le lirai lentement, car je suis assuré qu'un bon roman anglais ne sau- rait être bref. Qu'importe! L'auteur n'exige de moi aucun elFort, mais seulement que j'agrée un certain état émotionnel : je ne me défendrai point; je ne me hâterai point; je goûterai un plaisir calme, une joie profonde, sereine et salutaire. Un bon roman anglais esl d'un effet tonique; on en sort ému, et pour un in- stant meilleur et en vérité fortifié. Puisse la destinée m'accorder de lire à loisir le roman de George Moore traduit par Lirmin Roz....

Lisez-le : vous ne serez point déçu; ce roman est digne de la grande tradition dont s'enorgueillit la littérature anglaise : il m'a paru mieux ordonné que la plupart des récits qui nous arrivent de Londres : d est. ., cet égard, supérieur à cette Fille de Istdy Rose de Mme llnmplirv Ward, qui fut l'aviez-vous

abliée? lavant-dernier succès britannique en en France. Et certes Firmin Roz ne serait point le délicat et très averti critique des Lettres anglaises que ii .us connaissons s'il n'avait et allégé, et ooiuie redressé la biographie à'Esther Waters. George Moore, toutefois, ne semble point professer m absolu mépris de la composition ; peut-être saisis- sons-nous liL une influence française; George Moore ut longtemps le disciple passionnément attentif de 106 maîtres

\ ous m'inquiétez.

A vrai dire, George Moore s'est formé en rarn- •; n esl i demi Français.

-2 1(1 FIGURES LITTÉRAIRES

Mais il demeure fidèle à la tradition anglaise?

Avec un scrupuleux bonheur.

Expliquez-vous.

On a tout dit sur le traditionalisme britannique : puissance des traditions qui dominent la politique, les mœurs, les lettres. Taine opposait naguère au désarroi intellectuel du jeune Français, la sécurité d'esprit de l'adolescent anglais, héritier de formes de pensée, de croyances et d'habitudes sociales stables, quasi indestructibles. Entreprend-il d'écrire un ro- man, le jeune Anglais reçoit de ses devanciers une méthode ou. si vous voulez, une technique; s'il l'ac- cepte, quelle économie de temps et de labeur! Ne parlez point de tyrannie : la tradition demeure en Angleterre un instrument de progrès certain : nos écrivains, tels nos politiciens, ne rêvent que révolu- tions; ceux d'Angleterre attendent tout de la lente action du temps et de la graduelle transformation des esprits et des disciplines. Certes, on ne connaît rien de plus majestueux dans l'histoire de la littéra- ture universelle que le développement du roman anglais depuis deux siècles : fécondité d'une tradi- tion qui s'impose aux plus rebelles et s'enrichit des efforts même tentés pour la combattre ! Qui donc s'en éloigna plus résolument que George Moore, George Moore, auteur à'Esthcr Waters et continua- teur très authentique des Dickens, des George Elliot et des Hardy?

Le cas de George Moore est d'autant plus instructif

G KO MGE MOOKi; 2 l 1

bue lui-même prit soin de nous renseigner avec une évidente sincérité sur ses avatars littéraires : com- ment négliger sa Confession d'un jeune Anglais, frag- ment d'autobiographie illustré de calembredaines montmartoises et de charges d ateliers parisiens que la critique anglo-américaine discuta avec une gravite candide? Vanité de la critique? Prestige trompeur des importations inattendues! Disciple de Zola auteur de romans qui « tout doucement et sans bruit, nous assure Firmin lioz, l'eussent mis à son rang dans le cortège des disciples du naturalisme, » George Moore fut brutalement injurié. Parce qu'il publiait sur sa vie a Paris un livre de notes décou- sues, on en lit presque un grand homme. Prestige de nos ateliers, de nos bals d'étudiants, de nos cafés, de nos guinguettes: La critique anglo-américaine fut émerveillée : l'Academv proclame :

Le nouveau livre de M. George Moore délie toute ana- yse exacte, il soulevé par centaines les questions littéraires 'I t traite dune façon si tranchante parbleu! les plus '•"Viles problèmes, il est si hardi dans ses personnalités I" on en peut dire seulement ceci « prenez et lisez.... »

Ces| l'œuvre d'un homme de haute culture. Il est ma- aise dy trouver nue seule page qui ne contienne des élé- ments suggestifs, amusants, audacieux ou impertinents.

écrit avec un nerf, une cjrâee littéraire bien supérieure M dons du romancer français Zola., avec lequel on pré- "»<' (.mais à lorl qu'il est en intimes relations lilté- «ires.... Ces confessions me semblent sans égales dans le oman anglais.

Je me doutais que la critique anglo-américaine était urfois folâtre : elle s'écrie ailleurs, la critique anglo- wéricaine :

IG

242 l'HilllKS LITTÉRAIRES

Disons toute la vérité : ce livre contient la faeo's de penser la plus Apre, la plus hardie, la plus rigide qu'ait vue

notre génération Avec lui on pense fortement, car il ne

nous présentera jamais une idée de second ordre.... Nous trouverez peut-être des échos dans son style, vous n'eu trouverez pas dans sa pensée, car la Grande-Bretagne n'a pas vu un écrivain aussi profondément original depuis que Sartor R&sartus se démène à travers Fraser.

La mSme critique, quand elle n'admire pas, s'in- digne :

Impudence littéraire à haute dose.... George Moore va grommelant pendant une bonne moitié de son volume, abattant non, essayant d'abattre - les idoles que la France s'est faites et devant la splendeur desquelles le monde s'est agenouillé. Et quand il les a défigurées à la façon d'un jeune ouvrier tailladant les traits d'un buste de marbre, il revient en Angleterre pour donner à nous tous, à nos auteurs classiques, un spécimen de son esprit étroit.

Tout cela prouve que les plaisanteries de nos rapms ne seront jamais comprises aux bords de la Tamise, non plus que dans la patrie du président Hoosevelt. Combien plus avisé l'écrivain sérieux qui prononça :

George Moore est un homme d'une robuste et belle santé, qui fait par moment des efforts désespérés pour se donner l'ironie souriante du Parisien, et son cll'ort esl accompagné de contorsions sans exemple dans l'histoire

Voilà donc enfin un avis raisonnable Pour nous nous ne saurons aucun gré à George Moore d'avJ défini Victor Hugo « un métis d'improvisatorc itahei et d'étudiant allemand de philosophie: » parce qu'il proféra sur Leconte de Lisle cette phrase mémorable! « Leconte de Lisle produit sur moi le même effet qu

r,i;oR(iK MOORE 24.3

si j'arpentais tes Nouvelles Law-Courts avec une vio- lente purgation qui me balaierait le corps d'un bout à 1 autre. ►) nous ne lui décernerons pas un brevel d'es- brit parisien. Nous retiendrons toutefois qu'il dui à la France de remarquables leçons d'irrévérence, et qui n'étaient point destinées à renforcer en lui le sens delà tradition. Au reste il dut à la France bien d'autres enseignements; l'un des plus profitables l'ut celui que lui prodiguèrent nos stylistes : George Moore apprit d eux et c'est un de ses compatriotes qui en témoigne la valeur et l'usage du mot "juste, hardi, tranchant, Perti a la bonne place; » et l'on ne nous permel point d'ignorer que son style brille d'un « éclat métallique i<>ut français. »

George Moore assure lui-même qu'il fit de son mieux pour laisser pénétrer en lui les influences, toutes les influences françaises : cet Irlandais francophile s'était a lonné avec passion à la chasse, aux courses de che- vaux : orphelin, riche, on le vit tout à coup fréquen- ter les ateliers des peintres de Londres, débarquer à Paris, -inscrire à l'Académie Jullian il mani- festa une notoire inaptitude à devenir fût-ce le plus liocre barbouilleur de toile. Il se voua aux Lettres, Qonmoins joyeuses que les Arts : ce furent - vous pouvez l'eu croire de brillantes années : notre Irlan lais fashionable passail h par exemple une soi- Gonstant, rue de la Gaieté, en compagnie de voleurs et de souteneurs, et la soirée suivante. avec une du m une princesse aux Champs-Elysées. »

244 FIGURES LITTÉRAIRES

Il habitait un appartement meublé avec une somp- tueuse fantaisie : on y servait du miel Irais et du lait au maître de céans vêtu de soieries exotiques :

Après avoir pris de ce rafraîchissement parfumé, j'appelle Jack, mon grand python, qui rampe et là, après deux mois de jeûne. J'attache un cochon d'Inde au tabouret, pur style Louis XV; la petite bête se débat et crie, le serpent fixe sur elle ses yeux noirs semblables à deux perles. Gomme ses oscillations sont superbes!... Maintenant il frappe et lentement avec une gourmandise si exquise, il lubrifie et il avale.

Marshall est à l'orgue dans la grande salle, il joue un chant grégorien, cet hymne magnifique, le Vexilla Régis de saint Fortunatus, le grand poète du moyen âge. Ëtmoi, après avoir feuilleté les Fêtes galantes, je m'assieds pour écrire.

Les duchesses et les princesses des Champs-Elysées, les souteneurs de la rue de la Gaieté, le python Jack, Marshall, saint Fortunatus, Verlaine.... Avouez que ce dût être gai, et qu'en vérité George Moore ne négligeait rien de ce qui est essentiel à une solide éducation française. D'autant que vers le même temps il se rendait fort assidûment à la Nouvelle Athènes, le célèbre café littéraire de la place Pigalle : il y rencon- trait Villiers de l'IsleAdam, Paul Alexis, Léon Dierx, Manet, Pissaro, Catulle Mendès.... Après dix ans de ce régime, s'estimant « efféminé, maladif, pervers, mais avant tout pervers >. et d'ailleurs très réelle- ment ruiné il songea à publier des chefs-d'œuvre. Il repassa le détroit en quête d'éditeurs :

J'étais, assure-t-il, couvert d'idées bizarres, coin me un étrangerde distinction est couvert d'étoiles. Le naturalisme, je le portais autour de mou cou : le romantisme était

GEOBGK MOORE 245

épingle sur mon cœur; le symbolisme, je le tenais comme un revolver-bijou dans ma poche, pour m'en servir à l'occasion

Ainsi équipé George Moore, doutant parfois s'il était un « charlatan » ou un « homme de génie, » mais inclinant Fortement vers la seconde de ces hypothèses, causa quelque scandale. Mais le monde est patient; le monde est sot et méchant; il est surtout patient; sur ce point. George Moore ne « supporte pas la con- tradiction. » Fâcheuse patience! George Moore en fut pour ses frais et ne parvint point à susciter une indigna- tion retentissante. Il était à demi Français. Il écrivait un anglais déplorable. Il en fut réduit à rapprendre sa langue maternelle : cependant, il lisait beaucoup de littérature contemporaine, surtout française : le sou- venir de des Fsseintes le hantait Récrivit, comme

j'ai eu l'honneur de vous le dire, des romans natura- listes ; la patience de ses compatriotes commença à faiblir. George Moore devenait une manière de per- sonnage ; il eut la critique a ses trousses; la foule ne L'ignorait plus, elle l'exécrait; le public anglais n'a jamais apprécié le naturalisme. George Moore était de plus en plus naturaliste, de plus en plus Français.

Il découvre enfin la tradition, qui de Fielding à Meredith a l'ait la gloire du roman anglais : incon- tinent le disciple de Zola, 1 ami de Huysmans et de Mallarmé, l'Anglais parisianisé, efféminé et pervers, - affirme le plus traditionaliste des sujets de la grande reine : il a compris qu'aucun des enseigne- ments auxquels il s'est soumis ne lui sera inutile : il incorpore ses propies complètes à la doctrine natio- nale : il écrit Esther \\ u/ers, que l'univers bri-

24C» FIGURES LITTÉRAIB1 s

tannique proclame un pur chef-d'œuvre, et qui est en vérité un bon. très bon roman anglais.

C'est l'histoire d'une servante, qui ne rappelle nul- lement nos romans d'une femme de chambre ; longue- histoire émouvante, que je n'entreprendrai pas de résumei'; on ne résume pas un roman anglais : certes r vous ne soupçonnerez pas l'attrait de cette humble existence si je vous apprentis qu'Esther Waters, enfant dune pauvre et trop nombreuse famille londonien ner dut entrer en service toute jeune àWoodview l'on élève des chevaux de course, qu'elle v fut séduite, puis abandonnée par le valet William Latch; qu'elle accou- cha à l'hôpital, connut à Londres une atroce misère, parvint cependant à élever son garçon, retrouva Wil- liam tenancier de la taverne de la Couronne royale et bookmaker. L'épousa, le perdit, ruiné, épuisé de phtisie, retomba à son ancienne condition, servante àWood- view à demi-désert, dévasté parle fléau du jeu

Esther Waters est une figure essentiellement anglaise, admirable d'énergie, de ressources morales, jusque dans la pire détresse. Esther Waters nous émeut de pitié, elle conquiert notre estime, j ose dire notre respect. Esther Waters ne sait ni lire, ni écrire : elle traverse naïve, émerveillée, résignée, vaillante inlassablement, un monde qu'elle devine complexe,, hostile, capricieux : elle a un sentiment très vif de l'universel mystère, un sentiment non moins vif de sa responsabilité personnelle; elle est très anglaise.

GEORGE MOORK 247

Ësther VVaters rencontre à Woodview un nombreux domestique, filles de cuisine, femmes de chambre,

palefreniers, jockeys, valets et majordome.-, : major- domes, valets, jockeys, palefreniers, femmes de chambre et filles de cuisine ne vivent que pour épier le <( tuyau » opportun et parier aux courses : les maîtres donnent L'exemple, à l'exception de la maîtresse de maison, dévote, timide, épouvantée de ce mal qui ronge, démoralise, anéantit tant de familles anglaises. A Londres voici la maison ouvrière, les hôpitaux, le workhouse, les intérieurs minables et proprets des petits bourgeois, effroyables geôles peine l'unique servante; voici enfin la taverne s'assemble une étrange cohue de buveurs et de parieurs, et que sur- veille de près la police. Que de personnages en ce roman! Que de démarches, d'événements! Quel bouil- lonnement de sève ! Quelle vie! Que de choses vues, de spectacles évoqués ! L'admirable est que tout cela nous est révélé parles héros eux-mêmes : l'auteur n'apparaît jamais : ni psychologie ex professo, ni descriptions superflues ; que penseGeorge Moore? A-t-il une opinion sur tant de problèmes, religieux, sociaux, politiques? •le l'ignore ; mais je sens que ce romancier accorde à tous ses personnages, aux plus coupables aussi bien qu'aux plus déshérités, une sympathie intelligente et la plus indulgente tendresse; l'auteur se dissimule : une chaleur partout épandue témoigne qu'il a mis dans son œuvre, avec tout son art. le meilleur de soi- même.

Il faut lire une telle œuvre pour comprendre que le publie anglais ail si obstinément condamné les essais naturalistes de George Moore... et de quelques autres.

24 8 FIGURES LITTÉRAIRES

Comment n 'eût-il pas estimé grossièrement superficiel et injustemenl satirique un art qui ne dépasse pas les apparences? Les écrivains naturalistes furent des bour- geois ivres de dégoût et calomniateurs. Ah ! dites-nous la brutalité des mœurs populaires, mais n'isolez point ce trait sous peine de dénaturer la réalité. La biogra- phie d'Esther Waters écrite selon l'esthétique natura- liste eût été intolérable... et fausse. En faisant abstrac- tion de sa propre personnalité pour se placer toujours au point de vue de son héroïne, George Moore atteint à la plus émouvante vérité.

George Moore a esquissé dans sa Confession d'un jeune Anglais la physionomie d'une servante qu'il est intéressant de rapprocher d'Esther Waters : Emma « l'affreuse servante » travaillait dix-sept heures par jour :

Emma, je me souviens de vous, vous ne devez pas être oubliée. Débouta cinq heures tous les malins, nettoyer, laver, faire la cuisine, habiller ces exécrables enfants... travailler péniblement dans cette horrible cuisine, monter les escaliers en courant avec le charbon, le déjeuner et les pois d'eau chaude; à genoux devant une grille, enlever les cendres avec vos mains. Puis-je les appeler des mains.. . .

George Moore assaille Emma de questions cruelles, curieux de mesurer « la profondeur de l'abêtissement elle était tombée. » Car Emma était « à peu de chose près un animal. » Emma, ni jeune ni vieille, avait un air honnête et franc; ses gestes étaient sans grâce: « Les bonds que vous faisiez étaient affreux, ils ressemblaient aux bonds d'un cheval de fiacre. » Emma est « une mule... une bête de somme, une

GEORGE MOORE 249

esclave trop horrible pour autre chose que le travail. » Jetée à la rue, Emma serait perdue, vouée à l'ivro- gnerie, à la prostitution : conclusion :

La Providence est très gage après tout, et votre meilleur sort est votre sort actuel. Nous ne pouvons ajouter de souffrances et nous ne pouvons en enlever; nous pouvons les changer, mais nous ne pouvons les chasser ni les allé- ger

George Moore rencontra Emma, peu après son retour à Londres : il était déjà curieux de la vie des humbles, observateur pitoyable de leurs allures et de leur misère; mais le préjugé naturaliste obscurcissait sa vue : ni sa compassion n'était active, ni son obser- vation n'était pénétrante : il fît un croquis sec, rigide, d'une désolante dureté : Esther Waters, c'est Emma observée avec des yeux dessillés, avec une clair- voyance plus humaine et une plus fraternelle charité.

EDITH WHARTON

Dira-t-on, après avoir lu le très fort roman de Mme Edith Wharton, Chez les heureux du monde, qu'une physionomie morale bien particulière distingue, entre toutes les aristocraties modernes, l'aristocratie américaine? Dira-t-on que les vices et les vertus de ces « heureux » d'outre-mer trahissent des nuances, un accent dont on ne retrouverait pas les équivalents parmi « l'élite » mondaine de la vieille Europe? Il ne semble pas, en vérité, qu'il y ait une espèce de lâcheté, de brutalité ou de muflerie spéciale à la catégorie des opulents New-Yorkais : la futilité, l'égoïsme, la ros- serie de quelques-unes des héroïnes de Mme Edith Wharton ne sont point d'une si exceptionnelle qualité. Non, il ne semble pas du tout que cette aristocratie de l'autre continent soit plus égoïste, plus féroce dans la défense de ses privilèges que celle de celui-ci. Je ne suis pas sûr que les médiocres vertus et même une certaine élégance morale, non plus qu'un certain aiïi- nement du goût et de la sensibilité, y soient plus

EDITH WHARTOW 251

rares qu'ailleurs. La moyenne de ces gentlemen et de leurs compagnes est étrangement ressemblante à la l'ouïe élégante qui peuple les œuvres de nos roman- ciers mondains. Somme toute, ils sont plutôt sympa- thiques, ces aristocrates du dollar, sympathiques à force d'être pareils à une humanité dont les gestes nous sont familiers. Je vous jure que leur compagnie n est point déconcertante, que leurs préjugés sont acceptables, que le spectacle de leur veulerie repose et n évoque en rien le souvenir de cette énergie yankee trépidante et fameuse.

Les types connus abondent parmi les hommes, types falots d'oisifs oisifs, Mme Edith Wharton semble nous faire entendre que presque tous ses per- sonnages le sont apoplectiques à la pensée lente, dyspeptiques lamentables, abouliques que désoriente le plus léger mécompte, tous élégants, suprême- ment élégants, dévots des rites mondains. C'est »'ii vain que, parmi tant de célébrités masculines, on cherche une ligure originale. Certes, l'originalité de ee roman pullulent les millionnaires, c'est d'abord qu'on n'y aperçoit ni roi de la finance, ni empereur du lard ou du pétrole, pittoiesques ou truculents, mais seulement sauf exception la collection la plus grise, la plus terne de messieurs corrects, élégants, en qui l'univers entier approuve- rait l'absolue perfection de la banalité distinguée.... Ils sont si pareils à tout le monde et à n'importe qui, ers gentlemen, qu'il nous est parfois pénible île ne point reconnaître en certains d'entre eux compatriotes : un Percy Gryce, si bien élevé, réalise un type d'adoleseenl dont il semblait que h

252 FIGURES Ll'ITÉUÀIBUS

traditions les mieux établies de l'éducation des l'a- milles nous eussent assuré le monopole : M. Gryce est, déclare Jack Stepney, « le jeune homme qui a promis à sa mère de ne jamais sortir par la pluie sans ses galoches, » affirmation téméraire, observe Mme Edith Wharton « tant il était peu vraisem- blable que Percy se risquât dehors par la pluie. » Percy a été élevé par sa mère « une femme monu- mentale, avec l'organe d'un prédicateur et un esprit tourmenté par les iniquités de ses domestiques; » ce milliardaire timide vit du placement de ses rentes; cet épais garçon manifeste une débilité physique et intel- lectuelle qui exclut tout idée d'aventureuse initiative. . . . Oh! mères françaises, dont on incrimine parfois l'ex- cessive et amollissante sollicitude, laissez faire a vos fils le viril apprentissage de la liberté, mais n'allez point demander des leçons aux Mrs Gryce américaines ; elles vous enseigneraient l'art de couver et de faire éclore de simples coquebins.

Nous ne sommes point dépaysés parmi les Perev Gryce, les Van Alstyne, les Trenor, les Van Osburgh, les Stepney, les Dorset, les Silverton... nous le sommes d'autant moins que, si leur psychologie nous réserve peu de surprise, le cadre de leur existence et l'aspect même de leur être physique ne nous sont révé- iés qu'avec une extrême discrétion. Mme Edith Whar- ton ne se pique point de décrire : oserai-je dire qu'elle i semble peu habile à retenir et à fixer la silhouette df i ses personnages? Elle note des traits épars, des gestes, n'achève aucune figure; c'est au signalement des cœurs et des âmes qu'elle s'applique : elley est passée

EDITH WIIARTIIN 253

maîtresse De descriptions, fort peu : quelques fêtes

évoquées sans grande précision; nul mobilier, ni bou- doirs, ni bijoux; de quoi, o ironie! Paul Bourget ne craint point de féliciter avec insistance Mme Edith Wharton : « L'alerte et agile artiste qu'est Mrs Whar- ton ne commet pas la faute, souvent et justement reprochée aux auteurs de romans mondains, de dis- serter à L'occasion des turquoises et des toilettes de la

mère de Lily et de ses congénères » En vérité

Mme Wharton ne commet pas la faute s'obstinèrent déminents romanciers mondains; tant pis si c'est paraître faire la critique de tel de ses devanciers que de signaler en ce roman l'absence de tout snobisme : Mme Edith Wharton n'admire point aveuglément les

heureux » de ce monde; encore quelle en apprécie avec une subtilité avertie les manifestations, elle ne s extasie pas devant l'étalage de leur luxe. En sorte qu'il convient de louer son tact, la fine sûreté de son goût, la délicatesse de son art, dans le même temps que l'on songe à déplorer certaines conséquences de cette exquise délicatesse : car nous eussions été curieux d'une peinture plus colorée et surtout plus poussée du monde sensible.

En sommes-nous surs? Absente des âmes, l'origina- li te se rencontrerait-elle dans les choses? Nous soup- çonnons que tout l'effort de ces mondains, de ces mondaines, ne va précisément qu'à la proscrire par- tout où ils la rencontrent : ils ne sauraient en souffrir l«' déplaisant contact dans leur vie journalière : ils habitent de vagues Trianons, de dérisoires Chenon-

ceaux; leurs couturiers sont français Ils sont aussi

peu américains que possible, ces Américains : leurs

25 ! FIGURES LITTÉRAIRES

palais ne le sont point, ni leurs objets d'art, ni peut- être leurs âmes.

Allons-nous conclure que Mme Edith Wharton nous contraint à mettre en doute L'existence d'une authentique aristocratie américaine?

La catégorie sociale que l'on désigne sous ce nom ne nous apparaîtrait en somme que comme une variété très peu différenciée du monde des riches cosmopolites, si une Lily Bart n'en faisait point partie, une Lily Bail, imprégnée de culture européenne, si volontaire dans le développement des instincts créés par la famille et l'entourage, que nous sommes bien forcés de décou- vrir en elle, à travers elle, les traits caractéristiques d'une société particulière; car telle est bien la signi- fication de cette étrange ligure, tel est son rôle en ce livre qu'elle éclaire comme d'une magique lumière : les aventures de cette jeune iille, belle, malheureuse, indomptable, suffiraient à nous émouvoir profondé- ment : Mme Edith Wharton entend qu'elles nous instruisent; la psychologie de Lily Bart, c'est tout le sujet du roman; Mm? E lith Wharton fait en sorte que cette psychologie entraîne l'analyse des condi- tions d'existence de toute une classe de la société américaine : nous nous enthousiasmons avec Lily Bart; avec elle nous espérons, nous ressentons l'excitation de la lutte; les triomphes, les rancœurs, les révoltes, l'infortune finale de Lily Bart, voilà le drame, drame collaborent mille forces obscures que l'on entre-

j

EDITH WHARTON 255

prend de nous révéler tour à tour. Roman psycholo- gique, roman social, procédé subtil et périlleux triomphe l'ingénieuse puissance de Mme Edith Whar- |on : procédé merveilleux, puisqu'il introduit dans le plus complexe sujet l'unité en mémo temps que la vie.

Procé h'1 merveilleux, dont une moins habile roman- cière n'eût point aussi heureusement réglé l'emploi : Mme Edith Wharton écrit sans hâte la biographie psychologique de Lily Bart : avec une minutie patiente elle note les jugements, les opinions de son héroïne: il n'est point vraiment de réaction s fugitive de cette intelligence et de cette sensibilité que

Mme Edith Wharton ne l'enregistre Que pense

toutefois Mme Edith Wharton ? A-t-elle une pinion? \ allez point lui faire l'injure de croire qu'elle vous la livrera tout de go : elle écrit une biographie; elle note, elle enregistre, elle ne confirme, ni ne critique; elle laisse parler les faits : au lecteur de conclure.... Observez bien que les jugements de Lily Bail ne sont point soupçonnables de partialité : Lily Bart est trop de son monde, de sa caste, pour être injuste aux individus: (die l'accepte, cette caste, elle en accepte rinexorable loi, elle agrée un dangereux faii play^ et ii'1 s'en prend qu'à elle-même de sa défaite. Combien plus éloquent (pie fous les commentaires le simple récit de son désastre?... Dès son apparition le roman de Mme Edith Wharton eut a New- York le retentisse- ment d'un réquisitoire. \ul réquisitoire plus imper- sonnel, plus « objectif » en sa véracité passionnée.

Le ton de Mme E lith Wharton est celui de la nar- ration aisée : elle ne s'interdii point dmoftensifs

ïs de cet hum ai: par se manifeste ['heureux

25() FIGURES LITTÉRAIRES

équilibre des esprits anglo-saxons ; inoffensifs : ainsi, écrit-elle de la mère de Lily Bart : « Elle ne tolé- rait pas les scènes quand ce n'était pas elle qui les faisait. » Lily Bart, au temps elle veut épouser Percy Gryce, rêve d'avenir : « Le pasteur viendrait dîner une fois chaque hiver, et son mari la prierait de vérifier la liste des invités et de veiller à ce quelle ne renfermât pas de divorcées, hormis celles qui auraient donné des gages de repentir en se remariant très richement. » L'inoifensif humour de Mme Edith Whar- ton s'exerce surtout aux dépens des comparses, telle, cette tante de Lily Bart, M" Péniston, qui est un.; assez ridicule et méchante commère; sa verve s'égaie des menus incidents de la vie domestique, des gaffes ou du zèle excessif d'une maîtresse de maison inexpéri- mentée : ça et là, elle esquisse sur un ton mi-comique, mi-compatissant, une scène d'intérieur L'humour disparaît à mesure que le tragique l'emporte : le récit demeure simple, d'une concision un peu sèche il faut reconnaître la plus sûre entente de l'effet drama- tique.

Réquisitoire! eh! sans doute : félicitons toutefois Mme Edith Wharton d'avoir su se soustrairj à double tendance dont les effets contradictoires excessive complaisance, sévérité outrée rendent suspectes la plupart des récentes peintures de la vi ; aristocratique.

Et l'on soutiendrait que ce réquisitoire contient les éléments d'une justification de l'aristocratie améri-

EDITH VVNARTON 257

painé : c'est Selden qui nous avertit de « ne pas déprécier l'aspect décoratif de l'existence, » car « le sens de la splendeur se justifie assez par ce qu'il a pro luit.... » L'argument n'est pas sans valeur dans la jbouche d'un critique aussi pénétrant de la vie mon- daine. Selden est le seul intellectuel du livre; cet avocat est l'ami et le compagnon intermittent des trénor, des Stepney et de leurs amis : son ironie sou- riante, sa philosophie désabusée lui valent auprès d'eux tous quelque prestige.... Or Selden semble bien penser, à de certains instants, que ses amis incarnent le « sens de la splendeur. » Nous aurions quelque peine à l'en croire, tant ils nous semblent grossiers et d'Ame vulgaire, tant elles nous paraissent nulles, il une grâce superficielle et banale, mais il y a Lily Bart, cette étonnante Lily Bart dont la seule présence constitue le plus irrécusable témoignage, Lilv Bail qui n'eût jamais brillé en cet univers, si elle n y avait été précédée par un groupe compact de Trenor el de Stepney, en sorte qu'elle nous semble idéal réalisé de générations négligeables. Cet idéal n'est point médiocre : Lily Bart est belle, l'une beauté vigoureuse, absolue, souveraine : l'intel- îgence de Lily Bart est aussi simple que robuste : ;eUe fille extraordinaire est armée d'une exceptiôn- îelle volonté : elle est ardente et froide, prodigieuse- nent lucide; elle aime l'amour, elle aime surtout la )eauté : « Comme elle aimait la beauté!... Elle avait oujours éprouvé que cette sensibilité-là compensait :hez elle une certaine atonie de sentiment, dont elle tait moins fière. » Son culte de la beauté nous garan- it l'inaltérable noMesse de ses sentiments : « Elle

17

•y, s i un m;s i.rn khaiiu.s

tenait toujours a sauvegarder scrupuleusement les

apparences a ses propres veux. Le raffinement de sa personne avait un équivalent inoral.... » Une telle lille est faite pour régner sur les hommes et dominer les femmes; son pôle sera de triompher partout et toujours par le rayonnement d'une éclatante supério- rité : ainsi en juge son ami Selden, qui l'observe par- lois avec un<» perspicacité effrayée :

Elle était dans un de ces jours elle était si belle que sa beauté paraissait suffisante, et que Loul le reste sa grâce, sa vivacité, ses qualités mondaines ne semblait que le trop-plein d'un nature généreusement douée. Mais ce qui le frappa surtout, c'était la manière dont elle se distinguait par cent nuances indéfinissables des personnes qui abondaient le plus dans son propre style. C'était pré- cisément dans une pareille compagnie la iine lïeuret la parfaite expression de l'état elle aspirait que les différences ressortaient plus saisissantes; sa grâce ravalait l'élégance des autres femmes, comme le subtil à-propos de ses silences rendait leurs bavardages plus sots. La tension de ces dernières heures avait restitué à son visage cette éloquence plus profonde dont Selden depuis quelque temps regrettait l'absence, et la bravoure des paroles qu'elle lui avait dites flottait encore dans sa voix et dans ses yeux. Oui, elle était incomparable : c'était le seul mot qui con- vint; et il pouvait donner d'autant plus libre cours à son admiration qu'il y demeurait si peu de sentiment person- nel....

Qu'une femme aussi parfaite put surgir des rangs des Trenor, des Stepney et de leurs pareils, voilà, semble-t-il, un assez bon point en faveur de cette aristocratie qui nous avait toujours paru si ebétive ; et c'est, en vérité, dans le roman de Edith Wharton le fait capital qui illumina jusque dans ses profondeurs

EDITH WHAKT0N 259

le fonctionnement et le nôle secrets d'un rouage soeiaî.

Il n'importe guère après cela qu'une Lily Bart con- naisse le succès ou l'insuccès; qu'un événement for- tuit la prive d'une indispensable fortune, ceci n'est d abord intéressant que pour des motifs esthétiques et des raisons d'ordre littéraire : héroïne de sa caste, si elle en devient la victime, elle se hausse encore dans notre admiration. .. et nous y gagnons la plus poi- gnante histoire, celle de son long martyre.

Une Lily liait peut supporter toutes les épreuves, saut la pauvreté : orpheline, ruinée, son insouciante jeunesse ne va point s'alarmer : est-elle point sûre de vaincre? Mrs Peniston la recueille; avare et riche, Mrs Peniston subventionne cette nièce d'humeur vagabonde à qui ne convient point une tutelle morose t tatillonne; Lily Hait vit de longs mois chez des unies, tantôt ici, tantôt là; on se dispute une com- >agne aussi brillante ; les prétendants sont nombreux ; aly Hait choisira. Le temps passe, Lily Bail hésite ; pousera-t-elle lVrcy Gryce ou Sim Rosedale, le ban- piîer Israélite? elle négociera, puis rompra l'un et 'antre mariage : pourquoi, à l'instant décisif, ren- ontre-t-elle toujours son ami Selden, qui seul esl igné d'elle, mais dont la médiocre aisance lui fait orreur? Lily Bart n'épousera ni Percy Gryce, ni •un Rosedale, ni Selden; elle manquera tous ces lariages, tantôt par sa propre faute, tantôt par suite es intrigues de ses jalouses amies. Cependant, elle si à la merci de ces dangereuses amies. Ecoulez s.-, éplorable confession ;

Vous croyez que noua vivons des riches, plutôt laveceux; et cesl vrai, dans un sens... mais c'est un

•>0() FIGURES LITTÉRAIRES

privilège que nous avons à payer! Nous mangeons leurs dîners, nous buvons leurs vins, nous fumons leurs ciga- rettes, nous nous servons de leurs voitures, de leurs loges à l'Opéra et de leurs wagons particuliers... oui, mais nous avons une taxe à payer pour chacun de nos luxes. L'homme la paye, cette taxe, en donnant de gros pour- boires aux domestiques, en jouant aux cartes au delà de ses moyens, par des fleurs, des cadeaux et bien d'autres choses qui sont chères: la jeune tille, elle, la paye par les pourboires et parle jeu aussi... oh! oui, j'ai me remettre au bridge... et en allant chez les meilleures cou- turières, en ayant toujours exactement la robe qu'il lui tant pour chaque circonstance, et en se gardant toujours fraîche, exquise et amusante !

La fin, vous la devinez : Lily Bart voit s'évanouii devant elle toutes ses « chances; » c'est vainement qu'elle lutte contre la lassitude, la perfidie, le* intrigues des femmes, la lâcheté ou la brutale con- voitise des hommes : Lily ne consentira aucun sacri fice à son sentiment exalté de l'honneur; elle brûh les lettres dont elle eût pu accabler sa principal* ennemie : condamnée par son héroïsme à une défini tive déchéance, elle devient ouvrière : un matin accident ou suicide? on la trouve morte.

WALT WIIITMAN

Il est certain, bien certain que l'œuvre de Walt Whitman n'est point aussi connue en France qu'elle mérite de l'être ; il est certain que si cette œuvre a rencontré parmi nous des admirateurs très chauds, les admirateurs sont peu nombreux; il semble hors de doute que Walt Whitman obtiendra très diiïicile- ment en France la popularité dont le rendent digne sa toi en l'humanité, ses enthousiasmes démocratiques, les accents de prophète d'une société nouvelle, son génie de poète universel, original, radieusement jeune- Et ce n'est point une raison pour nous détourner de tel homme, qui fut grand, de cette œuvre qui demeure une source vive de joie et de beauté.

L'homme et l'œuvre ont été salués dès j 88 i en une étude de Léo Quesnel. qui M. Léon Bazalgette le (Kh lare1 « demeure, après un quart de siècle et les

1. Léon Bazalgbttb. Wall Withman. '..homme et son Œuvre.

2G2 l'IGUBES LITTÉRAIRES

multiples jugements nouveaux qu'il suscita, l'une des plus absolues présentations du poète et de son œuvre sous une tonne brève. » Une étude plus com- plète fut consacrée à l'auteur des Feuilles d'herbe par Gabriel Sarrazin en cette Renaissance de la poésie anglaise, triomphe l'esprit de divination d'un cri- tique merveilleusement intuitif. On a vu la plus aus- tère de nos Revues « consacrer sans vergogne une vingtaine de pages à un homme dont le « répugnant matérialisme » et les instincts « détestables, » le jargon v< grotesque » et les allures d'échappé de Cha- renton ne parvenaient pas cependant à faire oublier certains dons que, non sans quelque regret, on con- sentait à lui reconnaître, avec cette générosité si par- ticulièrement française qui consiste à n'admettre les grands originaux de la littérature que tondus et cas- trés, le chapeau à la main, dans l'humble posture de gens qui mendieraient un regard d'approbation des disciples de Racine et de Bossuet. »

0 Bazalgctte ! si prompt à vitupérer les timidités de L'un des plus souples et des plus pénétrants talents féminins que nous ayons connus, si regrettablement prompt à rendre la France lettrée responsable des étroitesses de goût et des erreurs de Mme Th. Bent- zon ! Est-elle après tout si coupable, Mme Th. Bentzon, en dépit de ses erreurs manifestes, sont-ils si cou- pables, ces critiques qui ignorèrent ou parurent igno- rer Walt Whitman, sommes-nous si coupables, nous tous qui acceptions d'un cœur léger de vivre dans l'io-norance de cet homme et de cette œuvre ! 0 Bazal- gette, vous m'êtes témoin que ni l'homme ni l'œuvre ne furent, compris des Américains eux-mêmes : votre

WAI.T YYIHTUAN 265

livre, ample, richement informé, ardent, généreux. éloquent, est l'histoire d'un glorieux méconnu : et sans doute l' Amérique, après l'Angleterre, s'efforce de révi- ser cette pathétique affaire: la gloire de Walt Whil- maii grandit dans tout le monde anglo-saxon et rayonne jusque sur notre vieux continent. Nous ne serons point aveugles à cette lumière nouvelle. Mais, ô Ba/algelte, soyez-nous indulgents, à nous que n'avertissaient ni le sang, ni la langue, à nous qui ne pouvions être plus Yankees que les Yankees, à nous qui ne saurions pénétrer le génie de cet étrange poète ni jouir de son œuvre sans une préalable ini- tiation.

L'initiation est aisée désormais, depuis que Léon Ba- zalgvlle a pris soin d'écrire la biographie la plus pieuse, la plus copieuse, la plus abondamment expli- cative allons-nous donc adopter Walt Whilman.

et. par une de C2S naturalisations d'enthousiasme dont la France intellectuelle, o Bazalgette, fut toujours prodigue, incorporer son œuvre au patrimoine natio- nal d'art et de poésie? Que de difficultés! La princi- pale, c'est qu'entre tous les poètes, ce poète semble intraduisible; dès 188i, Léo Quesnel en avertissait

s lect< urs : Whitman traduit n'est plus YVhitman : la langue riche et libre qu'il a pu se créer, grâce aux larges tolérances des idiomes anglo-saxon s, ne saurait être coulée dans le moule étroit et pur des langues latines. Il\ a la langue de Wall Whitman, intradui- sible. Affrontez-vous le texte même, il v a la versili- cation, qui vous déroute : versification, absence de versification... l'indifférence de Walt Whitman aux rythmes traditionnels est prodigieuse: Les vers de

2 64 FIGURES LITTÉRAIRES

Walt Whitman ne sont pas des vers; Léo Quesnel est à première vue tenté de les définir des « bouts-ri- més grotesques. » L'inspiration en est puissante , Walt Whitman n'a que de hautes et généreuses pen- sées Ce poète toutefois serait-il point antipa

thique au génie latin, épris de la justesse des cadences et de la perfection de la forme? Léo Quesnel est fort embarrassé; Léo Quesnel a découvert qu' « une cita- tion de Whitman avait presque toujours pour effet de refroidir à son égard l'intérêt du lecteur français. » Bien intentionné, Léo Quesnel cite tout juste trois strophes Les citations (de poèmes) sont extrême- ment rares dans le livre abondant de Léon Bazalgette : je ne puis croire pourtant qu'il en redoute l'effet sur le lecteur : nous avons fait quelque chemin depuis 1884 : les traducteurs ne reculent plus devant les transpositions dont souffre l'harmonie de notre langue ; ni les néologismes les plus hardis, ni les plus auda- cieux barbarismes n'épouvantent un Léon Bazalgette. Léon Bazalgette traduira l'œuvre do Walt Whitman ; il la traduira toute entière1. Réservons donc notre jugement : contentons-nous de considérer l'attirante Ggure, les gestes, la vie admirable et si pleine d'en- seignements du poète américain.

Une santé prodigieuse ! Léon Bazalgette ne se lasse pas de louer cette « impériale santé, » cette santé

i. Cette traduction a récemment paru : Feuilles d'herbe (2 vol.).

WAl.l \\ Il II MAX 265

invraisemblable; en quoi cet avisé biographe ne fait que suivre l'exemple du poète; Walt Whitman toute sa vie s'émerveille de la vigueur de son corps, et de l'harmonieuse puissance de tout son être : « Je ne crois pas, écrit-il, qu'il ait existé un organisme plus robuste, plus vigoureux, plus sain, plus équili- bré sur lui-même ou plus inconscient et en meilleur

état de 183o à IH12 Je me considérais comme

invulnérable. » Walt Whitman est un colosse bien portant, fier de sa haute taille, de ses larges épaules el de ses muscles souples; il est un colosse doué d'un système nerveux à toute épreuve, d'un cœur inébranlable, d'un estomac sans défaut ; de cet esto- mac, de ce cœur, de ces nerfs il n'est pas moins fier que de son solide et lucide cerveau. Walt Whit- man est un colosse; aucun de ses amis ou de ses biographes américains ne nous laisse ignorer que Walt Whitman pesait deux cents livres environ. Walt Whitman s'enorgueillit de son poids. La régu- larité de ses fonctions vitales lui est un sujet d'or- gueil; son prestige physique lui est une perpétuelle jouissance. 11 est parfaitement beau :

Son visage, avant d'acquérir cette incomparable majesté d Olympien dont la vieillesse devait l'empreindre et qui, ;i près avoir frappé ses contemporains, nous ravit encore d'admiration à travers ses portraits, était d'une rare beauté. . I>es sourcils hauts et 1res arqués limitant un front Iarger des yeux bleu clair, un nez très fort et absolument droit, - encadraient dans l'ovale parfait d'un visage vermeil, tanné par le grand air, le soleil et l'océan, et pavoisé d'une barbe H «l'une moustache que jamais il ne rasa.... C'était, de la tête aux pieds, un mâle, qui en imposait par ses propor- lions inaccoutumées et la noblesse de son port. Au repos

•K\{\ Kir.lRKS UTTÉBAÏRES

il évoquait, dans l'ensemble de sa personne, et non par le visage seul, la beauté grecque nullement celle de la décadence, qui emplit nos musées de son type un peu fade mais le fort type hellénique primitif, c'est-à-dire l'absolue harmonie dans la puissance rude. Sur toute sa physionomie une certaine expression primitive, barbare, autochtone était répandue, et le marquait, parmi les citadins, comme nn pan de roc naturel au milieu d'un parc dessiné.

Walt Whitman est un « échantillon de splendide animalité humaine. » Jeune, vêtu en ouvrier, campé en bras de chemise parmi la foule de Broadway-street . il a l'attitude d'un roi; il est « l'individu-roi ; » il esl un « individu colossal, » il est Y - individu améri- cain. » le « démocrate du xixe siècle. »

Et sans doute il ne s'avise point tout de suite qu il est tout cela; il s'en avise même assez tard et si sou- dainement que certains crurent à une sorte de révéla- tion, à une crise mystique d'où serait m'1 son génie Jusqu'à trente ans, il cherche sa voie; il n'est pas précoce; encore qu'il s'avère capable de surprenantes intuitions, il ne se hâte jamais; il accumule les expé- riences ; il vit au gré de ses curiosités, de ses instincts, sans plan. Ce « bacchus transatlantique » est peut- être « ivre de la vie ; » il est fantasque et flegmatique ; il a la spontanéité, les caprices d'un Hichepin, et le sans-froid d'un Bulîalo-Bill : son « immense indiffé- rence extérieure de grand animal » surprend jusqu a ses amis et à ses proches. Walt Whitman est un bon géant qui ne manifeste sa force qu'en de rares et ter- ribles violences : fort, il est d'une infinie mansué- tude ; il est fraternel aux humbles, secourable aux faibles; la rudesse l'attire: ses amis sont des porte-

WALT WHITMAN 2()7

faix, des cochers, dos matelots; il est nu plantureux gaillard, cordial et doux, qui ne se sent vivre que sur les quais encombrés de travailleurs, à l'atelier, aux réunions publiques, aux lieux s'étale la fouir inculte et primitive ; il est lui-même un simple qui, quinze années durant, promène sa badauderie parmi les spectacles de la ville cl des champs ; ses intimes crieront au miracle quand ce bohème se découvrira ijih' mission.

Walt Whitman sort du peuple: il naît, en 1819, à Long-lsland, non loin de Brooklyn, d'une double lignée de ruraux authentiques : Anglais, les Whitman cultivent depuis deux siècles le même coin de terre américaine; Hollandais, leurs voisins les Van Velsor ne témoignent ni d'un moindre attachement au sol. ni d un moins Ferme loyalisme à leur nouvelle patrie : quakers les uns et les autres: gens simples, réputés pour l'àpreté de leur dévotion individualiste, leur farouche esprit d'indépendance, leur vigueur physique, leur longévité : deux races collaborent à la formation d m. individu supérieur ; nul biographe qui ne discerne tes avantages de ces atavismes combinés. Walt Whit- man est peuple et s'en glorifie :

.1»- Bora du peuple dans son propre esprit.

Wall Whitman est un (ils de la terre qu'aucune discipline imposée ne déracina jamais complètement : •niant, il erre librement par les champs, les grèves

268 FIGURES LITTÉRAIRES

sauvages de Long-Island, les rues bruyantes de

Brooklyn.

11 y avnit une fois un enfant qui sortait tous les jours. Et le premier objet qu'il considérait, il devenait cet

objet.

Et cet objet devenait une part de lui pour tout le jour ou pour unecertaine partie du jour,

Ou pour nombre d'années ou pour de vastes cycles

d'années.

Les premiers lilas devinrent une part de cet enfant,

Et l'herbe et les liserons blancs et rouges et le trèfle blanc et rouge et le chant du vanneau.

Et les agneaux de Mars, et les petits rose pâle de la truie, et le poulain de la jument, et le veau de la vache.

Et la bruyante couvée de la basse-cour qui s'ébat dans la bourbe au bord de la mare,

Et les poissons qui se suspendent si curieusement là- dessous, et le superbe et curieux liquide,

Et les plantes aquatiques avec leurs gracieuses tête aplaties, tout cela devint une part de lui même....

Apprenti typographe, instituteur dans son île, jour- naliste, de nouveau typographe, écrivailleur, orateui de réunions publiques, charpentier et encore et tou- jours typographe et journaliste, infirmier pendant 1s guerre de Sécession, fonctionnaire intermittent... rê- veur,poète, autodidacte, qui jamais ne perd le contact du vrai peuple américain, quand donc, à quel moment de son existence mouvementée Walt Withman s'évade- t-il de sa condition sociale, ou plus précisément de sa « classe? » Employé au ministère de la Justice, inva- lide tard récompensé de son dévouement aux blessés de la grande guerre, il consent en ce correct Washing- ton à observer quelque décorum : reniera-t-il ses amitiés de jeunesse? Ses compagnons préférés sont

WALT WIIITMAN 269

les cochers et les conducteurs d'omnibus ; bientôt il les connaît tous : chaque jour il escaladait une voiture, s'installait auprès du cocher, raccompagnait à plu- sieurs reprises d'un bout à l'autre de la ligne ; les autres au passage lui criaient « lié là-bas, Walt, bonjour! » Et lui s'ingéniait à leur offrir de menus cadeaux, livres, journaux, gants d'hiver. Tous ces bons bougres l'accueillaient « comme les fleurs au mois de mai. » Son plus cher ami fut le conducteur Peter Doyle ; et c'est en vérité un surprenant docu- ment cpie la correspondance échangée entre le poète et l'humble irlandais; savourez, je vous prie la lettre suivante :

Brooklyn, octobre 18G8. Cher Lewv,

.le ne vous écris que quelques lignes, pour que vous sachiez que je ne vous ai pas oublié. Je suis ici, en congé et je resterai à peu près tout le mois. Dufïy est ici condui- sant une voiture de la ligne Broadway cinquième avenue. Il a conduit cet été un omnibus d'hôtel en amont de l'IIudson. 11 est toujours le même vieux Dufïy. J'ai appris que William Sydnor, de la voiture 65, était au lit, malade. Je voudrais bien avoir de ses nouvelles et savoir s'il est remis et a repris son travail. Si vous le voyez, dites-lui que je ne l'ai pas oublié, (pie je lui envoie mes affections et que je reviendrai a Washington. Dites à Johnny Miller qu'il reste encore des vestiges des anciens cochers de Broadway, Balkv Bill, Fred Kelley, Charles Me Laugh- lin, Tom Biley, Prodigal. Sandy, etc., etc., y sont encore. Frank Me Kinney et plusieurs autres anciens cochers travaillent pour l'Adam tëxpress. Le métier ne va pas fort.

Honni soit qui mal y pense î

Walt Whitman est peuple, il l'est de toutes les

27€ FIGURES UTTKRAIHKS

forces de son âme limante et passionnée ; Walt Wiiàb-

man apprécie par-dessus tout les dévouements virils; il n'attend ni franchise, ni tendresse vraies des hommes de lettres, ni des artistes; au contraire « il se nourrit, écrit 0. L. Triggs, du peuple comme les abeilles des Heurs ; » les amitiés qui s'offrent sans réticence, les eamaraderies qui se nouent sans arrière-pensée, Walt Whitman s'obstine jusqu'à la tin de sa vie à les chercher parmi les humbles. Walt Whitman qui écrit un jour :

Je suis celui qui soutire du mal d'aimer.

Lame du poète se hausse à concevoir une œuvre vaste et sublime ; son cœur demeure candide ; lisez les lettres à Peter Doyle; lise/ aussi les lettres de Walt Whitman à sa vieille mère où, sur un ton de familière tendresse, il est interminablement question de travaux domestiques et de soucis culinaires, de vêtements à ré- parer, de cafés, de galettes de sarrasin... ô bavardages éloquents !

Certes Walt Whitman ressemble fort peu à un poète de cénacle ou de chapelle : il surgit du peuple, grandit dans le mépris des convenances, la hidne des conventions et des hypocrisies sociales ; il se fait lui- même, et ne doit rien à personne ; dès son adolescence il lit prodigieusement, mais surtout des magazines et des journaux, fort peu de livres : Homère, la Bible, Shakespeare.... Ses véritables maîtres sont les innom- brables passants qu'il ne se lasse pas d'interroger: il .st à l'aise avec tous.

\\ ALT W 11 11. M AN 27 J

Les ouvrier it prennent pour un ouvrier.

Kl les soldats supposent qu'il csl un soldat, et les marins qu'il a pris la mer.

Kt les écrivains le prennent pour un écrivain, et les altistes pour un artiste.

Kt les Lâcherons

Les Anglais croient qu'il sort de leur souche anglaise,

lu Juif il semble un Juif, au Russe un Puisse

Le mécanicien, le marinier sur les grands lacs ou sur le Mississipi ou le Saint-Laurent, ou le Sacramento, ou I Hudson, ou le détroit de Paumanok. le revendiquent.

Le gentilhomme du sang le plus pur reconnaît la pureté d<> son sang.

L'insolent, la prostituée, le colérique, le mendiant se découvrenl dans ses manières, il les transmue étrange- ment.

Fraternité magnifique, qui apparente le poète à tous les êtres de la terre: réceptivité prodigieuse, qui ouvre ses âme à tous les échos du globe.... Vers trente ans, W ait Whitman découvre dans une soudaine illumina- tion les trésors d'observations et d'émotions accumu- lés en son âme; une sorte d'héroïque folie s'empare de lui; il conçoit sa mission, mission poétique, mission sociale: il ébauche le plan d'une œuvre colossale; le bon géant révélera au monde une « formidable beauté, » il dotera les Etats-Unis d' « athlétiques volumes.... » Il prêche l'amour, il annonce la beauté de vivre, il exalte sa patrie, modèle prestigieux des futures démocraties. Il est Le prophète d'une vie nouvelle 1 individu affranchi, infiniment grandi, réalisera un bonheur inouï. Il s'écrie :

.1 annonce des myriades de jeunes gens, beaux, géants,

■"l s;|"n pur l'annonce une race de splendides et sau-

v âges \ ieillards.

272 FIGURES LITTÉRAIRES

Prototype de cette huma ni héroïque, il se hisse lui-même sur un piédestal. e( s'offre avec une pro- vocante impudeur aux regards des contemporains

avachis

Désormais l'histoire de Walt x\ hitman est celle de ces Feuilles d'herbe, qu'il ue cessera plus de rema- nier et de grossir en de successives éditions; histoire lamentable et exaltante; lutte perpétuelle de l'écri- vain, proclamé « obscène, » contre les éditeurs, la presse, les ministres... l'opinion quasi unanime; épreuves, long martyre du vieillard dont deux années passées dans les hôpitaux et les ambulances ont ruiné la santé, cette santé prodigieuse, cette « impé- riale santé. » Du moins, Walt Whitman pût-il avant de mourir constater un retour de l'opinion et présa- ger l'apothéose prochaine.

La grande figure de Walt Whitman est de celles dont il serait téméraire de vouloir donner une rapide esquisse : son génie si fort et si original, sa vie si douloureusement héroïque, quel ample sujet! Et comment dire sa sérénité puissante, son allure de dieu antique et cette action « magnétique » ressentie par tous ceux qui l'approchèrent...?

<i.-K. CHESTERTON

CRITIQUE ANGLAIS

<■ ... une capricieuse route anglaise, une route comme celle chemina M. Pick- wick. »

Kst-il rien au monde de plus capricieux qu une capri- ieuse route anglaise? Les routes chez nous obéissent olontiers au génie rectiligne des ponts-et-chaussées ; ii Angleterre, elles semblent asservies à la fantaisie rrante d'un vagabond distrait. Chefs-d'œuvre d'une oirie rationnelle et pompeuse, nos routes témoignent vec éclat de notre génie raisonnable et pratique. f. Chesterton assure que tous les chemins mènent au lï*de* rée»; sans doute songe-t-il aux chemins de '" pays si peu soucieux de mener quelque part, "I- semblent à la recherche don ne sait quelle •ovince enchantée. La voirie britannique révèle dès 'bnrd.un,' pesante et chimérique Angleterre. Vos chemins, avantageux aux gens pressas, PaVO-

274 FIGURES L1TTÉBAIRI -

risentla hâte, économisent l'effort; il n'est personne qui lesayanl suivis, n'en vante la commodité. Une roule anglaise, qui serpente parmi les haies entre des collines herbeuses, neplaîl qu'aux flâneurs. Flâner est délicieux.,.. Toutefois la vie est courte... Par prin- cipe, condamnons la route anglaise; mais ne manquons

jamais de gaieté de cœur l'occasion d'en goûter à loi- sir la séduction.

Etudiant l'œuvre de Dickens, un Français eût ambi- ^ne d'ouvrir un, voie royale, derrière lui la foule se lut élancée : nulle ambition plus aisément réali- sable ni j'ose le dire, plus banale Un authentique Vngl'ais en est fort incapable : M. Chesterton étudié Dickens : suivant la mode de son pays, .1 rêva d'un chemin sinueux et solitaire; il réalise son rêve avec application, avec un zèle j aradoxal, avec un insolent bonheur. A suivre celle piste laborieusement irayee. par un explorateur excentrique vous éprouvera presqu? autant d'irritation que d'agrément. Chester ton vous tien! parle charme d'une perpétuelle inqui* tude: va ce diable d'homme ? Il n'en sait rien, il sa. seulement que tous les chemins mènent au pays «le fées- il a la certitude que des apparitions graoeu» surgiront aux détours des bosquets et dos haies ve, dopntes.... Oui donc, ébloui de l'équipage delà ren Mab, ou des châteaux de l'étincelante Mélusine. plaindrait des lenteurs d'un incohérent labyrinthe?

M Oh-slcrton. capable de toutes les audaces, et s'affirme critique, et possède le secret des compai sons insolites, oserait, n'en doute/ point, invnqu jusque de ce coté-ci du détroit d'illustres précédent :

U.-K. CHESTERTON '2 7;,

sa route capricieuse na-tr-elle pas quelque ressemblance

avec cette souple rivière dont Sainte-Beuve vanta jadis les ingénieux méandres aux critiques ses confrères ? Lune ei l'auliv s'insinuent au cœur d'un pays, eu épousent ei en pressent curieusement les contours. s'attardent, ménageai à qui se laisse guider par elles mille joies ou découvertes imprévues.

Signifions en hâte à ce jongleur, que nous ne serons dupes de ses prestiges qu'autant qu'il nous plaira : comparaison n'esi point raison et peut être souvenl déraison. Quiconcfue consent à déraisonner, cru'il en smiI réduit... selon une forte expression de Chesterton lui-même, à « déambulera Bournemouth, dans un fau- teuil roulant, pour le reste de ses jours, »

Echappons au fauteuil roulant, et déclarons, sans pins de figures, que ce livre ne rappelle en rien la méthode de Sainte-Beuve ou de n'importe lequel de ses successeurs français: H je n'eu conclus pas que ce ne soit de la critique, une sorte 1res particulière, à laquelle le< An-lais nous ont accoutumés, de critique littéraire; mais il esl déplus en plus évident que les mêmes mots n'wl point à Londres e( à Paris la même signification, et que nous aurions tort d'atten- dre d un critique britannique une analyse rigoureuse «I Muvi, -d'une œuvre ou d'un tempérament, un expose •ohérenl de doctrines littéraires, voire seulement un portrait... L'ineofeérenee, une incohérence orgoeilieswe •I préméditée, donc consciente, n'effraie point le*

*>7 G FIGURES LITTÉRAIRES

Anglais; ils s'en accommodent, comme de la plus sûre sauvegarde contre les excès de la théorie : Ches- terton loue en Pickwick « une œuvre si peu cohérente quelle a une sorte d'unité comique, et qu'on y trouve comme une divagation soutenue. » Une diva- gation soutenue, Chesterton n'a point d'autre mé- thode; il divague : vous voilà avertis de ne point trop le prendre au sérieux.

11 divague, et nous sommes contraints de lui accor- der la plus attentive audience; prenez garde, en effet, qu'il est prodigue d'idées; je dis prodigue : s'il a le goût des idées, il n'en a point le respect ; tels ces parvenus insouciants, il ignore le prix de son or, il le gaspille, le jette à la tête du premier venu ; il n'en attend point les jouissances délicates qu'une sage éco- nomie lui procurerait: une ostentatoire débauche lui plaît; il n'a ni égards, ni prudence, ni. en vérité, la moindre sagesse.... Et, sans doute, ces façons font paraître plus riche qu'on ne l'est et l'on s'y ruine; elles ne sont point à la portée de n'importe qui.

M. Augustin Filon prit soin naguère de nous apprendre que Chesterton et Bernard Shaw sont pro- bablement les deux hommes les plus spirituels de l'Angleterre contemporaine ; nous ne songerions point à récuser un aussi bon juge, Chesterton non plus, encore qu'il soit plus sûr de lui-même que de Bernard Shaw; n'alla-t-il point, en une mémorable préface, jusqu'à se vanter d'être « le seul individu qui com- prenne Bernard Shaw? » A quoi Augustin Filon observa qu'il n'était point seulement impertinent de ranger Shaw lui-même dans la catégorie des gens qui ne comprennent pas Shaw, mais qu'en somme cela

C..-K. CHESTERTON 277

revenait à déclarer : l'œuvre de Shaw n'est que gali- matias simple, double ou triple. Or l'œuvre de Ber- nard Shaw est d'une limpidité quasi excessive Tels

sont les jeux de l'humour anglais : Chesterton a de l' humour, presque autant, ou deux fois plus, que l'au- teur de John Bull* olhcr Island, incommensurable- ment davantage que plusieurs millions à la fois de ses compatriotes. Ayant de l'humour, qui est une sorte d'esprit boulïbnet prime-sautier, et des idées, qu'il eut rarement le loisir d'approfondir, de confronter, d'éprouver l'une par l'autre et surtout de ranger en bel ordre, il abonde en saillies ; on extrairait de son livre un recueil de maximes : pittoresques truismes, para- doxes, vérités profondes, demi-vérités, contre-vérités, truculentes calembredaines... il apparaîtrait Tun des maîtres du genre, et point ennuyeux, encore qu'il poussât la folie jusqu'à proclamer quelques bonnes vérités ; admirez la variété de ses aphorismes :

Les systèmes économiques ne sont pas des créations indépendantes de nous, comme les étoiles, mais des objets comme nos réverbères, de simples manifestations de l'esprit humain soumises au jugement du cœur humain.

t n politicien d'esprit pratique est pour nous un homme ■i qui l'on peut se lier entièrement pour ne rien faire.

("est une grave erreur de supposer que l'amour met de 1 unité et de la parité entre les êtres. L'amour les diver- sifie parce quil est orienté dans le sens de l'individualité. Ce qui unit véritablement les hommes et les rend sembla- ble outre eux, c'est la haine... Toute rivalité est de sa nature un furieux effort de plagiat, rien de plus.

lai vérité, nos modernes mystiques l'ont erreur, quand, pour se concilier les esprits, ils portent de longs cheveux

278 FIGURES LITTÉRAIRES

ou des cravates flottantes. Les elfes el les dieux d'antan, lorsqu'ils reviennent sur terre, vont loul droit au morne tuyau de poêle, car il exprime cette simplicité que ché- rissent les dieux.

Il y a des cens qui essaient d'exprimer ce qu'ils on1 en eux en faisant i\v< livres, d'autres en faisant des botte-: résultat est souvent le même : les uns el les autres restent

incompris.

Nous sommes tous (Tune minutie scientifique, même pour des sujets qui ne nous intéressent que médiocrement. Nous trouvons immédiatement de l'exagération dans un exposé du mormonisme, dans un discours patriotique pro- noncé au Paraguay. Nous exigeons une sobriété extrême de qui décrit le serpent de mer.

Il n'y a pas de rapport entre un homme malheureux et nu pessimiste. Le chagrin et le pessimisme sont, en un certain sens, le contraire l'un de l'autre, puisque le cha- grin implique que l'on fait cas de quelque chose et le

pessimisme que l'on ne fait cas de rien du tout Il

y a une horde d'humanité souffrante à qui on ne pour- rait en vouloir de maudire Dieu: pourtant, elle ne le lait point. Les pessimistes sont des aristocrates, comme l'était Bvron; ceux qui maudissent Dieu, dc^ aristocrates comme l'était Swinburne. Mais lorsque ceux qui meurent de faim et qui souffrent se font entendre, ils professent l'optimisme, chacun selon ses moyens.

Quant à l'Angleterre moderne, il s'y est éveille un patriotisme de parvenus qui tend à représenter le- Anglais comme étant tout ce qu'on voudra, excepté Anglais ; comme un mélange de stoïcisme chinois, de militarisme latin, de laideur prussienne el de mauvais goût américain. Ainsi notre patrie, dont le défaut est un excès de correction, dont la vertu est une cordialité naturelle, notre patrie, malgré la tradition de ses héroïques et joyeux gentd>- hommes du siècle d'Elisabeth, est présentée aux quatre par-

I..-K. CULS'IKKTUX 279

du monde (comme dans les poèmes religieux de R.Kipling) sou- les traits grotesques d'un solennel goujat.

J'en passe de meilleures et de pires.

Les idées, les paradoxes, les surprenantes imagi- nations de Chesterton sont servis par le style le plus volontaire, un style dont l'énergie, heureuse ou maladroite, n'est pas contestable : il a bien vu que Dickens, nerveux, impressionnable et féminin, était capable du plus indomptable courage; il écrit : « Il était raide comme un sabre. » Mme Cari vie assurait qu'il avait « une figure d'acier. » Ce critique ne redoute ni les images, ni les métaphores, ni les faciles oppositions : il n'hésite pas à écrire : « S'il (Dickens) sut voir l'univers en rose, c'est dans une fabrique de noir à soulier qu'il apprit à le voir ainsi. » Objectez- lui qu'il n'a guère de goût : je pense qu'il vous rira au nez

Un humoriste, un esprit indépendant jusqu'à la bra- >ade, ardent, vivant, désordonné, un tempérament critique, puisque combattit' avec allégresse, des ten- «lanees à la satire sociale, des qualités très personnelles style forl et pittoresque..., c'en est assez pour que nous ne négligions point l'opinion, les opinions de Chesterton sur Dickens : et vous entendez bien que pinions ne soûl point toujours aisément concilia- bles notre auteur s'en datte avec une aimable désin- volture— et que ce n'est point ici le lieu d'instituer une contradictoire analyse : un tel livre ne s'analyse

280 FIGUBES UTTÉRAIBES

pas. il convient d'en goûter la saveur mérite rare et <{ue nous sommes plus volontiers enclins à recon- naître aux romans.

Retenez que Chesterton généralise avec un entrain

merveilleux; tel trait qu'il découvre en Dickens lui sert de prétexte à philosopher : explique-t-il Dickens par le milieu, ou le milieu par Dickens? Cruelle incer- titude, à laquelle on échappe bientôt en oubliant Dickens, son milieu, et l'Angleterre elle-même. Chesterton les oublie pareillement : il bondit du par- ticulier au général; il argumente au nom de l'Huma- nité : il fonde sur l'éternelle réalité psychologique une inébranlable vérité. Admirez-le aux prises avec le problème de la soudaine et prodigieuse popularité de Dickens : Dickens fut grand; il fut salué tel dès sa jeunesse par un innombrable public. Fait d'autant plus digne de remarque, qu'il est plus isolé, et surtout inconcevable dans notre monde contemporain; un critique honnêtement consciencieux eût dénombré les causes apparentes de ce succès : nouveauté rela- tive — du « genre » de Dickens, rencontre de ses goûts et de ceux du public britannique, prestige d'un humour cinglant et bienveillant, d'un feu démo- cratique et quasi révolutionnaire, que sais-je? L'insuf- fisance d'une telle méthode n'échappe pas à Chesterton : l'efficacité de ces causes additionnées eût été médiocre, si une force secrète n'en eût multiplié la puissance : cette force, que nous ignorons, et dont il semble que nous ayons à jamais aboli la bienfaisante action, c'est l'enthousiasme :

Depuis le temps de Carlyle, il n'y a plus de héros. Il les a tous tués. Il a détruit ce qui faisait les héros (malgré

G. -h. CHESTERTON 281

son adoration pour l'héroïsme) en forçant chacun à se poser cette question : « Suis -je fort ou suis-je faible? » La réponse de tout homme honnête (qu'il fût César ou His-

marck) devait inévitablement être : faible Nous qui

venons après Carlyle, nous sommes devenus difficiles dans le choix de nos grands hommes. Chacun s'interroge et scrute son prochain pour savoir si l'un ou l'autre atteint à la grandeur. La réponse à cet examen est natu- rellement négative, et bien des gens qui se contentent de s'intituler poètes de second ordre, jadis auraient prétendu au titre de prophètes inspirés.

Possédons-nous de vrais grands hommes? Ches- terton craint que nous en doutions; nous ne croyons plus aux grands hommes : « Nos ancêtres croyaient, eux, qu'il n'existait pas autre chose. » Exaltation égalitaire, égalité féconde et non point avilissante : Napoléon fut-il un surhomme? « Le monde actuel mal- gré toute sa perspicacité ne devinera jamais son grand secret : car son secret, somme toute, était d'être lort semblable aux autres hommes. » Tout ce chapitre est d une pénétration extraordinaire; il est à méditer tout entier : n'hésitons pas à proclamer admirable cet avis, qui en est la conclusion logique :

Si un dieu doit descendre parmi nous, il ne le fera que dans les rangs des vaillants. Nos génuflexions et nos lita- nies ne serviront à rien. Toutes nos fêtes religieuses sont une abomination. Le grand homme ne paraîtra que quand nous aurons tous le sentiment de notre propre grandeur, et non pas celui de notre petitesse. 11 s'olFrira à nous au moment sublime nous sentirons tous que nous pouvons nous passer de lui.

11 sera certes beaucoup pardonné à l'auteur de ces lignes généreuses; de telles rencontres ne sont pas

-J.s-2 1 li.l RES Llïl'KliAlIlKS

rares en ce tortueux et étrange livre, qui ne sera point lu que par les admirateurs de Dickens.

A ces admirateurs, qui connurent naguère les sar- casmes des lettrés d'Angleterre, ce livre ne saurait déplaire : il n'est plus de mode par delà la Manche de

rabaisser Dickens; une récente, mais totale unanimité semble réunir désormais les Anglais dans le culte de c lui qu'ils appellent leur Balzac : avec une conviction, une force, une autorité impressionnantes, Chesterton somme la postérité de reconnaître à Dickens le seul rang qui lui convienne dans la littérature romanesque anglaise du MX* siècle, le premier, très loin devant lîulwer Lytton, Thackeray, Charlotte Broute, George Eliot.... Ce critique légitime avec force sa revendica- tion, avec forée et sans crainte de se contredire.

Peut-être ses contradictions sont-elles moins graves <[U3 ses omissions et son désordre : la logique n est point le fait de ia vie. Dickens prodigieusement vivant vécut de contradictions; psychologue, Chesterton ne dissimule rien des perpétuelles antinomies se complut son fantasque héros; il en exagérerait plutôt l'incessant et vigoureux contraste, condition d'une profonde et supérieure harmonie; certes Dickens poussa l'extravagance aux limites de l'imaginable; pourtant, et par une nécessité dont l'illogisme n'est qu'apparent, il méprisait l'extravagance; bouffon, il raille la bouffonnerie ; il est fait d' « extravagance coutumière » et de « modération intime. » A étudier ce satirique, cet imaginatif forcené, et dont la verve parut souvent voisine de la démène.', nous apprenons qu'une foncière égalité d'âme favorise un génial délire;

n.-k. CHESTERTON 28S

coites un violent n'écrira point des satires violentes; «les tous furieux, tels Stiggins et Chadband, ne sau- raient être créés que par un artiste placidement reli- gieux; « de folles créations, comme les Mollusques et les Bounderby, eurent pour origine une sorte de culte de L'ordinaire, de l'évident en matière de justice poli- tique. Ses monstres surgirent de son esprit égal et modéré, comme les monstres antiques surgissaient de la mer paisible. » Et ainsi de suite : la philosophie de Dickens est un douloureux optimisme : son art roman- tique dépasse en vérité n'importe quel réalisme : il est un « mythologue, » et cependant il est « tellement clair (pie môme les pédants peuvent le comprendre. » Il décrit un monde concret, et non point irréel, mais ces! un « monde1 dans lequel lame peut vivre... » Chesterton nous propose plus d'énigmes qu'il n'en résout : maison n'en résoudra aucune sans consulter cet augure, à qui nul ne refusera une dose d'intermit- tente mais prodigieuse divination.

LEVERTIN

CRITIQl F SUÉDOIS

Levertin, Linné, deux noms qu'il convient désor- mais de rapprocher, et qui demeureront unis dans l'histoire de la pensée européenne! Linné, savant, poète, philosophe, dont la gloire ancienne nous est connue, encore que nous discernions assez mal la diversité de ses mérites et l'originalité de son vigou- reux génie; Levertin, poète, romancier, historien de la littérature, critique, l'esprit le plus fin, le plus pénétrant de la Scandinavie moderne, disparu récem- ment en plein labeur d'art et d'érudition, tandis qu'il méditait et déjà élaborait, en mémoire de son com- patriote, un monument littéraire précis et somp- tueux! L'Université d'Upsal vient de célébrer le' bicentenaire de Linné en des tètes Ton vit repré- sentée l'unanimité du monde savant contemporain : Levertin projetait d'apporter à ces fêtes l'hommage le plus précieux sous la forme d'une biographie cri- tique où se fut affirmée la souplesse et la force gra-

LEVERTIN 285

cieuse de son talent; son livre demeure incomplet, non point si imparfait cependant que l'on n'y puisse reconnaître une impressionnante ébauche, ébauche plus significative (pie tant d'œuvres achevées Ton prétendit retracer la carrière de Linné.

I /heureuse rencontre! Il nous plaît, en étudiant Linné, de rendre un pieux témoignage à la critique de Levertin : cette critique, habile à guider notre curio- sité parmi le dédale des œuvres linnéennes, ne le fut pas moins à interpréter dans un esprit de compréhen- sive sympathie le mouvement des Lettres françaises. Levertin appartenait à cette élite étrangère aux yeux de qui la France exerce légitimement une sorte de principal littéraire ; pénétré de culture latine, il consta- tait nos succès, les expliquait, ne s'en offensait point; d'autres nombreux en pays germanique dénon- cenl avec une âpreté croissante l'influence de nos idées t:l de notre art. Levertin condamnait leur effort, inin- telligent, et qui va directement à rencontre de leur but avoué. Lui-même, au contact des œuvres et de la vie françaises, avait approfondi sa notion de l'originalité suédoise; il savait que toutes les excitations à la vie intellectuelle sont fécondes d'où qu'elles viennent; il s'efforçait de n'en négliger aucune : sa vie fut celle d'un chercheur et d'un initiateur; il revenait toujours à nos écrivains. Et peut-être tint-il d'eux son culte de la forme, son goût de la perfection, et aussi cette grâce apitoyée, cet esprit d'indulgence et de compas- su m aux misères humaines qui n'ont point coutume <le s'aflirmer avec tant d aisance spontanée en pays luthérien ; peut-être s'il n'avait entretenu avec nos écrivains un commerce assidu, sa critique eût-elle

2M", I rr.l iu;s LITTÉRAIRES

été moins insinuante, moins souple, moins nuancée, moins accueillante à toutes les idées, moins libérale, moins riche en un mol cl moins profonde; el il faut bien le dire, pour montrer que Les qualités acquises à l'école de la France, loin de compromettre cl d'al- térer les dons de sa personnalité, contribuèrent à les développer, à les fortifier, et a taire briller en lui, d'un éclat plus vil", les vertus de sa race1,

Poêle, romancier, historien, critique, Levertiu (levait se manifester tout entier en ce livre il vou- lait enclore non seulement le portrait et la psycholo- gie détaillée d'un homme, mais une large peinture, une évocation aussi colorée et concrète que possible d'un peuple et d'uni; époque : c'est sur un tableau de mœurs que s'ouvre la série de chapitres achevés publiés après sa mort : le 23 mai 1707, à une heure du matin, les commères assemblées pour les coucher de Christina Brodersonia remettent nu bras du père un nouveau-né du sexe masculin : voye^-vous les restes gauches, la gravité solennelle. L'émotion du jeune vicaire? distinguez-vous nettement le décor de la scène, la pièce obscure et comme écrasée sous le toit de tourbe, les m 'ubles rares el grossiers, les fenêtres étroites, les murs nus de ce foyer campa- gnard où la misère est à peine décente? On dirait de l'un de ces intérieurs peints par un maître de Hol- lande que Levertiu affectionnait, et dont il sut décrire en des pages éloquentes l'art de sincérité vigoureuse.

1. Levertiu était d'origine Israélite, mais si parfaitement assimilé que les Suédois s'accordent à reconnaître cm lui l'un, de leurs com- patriotes les plus représentatifs,

i.evi:hii\ 287

Les commères cependant ne sont pas inactives; elles baignent l'enfant : pour qu'il acquière un jour la richesse elles ont jeté dans le bain un daler d'argent : pour le protéger contre les sorcelleries et. Le mau- vais sort elles ont COUSU dans ses langes une page de ' psautier, ri comme il importe de prévenir un rapt toujours possible, elles ont glissé dans son berceau un morceau de 1er. Ces superstitieuses pratiques font hocher la lèU> au vicaire; mais il n'ignore point que son fils est en péril tant que les anges, convoqués pour le baptême, n'auront point commentée leur fac- tion protectrice. 11 s'en va consulter un calendrier; à l'heure de la naissance la lune dépassait le verseau. la veille le soleil avait atteint la constellation des

jumeaux Une pluie violente et tiède inondait la

terre, les pentes herbues et déjà verdoyantes, les vastes forêts les premiers feuillages des bouleaux el des érables mettaient parmi les pins des taches claires : l'appel iVuu coucou annonçait Tété pioche Le tils de Xils Linnauis grandit dans la pauvre maison les seuls événements de l'année sont les tètes religieuses et les solennités agricoles : humble vie de labeur et de rêve le paysan suédois, si dure- ment «'prouvé par un climat ennemi, développe son us du fantastique : le champ des nuages était comme un grand livre mystérieux ; les mouvements des constellations, les évolutions de la lune, les météores atmosphériques, la rosée de la nuit, autant de signes à laide desquels on pouvait pénétrer la vie pro- fonde du inonde et les rapports secrets qui reliai les corps des êtres vivants aux puissances dissimulées de la nature. » Etrange existence se mMent les

;>88 FIGURES L1TTÉRAIRKS

préoccupations pressantes et les soucis matériels, les terreurs et les espoirs, souvenirs des ères païennes et catholiques, les réconfortantes inspirations d'une intense vie intérieure : il s'agit d'observer si le matin de Noël le soleil à son lever apparaît clair ou voilé de neige, ou coloré d'une teinte sanglante, présages qui annoncent une année bonne ou mauvaise et font re- douter la peste et la guerre ; et l'on chante :

Saint Clément nous donne l'hiver, Saint Pierre amène le printemps, Sainl Urbain conduit l'été Et Saint Simphorien l'automne.

Oscar Levertin inscrirait volontiers en tète d'un tableau de l'enfance de Linné le titre de l'antique poème Travaux et jours.

Le pays, les coutumes, la campagne suédoise, ses aspects idylliques et si exquisement poétiques, les villes, les écoles, les universités, les métiers, les sciences, la religion, Levertin avait dressé le plan d'une vaste fresque : coloriste minutieux, il eut à peine le temps de disposer les premières teintes ; son des- sin nous reste, ferme, expressif, résumant les traits essentiels da la grande ligure de Linné. Et certes si nous ne voyions en Linné que le créateur d une méthode, L'inventeur d'une classification par s'il- lumina soudain le chaos des sciences naturelles, en sorte qu'il parut instituer la botanique tel Coper- nic l'astronomie, ou Galilée la physique nous

LEVERTIN 289

serions tentés d'estimer l'eilort de Le ver tin mal pro- portionné à son sujet : notre jugement sera bien dif- férent si nous réfléchissons que Linné, botaniste méthodique, fut, en outre, un écrivain inconsciem- ment ailiste, observateur attentif de la vie sociale, et non point seulement des phénomènes naturels si heureusement attentif qu'il semble parfois doué d'une sorte de seconde vue, et qu'on ne saurait lui contester des éclairs de divination géniale.

du peuple, issu d'une double lignée de clercs ruraux et de paysans forestiers, il est au xvinc siècle l'individualité en laquelle s'épanouissent le plus har- monieusement les tendances supérieures de l'âme suédoise : l'Europe du xvme siècle connut surtout une Suède guerrière et administrative, insolente en ses triomphes éphémères, une Suède affaiblie, brouil- lonne, déchirée par les factions politiques; par delà les détroits, les forêts, les lacs sans nombre, vivait une Suède savante, religieuse, éprise d'un beau songe recueilli dont le charme n'est point encore tout à fait dissipé de nos jours; Linné fut le héros de ces géné- rations vouées au labeur désintéressé et à la contem- plation ; il vécut leur rêve, l'illustra aux yeux de l'univers : sa vie et ses œuvres demeureraient inin- telligibles si elles ne justifiaient devant la postérité un état social et un mode de civilisation.

Qu'il serait donc malaisé d'isoler Linné du milieu

social ( ù il vécut! Fils de pasteurs et de travailleurs

des champs, sa double hérédité le définit presque

tout entier; il aime et comprend comme un paysan

de son temps et de son pays la terre, les plantes, les

animaux; il n'ignore rien des besognes rurales; il a

1!»

o<|(| FIGURES TKHAIIIKS

de ses mains dirigé la charrue ; au cours de ses vovases il ne cessa Ae noter Les procédés de culture et d'élevage, les formes, Les noms des instruments de travail; Le Langage, Les mœurs paysannes lui sont un perpétuel sujet d'étude; de son humble origine il a eardé des façons de s'exprimer vives et franches; il écrit naturellement une Langue savoureuse, rehaus- d'images naïves; nul auteur moins littéraire, si Le souci littéraire implique une recherche d'élégance. Ajoute/ que son imagination est nourrie des tradi- tionnels récits se joue sur des thèmes hérités des temps païens la fantaisie populaire. Ses ancêtres pas- leurs lui ont Légué une conception du monde et de la vie; il est, assure Levertitt, « le dernier des grands observateurs de la nature demeurés fidèles aux vues théologiques, et sûrement le plus naïf et le plus religieux depuis le moyen âge. » La Bible est son livre do chevet : il s'élève sans effort au ton de la poésie biblique, et s'il éprouve un grand enthou- siasme, une émotion poignante, c'est le style des pro- phètes et des psalmistes qui naît sous sa plume, apti- tude en vérité remarquable en un temps la science sécularise et l'esprit de Voltaire pénètre dans les universités suédoises! Mais, l'ai-je point dit? 11 est grand parce qu'il demeure fidèle aux tendances fondamentales de son peuple : il est essentiellement religieux ; il pousse l'amour de la nature jus qu' à le raiso.mer; ainsi fait-il de véritables découvertes dans le domaine ds la description lyrique il est le pré- curseur de Rousseau; il serait d'ailleurs fort inca- pable ds travestir ses observations; son humilité de- vant les phénomènes inexpliqués est admirable: à la

LEYERTIfi 291

bien lire, telle note d'un de ses journaux de vovaffe est dune éloquence singulièrement suggestive et par exemple, sa description des migrations des lem- mings; abandonnant les hautes montagnes, les lem- mings se déplacent par bandes innombrables; ils se reproduisent en cours de route et emportent leurs petits :

Ils viennent des montagnes, mais vont-ils? je l'ignore; chez nous cependant ils se dirigent vers la mer. mais parviennent rarement à la côte, le plus grand nombre ayant été dispersé et massacre bien avant.

S'ds rencontrent une meule de foin, ils n'en t'ont point

le tour, mais ils la creusent, la rongent et s'ouvrent un

ige au travers. S'ils se heurtent à un gros rocher

qu'ils ne peuvent escalader, ils décrivent un demi-cercle.

[mis reparlent en ligne droite.

S'ils rencontrent un lac, si large qu'il soit, ils s'efforcent de le traverser sans dévier de leur ligne droite; un bateau se dresse-t-il devant eux. ils ne l'évitent point, mais l'esca- ladent et se rejettent à l'eau de l'autre côté.

Sont-ils arrêtés par un torrent mugissant, ils ne s'ef- f raient point, mai- s'avancent hardiment, dussent-ils tous y bisser la vie

Levertin qui cite tout le morceau en demeure émer- veillé : sur] reliante expédition de ces êtres entraînés "i une force inconnue vers un but ignoré! Linné xmvait-il avec plus de simplicité grandiose faire sur- gir l'énigme de l'instinct et nous communiquer l'an- goisse de l'éternel mystère ?

Je ferme \m yeux... j'aperçois dv> peuples, des tribus ri

iccomplissaal une migration sans fin à travers

j.ohtudes et ténèbres, mers et continents, les générations

uccé.lanl ..u\ générations pendanl les siècles des siècles,

■>récipilan1 fenreourse, engendrant, succomkmt. allumai*

292 FIGURES LITTÉRAIRES

ces feux de bivouac éphémères quelles appellent les civi- lisations, reprenant leur déroute vers la nuit et 1 avenir tout au long de cette « invisible ligne » que nous dénom- mons L'histoire.

Et voilà une critique qui ne rabaisse point les beautés d'un texte : les exagère-t-elie ? Elle ne fait que préciser et revêtir de formules modernes les visions suggérées. Linné en vérité est un poète vision- naire encore que d'expression sobre, et qui ne s'en fait point accroire.

Linné fut entin un pbilosophe optimiste, et Ton

espérait qu'analyste prudent Levertin tirerait une

doctrine cohérente de cette fameuse IVemesis dimna

recueil d'aphorismes, de maximes, de conclusions e

d'exemples Linné inscrivit les vicissitudes de s;

pensée, document étrange et tout rempli de contra

dictions, gages d'une absolue sincérité. Ah! san

doute' il ne saurait être question d'ordonner |

désordre suivant les lois d'une logique excessivemen

rigoureuse. La pensée de Linné procède par élans pa*

sionnés, et l'on ne voit pas qu'il eût été capable o

seulement désireux d'édifier un système comparable

celui du géomètre Leibnitz : fidèle à sa méthode d'ot

servation, il accueille tous les faits, et ce n'est pas 1

partie la moins curieuse de son œuvre que cette sorl

de chronique secrète, il note les événements c

jour et de préférence les confessions, les confidence

les témoignages que seul un médecin ami. conseille

parfois quasi directeur spirituel de quelques-uns de s

contemporains les plus célèbres, pouvait rassembler.

accueille tous les faits, certains le gênent visiblemer

li:vkrti.\ 293

et l'on découvre que Vies doutes l'assaillirent... une affirmation toutefois reparaît presque à chaque page de la Nemesis, et le titre même du recueil éclaire le pôle inébranlable autour duquel évoluent les fluctuations de son imprécise doctrine : « Nemesis divina. Talio est pqualis rétribution unde reciproca Taliu. Autopathia

prsecis » La puissance jalouse du destin domine la

\ le des hommes : redoutez la fatalité et les vengeances impérieuses des puissances invisibles. Mais tantôt ce sont les brutales interventions de l'antique fatum que Linné semble craindre, et tantôt son optimisme foncier l'incite à célébrer les inévitables revanches de l'imma- nente justice : païen mystique, chrétien hanté par l'obsession de l'éternel mystère, savant émerveillé du mécanisme universel et préoccupé d'introduire la notion d'équité dans l'ordonnance des indéfectibles lois natu- relles, à quel compromis se fût-il arrêté? Levertin demeure incertain, et d'ailleurs nous ne possédons pas si ^ conclusions dernières.

Le problème est à reprendre : à quiconque s'en chargera une question devra être posée tout d'abord : Linné avait-il lu Candide?

-

NOS FEMMES DE LETTRES

TROIS POÉTESSES

LUCIE DELAHUE-MAUDRUS. HÉLÈNE PICARD JEANNE PERDRIEL-VAISSIÈRE

Nul doute que vers l'an 2.200 un savant professeur ne fasse en quelque collège de France une leçon con- çue à peu près dans les termes suivants :

« Au début du xx( siècle la poésie ne vivait plus en France (pie d'une vie languissante ; cultivée en quelques cénacles par des esthètes et des curieux de Lettres, elle ne rayonnait plus : son prestige avant sombré dans l'aventure symboliste, la foule ignorait le bienfait de la plus noble et de la plus persuasive prédication : l'approche de la révolution sociale, la rivalité des appétits, la concurrence des intérêts occu- paient tons les esprits ; il sembla que le rôle social de la poésie lût fini Alors surgirent les poétesses ; nous les connaissons mal, nous méconnaissons leur vrai rôle et leur utilité : leurs poèmes étaient la plupart du moins trop imparfaits pour triompher de l'indiffé-

298 FIGURES LITTÉRAIRES

pence de la postérité; une grande pullulation d œuvres toutes semblables dégoûta vite les Français d'un genre qui, à l'origine, avait eu sa raison d'être, avait connu je le prouverai et mérité le succès.

Que Ton veuille bien revivre en imagination cette lointaine époque : nous connaissons par les Mémoires la France des Loubet et des Fallières, France labo- rieuse, France inquiète et qui semble n'avoir pressenti que très imparfaitement le glorieux avenir dont nous sommes aujourd'hui si fiers ; en ce pays excédé de basse politique, à demi écrasé sous les charges accumulées du militarisme et du capitalisme, les poétesses firent une apparition de grâce et de souriante jeunesse : les hommes les plus graves se détournèrent de l'obsédante question sociale pour contempler la ronde de ces petites filles passionnées, qui chantaient dune voix fraîche et candide leurs émerveillements devant la vie, devant l'amour.... Elles n'étaient guère savantes : leurs confrères masculins raillaient, non sans exagé- ration, l'art puéril, la langue inégale, les rythmes boi- teux, l'agencement ingénu de leurs poèmes improvi- sés; en ce siècle de science et d'hypereritique, elles représentaient la spontanéité confiante, l'ingénuité audacieuse de l'instinct ; elles plurent, s'enhardirent: il y eut de beaux cris, de jolis gestes.

Accoutumés à voir depuis deux siècles les femmes triompher dans la littérature d'imagination, quasi délaissée par les hommes, nous ne nous rendons point assez compte de la nouveauté de l'effort tenté par cette pléiade féminine : avant elles de nombreuses femmes écrivains avaient atteint à la célébrité ; presque aucune n'avait conquis une authentique gloire poétique; nos

TROIS POÉTESSES 293

ancêtres a'étaieni point éloignés d'estimer leurs com- pagnes radicalement impropres à la création poétique; le vieux Corneille, qui connut les précieuses, avait cou- tume de dire : « Je ne sais pas ce qui manque aux femmes, mais pour l'aire des vers, il leur manque quelque chose. » Le xix° siècle eut en Desbordes- Val- more un prototype fort curieux des Noailles, des Delarue-Mardrus, des Régnier, des Picard, des Perdriel-Vaissière : son œuvre, informe en dépit de quelques beaux vers, sembla un argument de plus on faveur d'un préjugé (pie nul ne songeait à combattre: et e est précisément d'une étude sur lés poèmes de Desbordes-A almore que j'extrais les lignes suivantes : elles sont d'un critique aujourd'hui oublié, mais à qui les meilleurs juges du temps accordaient une espèce d'autorité, Barbey d'Aurevilly. Barbey d'Aurevilly écrivait :

Ces gracieuses «m nerveuses faiseuses de guirlandes, qui ont. comme Mme Desbordes- YaJraore :

Des bouquets puis noués de noms doux et diamants,

11 ont jamais campé un vers debout, comme leur petit. Elles n'ont pas vidé eette coupe d'Alexandre, ni levé celte massue d'Hercule. Tout cela pèse trop à leur main, même quand leur force est centuplée par le génie qui leur est propre et qui, pour la force, leur a souvent versé la lièvre le terrible génie de l'amour! - Déjà les femmes sim- plement et solidement littéraires ne plèuvenl pas dans rhisinire; mais les femmes poètes... dites-moi, pour cpie ,)<■ ka ramasse, il e-d tombe de ces eloiles filantes, (pu oui brillé et se sont évanouies, de ces astres faux qui sem- bbiienl se détacher du ciel pour venir à nous <d qu'on n'a jamais pu retrouver.

'■' ,',,';| était vrai : cela Eut vrai jusqu au iour

:i0() FIGURES LinÊBAIBES

brilla au ciel de l'art français la gracieuse constellation dont je vous ai cité les principales étoiles.

Ainsi ces poétesses furent les premières; leur appa- rition surprit les contemporains, émerveilla les unv scandalisa les autres ; c'en est assez pour qu'il nous plaise d'étudier un mouvement mal connu dans ses ori- gines et dont il importe surtout de préciser la portée et les lointaines conséquences ; qu'apportaient de nou- veau ces novatrices? De quel service leur est redevable notre littérature?

* *

Voici trois aimables volumes, la Figure de Proue de Lucie Delarue-Mardrus, YInstant éternel de Hé- lène Picard, Celles qui attendent de Jeanne Perdriel- Vaissière ; ils n'eurent pas même fortune : je n affirme pas qu'ils soient les meilleurs parmi ceux que nous ont légués les poétesses de cette époque, ni même les plus parfaits de leurs auteurs ; tels quels ils nous révèlent les caractères essentiels de ce tumulte fémi- nin où les contemporains crurent discerner la poussée d'un individualisme désordonné, mais nous serions presque tentés de voir le résultat d'une conspiration habilement ourdie; ces poétesses n'eurent qu'un pro- gramme ; et certes il nous est beaucoup plus facile d'apercevoir chez toutes des traits identiques, que de découvrir ces imperceptibles nuances par se déter- minent leurs physionomies littéraires.

Leurs poèmes sont des œuvres de jeunesse; oui, toutes étaient jeunes et toutes étaient belles : si par-

TROIS POÉTKSSKS 301

faitement évanouie, si insaississable que nous appa- raisse aujourd'hui leur beauté, nous devons essayer de nous en taire une idée : étaient-elles radieusement belles ou simplement jolies? Quelles parures, quels vêtements leur seyaient ? Quelles couleurs allaient à leur visage? Evoquons-les en ces atours dont elles lurent vaines non moins que de 1 uir grâce, beaucoup plus que de leur talent. Ainsi rendrons-nous à leur mémoire l'hommage que vivantes elles eussent agréé avec le plus de laveur. Et n'allons point là-dessus les accuser de frivolité : leur désir de plaire nous touche infiniment : c'est par que se manifeste encore à nous leur féminité; de la plupart d'entre elles on pourrait dire que leur talent no fut d'abord qu'une héroïque coquetterie.

Adolescentes, pensionnaires si tôt émancipées, jeunes filles, jeunes femmes, elles furent poètes pour avoir frénétiquement aimé en elles-mêmes l'in- carnation périssable de l'éternelle beauté; c'est elles- mêmes quelles aimèrent dans l'amour; et je ne sache pas qu'elles aient tenté d'introduire en leurs œuvres une pensée étrangère, quelque chose qui ne fût point révélateur de leur charme fragile : elles aussi, comme un poêle latin, s'efforcèrent d'élever un monument,

monumentum arc perennius; » c'était afin (pie nous n'ignorions point leur taille flexible, leurs bras liais, leurs lèvres de miel, leurs parfums, leurs sou- ples robes de linon, leurs conquérantes écharpes.... Naïve idolâtrie, qui ne nous choque point, qui nous émeut irrésistiblement. Retenons qu'après elles on ne rencontre presque plus dans n<>s livres cette affirma- tion d'un si fréquent usage aux siècles notre litté-

:;o-2 iii.rurs littéraires

rature était presque exclusivement masculin" : le moi est haïssable.

Kl voici une autre conséquence de cette explosion de lvrism ! féminin qu'il importe de noter sans retard: les aveux de ces candides poétesses ruinèrent à jamais l'un des dogmes de la littérature masculine de l'an- eienne France : on n'osa plus parler aussi couramment de la complexité de lame féminine, de cette com- plexité si chère aux romanciers « psychologues » de la (in du xix° siècle. L'âme féminine, jusque-là si obscure, s'avouait ardente, effrénée, presque brutale, mais simple, naïvement simple, petite barbare éclose. après un sommeil millénaire, au cœur de la civilisa- tion; découverte prodigieuse, et qui annonçait cette psychologie nouvelle que nous ont constituée des générations de robustes romancières; les contem- porains ne l'accueillirent point sans protester : nul ne renonça aisément à de chères illusions ; et qui ne voit combien la conception de l'amour de ces jeunes p >é- tesses devaient choquer les artistes et les gens culti- vés de 1 ur temps !

Lisez plutôt leurs poèmes en regard de ceux d'un Sully Prudhomme : toutes les pudeurs, toutes les délicatesses ont leur place dans l'œuvre du poète, toutes les audaces, les franchises, les aveux dépouillés d'artifice dans celles de ces jeunes femmes ; les hommes avaient imaginé toute une métaphysique de l'amour, des raiïinements inouïs de sentimentalité : ils furent stupéfaits de lire ces vers écrits par une jeune fille!

Souvent, je m'attendris, vraiment, jusqu'à pleurer En mimzremant nue et dans sa stricte vie,

i

TROIS POÉTESSES 'M)'A

\ otre chair jeune e( douce, el j'éprouve l'envie, Les sens calmes cl purs, d'aller la respirer.

C'est puis- uit. c'est divin, c'est neuf le m'extasie....

Quoi! vous a\e/. un cœur dans votre cher côté, Un cœur de tiède sang-, de force et de santé, 1 n cœur qui bat, profond, à la place choisie?

.1 adore voire l'orme exacte et son contour, L'éclat matériel de votre belle lèvre, ^^ otre vigueur qui monte et vous t'ait de la fièvre Kl précipite eu nous le besoin de l'amour.

Combien c'est net et bon. combien cela m'enchante!...

.le pense ;i votre faim, à votre beau sommeil,

Je me dis : Il est plein de sève et de soleil,

El la joie est sur lui comme l'eau sur Ja plante. »

\*>us ave/, mon amour, la poignante douceur De 1 animal qui boit, qui marche et qui désire, Et même, dans vos pleurs, vos rêves, votre rire. Vous ave/, par le sang, une haute splendeur.

Je vous loue éblouie et grave, car vous Etes... .1 écoute votre pas, j'entends voire soupir....

Ah ! comme il est vivant! omedis-je. « îl doit mourir.... » Mon adoration fond eu larmes secrètes....

El c'est un plaisir sain, vrai, robuste, émouvant, Je n'y mets pas d'ardeur cachée et sensuelle, E1 je ris tendrement lorsque je me rappelle cheveux, une fois, emmêlés par le vent....

(L'Instant Eternel .

Voilà donc à quoi rêvaient Les jeunes filles!... Gel '•il. cette animalité saine, cette précision, cette fran dise, tout cela était nouveau en 1908; et par îontraste cela faisait paraître vieillottes les fadeurs, les complexités, Les perversités d'une Littérature amou- •euse c M-hiuée si|in l;, mentalité des hommes.

3()4 F1GURKS LITTÊRAIBES

*

Telle était l'audace éloquente dune jeune fille : les jeunes femmes n'étaient pas moins hostiles aux vaines subtilités. Les belles amours, saines, hardies et si simples que les leurs ! L'heureux temps, qui connut ces femmes primitives, ignorantes des sévères disciplines auxquelles leurs descendantes allaient être soumises! Leur ferveur ne va pas toute à l'homme aimé; elles adorent les jardins, les fleurs, les fruits, les beaux pay- sages, les trains, les grands vapeurs, les ports... et toujours et partout ce sont les aspects les plus sim- ples des choses qu'elles retiennent; leurs sensations demeurent étrangement matérielles ; d'autres poètes avant elles animaient la nature, prêtaient une vie mystérieuse à tous les êtres; elles s'en tiennent aux plus concrètes apparences, donnent un corps aux ab- stractions qu'elles ne peuvent éliminer, un corps, un corps humain; spontanément elles recréent le plus surprenant anthropomorphisme. . . . Elles exaltent leurs sens, les plus matériels de leurs sens, l'odorat, le goût, le toucher. Elles se glorifient elles-mêmes : le monde est leur miroir : feuilletez la Figure de Proue :

Au printemps de lumière et de choses légères L'Orient blond scintille et fond, gâteau de miel.

Ceux qui ne m'aiment pas ne me connaissent pas Il leur importe peu que je meure je vive, Et je me sens petite au monde, si furtiveî... Mais de mon propre vin, je m'enivre tout bas.

TROIS POÉTESSES 3()5

Je m'aime et me connais. Je suis avec mon âge De force et de clarté, comme avec un amant. Le vent dans les jardins me flatte le visage : Je me sens immortelle, indubitablement.

Voyageuse, la poétesse adresse à la Méditerranée ane « prière marine » :

A travers les chemins nuptiaux d'orangers, Je suis venue à toi, mer Méditerranée, Et me voici debout, face à face, étonnée D'ouvrir sur ta splendeur mes regards étrangers. Ce soir, ce premier soir, t'es-tu laite si pale Pour ne pas m'offenser de tes bleus inouïs, loi cpii n'es pas l'horizon gris de mon pays, Mer éternellement, rvlhmiquement étale ?

Ah! berce-moi, beau ilôt qui ne méconnais point, Moi qui suis veuve de ma mer et de ma terre, Moi qui t'aime déjà, moi qui viens de si loin, Moi qui voudrais commettre avec toi l'adultère!

Elle s'égare, en forêt :

^euleen forêt, sans yeux pour profaner les transes

Du mystère, je veux le plus beau des étés.

Je serai couronnée, à travers les essences,

De chèvrefeuille en fleura et de cheveux nattés.

Je suis un petit l'aune ivre de sève verte!

Elle est un « petit faune, » elle est « la dernière •ntauresse: elle s'écri.* :

Ma sensualité, qui peut-être es! mon âme!

Elle es! éprise des longues traversées, des galops us aux déserts africains : elle méprise les vies casa- ères; elle entend vivre d'une vie ardente, effrénée;

e a « horreur des métaphysiques. »

20

;>(X; i Mil T,i:s LITTÉRAIRES

Vivre, ah vivre! c'est, au galop, Mi'itcr une bêle rétive, C'e*l sentir au soleil trop chaud Suer et brûler sa chair \ ive.

Elle écrit pour Notre-Dame des Litanies :

Notre-Dame, du haut de ta flèche légère, Garde-nous de l'âme étrangère;

Garde-nous du mesquin, du banal, de l'ignoble, Conserve-nous notre âme noble.

Elle est hantée-, parfois, de souvenirs baudelainens elle pastiche le Bateau ivre de Rimbaud, elle rêve d'heures douces, intimes, en un foyer paisible ; elle est Normande, elle «sent » en elle « un cœur diver- sement racé. » Elle est sans doute la plus complexe, la mieux douée, la plus violente, la plus incorrecte, la plus personnelle des trois poétesses dont j'ai voulu aujourd'hui vous signaler les noms.

Hélène Picard est la moins capable de contenir une inspiration débordante; une prolixité lâcheuse affaiblit de nombreux poèmes de Y Inséant éternel, mais çà et quelle force, et enfin et surtout quelle émotion en cette lente agonie d'un amour de jeune tille!

Jeanne Pcrdriel-Yaissière est la plus maîtresse d< sa forme, la plus habile à emprunter aux Parnas- siens quelques-uns des secrets de leur impeccable technique : mais que son inspiration est donc voisin* de cellede Hélène Picard ou de Lucie Delarue-Mardrus

Yai-je pas été, sur ta bouche. Délicieuse ainsi qu'un fruit? Yai-je pas été, sur ton cœur, Le sarment tordu par la (lamine?

TROIS POÉTESSES 307

Ki eacore :

Quelquefois, au creux des vallée», Septembre épanchant «les rousseurs. Quelque maison ensoleillée < 'rut n'attirer vers sa douceur.

-Mais lorsque la joie es! passée,

Nids ou maisons sont trop petits; Fuis leurs appels, ô ma pensée : Ces' le bonheur qui se blottit.

Il me faut les roules, les roules... L'horizon toujours reculé

Je voudrais les connaître toutes,

Ma tristesse a besoin d'errer.

*

Lucie Delarue-Mardrus, Hélène Picard, Jeanne Perdriel-Vaissière, avec quelque effort d'attention nous arrivons à distinguer, nous aussi, les traits qui individualisèrent ces (rois poétesses aux veux de nos ancêtres.

Qu d me suffise aujourd'hui d'avoir attiré votre attention sur l'un des c< tournants » les plus curieux de notre histoire littéraire; vous apercevez main- tenant tout ce qui était en germe dans ce lyrisme féminin : nul doute que l'avenir de notre poésie en Pé"] '> ail été un instant aux mains de ces jeunes femmes; le lyrisme français agonisait dans la tiédeur -1 !S chapelles : en le laïcisant, vers le temps le ministre Combes sécularisait l'Eglise, elles lui resti-

;{H,s FIGURES LITTÉRAIRES

tuèrent une vigueur nouvelle; elles ameutèrent lu foule; leur langage incorrect, leurs cris, leurs plaintes allaient à lame des plus inertes; elles rendirent à la masse le goût des vers, aux poètes celui des applaudis- sements; c'est de ce temps qu'il faut dater cette renais- sance de L'inspiration qui est la caractéristique du xxc siècle.... En même temps, par la seule audace de leurs confessions, elles mettaient fin à une fastidieuse littérature de fausse psychologie; elles imposaient un complet renouvellement de la psychologie féminine ; elles replaçaient la poésie dans la vie, la femme dans la réalité. Certains de leurs contemporains virent en elles de délicieuses barbares : eh! sans doute! encore n'était-ce point une ère de régression qu'elles inaugu- raient, mais peut-être l'une des périodes les plus fécon- des de l'histoire de notre art et de notre pensée.

Y A-T-IL UNE LITTÉRATURE FÉMININE?

Un jeune écrivain à qui l'on ne saurait refuser, je pense, outre le sens de l'actualité, quelque goût de l'humour, publie une anthologie des poétesses contem- poraines. Ce livre vient à point : marquons notre gra- titude à l'auteur; il éclaire nos mœurs littéraires d'une lumière brutale, mais bienfaisante : glorifiant avec une érudition et une méthode implacables une concep- tion de l'art et de la poésie insoutenable, mais d'autant plus fréquemment invoquée, je pense qu'il en annonce le déclin et mieux en prépare la ruine définitive. Ou J€ me trompe fort, ou M. A. Séché nous rend un fier service.

Que voulez-vous? Nous lisons trop dans les publi- cations, revues, journaux de Paris, de Bucarest ou de Carpentras, qui touchent de près ou de loin à la lit— térature, L'usuel dithyrambe :

31(1 F1GUKES l.i i i I r. MIU.s

Petite-fille de... petite-nièce de... Mme de... née..., Touchée de bonne heure par l'aile de La musc, elle avait quatorze ans lorsqu'une revue : La Joie de In Maison! revue toute familiale, publia et couronna ses premiers vers. Je ne connais pas ces premiers vers, mais je suis sud qu'ils étaient très différents, pour la forme comme poui

l'inspiration, de ceux que publie maintenant Mme de

Car l'auteur de Poèmes d'Orgueil, à vrai dire, est très éloigné d'écrire pour les revues de la Camille. Je n'entend- point insinuer par que Mme de... dépasse les bornes de cette amoralité permise à l'art hardi et puissamment créateur. Mais il esl de l'ait qu'elle pousse la sincérité* jusqu'au pied !) de ces limites, et cela, (railleurs, avec l'impudique souci de l'aire vrai, humain, d'ériger de la beauté, de l'aire crier la passion jusqu'au spasme, jusqu à la douleur, jusqu'au paroxysme!...

Pour peu que le critique ? soit en verve, ou àj court de copie, il ajoutera :

Jamais on ne vit galop plus infernal de mots el d idée-, c'est une vraie bourrasque littéraire, un chaos extraor- dinaire avec ses hauts et ses bas '?), ses gouffres et ses sommets, une invraisemblable anarchie le. mal se mêle avec le bien, la joie avec la douleur, la vie avec la mort el l'amour: un brasier inouï se tordent toutes les passions. Un critique qui lui est tout acquis parle d'elle en ce- termes : « On la dirait, en l'ace du soleil, en i'ace de la mer. à 1 attouchement des moindres spectacles, brûlée de la flamme d'un sacerdoce; son cœur râle ?), ses nerfs se crispent, elle ne peut plus peindre son émotion, elle ne peut que la vociférer en des bonds d'adoration (!), avec des contractions et des stupeurs ! ...

El ce n'est point pour Le plaisir de vous taire- savourer un effarant style journalistique que je tran- scris ici de telles proses : ces citations me dispense- ront d'insister sur les caractère- d'une certaine

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y A-T-IL UNE LITTÉRATURE KKMIMM;'> 311

poésie » et le fâcheux délire ou elle entraîne quoti- diennement d'honnêtes feuilietonnistes, voire d'excel- lents hommes de lettres Vous les avez reconnues

ces lignes, pour les avoir lues vingt (ois. signées de noms différents, souvent illustres. Certes, oe n est point 1 Un des moindres triomphes de nos poétesses que ces capitulai ions de la conscience et du gouJ auxquelles elles surent eontraintlre tant de1 leurs con- te m porains Vous avez reconnu ces lignes ; que voilà

donc une commune aventure! du magazine Familial aux raies, aux vociférations, aux bonds d'adoration, aux contractions et aux stupeurs de la maturité, voilà. semble-t-il, résumée, leur carrière à toutes; saluons la

]>n(:/(>ss(> Et voilà le ton dont il convient de les

louer, les éloges qui leur plaisent, lajoveuse cacopho- nie dont leurs oreilles sont flattées Ides danseurs nègres seraient plus difficiles.

La littérature ne saurait être tenue pour respon- sable de telles vulgarités.

Vous L'avez dit. Mais il faut le redire, et ne point nous lasser de le proclamer. Car enfin l'étranger nous observe, et le brave public de France1, assourdi de ces cris, de cette parade indécente, ahuri on le serait à moins de ces bonds, de celte saltation folle, du

ndale prolongé de cette bamboula littéraire, le brave public de France, lui-même, ne sait plus que penser; il hésite, il se détourne de la foire aux poé- sseSj mais il souffre qu'on lui parle crime c< littérature Féminine. - Nous sommes si vains de gloire littéraire' Si par hasard ces bacchantes, ces faunesses. ces con- rulsionnaires, ces aissaouas de boudoirs et de salons avaient vraiment enrichi te trésor de notre art natio-

312 FIGURES LITTÉRAIRES

nal!... En vérité', il est temps de parler net et fort, et si l'on a le respect de quelques prestigieux talents de femmes, si 1 on pratique le culte de notre langue, si l'on est jalousement fier de nos traditions d'élégance et de goût, il faudra désormais se rebeller; dût-on montrer quelque courage et même quelque cruauté, le devoir s'imposera de protester; désolidarisons l'élite de la tourbe des médiocres et des cabotines, et d'abord, anéantissons cette grotesque légende de la « littérature féminine. »

Il n'y a pas de « littérature féminine, » il y a la littérature française dont un nombre grandissant de jeunes filles et de femmes se réclament sans aucun titre que quelques-unes honorent en collaborant avec des soins pieux à son développement indéfini.

Que si vous en doutez encore, parcourez le recueil de A. Séché. Ah! qu'elle est donc opportune l'initia- tive de cet anthologiste ! Déjà nous devions à son zèle informé une anthologie des poétesses défuntes, du treizième siècle à nos jours : de J2O0 à 1891 il en compta cinquante-cinq dont il lui plut de nous recom- mander les œuvres; cinquante-cinq, vous entendez bien, de Marie de France à Thérèse Maquet : sept siè- cles, cinquante-cinq poétesses; de grincheux érudits estimèrent que c'était peu et reprochèrent à A. Séché d'avoir né^lio-é la mémoire de Mme du Boccage, de

'D"&

Mme Guibert. de Fanny Mouchard.... A. Séché admire médiocrement les vers de ces muses lointaines; c'est

v A-T-IL i.\i; littÉBAtlt.k i i:\iimm_? 313

bien son droit. Mais il est indulgent aux effusions les plus fades et aux plus barbares vociférations des muses contemporaines; t'est pourquoi quarante-quatre noms l'ont, si j'ose dire. L'ornement de son second volume. Quarante- quatre poétesses! d'aucuns crieront à V exa- gération, niais non pas moi : grâce à cette heureuse abondance, le livre de A . Séché a toute l'ampleur d'une définitive démonstration.

Parcoure/, ce recueil; quelque monotonie caracté- rise le choix des poèmes, et ce n'est point la faute de A. Séché : l'immense majorité de nos muses a horreur de 1 originalité : les plus vigoureuses se souviennent fréquemment de nos grands romantiques et ne font point effort pour nous dissimuler la précision de leurs souvenirs ; les autres copient ou démarquent avec une candeur charmante et vraiment innocente les œuvres des plus fêtées d'entre elles. Voilà la première impres- sion, que confirme une plus attentive étude. Néan- moins on feuillette ce volume sans ennui : encore qu'il ne fasse point trop honneur à la typographie et à la photogravure françaises, il est illustré : la comtesse de Xoailles est en décolleté. Mme Hélène Picard aussi, Mme Catulle Mendès est en costume de ville, Mme René Vivien en apparition préraphaélite.... A. Séché a tait précéder de « notices biographiques ( I bibliographiques » ses << morceaux choisis; » il cite de nombreux critiques, ei je n'ose supposer qu'il eut, chers confrères, la malicieuse pensée de se divertir à nos dépens : mais enfin on aurait tort de prendre une idée de la critique contemporaine: j'ai déjà dit que nos triomphantes poétesses avaient l'art d'inspirer de singuliers jugements aux plus fermes esprits;

;;i J KIGUHES II TTÉRÀIKES

hélas, bêlas! notre maître à tous. Emile Faguet, lui- même, donne l'exemple, qui peuple Paris et la pro- vince de c grands poètes . ; cela lui coûte peu vrai- ment !

Les notes bibliographiques seront utiles : vous (loutiez-vous que vous ne sauriez étudier l œuvre et la carrière de Mme Lucie Félix-Faure-Goyau sans parcourir le Moniteur du Puy-de-Dôme, la Se- maine religieuse mais, au l'ait, laquelle? et, Dieu me pardonne! la Mode Ulustréel... Enfin, grâce aux soins diligents de A. Séché, à qui ne furent point toujours refusée- de précieuses confidences, nous sommes amplement renseignés sur la vie, les aven- tures, les talents divers de nos poétesses : Mme Burnat- Provins, « élève, amie et modèle de Benjamin Cons- tant, peint des figures, des portraits, des paysages qu'elle expose au Salon de la Société nationale des artistes français. Elle dessine aussi des broderies, des cuirs, des bois, des affiches qui lui valent de nom- breuses récompenses aux diverses expositions elle prend part.... - Mlle Dortzal, dont la souveraine beauté... Mme Marie Huot... ah! les vers de Mme Ma- rie Iluot peuvent être prodigieusement dénués de génie, mais sa vie n'est pas banale : « Quoi ([lie puisse écrire Mme Marie Huot, son œuvre restera toujours au-dessous du haut pittoresque ce style! qui s'attache oh ce style! a sa vie et à sa personne. » Certes, cite-t-on une autre poétesse qui ait « lardé » de coups d'ombrelle le professeur Brown-Séquard en plein Col- lège de France, blessé à coups de revolver au milieu d'une fête deux innocents toréadors, proclame aussi bruvamment les doctrines végétarienne, malthu-

\ \-l-II. UNE LITTÉRATURE FÉMININE? 315

sienne .. Certaines si' souviennent fort opportuné- ment que nul ne saurai! être plus exactement loué que pai soi-même; une Bretonne n'hésite pas à écrire :

J'étais très petite fille encore... mon enfance a été solitaire, mes grands amis furent les seuls classiques, lns dans mes livres d'étude, et Chateaubriand qui, à douze ans. m'apprit la mélancolie. Chateaubriand lu. dans le silence, par une enfant solitaire! 11 me fut un admirable maître de Langage, mais il m'eût été un fcîcheux professeur de désenchantement avant la lutte, sans les ressources d'un tempérament équilibré, d'une vraie aptitude de joie que je portais en moi. » Allons, tant mieux! Une autre, la plus jeune, la « benjamine »> de cette surabondante pléiade, a publié un gentil volume : n'allé/ point espérer qu'elle s'égare hors des chemins battus : « Comme la plupart des muses con- temporaines, plus peut-être, avec une [jointe1 plus aiguë de modernisme, Mlle A nie Perrev incarne l'Eve nouvelle qui chante, qui avoue hardiment son amour, son goût pour l'amour et sa tendresse pour l'homme. Et cela très passionnément, très ardemment, sans Fausse pudeur >• Cela nous désolerait sans cet aveu pimpant : Je n'ai qu'un idéal littéraire très vague... je 11 ai d esthétique personnelle (pie pour mes robes *'l mes chapeaux, cl non pour mes vers

C1"1' " ont-elles toutes la même franchise !

Esthétiques pour couturiers mondains, broderies.

cuirs, bois, affiches, haut pittoresque de la vie privée,

au-dessous duquel 1res au-dessous s'étale la

titud des < eu vres, que voulez- vous que tout cela me

ise. quand il s'agit de Lettres, di ces Lettres opte

316 FIGURES L1TTÉR AIRES

nos mœurs avilissent, et qui cesseront d'être l'honneur de ce pays, si nous ne réagissons de toute notre vi«nieur ; car nous consentons à sourire des travers de la femme de lettres, mais nous nous indignons du bruit grossier qu'elle soulève partout, de cette réclame dont elle emplit sans vergogne nos feuilles, de tout ce tintamarre auquel s'associent d'inconscients excités et quelques honnêtes gens dont on eût attendu plus de sagesse; surtout, surtout, nous ne pouvons pas per- mettre, nous ne pouvons permettre à aucun prix, qu'à propos de ses poèmes ou de ses proses on écrive ceci, par exemple :

Mme de... incarne bien la femme moderne, toute la femme moderne ruée d'un bloc vers le seul plaisir, vers l'immédiat assouvissement de ses passions; la femme moderne pour qui les mots de devoir, d'abnégation, de sacrifice, de vertu, ne sont plus que des mots, qui subor- donne tout à la seule satisfaction de ses instincts, qui se jette éperdument à la tête de l'Amour, et pour qui la vie n'a pas d'autre signification, d'autre but que de magnifier l'individu, que de développer toutes ses facultés d'émotion, tous ses sens :

Mon corps ardent frissonne et tremble de désir, S'arque vers l'inconnu, avide de toutes fièvres!

s'écrie- t-elle, synthétisant en deux vers toute la soif de son âme mystique et de sa chair brûlante.

Cela est proprement insane, parce qu'il n'est pas exact que la femme ruée d'un bloc ou autrement! vers le seul plaisir, vers l'Amour, soit un type essentiellement moderne, étant, je pense, de tous les temps, mais il est vrai qu'autrefois le vulgaire désordre n'apparaissait pas nécessairement poétique...; parce qu'on ne voit pas comment l'Amour, ainsi entendu, qui

V A-T-IL UNE LITTÉRATURE FÉMININE? 317

n'est que bas esclavage, peut concourir à émanciper, à magnifier l'individu, non pas même à développer toutes ses facultés d'émotion, puisque les plus nobles

seraient d'abord annihilées Certes de semblables

phrases sont purement insanes ; à force d être répétées leur insanité cesse d'être inolFensive. Et 1 on y dé- couvre la plus intolérable tendance à généraliser. Mme de... n'incarne rien du tout, qu'un tempérament assez banal en soi; nos poétesses ne représentent rien, qu'elles-mêmes; il est outrecuidant à la plupart de se comparer aux trois ou quatre d'entre elles qui mani- festèrent un vrai talent; à toutes je dénie le droit de se dire les porte-paroles de leurs sœurs silencieuses. J'en suis fâché pour A. Séché dont on aimerait louanger l'ardeur intellectuelle et la curiosité d'esprit: mais il appert de son cas que la fréquentation des

poétesses est redoutable aux jeunes écrivains Au

reste s'en doute-t-il? et faut-il apercevoir comme une vengeance anticipée en quelques traits qu'il dissémine ça et là? Il écrit : « Je ne crois pas que l'on puisse dire que Mme la duchesse de Kohan est un grand poète. » Il écrit : ce Le manque de franchise, une ridicule pudeur ont empêché les femmes d'être autre chose que des poètes aimables.... » lue ridicule pudeur î o humour !

Il n'y a pas de littérature féminine, n'en déplaise à M. Jules Bertaut ' ; j'ose affirmer, l'ayant suivi dans ses

l. JuLBâ li.iuAi i. L% Littérature féminine d'aujourd'hui.

318 i-ic.uuis i.iiti:kaii;i;s

patientes anal\ SCS, que du prodigieux amas des romans

écrits par 1rs femme», il n'extrait ni une conception nouvelle de La vie et du monde, ni une morale, ni une théorie d'art spéciale à La femme; je ne découvre pas même eil SQB livre les éléments d'une psychologie de

la femme moderne si vantée, si haïe, que chacun imagine an gré de ses rêves ou de ses haines, parce qu'il est plus aisé de L'imaginer que de la découvrir parmi les innombrables ébauches et les contradictions de la vie.... Peut-être le plan même de son étude condamnait il Jules Bertaut à ne point sortir résolu- ment du vague; et l'on sait que de trop vastes enquêtes résultent rarement des conclusions précises; toutetois je ne puis croire qu'il n'eût rien discerné si des décou- vertes avaient été possibles.... Or aucune conclusion ne ressort de s an livre, rien, si ee n'est sans doute que c'est un leurre de parler d'une « Littérature fémi- nine » ; nos romancières n'ont guère plus d'originalité que nos poétesses : trois ou quatre, mettons cinq ou six, ont un appréciable talent, assimilateur et pit- toresque, le reste vivote et je n'entends point dire par la qu'il ne connaisse pas les fructueux tirages les femmes cultivent avec la même désinvolte aisance bais les genres et Les plus diverses variétés du roman la m avenu? de Leurs œuvres n'est sans daute ni supe- rieure ni inférieure à la nuyenne des œuvres mascu- lines. Cett? sage médiocrité, cette absence de carac- tères spécifiques, a vouez-le, diminuent singulièrement l'intérêt des livres de femmes envisagés isolément : elles subissent toutes les influences et n'en imposent aucune; leurs œuvres, très diverses, n'ont de com- muns qu2 des traits de La plus inexpressive généra-

A

Y A-l-ll. UNE LITTËRATIMIK FÉMININE? 319

lité. La « littérature féminine, » quoi de plus insai- sissable ?

Au Long de ses (rois cents pages, Jules 1> -riant poursuit ce fantôme, vain tment sélance vers ce mi- rage : exercice décevant encore qu'instructif Il

s'efforce d'expliquer le succès des livres de femmes, je répète qu'il n'explique point ce succès par des raisons tirées des mérites singuliers du génie fémi- nin; il expose judicieusement un ensemble de cir- constances favorables; il ne lui semble pas que ces eir- c instances soient durables; il a probablement raison; niais n'allons p uni discuter des pronostics.

Nous voici fort à 1 aisa pour envisager le péril dont ta multiplication incessante des œuvres de femmes menacerait la morale, nos institutions, la société elle- nu'tn ' : je crois fermement que leur effort est de moindre portée et n aura point d'aussi graves consé- quences; je ciuis que le tumulte féminin peut tout luste nuire au bon renom de nos Lettres, et contri- buera déconsidérer davantage nos mœurs littéraires. Leur amoralité n'est point pire que celle de leurs Confrères masculins; iVnh vient qu'étant moins sys- tématique, die apparaisse parfois plus redoutable4? plie n'esl point agressive; lu timidité d'esprit de nos poétesses et de nos romancières est un t'ait; d'autres Eemm js sonl plus audacieus s : intellectuelles, nées d hier à la science, professeurs, théoriciennes qui pavent d'un humanité transformée, leur féminisme,

320 rii.i ki.> il i i t.i:aihi:s

lo^iaue, évolutionnista ou révolutionnaire, u a guère

O 1

(le secours à attendre des femmes de lettres eu laveur auprès du public; les tendances de celles-ci sont plu- tôt rétrogrades ; leur inconsciente philosophie ne va qu'à glorifier l'instinct et la passion la plus aveugle, la plus puissante pour retenir la ïenini > dans l'antique sujétion. Et certes, les moralistes ont de tout temps iuo-é subversif l'instinct d'amour; un avenir proche en tirera peut-être un principe d ordre et de soumis- sion, et sera surtout tenté de s'en Faire un allié contre de plus effrayants symptômes d'anarchie et de disso- lution morale.

Et je reconnais volontiers qu'il est bien des sortes d'amours, et que nos femmes de lettres semblent exalter de préférence la plus élémentaire, qui n'est qu'une frénésie sensuelle : sur ce point, les témoi- gnages sont unanimes de tous ceux qui prirent la peine d'y regarder d'un peu près ; relise/ plutôt les pages que M. Charles Maurras intitulait naguère : « Le romantisme féminin: allégorie du sentiment désordonné, » et tant de profonde vérité s'insinue I parmi de brillants sophismes ; relisez dans les dernières Etudes sur la Littérature française, de M. Mené Dou- mic, le chapitre consacré aux « Romans de femmes ; » ne né^li^ez ni les Muses françaises de A. Séché, ni la Littérature féminine, de Jules Bertaut ; à quoi il con- viendrait d'ajouter de récents articles de M. E.-M. de Voo-ué, et enfin Nos femmes de lettres, de M. Paul Fiat : que des juges, si divers de goût, et de méthodes si contradictoires, S3 puissent rencontrer pour soutenir li m3ine affirmation, voilà qui ne laisse subsister aucun doute. Littérairement, une pareille conception

Y A-T-1L uni: littératUrk féminine? 321

de l'amour ne mène pas très loin, et Paul Fiat le démontre avec force :

Si la prédestination de la Femme, écrit-il, envisagée Comme elle l'est par nos auteurs, ;i la façon d'une antique Fatalité, est bien de succomber dès l'instant qu'on l'at- taque: si toujours elle doit, en vertu de la faiblesse inhé- rente à son être. « comme le fruit mûr tomber sur la prairie, » qui ne voit que du même coup s'affaisse le res- sort d'intérêt qui nous attachait à ses actes? Peut-être nous arrêterons-nous encore à quelques sujets de ces trop spéciales nosographies. Mais, du simple point de vue littéraire, en admettant (pie nous écartions des consé- quences morales pourtant si attachantes, nous ne pouvons eue regretter les anciennes complications sentimentales, qui faisaient contrepoids à l'instinct et créaient un rem- part de toutes leurs défenses assemblées.

Littérairement, c'est une cause jugée.

Que si nous nous plaçons au point de vue sociolo- gique... ah! ici je suis bien contraint de vous ren- voyer à ce livre délicat et vigoureux, Nos Femmes de Lettres. Et je souscris trop complètement à la plupart des critiques et des aperçus de Paul Fiat, pour qu'il me s, ut même possible d'en apporter ici un commen- taire un peu étendu: tous ceux qui le liront verront au reste sur quels points, très rares, je me sépare de lui. .. Mais enfin, voici l'étude la plus troublante que nous possédions sur nos femmes écrivains; voici d'abord la sélection que nous attendions d'un effort vraiment critique, et voici des pages de franche et saine et parfois inquiétante vérité. Que pense- rons-nous de la portée de certaines conclusions? si Paul Mat définit la femme littéraire; « un monstre au lens latin du mot, •> s'il la condamne, anti-naturelle,

21

;;)o i-K.i 1RES LITTÉRAIRES

anti-sociale et nul n'a plus rquitablement rendu bommage au talent de quelques-unes il es* bien entendu que c'est uniquement de la femme littéraire contemporaine qu'il s'agit. Réservons l'avenir....

TROIS UNIVERSITAIRES

CIL V. LANGLOIS

Parmi tant de savants dont notre époque se plaît à vanter les mérites indéniables et divers, est-il un représentant plus typique de l'érudition et de la science historique modernes?

Interrogez nos jeunes historiens : leur aimable férocité se calme dès l'instant que vous sollicitez un avis sur les enseignements et les œuvres de M. Ch.- V. Langlois: unanimement ils affirment le prestige de ce maître; ils tiennent pour des modèles cle cri- tique sobre et forte les monographies, mémoires, dissertations que depuis plus de vingt ans M. Ch.- V. Langlois entasse avec un zèle tranquille; ils l'ad- mirent, et peut-être le redoutent un peu : ils tiennent de lui les raffinements de leur méthode : le << métier. > c est Gh.-V. Langlois qui leur en apprit la théorie et souvent la pratique : Gh.-V. Langlois fut à la Sor- bonne le véritable introducteur de ces « science- auxiliaires » de l'histoire dont le monopole parut long-

326 F1GI RES LITTÉRAIRES

temps appartenir à l'Ecole des Hautes-Etudes et à L'Ecole des Chartes; il est par excellence le professeur de critique, il est la critique même.... Etonnez-vous que pour toute une génération de chercheurs et d'his- toriens, il demeure le « patron, le maître de qui la décisive influence oriente les esprits <-t détermine les carrières.

Admirations juvéniles il entre une part de légi- time gratitude. Serait-il équitable de n'en tenir nul compte? Hâtons-nous bien plutôt d'enregistrer la déposition de ces témoins frondeurs, aisément irres- pectueux, quand, de leur plein gré, ils décernent à qui les enseigna l'autorité.

L'autorité de M. Ch.-V. Langlois est grande; elle est telle de l'aveu de ses disciples, auquel répond l'assentiment de ses émules en érudition et de ses confrères; l'autorité de Ch.-V. Langlois est grande parmi les savants ; son crédit est considérable dans l'Université, qui apprécie la justesse des vues, l'op- portune sévérité des conseils de cet historien-pé- dagogue.... 11 ne suffit point, en effet, a cet érudit d'exceller dans l'exploration du xiu° siècle; ce médié- viste ne fut jamais le prisonnier des chartes et des bulles ; nul esprit plus ouvert, plus libre, plus apte a pénétrer les problèmes de ce temps et à en raison- ner congrùment. De quel secours n'est point à 1 his- torien son sens de la vie? Quel bénéfice l'observateur et le critique de nos méthodes universitaires ne tire-t-ii point de sa connaissance des siècles écoulés? Ch.-V. Langlois démêle avec la plus allègre perspica- cité les intrigues, les secrets, Les imaginations des contemporains de Louis IX et de Philippe le Bel ; il

CH.-V. LANGLOIS 327

n'est ni moins perspicace, ni moins averti quand il sVll'orce d'éclairer une question d'aujourd'hui; il est le cerveau le plus lucide, l'esprit le plus prompt ; sa science n'est pas le luxe un peu vain du Bénédictin qui s'exile de la cité en progrès; elle est le moyen le plus efficace d'entrainemenl el de perfectionnement d'une intelligence avide d'action sociale.

11 y eut un temps, dit-on, les professeurs, peu nombreux, d'une Sorbonne déchue se piquaient d'élé- gances salonnières : temps lointain, o Cousin! Ton eiït moins goûté la distinction et l'urbanité fine des beaux esprits s'il eut fallu déplorer l'extravagance ou l'extrême négligé de leur ajustement : nous avons changé cela; notre Sorbonne revivifiée, bourdonnante M démocratique ignore ces scrupules, ces pudeurs M un autre âge : jamais savants n'adichèrent plus trans- cendant mépris du décorum; tel maître illustre semble le Labre héroïque e4 minable de cette érudite maison... trait singulier de nos mœurs universitaires, affectation à Laquelle échappe un Ch.-V. Langlois, encore que 1 apparente austérité de ses allures ne soit pas contes- table Austérité des allures, ascétisme de la méthode; du moins L'accord est-il parfait des gestes et du carac- tère, des discours et des tendances secrètes; ennemi superfluités, des paroles vaines, et généralement de toutes les faciles élégances se plaît la futilité de m plupart d.s hommes. Ch.-V. Langlois ne se met point en frais pour dissimuler sa haine vigoureuse du

328 F1GUKES TÙtANtl S

verbiage : sa parole est brève, redoutable son silence; son aspect sévère, son discours parcimonieux éloi- gnent les fâcheux; leur nombre est si grand qu'il semble s'entourer de quelque mystère.

Ascétisme de la méthode! En vérité Ch.-V. Lan- glois n'est point de ces maîtres qui fleurissent devant les pas de leurs élèves le dur chemin de l'apprentis- sage : les difficultés de l'Histoire, nul n'en possède une plus précise expérience que ce parlait historien : il les définit ; et sans doute, les définissant, enseigne- t-il le moyen de les vaincre: certes, mais quel labeurr quelles opérations compliquées ; que d'initiations préa- lables! l'heuristique, la bibliographie, et ces fameuses4 « sciences auxiliaires.... » 11 écrit (Seignobos adju- vante) le manuel de l'apprenti historien; il démontre qu'une préparation technique s'impose et doit être sub- stituée à la préparation « littéraire. » Hélas ! « tous les auteurs qui, comme Daunou, ont essayé d'énumérer les connaissances préalables, ainsi que les dispositions morales ou intellectuelles requises pour « écrire l'his- toire, » ont été amenés à dire des banalités ou à émettre des exigences comiques. » Les exigences de Ch.-'N . Langlois sont fort raisonnables; elles sont multiples et impératives. Il propose au jeune historien la plus sévère conception de la science historique ; il proscrit les effets « littéraires, ornements plaqués, . . verroteries, fleurs de rhétorique... sentences... jugements. » Il est impitoyable à la philosophie de l'histoire : les philoso- phies de l'histoire! si l'on en presse fortement les ma- jestueuses théories, elles se résolvent en brouillards autour d'une idée centrale, gratuite, et le plus souvent d'une excessive simplicité. Certes, toutes ces ambi-

CH.-V, LANGI.OIS 32r>

lieuses théories qui « prétendent poser les « lois » du devenir historique, ne sont que des jeux d'esprit. » Démence, la recherche de ces « lois; » Gh.-V. Lan- glois exhorte l'apprenti historien à la modestie ; il l'oriente vers les humbles besognes; les plus urgentes, les plus utiles; il invoque le témoignage de Renan pour vanter le bienfait d'un catalogue rédigé avec patience et discernement. Il exalte « l'agrément simple et tranquille des besognes préparatoires. » Franchit- il la limite de ces travaux préparatoires, l'historien voit surgir devant lui des dilïicultés nouvelles, quasi insurmontables.... Que d'efforts ! et - toute ambition littéraire étant écartée pour quel décevant résultat! Fustel de Goulanges déclarait (pie « l'Histoire ne sert à rien. » Que pense Gh.-V. Langlois?

Le \ixe siècle s'achève, ici, sur des désillusions. La plu- part des démonstrations de la critique historique (en cela comparables, du reste. à une foule de démonstrations des sciences proprement dites, qui ne comportent aucune application directe n'intéressent que la curiosité. Celles ((in pourraient intéresser la conscience et peser d'un cer- tain poids dans les controverses entre les hommes peuvent être stérilisées : la critique de Strauss et de Renan n'a pas été sensiblement plus efficace, en fin de compte, que le rire de Voltaire. Enfin dans quelle mesure le progrès incontestable des connaissances louchant l'histoire des sociétés ancienne- a-t-il influé sur celui des sociétés mo- dernes? La génération française de 1848 avait espéré, dans son enthousiasme juvénile pour la science, que l'histoire, '••i instruisant l'humanité (\v^ raisons de ce qui est. éclai- rerait les voies de l'avenir et contribuerait à déterminer ce qui sera. Mais quoi? C'est Renan lui-même qui écrit, dans- si Préface de 1891 à son Avenir de la Science de 1848 : « Le processus de la civilisation est maintenant reconnu

330

l loi i;i;s LITTÉRAIRES

dans ses traits généraai » ei « la destûaée humaine est devenue plus obscure que jamais. »

Une très forte éducation technique, une excessive déOance du sentiment, de l'idée personnelle, du talent, une conception pessimiste du rôle de 1 Histoire, de sa portée sociale et de son utilité pour le propres de l'esprit humain, telles sont les acquisitions que l'étudiant retire de l'enseignement théorique de d maître : enseignement très propre à discipliner le médiocres et à les enrégimenter pour les fructueuse entreprises collectives, enseignemenl néfaste ad faibles, prodigieusement favorable aux forts; ensej gnement nécessaire, et qui vint à son heure pour enre- gistrer, coordonner et assurer définitivement les résultats de la réaction contre l'Histoire romantique.

.

Composer un code de l'histoire scientifique, c'esl fort bien vous révélerai-je qu'on y découvre mit logique passionnée, une verve satirique, une recherche de la simplicité élégante, et pour tout dire un goût e des qualités proprement littéraires qui, parfois, sen blent implicitement démentir certaines tendance livre? __ Composer un code de l'histoire scientifique c'est fort bien ; l'illustrer d'exemples accessibles ai gTand public, c'est mieux: une gratitude particulier est due à Ch.-Y. Langlois lorsqu'il délaisse ses trav techniques et consent à nous donner des <em d'histoire au sens large du mot. Il y consent, il gro

CU.-V. LANGLOIS 33 1

les études variées, en ses Questions dliisloire et d'c/i- tàgnement; il élabore un tableau synthétique du mie siècle en cette Histoire de France dont Ernesi avisse dirige avec un zèle attentif la publication.

El voici un beau livre.

Admire-t-on davantage la sobriété d'une érudition jui se subordonne avec une parfaite bonne grâce au fan de l'œuvre? Ou l'art de l'écrivain qui dispose ses «rsonnages, ses analyses, ses descriptions suivant ?s lois d'une perspective savante? S'atlaelie-t-on au étail? tel portrait a l'attirance de ces peintures an- îennesà demi eiFacées et si vivantes. Car il est en ce vre des portraits, qui ne ressemblent point aux cou- limiers exercices de style des historiens romantiques t n'en sont pas moins des portraits: ni truculence, i exagération, ni, pour ainsi dire, aucune addition; ne restauration pieuse: des couleurs ravivées, déeou- Ttes sous l'amoncellement des documents fautifs, des lus is et des commentaires accumulés au cours des ècles. Nul auteur plus discret : Ch.-Y. LangJois élimine de son livre avec une habileté suprême de «stidigitateur ; il laisse parler les contemporains, il xtapose les témoignages, les anecdotes. Je liens pour 'dieieux le portrait de Louis IX dont il nous gratifie, ■lieieiix en vérité, d'un charme sans mièvrerie, d'une tensité de vie... ce son* des pages qu'il faut lire : bsî bien trahirait-on l'auteur en y cherchant une citation; l'impression nail du rapprochement de s feuillets qu'un arl subtil assembla. A peine çà et la ie transition dont la sonorité moderne inquiète peu - - toute sa \ ie, il chercha consciencieusement ité et la justice avec le ferme propos d'y conformer

332 FIGURES LITTÉRAIRES

ses croyances et ses actes... » « que Louis IX ait et*

parfois tourmenté par les antinomies qui existent entre

la raison et la foi, cela est certain. » Formules voyant»

qui tranchent sur le fond des naïfs récits contempo

rains. Ce sont des « historiettes » les plus jolies son

de Joinville ou encore les propos et maximes du boi

roi qui nous révèlent sa foi, sa science ecclésiastique

ses préoccupations morales, sa bonté, son énergie

son intrépidité, son humeur impérieuse.... Oublions 1

« doucereuse légende de la bénignité angélique de sain

Louis; » cette légende est en contradiction avec le

faits les mieux établis: « Prudence sans fausse hontel

bonne humeur, ironie souriante, voilà quelques trait!

qui ne sont pas du mystique exalté que la pieuse sott|

de son entourage vit exclusivement en Louis IX. E

fait, la sainteté de cet homme excellent n'avait rie

de monastique, et quoique la postérité s'y soit souvei

trompée, comme lavait fait déjà le vulgaire de se

temps, jamais saint n'a été moins « papelard, » pli

laïque que celui-ci.... » Oublions la légende, conter

pions la réalité qui nous est offerte, irrécusable, et, n<

moins que la légende, charmante, d'un charme qui

miraculeux.

Ailleurs la légende s'évanouit, irremplaçable, nous laisse en présence du néant : de tant de « p( traits » de Philippe le Bel que reste-t-il? rien; gnons-nous à tenir pour nulles et non avenues ta d'émouvantes évocations de cet énigmatique pers« nage. Philippe le Bel fut-il l'instigateur ou le spectatc des drames qui ensanglantèrent sa cour et de no breuses villes de son royaume? Ch.-Y. Langlois ne» le déclare tout net : « On ne saura jamais qui étl

11

;i

CII.-V. LANGLOIS 333

*hilippe le Bel; il sera toujours impossible de dépar- ager ceux qui disent : ce fut un grand homme et eux qui disent : il a tout laissé faire. Ce petit problème st insoluble. » Ch.-Y. Langlois vous dira pourquoi en eux pages de critique narquoise et avisée. Il n'est as tendre aux chroniqueurs du temps ; il Test moins ocore aux écrivains du nôtre qui ont tiré de ce athétique xiue siècle une foule de romans, de drames t d opéras : ô sujets aimés du populaire, orgies de la pur de Nesles, aventures de Buridan et de Marie de ilrabant, et des Templiers, et d'Enguerrand de Mari- nv.... Balayé rimmense falras des fausses légendes, histoire se déroule avec, ça et là, des trous, des icunes sombrent les princes, les soldats, les îinistres : la vie du peuple de France apparaît, les istitutions, les moeurs, l'art, les lettres....

C<> chartiste accorde aux lettres une particulière Ltention : :il déplore qu'un étrange malentendu se •erpétue entre philologues et historiens : aux uns étude et l'exégèse des textes « littéraires, » aux utres... le reste : excessive intransigeance d'une ivision du travail qui fractionne les problèmes et en iffère ou en interdit la solution ; exemple : les noms ? Jofroi de la Chapelle, de Jehan de Vassogne, de ervais du Bus, de Chaillou n'avaient rien suggéré à d'éminents spécialistes de l'histoire littéraire; » il a ulïi à Ch.-Y. Langlois d'avoir lu beaucoup de pièces

ministratives du temps des derniers Capétiens di-

ects pour être assailli, à la seule vue de ces noms, de

buvenirs précis; ainsi vit-on un historien ravir aux

lus éminents romanistes l'avantage de dater certains

crits littéraires et d'en découvrir les auteurs.

;;;; | blGUBES UTTKHAIKKS

Encore (ju'il semble s'en dépendre, Ch.-V. Langlois- appdrteaiw spécialistes de l'histoire littéraire un actif! et efficace concours; il exhume des textes, il les «'dite en 1rs résumant à l'usage du grand public; il l'ait re- \mv, il éclaire du jour le plus favorable ces œuvre* d'une littérature aussi inconnue à l'immense majorité des Français qire la littérature chinoise ou japonaise. Il est guidé dans ses choix par les raisons mêmes que le public comprend ; il est aussi sévère que pénétrant: qui donc n'approuverait les soins délicats qui nous valent ces judicieux extraits et nous épargnent de fastidieux- recherches? Ah! sans doute, Ch.-V. Langlois est historien : il entend faire œuvre d'his- torien; il est persuadé que le meilleur moyen ai communiquer a la foule les résultats du labeur scien- tifique n'est point d'écrire des livres d'histoire géné-i raie, mais de présenter les documents eux-mêmes. purifiés des fautes matérielles qui s'y étaient glissées allégés des -uperlluités qui les encombrent, en indi- quant avec précision ce ([lie Ton sait des circonstance* ils ont été rédigés, et en les éclairant au besou par des rapprochements appropriés.... h Abnégatkn de cel historien si prompt à diminuer son rôle et cf» rêve àè renouveler l'histoire en la supprimant.

Fort heureusement Ch.-V. Langlois ne nous en duit pas encore à cette extrémité : il compose de beau: livres d'histoire qu'il faut lire pour posséder la plein* intelligence de ses recueils de textes ; il multiplie è brèves études; il excelle aux rapides synthèses auss bien queux minutieuses analyses; il ne néglige les idées; il ne dédaigne pas les conclusions pratique?

CH.-V. LANGLOIS 33^

voyez plutôt les pages qu'il consacre aux universités du moven-àge). Il est un homme d'aujourd'hui qui ue ^roit guère aux leçons de l'histoire d'une aussi lointaine histoire il est un historien qui ne perd amais de vue le présent : il est à la fois le contemporain le saint Louis ou de Philippe le Bel et le nôtre : i oubliez pas, je vous prie, que ses brochures sur If Question de renseignement secondaire, et La Pre- >arntion à l'Enseignement secondaire ont précédé l'importantes réformes, et qu'en vérité ces réformes Tout point démenti ces brochures. Convenez que cet spnt est l'un des plus alertes et des plus vivants de ce omps. et qu'une singulière saveur distingue jusqu'au ►lus minime de ses écrits.

0. GRÉARI)

Quel grand maître de l'Université il eût fait! Si la République eût souffert aux côtés du politicien ministre de l'Instruction publique un chef issu de L'Université, magistrat suprême de la hiérarhie, repré- sentant et répondant de la corporation enseignante, avec quel zèle, avec quelle autorité et quelle dignité Gréard n'eût-il pas exercé ces fonctions! Fontanes de la démocratie, on l'imagine, comme l'autre, dévoué au bien public, empressé à servir la France, plus encore que le maître dujour, d'ailleurs souple, point frondeur, bon conseiller, solide et sûr, plus actif et surtout pi* expert administrateur que le poète de la Grèce sauvét et des Embellissements de Paris : avec moins de liant plus de fermeté, plus de labeur, la même aptitude i rendre à l'Etat ces « services de littérature » que Sainte Beuve sut nous faire apprécier, il eût égalé soi heureux prédécesseur dans l'art de guider les homme et de triompher avec élégance des difficultés ; il 1 eu surpassé en bon vouloir, en dévouement efficace.

O. GRÉAKD 337

A bien des égards le poète Fontanes inaugure une lérie que Le moraliste Gréard semble clore : rappe- ims-nous le jugement des Lundis! « M. de Fontanes représente exactement le tvpe du goût et du talent poétique français dans leur pureté et leur atticisme, sans mélange de rien d'étranger, goût racinien, féne- lonien, grec par instants, toutefois bien plus latin que grec d'habitude, grec par Horace, latin du temps d'Auguste, voltairien du siècle de Louis XIV. Je crois pouvoir le dire : celui qui n'aurait pas en lui de quoi sentir ci qu'il v a de délicat, d'exquis et d'à peine mar- ine dans 1rs meilleurs morceaux de Fontanes, le petit parfum qui en sort, pourrait avoir mille qualités fortes '1 brillantes, mais il n'aurait pas une certaine finesse égère, laquelle jusqu'ici n'a manqué pourtant à aucun le ceu.v qui ont excellé à leur tour dans la littérature qançaise. Fh! eh ! quelques-uns de ces traits sauf, jfen entendu, la très légère nuance poétique se Couvent en Gréard. On dirait une ébauche, que l inversite va. durant un demi-siècle, développer et ^forcer, sans en altérer les ligues essentielles : res- •ect des classiques, esprit purement français, sens de ' netteté, de la concision ornée... cela est fonda- lental; U- temps y ajoute une curiosité d'esprit *rue, encore que limitée par le culte sévère de la •adilmn littéraire, des goûts plus solides. Cornu, Fontanes, Gréard s'inspire duxvn* plus que U xv.i, siècle, mais il va plus loin et surtout plus fdo.mem.Mit; il est fénelonien, il est, dans la mesure ,l Peu! ! être un prosateur, racinien, mais par delà acine, l'ort-lioval l'attire : il s'y enferme par la '»-•• lait de l'étude dj Sainte-Beuve son livre de

338 FIGURES LITTÉRAIRES

chevet. 11 es» grec bien plus que latin, non point par Horace, mais par Plntavqne, Platon, Epictète : la tnj vole sentimentalité du xv..." siècle finissant ne salisfaii point; il va au sérieux, s'attache anxprj blêmes moraux et religieux; les plus fortes lectuj ne le rebutent point; il scrute les Pères de V.ghse

s'efforce d'extraire des oeuvres de saint Paul j

saint Jérôme, de saint Augustin, une mmsson dhà

maine et éternelle vérité.... L'Umvers.te de 1850]

autant d'esprit, elle a plus d'àme que celle de 18M

L'Université s'est enrichie: elle remplit sa missuJ

«mi est de recueillir, de définir et de vulganser le

traditions éparses de la culture française; elle n

point cessé d'être elle-même : Fontanes n eut pou

Lue Gréard : ri l'eût aimé de prolonger pan." no»

le prestige d'une formation d'esprit, d habitud,

morales et de mœurs courtoises, suprêmement el

gantes, harmonieuses... et qui vont se dissoudre.

Fontanes - Gréard. un cycle universitaire e clos : ces grâces discrètes, nos mœurs brutales - le recette _ ne s'en accommodent plus ; cette tare humaniste, l'intelligence moderne la goûte end sans en subir l'ascendant : bâtons-nous de saluer passé qui achève de mourir, qui fut cher a beaucj d'entre nous, et que déjà les jeunes ont cesse de co

prendre.

*

Gréard aura été l'un des représentants les complets de ces ferneus ;s promotions normal.» du milieu du m' siècle: non qu'il inangure un m

6. GXÉA.UD 339

Renient de pensée, comme Taine, ou manifeste une pèvre d'aventureuse ambition, tel Prévost-Paradol, ou révèle un irrésistible penchant à se répandre

lans les Lettres ou la Presse qu'il est entendu que nous ne confondons point tels About, Sarcev et quelques aut,vs. Mais il nVst aucune de leurs qua- lités d'esprit que ses camarades ne lui reconnaissent, harmonieusement développées, cultivées avec la plus fcureuse application. Gréard avait eu une enfance docile; ainsi Rollin, « L'élève divin; » à l'Ecole, il lit k délices de ses maîtres; L'Université s'admira en lui Victor Duruv, Jules Simon étaient de bons juges et approuva cet esprit de mesure et ces vertus fcoralesqui achèvent la physionomie du parfait dis- ciple et du maître excellent ; « Tues notre conscience intérieure, » lui écrivait Prévost- Paradol. ^ Ajoute/ cette autorité qui ne s'acquiert point, que (iréard possède de naissance, qu'il raisonne et déve- loppa au cours de sa carrière : professeur de collège, Bréard est un maître écouté : « Ce qui, écrit-il, aux veux de l'écolier, constitue le niait re, c'est la pleine |4tesessioi] de soi-même, le parfait accord de la con- luil rl du la*%age, l'esprit d'exactitude et de justice. Éfc judicieux mélange d- bienveillance et de Fermeté.

-ont c i fonds de (pialités graves et aimables sur Lequel

repose ce qu on appelle le caractère. Il n'est point de •cachons naturelles, pas de conséquences inévitables lont on puisse attendre les effets qu'exercent l'air, 1 as- fcdant, Ja parole d'un homme ainsi établi dans la COU- kâence «les entants. Gomme il donne a la récompense sa

fcieur, il imprime a la peine sa force moralisai, i,,..

-ui seul est capable d'éveiller dans l'esprit de l'élève

340 FIGURES LITTÉRAIRES

le sentiment de la faute commise, ce mécontentement de soi qui est le commencement de la sagesse, d accom- plir en un mot l'œuvre de persuasion qui, suivant une heureuse expression de Rollin, est la vraie lin de l'édu- cation. >» Tel le vrai maître : Gréard s est peint lui- même. Cette autorité ne l'abandonne point lorsqu'il entreprend de réformer les méthodes de l'enseigne- ment primaire : instituteurs qu'il stimule et récon- forte, commissions municipales, assemblées universi- taires qu'il émeut, persuade, entraîne, à tous il inspire une conliance nuancée de respect. Vice-recteur, une tâche plus complexe lui incombe : son autorité s ac croît : elle triomphe dans les conseils s élaborent les règlements et les programmes, s'impose aux ministres. Il n'est pas grand maître : s'il 1 était, son influence serait-elle mieux armée? Donneur d avis (pie l'on ne suit pas toujours, que l'on suit souvent, son office est d'amorcer les réformes et de les aiguiller vers la modération en réfrénant les ardeurs indiscrètes.

lit c'est ici que reparaît le normalien, le normalien

de 1830 : qui donc parmi ces générations brillantes

servit plus utilement la gloire de l'Ecole? Certes.

Gréard n'ignore point les nécessités du présent : i

sait que l'Ecjle ne satisfait plus à ces nécessites

Mais il entend, par son exemple, prouver la vertu d v

enseignement condamné : toute son habileté, tout.

son éloquence, il les emploie à défendre et à mainte

nir le généreux esprit de cet enseignement contre le

tendances envahissantes d'une pédagogie utilitaire

il est de cette université qui sauvegarde nos tradition

et s'efforce d'infuser à la France moderne le san

O. GRÉAfiD 34 1

vigoureux des classiques. Avocat obstiné du latin, du grec, des études désintéressées, il est dans les conseils de l'Université un conservateur avide de progrès, un novateur respectueux du passé, un es] rit singulière- ment actif, vivant et sage.

De tels hommes, qui marquent l'aboutissement d'une discipline, résument les vertus d'une corpora- tion, ses mœurs, sa philosophie, de tels hommes ne sont point forts aux yeux de leurs seuls contemporains : empressée à témoigner de leur utilité sociale, la pos- térité distingue mal leurs traits individuels. Qui nous les révélera ? l'exercice continu d'une fonction met un masque aux visages : certaine perfection élégante ne s'obtient qu'au détriment du relief caractéristique : le tempérament d'un mondain nous échappe.... La per- sonnalité de Gréard, si élégante, est discrète, discrète : « L'originalité de Gréard, ce qui lui donne une phy- sionomie particulière à la fois parmi les moralistes et parmi les éducateurs, c'est que ses qualités les meil- leures comme homme, comme penseur, comme écri- vain, étaient précisément celles qui pouvaient le mieux servir sa profession.... » Mais encore? Legouvé affirmait de Gréard : « Ce serait un homme parfait, s'il consentait à s'amuser. » Legouvé était gai : la gravité répand autour d'elle un petit mystère que nous n'ai- mons point.

Et voici sur Gréard, le livre de Y « une de ses élèves

342 PIG1 RES l.m ÊB UBES

1, . plus fidèles et les plus dévouées » : la gratitude féminine devait ce monument à Fauteur de Y Educa- tion (1rs femmes pur 1rs femmes. Mme P. Bourgain acquitte, le plus aimablement du monde, une dette collective; elle esquisse dune main pieuse et légère la silhouette de sou maître; une sensibilité graeieuse anime son livre. Mme P. Bourgain en outre est très) informer : sou érudition pédagogique et administra- tive est solide. Mme P. Bourgain est un guide que l'on suit avec assurance. Elle nous révèle l'enfance * sérieuse et charmante » de (iréard.

Voici le bon élève issu d'une famille de Normands- robins et gens de finance, et qui des récits du grand- père Chenou retient « cette instinctive conclusion que le respect de l'autorité et de Tordre établi sont les pre- miers des principes et des biens. » Le normalien, le jeune professeur ne connaissent que des préoccupa- tions professionnelles : à Metz. Gréard est chargé des enseignements les plus divers : « J'étais à la fois litté- rateur et historien, cocher et cuisinier d'Harpagon : » tristesse morne de la petite ville inhospitalière et maussade! Joie des correspondances que les bons camarades multiplient : Prévost-Paradol se croit (( menacé sérieusement de faire fortune; » il veut asso- cier o son cher petit Octave » à sa chance : « Si, ce que je n'ose espérer, c'était réellement un signe ami- cal de la bonne déesse, soyons hardis. » Gréard et Prévost-Paradol. administrateurs d'une hypothétique tourbière! Gréard refuse. Il est nommé à Versailles; soucis d'érudition : sera-t-il historien ou littérateur? Soucis de famille : la naissance d'une fille le console; soucis, travaux, intrigues; très peu d'intrigues: -on

O. GRÉABB 343

mérite, éclatant, proclamé par de bienveillants inspec- teurs, lui vaut une chaire à Saint-Louis. Hâtons-nous. Le ."{M août I86i, Gréard est introduit par Duruy dans l'administration académique; c< jamais choix ne fut plus heureux, et n'eut pour L'Université des consé- quences {mus fécondes, » Ah! sans doute! Gréard sou- tient une thèse : la thèse est un peu oubliée : il faut - souvenir que Gréard organisa et créa, en quelque sorte, l'enseignement primaire dans le département de la Seine: entreprise de longue haleine, et qui fournit à Mme P. Bourgain quelques-uns do ses plus vivants ehapit res.

En I879; Jules Ferry, qui a besoin d'un con- seiller, fait de Gréard un vice-recteur; et ce sont les grandes réformes, les enquêtes parlementaires, les lycées de garçons que l'on multiplie, les lycées de tilles que l'on institue, l'autonomie des Universités que l'on fait triompher, la Sorbonne que l'on rebâtit.... Que de projets, de débats, de chiffres, de discours! et quelle besogne! Mme P. Bourgain, qui n'omet rien d'essen- tiel, écrit toute cette histoire avec netteté, avec précision, avec ordre : certes ce livre est attrayant. L avant lu, nous découvrons avec surprise qu'un nouvel obstacle semble surgir et nous empêcher de considérera loisir Gréard lui-même : tant de travaux nous distraient de l'homme : en dépit ou à cause de son impérieuse activité, sa personnalité, un peu indé- cise, nous échappe encore.

Sesécrits le livrent davantage— Mme P. Bourgaui

o

ne s en avise point suffisamment une flamme de passion qu'on n'attendait point de lui éclaire <>t échauffe

son étude sur Héloïse et Abélard : il trahit dans

344 PIGI BES LITTÉRAIRES

Edmond Scherer ses doutes et son anxiété morale : son Prévoêt-Paradol est l'œuvre de la plus délicate amitié; une mélancolie grave, une foi ardente se ren-J contrent ei s'allient dans Xos adieux à la vieille So/'-l bonne; ses œuvres pédagogiques témoignent d'unej générosité de cœur et d'intelligence qui leur assure un charme durable... tout cela tempéré par la modération de l'expression, la mesure, le tact, une perpétuelle réserve.

La mesure, le tact, la réserve prudente et digne, qualités essentielles qu'il manifeste dans l'action tout autant que dans l'élaboration littéraire; c'est par qu'il mène les hommes, administre, résout les plus délicats problèmes : « C'était merveille, en vérité, assure M. Léon Bourgeois, de voir comment entre ses mains, par des passages insensibles, l'affaire la plus redoutable parfois se simplifiait, s'aplanissait et sem- blait s'offrir d'elle-même à la solution. On sentait quelque chose d'analogue à l'art du grand peintre qui, par quelques touches légères, mais d'une justesse de valeur exceptionnelle, change tout le relief, toute la distribution des ombres et des lumières dans un tableau.... » Connaissance d'autrui et de soi-même, modération, habileté qu'aucune ambition n'aveugle : Gréard se vit offrir la direction de l'enseignement supé- rieur, un siège au Sénat, l'expectative d'une entrée au Conseil d'Etat.... Eût-il l'intuition que ses mérites de lettré et de « grand commis » seraient méconnus dans les Parlements? Il s'abstint. Ainsi complétait-il la leçon d'une carrière exemplairement heureuse.

G. DESDEVISES DU DÉZERT

Une vie d'utile et obstiné labeur, une vie féconde, une carrière d'activité généreuse dépensée sans comp- ter pour la science et pour le bien, une œuvre touffue, diverse, tout entière traversée de la même flamme, une destinée paisible, fièrement indépendante, insou- cieuse des ambitions vaines et des snobismes dont ne savent point toujours s'affranchir les plus nobles esprits; une carrière toute droite, un loyal effort, un esprit alerte, très libre, préoccupé de creuser un sillon sans empiéter sur celui du voisin, d'agir, de travailler à son rang, selon une immuable discipline, un homme enfin qui s'avoue heureux, heureux en une lointaine province, satisfait d'un sort accepté d'un cœur enthou- siaste et modeste... ces traits (pie j'assemble au hasard pour une rapide esquisse me séduisent tout d'abord, 3t m'enchantent. De tels hommes existent donc en Ërance, de telles vies sont possibles! Assourdis par es clameurs de l'odieuse réclame, notre résignation,

346 FIGURES LITTÉRAIRES

ô Parisiens, ou cotre inefficace révolte sont témoins des pitreries de l'universel arrivisme: Paris est rempli de Taux grands homme-. ( '.«'pendant en province (les couvres considérable- s'élaborent, dont nous n'enten- dons parler que rarement; des esprits singulièrement actifs grandissent parmi la redoutable somnolence départementale; la dignité, l'unité, la beauté de cer-I laines vies nous seraient, si nous daignions nous arrê- ter, d'un magnifique et réconfortant exemple. Ll ni- versité çà et favorise de telles vies : je pense qu'il u'est presque rien, nul service, pourquoi notre France divisée et inquiète lui doive témoigner plus de grati- tude .

L'Université, à qui Ton fit parfois un grief de je ne sais cpelle fièvre de réformes, favorise encore certaines traditions : fils d'un historien, professeur de Faculté, M. G. Desdevises du Dézert continue les fonctions et les recherches paternelles: voyez-vous à quel point une autorité héritée seconde et renforc ! une influence légitimement acquise? L'Université ne s'insurge point contre l'indépendance. Elle admet ces filiations de vertus et de talents que semblent mépriser la plupart de nos institutions: elle n'ignore point le bénéfice qu'elle en retire, ni que son prestige s'en accroît. Ainsi travaiile-t-elle à l'ordre social en sauvegardant ses anciennes libertés.

Marquons un point de départ : G. Desdevises du Dézert enseigne dans un lycée; il na point pour ses élèves ce transcendant mépris qui paralyse un Tainc dans une humble chaire : il n'est pas théoricien ; sa phi- losophie ne va qu'à mettre au service d'autrui les : sources d'une bonne volonté inlassable, et à se réservei

(.. r»i;si)i:\ isks m DÉZERT 34 7

à soi-même les sévérités d'une discipline inflexible : il est historien et Normand, doublement réaliste, enclin à cette acceptation intelligente qui triomphe des diffi- cultés de la vie: il aime son métier; il se sent péda- gogue (pourquoi a-t-on affaibli en Le galvaudant ce beau mot plein de sens?), il travaille pour autrui; il travaille pour soi-même; il est un prodigieux travail- leur; il se voue à L'étude d'une histoire difficile mal connue en France, à peine mieux étudiée au delà des Pyrénées, l'histoire d'Espagne.... Observons l'actuej développement d'une carrière qui promet d'être longue encore et abondante en œuvres; G. Desdevises du Dézert est doyen de la Faculté des Lettres de Cler- mont-Ferrand. Entre ces débuts et cette maturité, il i la réalisation d'un rêve d'honnête homme et de bavant.

Savez-vous, ô Parisiens! ee qu'est ledéeanat? Quels égards sont dus à un doyen? Quels volontaires hom- mages, quelle déférence spontanée lui témoigne»! une Faculté, une Université, et toute la clientèle intellec- tuelle d'un ressort académique?

La vieille cité qui joua les capitales et se crut na- guère la métropole d'une partie dr la France, végète, oublieuse de ses gloires; ses maisons noires, ses mé- lancoliques hôtels à écussons armoriés escaladent une

ini" d'où l'on découvre le plus noble cortèee de monts roux et violets, une vaste plaine se joue la hunière : la magnificence du spectacle n'exalte point les habitants; 1 >s plu- actifs émigreni à Paris. Qui donc •> parlé de décentralisation? la vie intellectuelle de nos I 'lectures se rétréci! et sappauvril quand elles ne

348 FIGURES LITTÉRAIRES

possèdent point d'Université..'.. Enfin voici une Uni- versité : la vieille ville s'enorgueillit de ce palais, de ces professeurs, de ces cours publics : orgueil n'est poinj toujours sympathie ; c'est ici que l'influence d'un doyen détermine des prodiges; élu par ses pairs, il est leui porte-parole ; il est entre ces intellectuels déracinés el les autochtones l'intermédiaire désigné; sa courtoisii désarme les hostilités, sa diplomatie apaise les cou flits; sa bienveillance, sa franche cordialité font quoi l'accueille dans tous les camps; il est hors et au-des sus des partis. Grâce à lui, à sa droiture, à son hbé ralisme, L'Université attire les esprits, sans inquiète les consciences; grâce à lui la vieille ville découvr une science aimable, ni pédante ni rébarbative, mai humaine, conciliatrice, seul guide de l'humanité d demain.... Magistrature honorifique, triomphe 1 finesse des vrais maîtres; car il s'agit ici encore d'en seignement, du plus difficile peut-être et du plu nécessaire, s'il assure par la persuasion et l'autorit personnelle le rayonnement de la haute intellectuaht parmi les masses. Un tel rôle d'apostolat discret es peut-être en province le plus digne de tenter et d satisfaire un homme d'esprit; dans la vieille vdle n'en est point de plus unanimement respecté : prt bende laïque, mais non point sinécure, le décanatraj pelle à nos départements le prestige de certains cane nicats: le doyen apparaît à nos préfectures tel u chanoine moderne de qui l'action spirituelle et science dénuée d'austérité annoncent le passage d mœurs et d'un état social périmés à une société rén< vée, mais non point oublieuse des charmantes vert! de jadis.

G. DESDEVISES DL* DÉZERT 3 49

Professeur excellent, pédagogue de tempérament,

érudit patient et prompt, doyen de Faculté honoré et limé ai-je révélé les ressources d'un esprit égale- ment doué pour la vie et pour la science? Peut-être n'en eût-on pas d'abord aperçu la diversité à par- ■Ourir, si considérable qu'elle soit, son œuvre écrite. Avertis, nous saisissons le principe de cette curiosité toujours tendue, de ce zèle, de cette persistante appli- cation, de cette érudition qui s'ouvre hardiment des voies nouvelles et ne craint point d'y semer des idé s générales et de définitives sentences.

Cette érudition s'applique d'abord à éclairer le passé de L'Espagne : queï Français témoigna aux nations ibériques une plus chaleureuse et plus clair- voyante sympathie? quel Français comprit mieux la tragique grandeur de leur histoire et s'efforça de rechercher plus profondément le secret de cette gran- deur, de ces revers, de cette longue et fiévreuse apa- thie? Archives de Xavarre à Pampelune, de Gui- puzcoa à Tolosa, de Biscaye à Guernica, d'Alava à \ itoria, archives municipales de Saint-Sébastien, de Bilbao, de Csstona, de Yalladolid, de Saragosse. de Barcelone, archives d'Aragon, archives générales centrales de Alcala de Hénarès, archives de la marine i Madrid, archives des Indes à Séville, archives du îonsulat à Cadix, archives du port militaire de la Jarracc< San Fernando... est-il un fonds, un dépôt, me archive, une bibliothèque de quelque importance,

;{;,() FIGURES LITTÉBAfttES

que cei érudit n'ait point interrogé, scruté, sondé avec une studieuse ardeur? L'histoire, la véritable histoire, si différente de la légende et des tradition nels mensonges de l'ignorance et du chauvinisme sommeille parmi ees parchemins poudreux; G. Des <levises du Dé/.ciï secoue cette Léthargie; suigi des sources, son premier livre étonne par un air de foi'U nouveauté; G. Desdevises du Désert évoque Letraiid figure de Don Carlos, prince de Yiane, frère aîné 4 Ferdinand le Catholique; e( je consens (pie les gen frivoles ignorent l'étude qu'il intitule De condition mulieriun ju.rta forum nnvarrcnsium . mais enfin cette Espagne des xiv< et xv" siècles, qui revit en ces livres clairs et solides, est singulièrement attachante : une apparente anarchie, un peuple actif et remuant, cinq nationalités, trots religions, deux civilisations, une éclatante floraison d'art et de littérature... ah ! je vois bien que la sympathie de Desdevises du Dézert a est ni feinte ni superficielle, et qu'il a de sérieuse'-, rai- sons d'admirer ces Espagnols fougueux, qui mènent la vie la plus libre qu'on connût alors en Europe.

Mais déjà l'historien s'évade de ces Ages lointains; il découvre la grande ambition de sa vie ; serait- il interdit à un Français de suivre fût-ce de loin?

un illustre exemple et de tenter une vaste esquisse

des origines de l'Espagne contemporaine? Oui ne devine la difficulté d'une telle entreprise? immense sujet, à peine exploré et là, en sorte que l'autan devrait lui-même exécuter les plus élémentaires vaux d'approche; ni monographies, ni catalog des archives peu ou point classées : nul guide sur: de trop rares auxiliaires.... G. Desdevises du Dé/erJ

teui

.

G. MSSDËViSlâS UC DÉEERT 351

cependant fonce sur ce maquis : il y demeure quinze années, quinze années d'incessants voyages de recon- naissances rondement menées, de recherches et de bbeur tenace : il en rapporte l'Espagne de l'ancien régime, qui est le plus minutieux inventaire descrip- tif des institutions, des moeurs et de la vie d'une nation moderne.

I n tel livre excite l'envie non moins que l'admira- tion, et par delà nos frontières requiert la louange et provoque la critique : les Castillans ne sauraient ap- prouver un auteur qui n'est ni monarchiste, ni clérical, (pu est, résolument, historien: devant F Académie de 1 Histoire. M. Canovas del Castillo s'indigne et pro- teste; M. Menendez Y Pelavo; dont le renom est euro- péen, apporte à notre compatriote le réconfort de son amical témoignage.... Pour nous, nous accueillons c gratitude une œuvre dont aucune autre ne saurait tenir lieu, vigoureuse, solide, merveilleusement ordon- né.', et dont l'éloquence simple et forte est si puissante pour gagner parmi nous à l'Espagne de ferventes amitiés.

En vérité, nous connaissons mal notre sœur latine : incessamment Desdevises du Dé/.erl nous aide à la mieux découvrir : il n'est guère d'aspect de la cul- ture et de la vie espagnoles qui n'ait retenu l'attention de cet historien; cet érudit ne rougit point cl- se révé- ler vulgarisateur séduisant; son érudition se répand par mille canaux en conférences qui ne s'adressent point toutes a des spécialistes, en études (pue n'ac- cueillent point seulement le- revues savantes. Il est un prodigieux travailleur : il publie un Conseil de Cas-

352 FIGUBES LITTÉaAIRES

tille en 1808; il annonce la Junte insurrectionnelle de Catalogne : il évoquera avec un saisissant relief cette héroïque Espagne, devant laquelle succomba la puissance napoléonienne.... G. Desdevises du Dézert est, en France, l'un des fondateurs et des maîtres de l'histoire d'Espagne : combien d'autres se fussent contentés de ce titre !

*

11 ne s'en contente point : surprenante confession

de ce fouilleur d'archives : « Je n'ai point, écrit-il,

le tempérament de l'érudit. » Entendez plutôt que

s'il en a les meilleures vertus, il n'en possède point

l'ordinaire indifférence, cette sorte d'ataraxie qui exil

des préoccupations contemporaines tant de savants

« Je suis de mon temps et de mon pays; républicai

dès toujours, passionnément patriote et libéral, j

n'ai pu résister à la tentation de dire mon sentimei

des grandes questions qui occupent mes contempj

rains. Je l'ai fait sans arrière-pensée d'ambition o

d'intérêt personnel, sans rien désirer, sans ne

craindre, sans jamais m'en prendre aux hommesf

mais en disant des choses toute ma pensée. » Loyauté

audacieuse et quasi imprudente : G. Desdevises du

Dézert publie une ample histoire des rapports de

l'Eglise et de l'Etat en France; serait-il possible

d'atteindre en un pareil travail à l'objectivité pure?

G. Desdevises du Dé/^rt établira la vérité: il sait

quelles passions sont ici redoutables ;

Ces passions, que je ne partage point, il m'a paru que

. G. m:>m.\ i>i s du dézem ;;;,r,

je n'aurais pas trop de (»cnu- î 1rs écarter 4e mon chemin, ri je me suis senti un véhément désir de me firayer nui passage à travers tous les obstacles jusqa la vérité vraie, jusqu'à cette vérité, pure de mensonges el dépouillée d'il- lusions, qu'un esprit sain doil avoir le courage d'envisager et à laquelle il est de son devoir de rendre témoigna^ quand il croil l'avoir trouvée e( contemplée.

L'avouerai-je, ce fier langage m'inquiète un peu :

il est des vérités de fait que L'historien s'efforce d'éta- blir selon les exigences d'une méthode rigoureuse ; Ci. Desdevises du Dézerl les enregistre encore qu'il ne prétende point renouveler le sujet avec une scrupuleuse exactitude; il ne se borne point là, il introduit en son récit des jugements abondants; il absout, il condamne; ici sa vérité ne sera point néces- sairement la mienne, et je suis obligé de distingue 1 apologie, si légitime qu'elle puisse paraître, de l'his- toire.... El sans doute, je ne réclame pas de l'histo- rien une impossible abstention, mais je crains qu'il n'affaiblisse son œuvre s'il ne professe point quelque défiance de son sentiment propre; qu'il ne se hâte point, qu'il redoute les jugements téméraires et les trop promptes généralisations.

Menues chicanes : mieux vaut louer l'étendue de

I information, la modération des jugements, et enfin, surtout, ce souffle généreux qui anime d'un bout à I autre ce livre de bonne loi ; G. Desdevises du |ézert peint avec impartialité la Franc- catholique... ît l'autre : un éloquenl appel à la concorde termine >on livre; .1 croit à la pérennité du sentiment chré- fn, à un renouveau de ferveur religieuse..,. Cel his-

:>>:,\

P1GURRS LITTÉRAIRES

torien est optimiste; il ne désespère ni de la France ni de l'humanité ; il ne se contente point d'être un vivant modèle de sagesse familière, il est un profes- seur d'espoir et un maître de liant et réconfortant idéalisme.

1 i\

TABLE DES MATIÈRES

Al he ht Va nu ai a,ire*

Maurice Barrés

Romain Rolland

Loris Bertrand.

J.-II. Ros.ny, jeune

André Gidi

HUMILIS. . ' 56

/> 4

Maurice Maindron

E.-M. de Vogué ...'"' 74

■UYSMANS 88

S. Zola. . 98

111

îeorges Renaud. •*dme Champion

••••, i Ol*

docteur Gustave Le Bon

14(i

OLS TOÏ . .

159

eux Norvégiens :

B. Bjokrnson

•'' B°Jra ••'•■' •' •' •' ' ..'- .' .' .' 203

:::,r.

TAULE DES MAT1KI;: -

Littérature espagnole :

Km; mm r Larreta

Bi vsco Ibanez

Littérature anglo-américaine :

George Moour.

Edith Wharton

Walt Whitaiax

Chesterton, critique anglais.

1 .1 \ ertin, critique suédois

P0ff( -

210

997

238 25(1 261 27!

28

.Vos Femmes île lettres :

Trois poélesses: L. Del arue-Mar drus. Hélène

pICARD. .1. Perdriel-Vaissièrk «

Y a-t-il une littérature féminine? 3(

Trois Universitaires :

Ch.-V. Langi.ots

O. Gréard

Desdevises du Dézert

LA lïOCHE-SUR-YON. IMPRIMERIE CENTRALE I»K I. OUEST,

La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance

The Library University of Ottaw. Date Due

CE PN C45 7 .M39 1911 COC MALRY, LUCIE ACL* 13^2919

FIGURES LI

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