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Full text of "Chants populaires arméniens"

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Brigham  Young  University 


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CHANTS  POPULAIRES 

ARMÉNIENS 

TRADUCTION  FRANÇAISE  AVEC  UNE  INTRODUCTION 

PAU 

ARCHAG   TCHOBANIAN 


PREFACE 

DE 

PAUL     ADAM 


PARIS 

SOCIÉTÉ  D'ÉDITIONS   LITTÉRAIRES  ET  ARTISTIQUES 

Librairie  Paul  Ollendorff 
50,   chaussée  d\\ntin,  50 


1903 
Tous  droits  réservés. 


BIBLIOTHEQUE  ARMENIENNE 


CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 


DU    MEME    AUTEUR 


L'Arménie,  son  histoire,  sa  littérature,  son  rôle  en 
Orient,  par  A.  Tchobanian,  avec  une  introduction  par 
Anatole  France,  de  l'Académie  Française.    .     .       i  fr. 

Les  massacres  d'Arménie,  témoignages  des  victimes, 
recueil  de  lettres  traduites  par  A.  Tchobanian,  avec  une 
préface  de  G.  Clemenceau 3  fr.  5o 

Zeïtoun,  depuis  les  origines  jusqu'à  la  grande  insurrec- 
tion de  1895,  par  Aghassi;  traduction  d'A.  Tchobanian; 
préface  de  Victor  Bérard .       3  fr.  5o 

Poèmes  arméniens  anciens  et  modernes,  traduits  en 
français  par  A.  Tchobanian,  et  précédés  d'une  étude  de 
Gabriel  Mourey  sur  la  Poésie  et  l'Art  arméniens.       2  fr, 


SAINT-DENIS.    —   IMPRIMERIE   H. ,  BOUILLANT,   20,   RUE   DE   PARIS. 


BIBLIOTHEQUE    ARMÉNIENNE 


CHANTS  POPULAIRES 

ARMÉNIENS 

TRADUCTION  FRANÇAISE  AVEC  UNE  INTRODUCTION 

PAR 

ARCHAG  TCHOBANIAN 


PREFACE 

D  E 

PAUL     ADAM 


PARIS 

SOCIETE  D'ÉDITIONS   LITTÉRAIRES  ET   ARTISTIQUES 

Librairie  Paul  Ollendorff 
50,   chaussée  d'antin,   50 

1903 

Tous  droits  réservé». 


Il  a  été  tiré  à  part 

six  exemplaires  sur  papier  du  Japon 

numérotés 


PREFACE 


a 


PRÉFACE 


Il  semble  à  cette  heure  que  la  tendance  des 
lois  sociologiques  condamne  les  petites  patries 
à  s'agglomérer  entre  elles  pour  former  de 
grands  états,  comme  il  advint  de  l'Allemagne 
en  1870,  ou  bien  à  se  voir  absorber  par  les 
nations  puissantes,  comme  il  advint  du  Trans- 
vaal  récemment.  Les  patries  se  totalisent  ainsi 
qu'au  temps  où  se  constitua  l'énorme  empire 
romain.  L'œuvre  latine  fut  détruite  par  les  in- 
vasions barbares  qui  substituèrent  à  la  con- 
quête civilisatrice  des  légions  la  conquête 
féodale,  destructrice,  tyrannique  et  ignorante. 
Parties  du  pays  mongol,  chassées  par  les  inon- 
dations et  les  glaces  du  septentrion,  les  vagues 


IV  PREFACE 

de  peuples  sauvages  se  précipitaient  du  nord- 
est  au  sud-ouest,  sur  tout  le  vieux  monde; 
inondaient  les  colonies,  les  provinces  pro- 
consulaires, les  territoires  des  alliés,  le  sol 
de  la  Ville  même,  pour  jeter,  mille  ans,  sur 
l'Europe  le  voile  obscur  du  moyen-âge.  Les 
Turcs  arrivèrent  à  la  suite  des  derniers  dévas- 
tateurs. Comme  les  Germains,  les  Finnois  et 
les  Kalmouks,  ils  imposèrent  leur  suzeraineté 
victorieuse  et  pillarde,  s'installèrent  dans  les 
pays  vaincus,  les  asservirent,  mirent  les  femmes 
dans  leurs  lits,  courbèrent  les  hommes  sur  les 
métiers,  ou  bien  aiguillonnèrent  l'humble  effort 
du  laboureur  suant  sur  la  glèbe. 

Depuis  le  xme  siècle,  la  renaissance  des 
idées  antiques  triomphe  lentement  de  cette 
usurpation.  Le  christianisme  d'abord,  le  pro- 
testantisme ensuite,  les  révolutions  d'Angle- 
terre et  de  France  imitées,  cle  1820  à  1850,  par 
tous  les  peuples  aryens,  réédifièrent  le  prestige 
de  la  Loi,  protectrice  de  la  liberté  humaine  par 
devant  l'arbitraire  du  seigneur.  Celui-ci  se  laisse 
vaincre  et  convaincre.  Aujourd'hui  la  Russie 
elle-même  s'assimile  la  Chine  septentrionale, 
la  Perse,  l'Asie  centrale,  en  usant  peu  des 
moyens  de  guerre.  La  création  des  chemins  de 


PRÉFACE  v 

fer  économiques,  le  crédit  ouvert  par  ses 
banques  aux  souverains  de  l'Iran,  la  projection 
d'entreprises  commerciales  propres  à  l'enri- 
chissement des  contrées  encore  pauvres,  la 
fondation  d'industries  au  cœur  des  régions 
jusqu'alors  vierges  de  science  pratique,  voilà 
les  procédés  de  la  nouvelle  conquête,  de  la 
nouvelle  assimilation.  L'Angleterre  s'attache 
l'Egypte  en  la  fécondant  par  les  barrages 
d'Assouan  sur  le  Nil,  qui  lui  vaudront  la  culture 
du  coton  et  soixante-cinq  millions  de  bénéfice 
annuel;  par  la  voie  ferrée  du  Soudan  à  la  mer 
Rouge  qui  facilitera  les  échanges  rapides  entre 
les  richesses  du  Nil  Bleu  et  celles  de  l'Inde.  La 
France  fertilise  le  Tonkin  par  de  pareilles  mé- 
thodes. Elle  trace  le  parcours  des  express  qui 
relieront  le  Yunnan  au  fleuve  Rouge  et  permet- 
tront aux  provinces  du  Nord-Ouest  chinois  un 
commerce  admirable. 

Seule  de  toutes  les  puissances  maîtresses,  la 
Turquie  persiste  à  dominer,  à  piller,  à  exploi- 
ter ses  vassaux,  sans  pitié,  sans  sagesse.  Ar- 
méniens et  Macédoniens  saignent  sous  le  cime- 
terre du  Kurde  ou  sous  le  sabre  du  Zaptié.  Le 
crime  de  barbarie  demeure  cher  aux  sultans 
d'Yldiz-Kiosque.  Les  patries  qu'ils  totalisèrent 


vi  PREFACE 

jadis  par  les  armes,  ils  les  ont  réduites  à  la  mi- 
sère, à  l'atonie  sociale.  Les  ruines  partout  ont 
remplacé  les  villes. 

Dans  sa  précieuse  introduction  à  ce  premier 
recueil  de  littératures  arméniennes,  M.  Ar- 
chag  Tchobanian  a  parfaitement  mesuré  la  force 
vitale  de  sa  race,  et  merveilleusement  démontré 
comment  elle  fut,  en  tous  siècles  de  l'histoire, 
la  grande  force  cle  Production,  en  Orient.  En- 
tourée par  les  forces  de  Destruction,  elle  pâtit 
sans  répit  sérieux.  Cependant,  malgré  tous  les 
jougs  que  lui  furent  imposés,  elle  conserva 
cette  heureuse  faculté  de  produire.  Vaincue  par 
tous  les  soldats,  elle  les  put  éternellement  stu- 
péfier par  le  génie  de  son  commerce,  la  fécon- 
dité de  son  agriculture,  le  goût  de  ses  innom- 
brables artisans.  Aux  temps  byzantins,  les 
marchands  d'Arménie  tenaient  à  Constantinople 
toute  la  suprématie  marchande  et  administra- 
tive. Les  légions  arméniennes  défendaient  en 
Bitlij  nie  les  frontières  de  l'empire  contre  les 
Sarrazins.  La  dynastie  des  Isauriens  régna, 
qui  sortait  de  ce  sang.  Aujourd'hui  ce  sont  les 
Arméniens  russes  qui  s'implantent  en  Perse 
pour  développer  l'influence  des  méthodes  euro- 


PREFACE  vu 


péennes.  On  leur  a  retiré  tout,  sauf  le  génie  de 
produire  des  choses  bonnes  pour  la  vie  hu- 
maine, de  multiplier  les  relations  internatio- 
nales, de  propager  les  arts  pacifiques. 

Une  race  si  persistante  malgré  tant  de  dé- 
sastres et  de  massacres,  malgré  le  long  mar- 
tyrologe qu'est  son  histoire  ensanglantée  par 
le  Parthe,  le  Perse,  le  Romain,  le  Grec,  l'Arabe 
et  le  Turc,  une  race  que  nulle  vigueur  ne  s'as- 
simila, une  telle  race  peut  espérer  un  retour 
des  choses  qui,  désagrégeant  les  immenses 
empires  modernes,  restituera  quelque  jour  aux 
petites  patries  l'hégémonie  souhaitée  par  leurs 
citoyens.  L'énorme  armature  romaine  na- 
t-elle  pas  été  rompue,  et  le  sol  de  la  Ville  ne 
s'est-il  pas  à  nouveau  fragmenté  en  Gaules,  en 
Autriches,  en  Saxes,  enEspagnes,  en  Toscanes, 
en  Pentapoles,  en  Siciles,  en  Egyptes,  en  Syries 
et  en  cent  royaumes  indépendants,  en  mille 
républiques  autonomes  ? 

Dans  l'attente  d'un  semblable  hasard,  les 
Arméniens  veulent  conserver  précieusement 
l'intégrité  de  leur  âme,  afin  qu'elle  triomphe, 
saine  et  pure  de  tout  alliage  étranger,  au  mo- 
ment de  la  libération.  C'est  pourquoi  l'un  de 
ses  meilleurs  citoyens,  l'un  de  ses  enfants  les 


vin  PRÉFACE 

mieux  doués  pour  la  défendre  et  la  faire  chérir, 
pour  exciter  en  sa  faveur  la  sympathie,  l'amour  et 
l'admiration,  pose  en  France  la  première  pierre 
du  monument  qu'il  pense  élever  à  l'intelli- 
gence de  l'Arménie,  militante,  souffrante,  mais 
toujours  avide  d'espérer. 

Ce  sont  les  chants  populaires,  les  refrains 
anonymes,  les  cris  variés  de  la  joie  naïve,  de  la 
simple  douleur,  de  la  juste  rage,  ceux  poussés 
par  les  jeunes  amants,  par  les  cortèges,  des 
noces,  par  les  mères  ou  les  épouses  éplorées 
devant  la  couche  funéraire,  par  les  guerriers 
audacieux  pour  combattre  l'oppresseur,  et 
ivres  de  l'avoir  écarté.  C'est  toute  la  chair 
du  peuple  qui  pantèle  ici  de  pages  en  pages, 
de  strophe  en  strophe.  Ce  sont  les  doléances 
éperdues  de  celles  que  le  pauvre  émigré  dé- 
laissa pour  chercher  sous  un  climat  pacifique 
les  ressources  nécessaires  à  sa  lamentable  vie. 
C'est  aussi  la  romance  de  la  gaieté  quotidienne, 
l'orgueil  de  la  mère  qui  pare  une  fille  belle 
et  courtisée,  la  bonne  humeur  du  paysan  qui 
s'en  va  derrière  l'attelage  de  ses  bœufs  pour 
entreprendre  la  tâche  du  matin,  à  la  fraîcheur 
de  l'air.  Toutes  les  faces  de  la  vie  se  réjouis- 
sent ou  se  lamentent.  La  grande    nature    pal- 


PREFACE  ix 

pite  derrière  les  figures  de  ces  chanteurs  dif- 
férents. 

La  caractéristique  des  hymnes  amoureux  est 
la  perpétuelle  comparaison  de  la  femme  à  l'uni- 
vers. Il  semble  que  le  séducteur  cherche  à  re- 
trouver, dans  chaque  attrait  de  sa  belle,  une 
magnificence  du  jardin,  du  ciel,  de  la  montagne. 
Pour  lui,  la  vierge  promise  apparaît  comme  un 
schéma  vivant  de  la  terre  merveilleuse  et  chan- 
geante. La  jeune  fille  demeure  l'hiéroglyphe  du 
monde  fertile  et  bienfaisant.  Si  le  galant  dit  les 
cadeaux  qu'il  propose,  il  énumère  les  richesses 
de  la  planète  et  du  firmament.  Son  désir  d'ado- 
ration va  plus  à  la  nature  qu'à  l'amie  même.  Du 
moins,  à  travers  les  formes  voluptueuses,  il 
aperçoit,  comme  si  elles  n'étaient  que  transpa- 
rences, l'emblémature  entière  de  son  pays,  aux 
lacs  mélancoliques,  aux  grandes  chaînes  de 
montagnes  onduleuses,  aux  nuits  ardemment 
stellaires.  Il  cherche  plus  à  étreindre  sa  terre 
d'origine,  que  le  corps  palpitant  en  quoi  il  la 
transpose  par  la  vertu  de  son  imagination. 

Rien  de  plus  étrange,  de  plus  particulier. 
Nos  cœurs  occidentaux  sont  autrement  positifs. 
La  personne  les  attire  mieux  que  leurs  idées  gé- 
nérales. Il  y  a  dualisme  entre  leur  conception 

a. 


PREFACE 


spirituelle  et  l'objet  féminin  de  leur  convoitise. 
Au  contraire  il  paraît  que  le  galant  d'Arménie 
veuille,  en  toute  expression  de  son  amour,  jus- 
tifier la  philosophie  de  Kant.  La  fiancée  n'est 
qu'une  partie  de  ce  que  son  cerveau  se  repré- 
sente de  l'univers,  et  il  ne  l'en  détache  point 
aisément.  Quelle  rare  passion  pour  la  terre  na- 
tale cette  poésie  sait  traduire,  quelle  rare 
vénération  pour  les  idées  qu'engendre  le  climat, 
que  conseille  la  courbe  des  collines,  qu'illu- 
mine la  neige  des  cimes,  que  murmure  le  cours 
du  torrent,  que  souffle  l'haleine  du  ravin! 

D'ordinaire  on  impute  une  telle  manière  de 
penser  aux  élites  seules.  On  affirme  que  c'est  le 
résultat  de  spéculations  métaphysiques  propres 
aux  races  très  anciennement  affinées  par  les 
sciences  et  les  méthodes.  Les  strophes  armé- 
niennes donnent  à  cette  thèse  un  démenti.  Le 
pâtre,  la  vieille,  le  laboureur  anonymes  ont  du 
premier  coup  scandé  la  théorie  que  les  Hel- 
lènes instruits  dans  les  temples  de  Memphis  et 
d'Ephèse  symbolisèrent  par  le  culte  supérieur 
de  Vénus  Uranie. 

Je  crois  fermement  qu'au  long  de  ces  chants 
populaires  le  lecteur  français  s'éduquera  plus 
complètement  sur  l'âme  orientale,  sur  le  pan- 


PREFACE  xi 


théisme   spontané  de  ces  peuples  antiques  si 
pères  de  nos  mentalités  transcendantes. 

On  y  retrouvera  les  formes  lyriques  par  l'in- 
termédiaire desquelles,  peut-être,  les  Arméniens 
insinuèrent  l'esthétique  byzantine  dans  les  cer- 
veaux arabes.  Transmission  étrange  et  mani- 
feste. A  tel  point  que  certains  contes  des  Mille  et 
Une  Nuits  apparaissentcomme  de  simples  ver- 
sions arabes  des  contes  grecs.  Telles  les  aven- 
tures de  Sinbad-le-Marin  et  celles  d'Aladin,  de 
sa  lampe  merveilleuse.  A  se  battre  durant  plu- 
sieurs siècles,  à  échanger  ^aus-si  des  traités,  à 
discuter  dès  armistices,  ces  deux  nations  anta- 
gonistes s'étaient  l'une  et  l'autre  endoctrinées. 
Pendant  les  trêves,  sur  les  marchés  des  camps 
où  flottait  l'étendard  vert  du  Prophète,  le  mar- 
chand arménien  colportait  les  somptueuses  mer- 
veilles de  Gonstantinople.  Il  vantait  les  magni- 
ficences des  hippodromes  et  des  basiliques. 
Rendus  à  la  liberté,  après  de  longs  séjours  dans 
les  cités  orthodoxes,  les  captifs  musulmans  con- 
firmaient ces  allégations.  Bientôt  toute  la  poli- 
tesse du  Bosphore  passa  dans  les  mœurs  des 
califes.  On  raffina  dans  les  bazars  de  Bagdad 
comme  dans  les  églises  des  Blaquernes.  L'Arabe 
se  fit  beau  parleur.  Il  usa  de  rhétoriques  sub- 


xii  PRÉFACE 

tiles  et  composa  des  poèmes  dignes  de  perfec- 
tion. L'or  et  la  mosaïque  revêtirent  les  murs  des 
serais  comme  ils  revêtaient  ceux  des  gynécées. 
Les  mêmes  légendes  animèrent  les  propos  au 
bord  du  Tigre  et  du  Bosphore.  Et  quand  les 
Croisés  parvinrent  devant  Jérusalem  ils  se  me- 
surèrent avec  des  Saladins  chevaleresques,  des 
Solimans  chrysostômes. 

Ainsi  les  pages  mystiques  de  Grégoire  de 
Narek  dans  son  Livre  des  Lamentations  per- 
pétuent les  plus  étonnantes  figures  de  la  rhé- 
torique chère  aux  grammairiens  des  Comnènes. 
Parmi  les  prières  de  Repentir,  il  en  est  d'insi- 
gnes qui  parent,  avec  Fart  abondant  des  maîtres 
byzantins,  ces  belles  évocations  de  la  nature 
caractérisque  du  génie  arménien. 

«  Tel  un  homme  violemment  bouleversé  par  une 
interminable  et  torturante  agitation  dans  la  mer  aux 
vagues  périlleuses  tourmentées  par  le  vent,  et  qui 
serait  entraîné  et  roulé  en  un  torrent  sauvage,  remuant 
çà  et  là  les  doigts  des  mains  dans  le  courant  impétueux 
grossi  par  les  pluies  du  printemps,  emporté  malgré  lui 
en  une  lamentable  dégringolade,  avalant  l'eau  trouble 
et  étrangleuse,  poussé  en  des  douleurs  mortelles  dans 
la  vase  fétide,  moussue  et  embroussaillée,  où  il  se 
noierait  écrasé  sous  les  flots  :  Tel  moi,  misérable,  on 


PREFACE  xiii 


me  parle  et  je  ne  comprends  plus  ;  on  me  crie,  et  je 
n'entends  plus  ;  on  m'appelle,  et  je  ne  me  réveille  plus  ; 
on  sonne,  et  je  ne  reviens  plus  à  moi-même  ;  je  suis 
blessé,  et  je  ne  sens  plus1.  » 

Ce  sens  de  la  faiblesse  humaine  devant  les 
fatalités  des  forces  inspire  des  accents  de  dou- 
ceur puérile  et  délicieuse  à  Nahabed  Koutchak, 
le  chantre  de  l'amour.  La  passion  est  humble, 
joueuse,  enfantine,  avec,  toiitàcoup,  des  essors 
de  haut  lyrisme  : 

«  Ma  petite  âme,  si  tu  demandes  ma  vie,  je  ne  te 
dirai  pas  non,  je  te  la  donnerai; 
*    Mais  j'ai  peur  que  tu  ne  me  demandes  mes  yeux; 
comment  pourrais-je  vivre  sans  te  voir?... 


«  Je  voudrais  mourir  pour  toi;  tu  aurais  coupé  une 
mèche  de  tes  cheveux, 

Tu  l'aurais  allumée  comme  un  flambeau,  et,  la  pre- 
nant en  ta  main,  tu  te  mettrais  à  ma  recherche, 

Tu  passerais  sur  mon  tombeau,  tu  te  frotterais  les 
yeux  avec  ma  cendre, 

Tu  enlacerais  mon  cou  de  tes  bras,  et  tu  baiserais  la 
pierre  de  mon  tombeau 2.  » 

i.    Poèmes     arméniens,    anciens     et     modernes,     traduits  *  par 
A.  Tchobanian. 
2.  Ibid. 


PREFACE 


On  admirera  dans  les  chants  funèbres  de  pré- 
cieux accents  de  douleur,  et  certaines  nuances 
d'attendrissement  qu'aucune  autre  race  n'a 
connues.  Entre  les  chants  historiques,  il  faudra 
remarquer  l'apologue  du  seigneur  Aslan.  L'ange 
Gabriel  veut  lui  prendre  son  âme  à  moins 
qu'un  des  siens  l'aime  assez  pour  offrir  la 
sienne  en  échange.  Or,  ni  le  père,  ni  la  mère  ne 
consentent  au  sacrifice.  Mais  l'épouse  accepte. 
Cet  optimisme  conjugal,  cette  défiance  à  l'égard 
des  affections  maternelles  et  paternelles  appar- 
tiennent à  un  idéal  très  différent  de  nos  illusions 
occidentales.  Nos  poètes  eussent  plaisanté,  au 
contraire,  la  fidélité  de  l'épouse;  ils  eussent  ma- 
gnifié le  dévouement  de  la  mère.  La  passion,  en 
Occident,  est  toujours  soupçonnée  d'incons- 
tance, taxée  d'égoïsme.  Tous  les  sceptiques  la 
narguent.  La  vie  d'Orient,  plus  sévère  pour  les 
compagnes  qui  n'ont  de  recours  qu'en  leur 
maître  tout-puissant  sur  elles,  sans  doute  les 
dispose  à  cette  abnégation  de  leur  être  aimant 
l'homme  pour  lui-même,  et  non  pour  les  plai- 
sirs qu'il  prodigue,  pour  les  avantages  qu'il 
dispense. 

Par  cela,  par  d'autres  lumières  analogues,  se 
révèle   dans    ce  livre,  l'âme   délicate,   spéciale 


PRÉFACE  xv 

et  curieuse  d'un  peuple  très  ancien,  à  l'intelli- 
gence féconde  que  tous  les  arts  manifestèrent. 
Puissent  les  voix  sincères  qui  s'expriment  dans 
ce  recueil  émouvoir  les  cœurs,  convaincre  les 
esprits  des  élites  puissantes,  afin  qu'elles  se 
déclarent  mieux  encore  les  amies  et  les  pro- 
tectrices de  cette  race  ingénieuse,  opiniâtre 
pour  produire,  mais  courbée  sous  l'injustice  du 
destin. 


PAUL    ADAM 


INTRODUCTION 


Les  événements  tragiques  qui  ont,  de  1894  à 
1896,  ensanglanté  l'Arménie,  sont  aujourd'hui 
connus  du  monde  entier.  On  sait  que,  pour  avoir 
protesté  contre  une  condition  d'intolérable  ser- 
vitude où  le  gouvernement  turc  les  maintenait, 
pour  avoir  réclamé  l'application  de  l'article  61 
du  traité  de  Berlin,  par  lequel  la  Sublime  Porte 
s'est  formellement  engagée  à  introduire  des 
réformes  dans  les  provinces  arméniennes  de 
l'Empire,  pour  avoir  enfin  défendu  leurs  droits 
imprescriptibles  reconnus  par  les  six  Puis- 
sances d'Europe  aussi  bien  que  par  le  gouver- 
nement turc,  les  Arméniens  ont  été  livrés  au 
feu  et  au  fer  par  l'ordre  du  Sultan  lui-même. 
Abdul-Hamid  a  voulu  résoudre  la  question 
arménienne  en  mettant  à  exécution  la  fameuse 


xx  INTRODUCTION 

formule  d'un  diplomate  turc,  c'est-à-dire  en  ten- 
tant de  supprimer  les  Arméniens. 

On  sait  de  quelle  horrible  manière  ce  plan  fut 
réalisé  :  des  villages  pacifiques  incendiés  par 
centaines,  trois  cent  mille  personnes,  sans  armes 
et  sans  défense,  massacrées  parles  Kurdes  offi- 
ciellement armés  et  par  des  troupes  de  réguliers; 
des  enfants  embrochés  à  la  pointe  des  baïon- 
nettes; des  femmes  enlevées,  violées,  éven- 
trées;  des  vieillards  suppliciés;  des  prêtres 
écorchés  vifs  ou  brûlés  à  petit  feu;  et  les  biens 
pillés,  les  terres  usurpées,  les  églises  et  les 
couvents  démolis.  Tout  cela  au  lendemain  du 
jour  où  les  gouvernements  de  France,  d'Angle- 
terre et  de  Russie  avaient  présenté  au  Sultan  un 
projet  de  réformes  pour  l'Arménie  turque,  con- 
sacrant par  là  solennellement  la  légitimité  des 
revendications  arméniennes.  Le  Sultan  a,  d'une 
main,  signé  ce  projet  de  réformes,  et  de  l'autre 
il  a  donné  l'ordre  des  massacres,  sous  les  yeux 
de  l'Europe,  qui  alaissé  faire...  On  sait  tout  cela. 
Les  hommes  de  cœur  de  tous  les  pays  d'Europe 
et  d'Amérique  ont  fait  connaître  ces  faits  au 
monde  entier  par  des  articles  de  journaux,  par 
des  livres,  par  des  conférences,  par  des  inter- 
pellations dans  les  parlements,  et  la  vérité,  qui 
au  premier  moment  a  pu  être  voilée,  voire 
même  dénaturée,  grâce  à  une  certaine  presse 


INTRODUCTION  xxi 

dévouée  au  Sultan,  n'est  plus    aujourd'hui  dis- 
cutée par  personne. 

On  sait  aussi  que  cet  affreux  état  de  choses 
n'a  nullement  cessé  d'exister,  malgré  les  pro- 
testations des  hommes  les  plus  illustres  de 
tous  les  pays,  malgré  l'indignation  de  l'opi- 
nion publique  du  monde  entier;  on  sait  que 
si  le  système  des  massacres  en  masse,  des 
atrocités  grandioses  comme  celles  d'Orfa,  où 
trois  mille  personnes  réfugiées  dans  l'église 
ont  été  brûlées  au  pétrole,  ne  se  renouvellent 
plus,  la  destruction  de  la  race  se  poursuit  tou- 
jours par  des  moyens  plus  lents,  plus  sourds, 
mais  sûrs  et  continus  :  interdiction  pour  les 
Arméniens  de  circuler  de  province  en  pro- 
vince, et,  par  conséquent,  arrêt  de  toute  activité 
commerciale  ;  pleine  liberté  accordée  aux 
Kurdes  et  aux  Turcs  de  tuer  des  Arméniens,  de 
s'approprier  leurs  maisons,  leur  bétail,  leurs 
instruments  aratoires,  leurs  terres;  donc,  mi- 
sère, famine,  maladies,  dépérissement;  et  de 
temps  à  autre,  un  petit  retour  au  système  des 
grandes  tueries,  bien  qu'exécutées  en  des  pro- 
portions relativement  modestes  :  deux  cents  per- 
sonnes égorgées  il  y  a  trois  ans  à  Khasdour,  trois 
cents  à  Sbaghank  il  y  a  deux  ans,  puis,  plus  ré- 
cemment encore,  des  massacres  à  Pertak,  à 
Chouchenamark,  à  Moush,  et,  à  l'heure  actuelle, 


xxn  INTRODUCTION 

Sassoim   bloqué   par    des    troupes   et   Zeïtoun 
menacé... 

On  connaît  tout  cela,  mais  ce  qu'on  connaît 
bien  moins  jusqu'à  l'heure  présente,  c'est  le 
peuple  arménien  lui-même.  Ce  peuple  qui  pen- 
dant des  siècles  a  lutté  et  souffert  pour  défendre 
la  civilisation  occidentale  en  Orient,  s'est  vu,  à 
la  veille  des  grands  massacres,  complètement 
oublié,  méconnu  par  l'Europe;  en  dehors  d'un 
cercle  restreint  d'orientalistes  et  de  diplomates, 
le  monde  civilisé  ignorait  l'existence  même  d'un 
peuple  arménien,  ou  s'il  en  avait  entendu  va- 
guement parler,  il  le  confondait  avec  certaines 
peuplades  demi-sauvages  de  l'Asie.  Les  mas- 
sacres, par  la  retentissante  émotion  qu'ils  ont 
provoquée,  ont  attiré  l'attention  universelle  sur 
le  peuple  arménien  et  lui  ont  prêté  un  doulou- 
reux renom.  Mais  les  braves  gens  qui,  boule- 
versés par  le  récit  des  horreurs  commises  en 
Arménie,  jetèrent  un  cri  d'indignation  et  ten- 
dirent une  main  secourable,  s'intéressèrent  en 
général  plutôt  aux  souffrances  de  ce  peuple 
qu'au  peuple  lui-même,  qu'ils  ne  connaissaient 
que  par  ses  malheurs.  Les  légendes  grotesques 
propagées  en  Europe  par  des  esprits  superfi- 
ciels ou  bien  mises  en  circulation  par  des 
publicistes  à  la  solde  du  Sultan,  et  représen- 
tant les  Arméniens  tantôt  comme  un  ramassis 


INTRODUCTION  xxm 

d'escrocs  et  d'usuriers,  tantôt  comme  une  bande 
de  perturbateurs  soudoyés  par  la  Russie  ou  par 
l'Angleterre  pour  troubler  la  Turquie,  toutes 
ces  calomnies  stupides  qui,  jetées  à  la  face 
d'une  race  atrocement  suppliciée,  devenaient 
odieuses,  n'ont  pu  trouver  quelque  crédit  dans 
une  partie,  malheureusement  assez  étendue, 
du  public  occidental,  que  grâce  à  cette  igno- 
rance où  les  peuples  d'Europe  se  trouvaient  à 
l'égard  du  peuple  arménien,  de  ses  mœurs, 
de  son  histoire,  de  son  caractère  véritable  *; 

Nous  ne  prétendons  pas  que  les  Arméniens 
soient  un  peuple  parfait;  il  n'existe  pas  de 
peuple  parfait;  chaque  peuple  a  ses  défauts, 
et  ceux  qui  se  trouvent  dépossédés  de  leur 
indépendance  et  qui  subissent  le  joug  d'un 
despotisme  avilissant,  ont  forcément  plus  de 
défauts  que  les  peuples  libres.  Mais  le  plus 
grand  des  défauts  est  celui  qui  consiste  à  attri- 
buer à  un  peuple  tout  entier  les  vices  d'une 
catégorie  de  types  peu  sympathiques,  produits 
inévitables  d'une  longue  servitude,  et  que  per- 
sonne n'a  stigmatisés  avec  une  sévérité  plus 
acharnée  que  les  satiristes,  les  publicistes, 
les  romanciers  arméniens. 

i.  Il  est  à  remarquer  que  les  mêmes  calomnies  ont  été  propa- 
gées contre  les  Grecs  et  les  Bulgares,  à  l'époque  où  ceux-ci,  se  dé- 
battant sous  le  sabre  turc,  tendaient  leurs  bras  ensanglantés  vers 
l'Europe. 


xxiv  INTRODUCTION 

Ceux  qui  connaissent  intimement  le  peuple 
arménien,  savent  fort  bien  que  loin  d'être,  par 
tempérament,  un  facteur  de  destruction,  ce 
peuple  a  été  constamment  et  partout  un  élé- 
ment utile,  fécond,  producteur;  il  ne  s'est  trans- 
formé en  force  de  destruction  qu'en  face  de  la 
barbarie  extrême,  de  l'injustice  brutale  et 
cynique,  et  cela  est  tout  à  son  honneur.  Tant 
qu'il  a  pu  conserver  son  indépendance  sur  le 
sol  de  sa  patrie,  ce  peuple  a  fait  de  sa  liberté  un 
instrument  de  civilisation;  lorsqu'après  la  perte 
de  l'indépendance,  une  partie  des  Arméniens 
s'est  dispersée  par  le  monde  et  a  fondé  des  colo- 
nies dans  divers  pays  étrangers,  ces  émigrés  ont 
constitué  pour  leurs  patries  d'adoption  une 
force  intelligente  et  active,  servant  loyalement 
les  intérêts  des  peuples  dont  ils  étaient  les 
hôtes.  Même  sous  le  joug  pesant  des  despo- 
tismes  asiatiques,  les  Arméniens  ont  toujours 
poursuivi  leur  tâche  d'éternels  artisans  de  civi- 
lisation; ce  sont  eux  qui,  avec  les  Grecs,  ont 
développé,  en  Turquie,  l'agriculture,  l'indus- 
trie, le  commerce.  Les  étoffes,  les  broderies,  les 
orfèvreries  et  les  tapis  turcs  qu'on  admire  en 
Europe,  sont  presque  exclusivement  fabriqués 
par  des  Arméniens.  Les  musiciens,  les  chanteurs 
et  les  acteurs  sont,  en  Turquie,  pour  la  plupart, 
des   Arméniens.   Les    beautés    architecturales 


INTRODUCTION  xxv 

de  Gonstantinople  sont  dues  en  grande  partie  au' 
génie  arménien  :  la  merveilleuse  mosquée  de 
Suleïmanié  est  l'œuvre  de  l'architecte  Sinan, 
d'origine  arménienne  ;  ce  sont  des  architec- 
tes arméniens,  les  Balian,  qui  ont  construit 
les  palais  de  Beylerbey,  de  Tchraghan  et  celui 
de  Dolmabahtché,  «  qu'on  prendrait,  dit  Théo- 
phile Gautier,  pour  un  palazzo  vénitien,  plus 
riche,  plus  vaste,  plus  ciselé,  plus  fouillé,  trans- 
porté du  Canal  Grande  sur  les  rives  du  Bos- 
phore »  l;  et  ce  sont  des  mains  arméniennes 
qui  ont  élevé  le  palais  même  d'Yldiz-Kiosk,  où 
demeure  celui  qui  fit  massacrer  trois  cent  mille 
Arméniens. 

Des  personnalités  éminentes,  en  Europe  et 
en  Amérique,  ont  fait  justice  des  légendes  mal- 
veillantes et  mensongères;  elles  ont  témoigné 
leur  estime  pour  le  peuple  arménien  et  déclaré 
que  l'Europe  devait  empêcher  la  destruction  de 
la  race  arménienne  non  seulement  parce  que 
c'était  là  un  crime  de  lèse-humanité  qu'il  serait 
honteux  de  laisser  se  consommer,  mais  aussi 
parce  que  cette  destruction  équivaudrait  à  une 
diminution  dans  les  forces  morales  de  l'huma- 
nité. 

«  Les  Arméniens,  a  dit  Gladstone  2,    les   re- 


i.  Théophile  Gautier.  —  Constantinople. 
2.  Discours  de  Chester,"6  août  1895. 


xxvi  INTRODUCTION 

présentants  d'une  des  plus  anciennes  races 
chrétiennes  civilisées,  sont  eux-mêmes,  la 
chose  ne  saurait  faire  doute,  une  des  races  les 
plus  intelligentes  et  les  plus  industrieuses  qui 
soient  au  monde.  »  «  Nous  découvrirons  », 
disait,  en  1897,  Anatole  France,  présidant  une 
conférence  sur  l'histoire  et  la  littérature  armé- 
niennes, «  que  ces  Arméniens  sont  vraiment 
un  peuple  par  la  communauté  de  la  langue  et 
des  croyances  religieuses,  par  la  communion 
dans  les  mêmes  souvenirs  et  dans  les  mêmes 
espérances,  par  la  fraternité  des  sentiments, 
par  la  volonté  forte  et  constante  de  vivre  d'une 
même  vie,  de  penser  d'une  même  âme.  Et  nous 
reconnaîtrons  que  ce  peuple,  intelligent  et 
héroïque,  enclin  à  embrasser  les  plus  hautes 
idées  du  monde  occidental,  a  droit,  par  son 
génie  autant  que  par  ses  malheurs,  à  la  sympa- 
thie des  peuples  d'où  sont  sorties  les  idées  de 
justice  et  de  liberté  ». 

Un  grand  publiciste  russe,  M.  Golmstrem, 
émettait  à  la  même  époque,  dans  la  Gazette  de 
Saint-Pétersbourg,  une  opinion  tout  aussi  favo- 
rable, bien  que  se  plaçant  à  un  point  de  vue 
strictement  russe  :  ce  L'inimitié,  l'envie ,  la 
persécution  de  race  à  race  sont  faites  surtout 
d'ignorance  ;  Lamartine  l'a  dit  en  des  termes 
excellents.  Quand  on   s'est  rendu    compte   de 


INTRODUCTION  xxvn 

l'histoire,  du  caractère,  des  ressources  intel- 
lectuelles de  l'élément  arménien,  on  conçoit 
quel  sérieux  appoint  il  est  susceptible  d'appor- 
ter à  la  force  de  la  Russie.  Le  génie  de  Pierre- 
le-Grand  l'avait  deviné.  Une  association  intel- 
lectuelle avec  le  peuple  arménien  si  riche  de 
passé  historique,  doué  d'une  conception  en- 
tière et  saine  de  la  vie,  d'une  force  morale  au- 
dessus  de  toute  épreuve,  enrichira  le  trésor 
spirituel  de  la  Russie  et  l'ampleur  de  la  vie 
nationale...  Lorsqu'on  a  étudié  les  facteurs  de 
da  force  spirituelle  du  peuple  arménien,  on 
comprend  qu'il  ait  pu  donner  à  la  Russie  des 
Lazareff,  des  Ter-Ghoukassoff,  des  Cholkov- 
nikoff.  » 

M.  H.-F.-B.  Lynch,  qui,  après  avoir  parcouru 
et  minutieusement  étudié  l'Arménie,  a  publié, 
il  y  a  un  an,  un  ouvrage  monumental  sur  le  pays 
et  sur  la  nation,  apprécie  les  Arméniens  dans 
les  termes  suivants  :  «  Les  Arméniens  sont 
particulièrement  aptes  à  être  les  intermé- 
diaires de  la  nouvelle  civilisation.  Ils  pro- 
fessent notre  religion,  sont  familiarisés  avec 
nos  idéals  les  plus  élevés,  et  s'assimilent  toutes 
les  productions  nouvelles  de  la  culture  euro- 
péenne avec  une  avidité  et  une  perfection 
qu'aucune  autre  race  entre  l'Inde  et  la  Méditer- 
ranée ne  s'est  jamais  montrée  capable  d'égaler. 


xxviii  INTRODUCTION 

Ces  capacités,  ils  les  ont  manifestées  dans  les 
conditions  les  plus  désavantageuses,  puisqu'ils! 
sont  une  race  assujettie  à  des  maîtres  musul- 
mans. 

«  Depuis  environ  mille  ans,  ils  sont  en  état 
de  sujétion,  et  ce  serait  une  folie  de  s'attendre 
à  ce  qu'ils  n'eussent  nullement  souffert  dans 
leur  caractère  par  les  fonctions  serviles  qu'ils 
ont  été  contraints  à  exercer...  D'autre  part,  ils 
possèdent  des  vertus  pour  lesquelles  ils  sont 
rarement  crédités.  Le  fait  qu'en  Turquie  le  port 
des  armes  leur  est  rigoureusement  interdit  a 
amené  des  observateurs  superficiels  à  les  con- 
sidérer comme  des  couards.  Un  jugement  diffé- 
rent aurait  été  émis  s'ils  avaient  été  mis  sur  le 
pied  d'égalité  en  cette  matière  avec  leurs  enne- 
mis les  Kurdes.  En  tout  cas,  lorsque  l'occasion 
s'est  présentée,  ils  n'ont  pas  tardé  à  déployer 
des  qualités  martiales  dans  le  domaine  de  la 
haute  stratégie  comme  dans  celui  de  la  bra- 
voure personnelle.  Le  victorieux  commandant 
en  chef  de  l'armée  russe,  dans  sa  campagne 
asiatique  de  1877,  était  un  Arménien  de  Lori, 
—  Loris-Melikoff.  Dans  la  même  campagne,  le 
plus  brillant  général  de  division  de  l'armée 
russe  était  un  Arménien,  Ter-Ghoukassoff.  Le 
vaillant  et  jeune  officier  d'état-major  Tarnaïeff, 
qui   projeta   et  dirigea   l'attaque   folle   du   fort 


INTRODUCTION  xxix 

d'Azizi  en  face  d'Erzeroum,  et  qui  paya  de  sa 
vie  son  audace,  était  un  Arménien.  Aujourd'hui 
encore,  la  police   de   la  frontière   russe,  ayant 
pour  fonction  de  surveiller  les  Kurdes  de  ter- 
ritoire turc,  est  recrutée  parmi  les  Arméniens.  » 
Dans  un  ouvrage  fortement  documenté  qu'il 
vient  de   faire   paraître  (  Pour  l'Arménie,   mé- 
moire et  dossier),  M.  Pierre  Quillard,  qui  a  passé 
trois  ans  à  Gonstantinople  et  a  connu  de  près 
le  peuple  arménien,  écrit  ceci  :  «  De  ce  que  la 
plupart  des  sarafs  (changeurs)  sont  Arméniens, 
ils  (les  Européens)  concluent  vite  que  tous  les 
Arméniens  sont  des  sarafs  ;  quant  à  l'honnêteté 
des    intermédiaires    de    Bazar,   qu'ils     soient 
Grecs,  Arméniens,  Juifs  ou  Levantins   catho- 
liques, elle  est  en  effet  douteuse  ;  mais   c'est 
une  singulière  méthode  que  de  juger  tout  un 
peuple   sur   quelques    individus,    qui   ont  des 
défauts  inhérents  à  leur  profession  et  non  point 
des  défauts  particuliers  à  leur  race.  Même  dans 
les  villes,  les  Arméniens  ressemblent  plutôt, 
encore    aujourd'hui,   à    l'image    qu'en    traçait 
Guys,  dan&  ses  Lettres  sur  la  Grèce,  à  la  fin  du 
xviii6  siècle  :  «  Ils  forment  la  nation  la  plus 
nombreuse,  la  plus  riche,  la  plus  sage  :  gens 
laborieux,  infatigables,  robustes,  vivant  de  peu 
et    durement,   ils    exercent    tous  les    métiers 
pénibles.  Accoutumés  à  vivre  dans  l'intérieur 

b. 


xxx  INTRODUCTION 

des  provinces,  ils  aiment  les  chevaux  et  les  con- 
naissent parfaitement;  ils  composent  presque 
toutes  les  caravanes  et  font  la  plus  grande  par- 
tie du  commerce  delà  Perse  et  des  Indes.  »  Les 
sarafs  ne  forment  qu'une  faible  minorité  dans  la 
nation;  les  gens  de  métier  sont  de  beaucoup  les 
plus  nombreux.  Les  hantais  (portefaix)  de  Cons- 
tantinople  sont  presque  tous  Arméniens,  ainsi 
que  la  plupart  des  boulangers;  pendant  les 
massacres  de  1896,  la  ville  manqua  de  pain 
durant  trois  jours,  les  boulangers  arméniens 
étant  tués  ou  se  tenant  cachés.  Les  tailleurs, 
les  menuisiers,  les  cordonniers,  les  orfèvres, 
les  forgerons,  se  «recrutent  en  grande  partie 
parmi  les  Arméniens.  Il  en  est  de  même  à 
Smyrne  :  si  dans  le  haut  commerce,  la  banque 
et  le  barreau  il  s'y  trouve  beaucoup  d'Armé- 
niens très  riches,  les  terrassiers,  portefaix^ 
tailleurs,  bouchers,  etc.,  sont  aussi  des  Armé- 
niens. Les  Arméniens  de  l'intérieur  sont  sur- 
tout un  peuple  agricole  :  vignerons  à  Van,  à 
Ardjèche,  à  Angora,  à  Brousse,  à  Segherd  ; 
grands  éleveurs  d'abeilles  à  Van  et  à  Angora  ; 
partout  laboureurs  et  bergers.  Dans  le  vilayet 
de  Sivas,  ils  pratiquent  même  'l'agriculture 
selon  la  technique  moderne,  à  Hafik  et  à  Kot- 
chéri,  et  se  servent  de  machines  des  meilleurs 
modèles.   En   Egypte,  Boghoss-Pacha,  fils   de 


INTRODUCTION  xxxi 

Nubar-Pacha,  dirige  d'immenses  exploitations 
rurales  ;  il  a  inventé  des  machines  fort  ingé- 
nieusement disposées. 

«  C'est  eux  qui  ont  inauguré  et  sauvé  à 
Brousse  l'industrie  séricicole  :  dès  1849,  Bilé- 
zikdjy,  de  Constantinople,  y  établissait  des 
magnaneries,  et  les  années  suivantes  son 
exemple  était  imité  par  Ovaghim-agha  et  par 
Papasian  ;  les  premiers,  ils  surent  employer  les 
méthodes  pastoriennes  et  combattre  la  maladie 
des  vers  à  soie. 

((  Ilssontarmuriers,couteliersetorfèvres, sur- 
tout à  Erzindjan,  à  Baïbourt,  à  Van,  à  Diarbékir, 
k  Sivas,  à  Angora,  presque  partout  tisserands, 
forgerons,  chaudronniers.  Ils  seraient,  semble- 
■  t-il,  les  plus  aptes  à  l'industrie,  si  l'industrie  se 
développait  en  Turquie  :  les  tanneries  et  tein- 
tureries d'Erzincljan  leur  appartiennent  et  à 
Arslan-bey-Keuy,  près  d'Ismiclt,  la  fabrique 
impériale  de  drap  militaire  et  de  fez  est  en- 
tièrement conduite  par  eux.  » 

Et  M.  Gabriel  Mourey  terminait  par  la  conclu- 
sion suivante  une  conférence  qu'il  a  faite,  il  y 
a  quelques  mois,  sur  la  poésie  et  l'art  armé- 
niens :  «  Une  race,  aussi  capable  de  civilisa- 
tion intellectuelle  et  matérielle  que  la  race 
arménienne,  aussi  aiguisée  qu'elle  d'esprit, 
possédant  les  ressources  morales  qu'elle  pos- 


xxxii  INTRODUCTION 

sède,  ayant  donné  dans  le  passé  et  donnant 
dans  le  présent  tant  de  preuves  d'attachement 
à  la  pensée  occidentale,  faisant  montre  d'une  si 
belle  et  si  généreuse  activité  dans  la  conquête 
du  progrès,  a  droit  à  la  vie,  non  seulement  au 
point  de  vue  de  ses  destinées  propres,  mais  au 
point  de  vue  des  destinées  de  l'humanité  tout 
entière.  Elle  fut  et  elle  reste  une  créatrice  de 
pensée  et  d'art  :  elle  a  été  et  elle  est  encore 
une  génératrice  d'héroïsme  et  de  beauté.  Le 
rôle  qu'elle  a  joué  dans  le  passé,  elle  veut  le 
jouer  dans  l'avenir;  vraiment,  je  ne  sais  rien  de 
plus  touchant,  de  plus  noble  que  la  ténacité, 
l'énergie  que  met  ce  petit  peuple  à  s'imposer 
au  monde  et  à  reconquérir  sa  place  dans  l'uni» 
vers  civilisé.  » 

Mais  la  meilleure  réponse  à  tous  les  commé- 
rages avec  lesquels  on  a  tenté  de  souiller  le 
sang,  versé  à  flots,  du  peuple  arménien,  c'est 
dans  l'histoire  et  dans  la  littérature  de  ce  peuple 
qu'elle  se  trouve.  C'est  pourquoi  nous  entre- 
prenons la  publication  de  cette  «  Bibliothèque 
Arménienne  »,  où  seront  présentées  au  public 
européen  les  principales  manifestations  litté- 
raires du  génie  arménien,  depuis  la  poésie 
populaire  anonyme  jusqu'au  vieux  lyrisme  mys- 
tique ou  erotique,  depuis  la  satire  et  le  roman 


INTRODUCTION  xxxm 

contemporains  jusqu'aux  chroniques  anciennes 
et  aux  poèmes  historiques,  toutes  les  pages 
marquantes  où  ce  peuple  a  fixé,  en  toute  spon- 
tanéité, les  élans  de  son  cœur,  les  tendances 
de  son  esprit,  ses  frémissements  de  joie  et  ses 
cris  de  douleur,  sa  manière  de  sentir,  de  pen- 
ser et  de  vivre,  en  un  mot  l'image  vivante  de 
son  âme. 


II 


«Il  serait  difficile,  a  dit  Lord  Byron,  qui 
étudia  l'histoire  et  la  langue  arméniennes  au 
couvent  de  Saint-Lazare  à  Venise,  de  trouver 
les  annales  d'une  nation  moins  souillées  de 
crimes  que  celles  des  Arméniens,  dont  les 
vertus  sont  celles  de  la  paix  et  les  vices  ceux 
de  la  contrainte.  » 

L'histoire  d'Arménie  est,  en  effet,  celle  d'un 
peuple  d'âme  pacifique  et  laborieuse,  d'un 
peuple  qui  a  souvent  versé  son  sang  pour 
défendre  sa  liberté,  mais  qui  a  rarement  fait 
couler  le  sang  d'autrui  pour  assouvir  une  soif 
brutale  de  conquête. 

Cette  histoire  commence  par  la  légende  de 
Haïk  le  Patriarche,  le  père  de  la  race  armé- 
nienne, qui,  selon  Moïse  de  Khorène,  fut  le  pre- 


xxxiv  INTRODUCTION 

mier  parmi  les  chefs  de  tribus  soumis  au  joug 
de  Bel  à  se  révolter  contre  le  tyran  de  Baby- 
lone,  et  qui,  l'ayant  tué  dans  un  combat  épique, 
fonda   la  patrie   arménienne    sur    cette    noble 
tradition.  Cette  grande  figure  fabuleuse  de  Haïk 
domine  toute  l'histoire  d'Arménie  et  se  réalise 
dans  une  longue  série  de  chefs  vaillants  et  dé- 
voués qui  ont  eu  à  défendre  leur  patrie  contre 
les   envahisseurs  étrangers,   depuis   les  vieux 
rois  urartiens  tenant  tête  pendant  six  siècles  à 
la    gigantesque   Assyrie ,  qui   ravagea    souvent 
leur  pays  sans  jamais  parvenir  à  le  soumettre 
complètement,    jusqu'aux     Roupéniens    de   la 
Petite  Arménie  qui  opposèrent  une  résistance 
acharnée    aux   Turkmènes  et   aux  Mamelucks. 
Ce  peuple  a  avant  tout  aimé  le  travail,  la  vie 
industrieuse    et  féconde.  L'Arménien  a  été -de 
tout  temps   agricultteur,    commerçant,    artisan, 
artiste ,     ouvrier  ;    la    grande     Déesse    protec- 
trice de  l' Arménie  païenne  fut  Anahit,  la  «  dis- 
pensatrice de  tous  les  biens  »,  la  patronne  du 
Travail.    La  grande   majorité    des   Arméniens, 
(près  de  90  >p.   100)   se  compose    actuellement 
d'agriculteurs  et  d'artisans.  Le  seul  Arménien 
en  l'honneur  duquel  une  statue  ait  été   élevée 
en  France,  à  Avignon,  est  un  agronome,  Jean 
d'Althen,  qui,  arrivé  de  Perse  à  Avignon  vers 
1724,    inaugura  dans    cette  ville   la  culture   et 


INTRODUCTION  xxxv 

le  commerce  de  la  garance  et  qui  acclimata 
dans  le  sud  de  la  France  une  plante  orientale 
que  les  botanistes  français  ont  de  son  nom 
appelée  :  «  Althénie  ». 

Les  Arméniens  ont  déployé,  dès  la  haute 
antiquité,  une  activité  commerciale  aussi  bril- 
lante et  aussi  importante  que  celle  des  Phéni- 
ciens et  des  Grecs.  Ils  ont  été  les  grands  inter- 
médiaires du  comilierce  mondial  par  voie  de 
terre  comme  les  Grecs  et  les  Phéniciens  le 
furent  par  voie  de  mer.  Ce  sont  les  Arméniens 
qui,  par  leurs  caravanes  parcourant  l'Asie  d'un 
bout  à  l'autre  et  par  leurs  radeaux  descendant 
l'Euphrate,  le  Tigre,  l'Araxeet  l'Alys,  ont  trans- 
porté pendant  des  siècles  les  produits  indus- 
triels et  naturels  des  pays  occidentaux,  ainsi 
que  ceux  de  leur  pays,  dans  toutes  les  contrées 
de  l'Asie  et  qui  ont  mis  à  la  portée  des  peuples 
de  l'Europe  les  richesses  du  monde  oriental.  La 
Bible,  Hérodote,  Xénophon  mentionnent  leurs 
vieilles  relations  commerciales  avec  Tyr  et 
Babylone.  La  capitale  arménienne  de  Dovine 
constituait  au  vie  siècle,  selon  Procope,  un 
des  plus  grands  centres  commerciaux  du 
monde;  les  marchandises  des  Indes,  de  la 
Perse  et  de  la  Géorgie  s'y  croisaient  avec  celles 
de  Rome  et  de  la  Grèce.  A  la  fin  du  xe  siècle, 
Ani,    Arclzn,    Baghech,    Nakhitchévan  rempla- 


xxxvi  INTRODUCTION 

cèrent  Dovine.  Aux  xineetxive  siècles,  Payas,  le 
grand  port  de  F  Arménie  Mineure,  devint,  selon 
les  termes  de  Marco-Polo,  «  le  magasin  de 
toutes  les  marchandises  précieuses  et  de  toutes 
les  richesses  de  l'Orient,  comme  la  porte  des 
pays  orientaux  »  ;  les  bateaux  des  Vénitiens, 
des  Génois,  des  Siciliens  et  des  Marseillais 
venaient  y  chercher  les  marchandises  de  la 
Chine,  des  Indes,  de  la  Perse  et  de  la  Syrie,  et 
ils  y  apportaient  les  produits  occidentaux  que 
les  Arméniens  faisaient  parvenir  aux  marchés 
les  plus  lointains,  jusqu'en  Chine  et  en  Mand- 
chourie.  C'est  surtout  avec  la  République  véni- 
tienne que  les  Arméniens  ont  entretenu  des 
rapports  commerciaux,  commencés  dès  le 
xie  siècle  et  qui  se  sont  prolongés  jusqu'au 
xvne  ;  les  rois  de  l'Arménie  Mineure  accor- 
daient toutes  sortes  de  facilités  aux  commer- 
çants de  Venise;  les  cloges  et  le  Sénat  vénitien 
faisaient  à  leur  tour  le  plus  cordial  accueil  aux 
commerçants  arméniens.  En  1253,  le  comte 
Marco  Ziani  offrit  aux  Arméniens  établis  à 
Venise  une  de  ses  maisons,  qui  s'appelle  jus- 
qu'à présent  «  la  Maison  arménienne  ».  Après 
la  perte  de  l'indépendance,  les  Arméniens  ont 
continué  leur  activité  commerciale  et  lui  ont 
même  donné  une  extension  encore  plus  grande  ; 
les  carrières  militaires  et  administratives  leur 


INTRODUCTION  xxxvii 

étant  désormais  fermées  par  suite  de  leur  con- 
dition de  peuple  assujetti,  la  carrière  commer- 
ciale restait  une  de  celles  où  ils  pouvaient 
satisfaire  leur  besoin  d'action  ;  ils  prirent  alors 
pour  centres  les  deux  grandes  villes  armé- 
niennes de  Djulfa  et  de  Gandzak,  et  ils  avaient 
leurs  représentants  dans  tous  les  pays  asia- 
tiques et  européens,  aux  Indes,  en  Chine,  en 
Perse,  en  Paissie,  en  Autriche,  en  France,  en 
Espagne,  en  Italie.  En  Pologne,  dèslexie  siècle, 
s'était  établie  une  nombreuse  colonie  armé- 
nienne qui  rendit  des  services  considérables  au 
commerce  de  ce  pays  et  qui,  jusqu'au  xvne  siècle, 
a  joui  d'un  régime  administratif  quasi-auto- 
nome garanti  par  des  décrets  royaux.  Les 
despotes  musulmans,  tout  en  faisant  peser 
sur  l'ensemble  du  peuple  arménien  une  lourde 
oppression  politique  et  sociale,  accordaient  des 
libertés  aux  seuls  commerçants  qu'ils  considé- 
raient comme  un  élément  indispensable  à  la 
prospérité  générale  de  leurs  empires,  puisque 
[es  populations  musulmanes  ne  montraient 
aucun  goût  'pour  le  commerce  et  l'industrie. 
Ghahabbas  Ier,  le  roi  de  Perse,  eut  même 
recours  à  un  procédé  aussi  original  que  bar- 
bare pour  prouver  son  estime  à  l'égard  des  apti- 
tudes commerciales  des  Arméniens  :  désireux 
le  voir  le«commerce  se  développer  dans  son  em- 


xxxviii  INTRODUCTION 

pire,  il  détruisit  Djulfa  en  1605,  força  les  Armé- 
niens de  cette  ville    à   émigrer  en    Perse,    et 
les  établit  près  d'Ispahan,  où  ils  fondèrent  une 
ville    nouvelle    qu'ils    appelèrent    la    Nouvelle 
Djulfa.  Et  en  effet,  cette  ville  devint  bientôt  le 
principal     centre    commercial    de    l'Asie  ;    les 
habitants  de  la  Nouvelle   Djulfa   donnèrent  au 
commerce    persan    une    puissante   impulsion; 
ils  installèrent   des  bureaux  dans  les   grandes 
villes  des  Indes,  à  Delhi,  à  Bombay,  à  Madras, 
à  Calcutta,   à  Batavia,  à   Singapour;   les   ports 
espagnols  et  portugais  de   l'Inde,  fermés  aux 
bateaux   des  nations  étrangères,  s'ouvraient  à 
ceux  des  commerçants  arméniens.    De   Singa- 
poor,  leurs  comptoirs  s'étendirent  aux   îles  de 
l'archipel  indien,  à  Java,  à  Sumatra,  à  Bornéo, 
aux  Philippines,  au    Siam,    en  Birmanie  et  au 
Thibet  et  jusqu'aux  ports  de  la  Chine,  à  Canton 
et  à  Nankin;  leur  rôle   commercial   continuait 
d'être  celui  d'intermédiaires  entre  l'Europe  et 
l'Orient.    Le  cardinal  de  Richelieu,  appréciant 
cette    activité,    favorisa    rétablissement    d'une 
colonie   arménienne    à   Marseille.    Marie-Thé- 
rèse d'Autriche  accorda,  par  décret  spécial,  de 
nombreux  privilèges  aux   commerçants   armé- 
niens qui  formèrent  une  importante   colonie    à 
Trieste,    où   la   rue   qu'ils  habitaient  s'appelle 
encore  Rue  clés  Arméniens.  Ces  commerçants 


i 


INTRODUCTION  xxxix 


errant  de  pays  en  pays  n'oubliaient  pas  leur 
patrie  et  leur  race;  ils  fondaient  des  églises, 
des  écoles  dans  diverses  parties  de  l'Arménie 
et  dans  les  colonies  arméniennes  des  pays 
étrangers  ;  ils  faisaient  imprimer  en  Europe  des 
livres  arméniens  et  les  envoyaient  à  leurs 
compatriotes  d'Arménie  ;  ils  léguaient  des 
sommes  considérables  à  des  couvents  et  à  des 
écoles  de  leur  pays. 

Ces  aptitudes  pratiques  éminemment  dé- 
montrées n'ont  d'ailleurs  jamais  empêché  les 
Arméniens  de  se  montrer  un  peuple  passionné- 
ment idéaliste,  puisqu'ils  ont  toujours,  en  tant 
que  peuple,  sacrifié  leurs  intérêts  matériels 
immédiats  à  de  hautes  préoccupations  morales. 
Situés  en  pleine  Asie,  entourés  de  grandes 
races  conquérantes  hostiles  à  l'Occident  et  à  sa 
civilisation,  leur  intérêt  pratique  de  petit  peuple 
menacé  de  partout  était  de  s'allier  à  un  de  ces 
empires  asiatiques  :  tout  au  contraire,  ils  ont 
suivi  un  penchant  mystérieux  qui  dirigeait  leur 
esprit  vers  l'Occident,  ils  en  ont  ouvertement 
adopté  la  civilisation  et  embrassé  la  cause  ; 
ils  ont  par  là  ravivé  la  haine  de  leurs  puis- 
sants voisins  et  attiré  sur  eux  les  pires  catas- 
trophes. Le  monde  occidental  est  reconnaissant 
aux  Grecs  d'avoir  été  pendant  des  siècles  le 
rempart  de  l'Europe  contre  l'invasion  asiatique  ; 


•xl  INTRODUCTION 

or,  dans  cette  tâche,  l'Arménien  a  constitué 
pour  le  Grec  un  précieux  auxiliaire.  L'histoire 
d'Arménie,  à  partir  du  ive  siècle,  est  le  récit 
d'une  résistance  continuelle  à  la  ruée  de  l'Asie 
vers  l'Europe. 

Avant  d'avoir  embrassé  le  christianisme, 
l'Arménien  n'a  pas  encore  la  conscience  précise 
de  son  rôle  historique  ;  il  ne  pense  qu'à  défendre 
sa  patrie  contre  l'ennemi  de  l'est  comme  contre 
celui  de  l'ouest.  Il  est  vrai  que  l'âme  de  la  race 
se  sent  déjà  instinctivement  attirée  par  l'Occi- 
dent; Tigrane  le  Grand  avait  placé,  dans  les 
temples  de  son  empire,  les  statues  des  divinités 
grecques  à  côté  des  effigies  des  divinités  armé- 
niennes, et  il  avait  fait  venir  d'Athènes  des  rhé- 
teurs, des  musiciens  et  des  troupes  dramatiques 
pour  acclimater  les  arts  de  la  Hellade  dans  sa 
capitale  de  Tigranocerte  ;  son  fils  Artavasd,  qui 
s'était  profondément  assimilé  la  culture  grecque, 
composa  dans  la  langue  de  Sophocle  des 
œuvres  historiques,  des  discours  et  des  tragé- 
dies qu'on  jouait  encore,  au  temps  de  Plutarque, 
sur  les  scènes  d'Alexandrie. 

Après  l'adoption  du  christianisme,  les  Armé- 
niens s'attachent  plus  intimement  au  monde 
occidental.  Ils  reçoivent  dès  lors  le  premier 
choc  de  toutes  les  invasions  asiatiques,  dont  ils 
amortissent  et  ralentissent  souvent  la  marche 


INTRODUCTION  xli 

vers  l'Europe.  Ils  luttent  pendant  deux  siècles 
contre  la  colossale  Perse  sassanide  qui  veut  les 
écraser  et  les  assimiler  sans  jamais  y  parvenir. 
Tiridate,  qui  fait  du  christianisme  la  religion 
officielle  de  l'Arménie,  établit  une  alliance 
arméno-romaine  avec  Constantin  converti  lui- 
même  au  christianisme,  qui  désormais  sera  la 
religion  «  occidentale  »,  guerroie  contre  les 
Parthes  et  les  Perses  et  les  repousse  victorieu- 
sement avec  l'appui  des  légions  romaines. 
Arsace  II  bat  pendant  trente  ans  les  armées  du 
roi  Sapor  qui  ne  parvient  à  le  soumettre  qu'en 
l'attirant  dans  un  piège  :  il  l'invite  dans  sa  capi- 
tale de  Ctésiphon  pour  conclure  un  traité  de 
paix,  et,  parjure  à  son  serment,  le  fait  enfermer 
dans  une  forteresse  où  Arsace,  ne  pouvant  se 
résigner  à  cette  existence  d'esclave,  se  donne 
la  mort. 

Au  début  du  ve  siècle,  le  roi  Vramchapouh  et 
le  catholicos  Sahak  envoient  à  Constantinople  et 
à  Athènes  un  grand  nombre  de  jeunes  Armé- 
niens s'initier  aux  lettres  grecques,  pour  ériger 
devant  la  Perse  envahissante  la  plus  puissante 
et  la  plus  durable  des  barrières  :  une  civilisation 
différente  et  fortement  bâtie.  Le  vartabed 
Mesrop  invente  à  la  même  époque  l'alphabet 
arménien.  Cette  jeunesse  formée  en  Grèce 
traduit,   à   son  retour,  'la  Bible,  les  livres  des 


xlii  INTRODUCTION 


Pères  de  l'Église  et  des  philosophes  hellènes, 
rédige  des    œuvres    historiques,    théologiques 
et  poétiques,    fonde   une   littérature    nationale 
«   écrite  »,  modelée  sur  les  littératures  byzan- 
tine et  syriaque,  et  façonne  pour  toujours  l'âme 
arménienne    à    l'image    de    l'âme    occidentale. 
Mais  ce  beau  mouvement  de  résistance  maté- 
rielle  et  intellectuelle  est  bientôt  interrompu 
par  une  lutte  intestine;  profitant  de  la  lassitude 
que    ce    tiraillement  perpétuel  inspirait  à  une 
partie   des  satrapes  arméniens,    ainsi  que  des 
restes     d'anti-christianisme     qui     subsistaient 
encore  dans  quelques  portions  du   peuple  de- 
meurées intérieurement  fidèles    au  paganisme 
aboli,  la  Perse  réussit  à  créer  en  Arménie  un 
parti    préconisant   une   alliance   avec    la  Perse 
et  qui,  appuyé  par  la  cour  de  Ctésiphon,  s'ef- 
force d'écraser  le  parti  désirant  maintenir  l'al- 
liance romaine.  Affaiblie  par  ces  graves  déchi- 
rements   intérieurs,  l'Arménie  devient  impuis- 
sante à  opposer  une    résistance    sérieuse   aux 
attaques    incessantes    des    Perses,    auxquelles 
s'ajoutent  à  la  fin  celles  des  Romains,  furieux 
de  voir  en  Arménie  l'existence  d'un  parti  per- 
sophile  ;  cette  triste  période  aboutit  à  l'écroule- 
ment de  la  dynastie  Arsacide  et  au   partage  de 
l'Arménie  par  les  Perses  et  les  Romains. 

Mais   l'individualité    morale    survit,    chez   le 


INTRODUCTION  xliii 

peuple    arménien,    à    l'individualité    politique 
momentanément    détruite.    Dans    la  lutte,   qui 
continue,    entre    ces    deux   grands   partis,    ce- 
lui de   l'Occident  finit   par    avoir  le   dessus.  A 
la  fin  du  ve  siècle,  lorsque  Jezdegerd  II  tente 
de    convertir    l'Arménie    au    mazdéisme    pour 
l'assimiler  entièrement  à  la  Perse,  les  Armé- 
niens se  soulèvent  en  masse,  ayant  à  leur  tète 
le  généralissime  Vardan  Mamikonian,  le  catho- 
licos   Joseph   et  tout  le   clergé,    se    ruent   sur 
ies   troupes  et  l'es    mages  envoyés  par  Jezde- 
gerd   et  les  massacrent.  Jezdegerd   lance   sur 
V Arménie   une  armée  formidable,  pour  anéan- 
tir les  rebelles,  avec  l'appui  de  Vassak  Suni,  le 
chef  du  parti  persophile.  Vardan  et  ses  soixante- 
dix  mille  combattants    affrontent   l'énorme  ar- 
mée perse,  dans  le  combat  mémorable   d'Ava- 
raïr;    vaincu    par    la     supériorité    du    nombre 
de  l'ennemi,  Vardan  tombe  avec  mille  trente- 
six  de  ses  compagnons  d'armes,  et  l'Arménie, 
abandonnée  par  Byzance,  se  trouve  livrée  à  la 
férocité  de  la  soldatesque  perse.  Mais    encore 
une  fois  l'esprit  l'emporte  sur  la  force  brutale  : 
le  peuple  tout  entier  poursuit  la  lutte,  retranché 
dans  les  forteresses  et  dans  les  passes  de  mon- 
tagnes, par  une  incessante  guerre  de  guérillas; 
les    femmes,    les   enfants,   les    vieillards    eux- 
mêmes   se  retirent    dans    les  forêts,    dans    les 


xliv  INTRODUCTION 

cavernes  et  sur  les  montagnes,  préférant  mener 
une  vie  sauvage  que  de  renier  leur  Eglise 
«  nationale  ».  Au  milieu  des  ruines  et  des  cada- 
vres, l'âme  arménienne  demeure  vivante.  Le 
parti  de  Vassak  est  complètement  écrasé  ;  Vahan 
Mamikonian  continue  vaillamment  l'œuvre  de 
son  oncle  immortel  ;  de  guerre  lasse,  la  Perse 
finit  par  se  décider  à  laisser  les  Arméniens  con- 
server leurs  institutions  religieuses  et  nationales 
et  nomme  Vahan  gouverneur  d'Arménie. 

Après  avoir  défendu  contre  la  Perse  son  exis- 
tence nationale,  l'Arménie  tient  à  démontrer  que 
tout  en  étant  chrétienne,  elle  ne  veut  pas  faire 
de  son  église  une  vassale  de  l'église  grecque; 
en  l'an  491,  le  catholicos  Babgen  réunit  un 
concile  à  Vagharchapat,  où  le  clergé  arménien 
repousse  le  concile  de  Chalcédoine  et  proclame 
l'indépendance  de  l'église  arménienne. 

Au  vne  siècle,  la  dynastie  sassanide  est  ren- 
versée par  les  Arabes,  qui  étendent  leur  domi- 
nation dans  l'Asie  tout  entière,  et  qui  ouvrent 
à  leur  tour  une  nouvelle  page  dans  le  martyro- 
loge arménien  ;  encore  une  fois  l'Arménie  nage 
dans  le  sang;  mais,  cette  fois  encore,  l'envahis- 
seur ne  réussit  à  déchirer  que  la  chair,  sans  pou- 
voir atteindre  l'âme  ;  bien  au  contraire,  la  résis- 
tance arménienne  devenant  de  plus  en  plus  forte, 
les  Arabes  finissent  par  reconnaître  aux  Armé- 


INTRODUCTION  TtLv 

niens  le  droit  à  une  existence  politique  auto- 
nome, sous  leur  suzeraineté  nominale;  du  milieu 
des  cendres  sanglantes  se  redresse  une  nouvelle 
civilisation  arménienne,  sous  Pégide  desBagra- 
tides,  et  qui  parvient  bientôt  non  seulement  à 
tenir  en  respect  tous  les  ennemis  du  pays,  mais 
à  faire  d'Ani,  la  capitale  du  royaume,  un  foyer 
magnifique  de  culture  occidentale,  une  sœur 
asiatique  de  Byzance.Les  Seldjoukides  arrivent 
au  xie  siècle,  balaient  les  Arabes,  se  ruent  sur 
l'Arménie,  renversent  le  royaume  Bagratide, 
déjà  miné  par  les  intrigues  des  Byzantins,  et 
plongent  le  pays  tout  entier  dans  un  déluge  de 
sang  qui  n'est  comparable  en  horreur  et  en 
étendue  qu'à  celui  provoqué  par  le  sultan  Abclul 
Hamid  en  plein  xixe  siècle.  Cet  immense  désas- 
tre ne  détruit  pourtant  pas  l'existence  du 
peuple  arménien;  comprenant  qu'il  était  alors 
impossible  de  rebâtir  la  maison  nationale  sur  le 
sol  de  la  patrie  séculaire,  les  Arméniens  font 
comme  l'eider  chanté  par  Ibsen  : 

L'eider  habite  la  Norvège, 
Et  c'est  dans  les  fjords  sombres 
Qu'il  dépouille  sa  poitrine  de  son  duvet  moelleux 
Pour  édifier  son  nid  et  le  rendre  chaud. 
Mais  le  pêcheur  du  fjord,  de  son  bâton  noueux, 
Va  détruire  le  nid  et  en  arrache  jusqu'au  dernier  flo- 
con. / 


xlvi  INTRODUCTION 

Alors,  de  nouveau  l'oiseau  dénude  sa  poitrine, 
Et  le  pêcheur  recommence  son  œuvre  cruelle. 
L'oiseau  capitonne  encore  son  nid  dans    un   endroit 
plus  sauvage; 

Mais  s'il  est  pillé  une  troisième  fois... 

L'eider  déploie  son  aile  et  par  une  nuit  de  printemps 

Il  s'envole  et  fend  la  brume  de  sa  poitrine  sanglante, 

Et  il  va  vers  le  sud, 

Vers  le  sud  où  sont  les  rives  ensoleillées  %. 

A  la  fin  du  xie  siècle,  de  nombreux  émigrés 
arméniens  installés  en  Cilicie  se  soulèvent, 
ayant  à  leur  tête  le  prince  Roupen,  s'emparent 
d'abord  des  régions  montagneuses  du  pays, 
puis  étendent  leur  domination  jusqu'à  la  mer, 
fondent,  dans  cette  nouvelle  patrie,  la  princi- 
pauté de  l'Arménie  Mineure,  qu'Henri  VI,  le 
fils  de  Frédéric  Barberousse,  et  le  pape  Cé- 
lestin  III  transforment  en  royauté  au  xne  siè- 
cle, en  récompense  de  l'assistance  spontanée  et 
puissante  que  les  Croisés  ont  trouvée  auprès 
des  princes  et  du  peuple  de  l'Arménie  Mineure 
pendant  toute  la  durée  de  leurs  combats  contre 
les  Sarrasins  2. 


i.  Poésies  complètes  d'Henrik  Ibsen,  traduites  par  MM.  le 
vicomte  de  Colleville  et  F.  de  Zépelin. 

2.  Dans  la  bulle  Ecclesia  Romana  de  l'an  i384,  le  pape  Gré- 
goire XIII  reconnaît  dans  les  termes  suivants  le  secours  porté  par 
les  Arméniens  aux  Croisés  :  «  Parmi  Jes  autres  mérites  de  cette 
nation  arménienne  envers  l'Église  et  la  République  chrétienne,  est 
éminent  et  digne  de  particulière  mémoire  celui  que,  lorsque  jadis 


INTRODUCTION  xlvii 

Cette  longue  et  pénible  lutte    contre  l'Asie 
tout   entière,  le    peuple   arménien    l'a    menée 
pour  rester  fidèle  à  son  attachement  à  la  civili- 
sation occidentale.    C'est  ce  périlleux  attache- 
ment qui  a   fini  par  amener  F  extinction    de  la 
dernière  lueur  d'indépendance  que  les  Armé- 
niens avaient,  au  prix  d'efforts  surhumains,  ral- 
lumée en  Cilicie.  Le  royaume  de  l'Arménie  Mi- 
neure constituait  comme  un  prolongement  de 
l'Europe  en  Orient;  ses  rapports  intellectuels  et 
politiques  avec   l'Europe  étaient   d'une  étroite 
intimité  ;  l'influence  gréco-latine  dominait  dans 
Fart,  dans  la  littérature,  dans  les  mœurs,  dans 
l'organisation  de  la  cour,  de  l'armée  et  de  1-a 
magistrature  arméniennes.  Au  début  du  xive  siè- 
cle, la  famille  royale   des  Roupéniens  n'ayant 
plus     de     lignée     mâle,     l'Arménie     Mineure 
invita  les   princes  de  la  famille  française   des 
Lusignan  à  occuper  son  trône.  Les  Mamelucks, 
furieux  de  voir  en  leur  voisinage  ce  noyau  de 
civilisation     européenne,     redoublèrent    leurs 
attaques  et  parvinrent  à  détruire,  vers  la  fin,  du 
xive    siècle,   ce    petit    royaume  arménien    qui 
s'écroula,  après  deux   siècles  de  luttes  héroï- 

les  princes  et  les  armées  chrétiennes  allaient  au  recouvrement  de 
la  Terre-Sainte,  nulle  nation  et  nul  peuple  plus  promptement  et 
avec  plus  de  zèle  que  les  Arméniens,  ne  leur  prêta  son  ajde,  en 
hommes,  en  chevaux,  en  subsistances,  en  conseils;  en  un  mot, 
acvec  toutes  leurs  forces,  et  avec  la  plus  grande  bravoure  et  fidélité, 
ils  aidèrent  les  chrétiens  en  ces  saintes  guerres.  » 


XLViii  INTRODUCTION 

ques,  et  sans  qu'aucune  assistance  lui  arrivât  de 
l'Europe  à  cette  heure  de  crise  suprême. 

En  relevant  cette  prédilection  constante  des 
Arméniens  pour  l'Occident  comme  une  de 
leurs  caractéristiques  et  comme  une  de  leurs 
qualités,  nous  ne  tendons  nullement  à  renier  la 
grandeur  et  la  beauté  propres  des  civilisations 
orientales,  qui  ont  précédé  celles  de  l'Occi- 
dent, leur  ont  servi  d'exemples  et  de  bases,  et 
qui  ont  donné  au  monde  des  merveilles  artis- 
tiques et  littéraires,  de  grandes  conceptions 
religieuses  et  philosophiques.  Orientaux  eux- 
mêmes,  les  Arméniens  connaissent  profondé- 
ment et  vénèrent  ce  qui  est  beau  dans  l'œuvre 
de  l'Orient;  et,  de  même  qu'ils  ont  pendant  des 
siècles  joué  le  rôle,  que  nous  détaillerons  plus 
loin,  de  propagateurs  de  la  civilisation  euro- 
péenne en  Orient,  ils  sont  appelés  à  faire  con- 
naître à  l'Europe,  d'une  manière  intime  et  com- 
plète, l'âme  orientale  dans  toute  la  complexité 
de  ses  manifestations.  La  magnifique  version 
française,  équivalente  à  une  création,  de  la 
grande  épopée  sensuelle  des  Mille  nuits  et  une 
nuit  que  le  docteur  J.-C.  Mardrus,  poète  d'ori- 
gine arménienne,  offre  à  cette  heuçe  aux  lettrés* 
d'Europe,  est  l'interprétation  la  plus  profonde 
et  la  plus  exacte  de  la  psychologie  et  de  l'es- 


INTRODUCTION  xlix 

thétique  de  l'Orient  musulman  qu'on  ait  donnée 
à  l'Occident  depuis  l'admirable  adaptation  an- 
glaise des  Quatrains  d'Omar  Khayam  par  Fitz- 
Gerald  ;  et  nulle  analyse  n'avait  jamais  expliqué 
la  structure  de  l'âme  turque  d'une  manière 
plus  claire  et  plus  pénétrante  que  la  magistrale 
étude  du  regretté  Tigrane  Yergat  publiée  en 
1898  dans  la  Revue  des  Revues,  Seulement, 
placés  entre  l'Occident  et  l'Orient,  les  Armé- 
niens ont  penché  vers  l'Occident  :  c'est  un 
phénomène  historique  qu'on  est  tenu  de  cons- 
tater. Ils  Font  fait,  afin  de  détacher  et  d'affermir 
leur  individualité  nationale,  et  peut-être  aussi 
parce  qu'ils  avaient  l'instinctive  conscience  de 
la  supériorité  de  la  civilisation  occidentale  qui 
opposa,  jadis,  la  clarté  et  la  perfection  grecques 
à  l'ivresse  et  à  l'énormité  asiatiques,  et  qui 
devait,  dans  les  temps  modernes,  créer  une  mo- 
rale individuelle  plus  saine  et  plus  fière  que  la 
morale  asiatique  dépravée  par  le  despotisme 
avilissant  et  par  le  fatalisme  déprimant,  — • 
supériorité  qui,  du  reste,  est  actuellement  re- 
connue par  tous  les  Orientaux  éclairés,  puisque 
les  Japonais  ont  adopté  les  institutions  et  la 
science  européennes  et  que  les  Jeunes  Turcs 
tendent  à  doter  la  Turquie  d'un  régime  conçu 
par  l'Europe,  le  régime  constitutionnel. 


l  N    INTRODUCTION 

Même  après  la  submersion  de  la  dernière 
épave  de  liberté  politique,  les  Arméniens  n'ont 
jamais  cessé  de  conserver  leurs  attaches  avec 
l'Occident:  c'est  qu'ils  espéraient  toujours  obs- 
tinément le  triomphe  inévitable  de  la  civilisa- 
tion occidentale  dans  l'Orient  tout  entier  et,  par 
lui,  leur  résurrection  future.  Dans  sa  Lamenta- 
tion sur  la  prise  de  Constantinople ,  écrite  au 
lendemain  de  l'entrée  de  Mahomet  II  à  Byzance, 
le  poète  arménien  Khatchatour  prédit  cette 
revanche  future  de  l'Occident  : 

Divine  Byzance,  merveilleuse  Byzance, 

Magnifique  Byzance,  Byzance  œil  du  monde, 

Joie  des  célestes  et  des  terrestres^  ô  Byzance, 

Tu  devins  aujourd'hui  misérable  et  digne  de  pleurs. 

Toi  qui  étais  une  vigne  opulente  fleurie  de  grappes 
claires,  ô  Byzance, 

Tes  fruits  aujourd'hui  se  sont  changés  en  épines. 

Mais  j'ai  l'espoir  que  dans  les  temps  futurs  tu  te  relè- 
veras, ô  Byzance, 

Et  que  tu  seras  délivrée  du  joug  des  infidèles. 

Car  les  Francs  se  lèveront  par  la  volonté  du  roi  céleste, 

Tous  les  peuples  vaillants  se  mettront  en  campagne, 

Unis  et  embrasés  par  l'amour  divin; 

Ils  viendront  par  mer  et  par  terre,  innombrables  comme 
les  étoiles, 

Ils  prendront  Constantinople  par  la  volonté  omnipo- 
tente du  Sauveur, 


INTRODUCTION  lï 

Puis  ils  se  répandront  dans  tout  l'Orient  et  ils  anéanti- 
ront les  infidèles  : 

ls  prendront  Jérusalem  où  s'est  accomplie  la  passion 
du  Seigneur, 

ls  prendront  tous  les  pays  des  Roumis,  arriveront  jus- 
qu'en Egypte, 

ls  pénétreront  en  Perse,  s'avanceront  jusqu'à  Tauris  ; 

es  Arméniens  se  relèveront,  délivrés  du  joug  des 
infidèles. 

Les  Arméniens  ne  se  sont  pas  contentés  d'at- 
enclre  passivement  la  réalisation  de  cette  vision 
Drophétique,  qui  s'est  déjà  partiellement  accom- 
plie ;  ils  ont  tenté  de  la  hâter  par  leurs  propres 
efforts;  à  plusieurs  reprises,  ils  ont  prouvé  à 
'Europe  qu'une  étincelle  de  vie  occidentale 
ubsistait  dans  le  coin  d'Orient  où  ils  s-e  tenaient 
crispés  sous  les  chaînes,  et  qu'il  dépendait  de 
'Europe  de  transformer  en  un  foyer  vivace  cette 
)âle  mais  tenace  étincelle. 

En  1550,  les  Arméniens  déléguèrent  à  Venise 
e  catholicos  Stéphanos  pour  inviter  la  Répu- 
)lique  vénitienne  à  venir  les  délivrer  du  joug 
)ersan;  cette  démarche  demeura  sans  effet. 
Vu   début  du    xvme  siècle,  les    Arméniens  du 

harabagh,  qui  avaient  conservé,  grâce  à  la 
orte  position  de  leur  pays  montagneux,  un  ré- 
gime féodal  quasi-autonome  sous  la  direction 
le  leurs  Méliks,  songèrent  à  secouer  défîniti- 


lu  INTRODUCTION 

vement  la  domination  persane  et  s'adressèrent  J 
encore  aux  nations  occidentales  pour  s'assurer  ] 
d'avance  l'assistance  d'une  ou  de  plusieurs  puis- 
sances; ils  déléguèrent  en  Europe  un  de  leurs 
compatriotes,    Israël    Ori;     celui-ci     s'adressa  j 
d'abord,  sans  aucun  succès,  à  Louis  XIV,  puis  | 
au  grand  électeur  Jean-Guillaume  de  Bavière,  1 
qui  lui  fit  un  accueil  fort  encourageant,  promit  I 
son  concours  et  le  recommanda  chaudement  à  J 
Pierre  le  Grand.  Le  monarque    russe    écouta  j 
Ori,  prit  ses  propositions  en  sérieuse  considé- 
ration, comprit  l'importance  qu'une  puissance 
européenne   désireuse  de  s'étendre  en  Orient 
pourrait   trouver  dans  l'élément  arménien,  et 
conçut  dès  lors  le  plan  des  campagnes  asiati-| 
ques  de  la  Russie,  qu'il  ne  put  exécuter  lui-j 
même,  étant  pris  par  sa  guerre  avec  la  Suède,  1 
mais  crue  ses  successeurs  ont  mis   en   œuvre.  1 
L'impossibilité  où  Pierre  le  Grand  se  trouvait^ 
de  secourir  les  Arméniens  dans  un  soulèvement  j 
contre  la  Perse,  força  donc  ceux-ci  à  ajourner  j 
l'exécution  de  ce  projet;  il  fut  réalisé  quelques! 
années  plus  tard.  Cette  fois,  les  Arméniens  sel 
décidèrent  à   agir,   ne  comptant   que   sur  eux- 
mêmes.  La  honte  et  la  douleur  que  leur  inspi- 
rait la  situation    misérable   où  leur  peuple  se 
trouvait  les   poussaient  à  y  mettre   fin  par  un! 
coup  d'audace;  car  si   les  commerçants  armé-' 


INTRODUCTION  lui 


niens  jouissaient  des  faveurs  des  despotes  mu- 
sulmans à  cause  des  services  matériels  qu'ils 
rendaient  à  leur  empire  et  à  eux-mêmes,  si  les 
Méliks  menaient,  grâce  à  leurs  armes,  une 
existence  à  peu  près  libre,  bien  que  continuel- 
lement agitée  par  la  nécessité  de  se  défendre 
contre  les  attaques  musulmanes,  la  grande  ma- 
jorité du  peuple  arménien  était  contrainte, 
sous  un  régime  fondé  sur  l'arbitraire  et  la  féro- 
cité le  plus  illimités,  à  supporter  une  condition 
d'esclave,  voyant  sa  vie,  ses  biens  et  l'honneur 
de  son  foyer  à  la  merci  des  tyrans.  Les  Méliks 
du  Gharabagh  invitèrent  le  général  David-Bek, 
leur  compatriote,  qui  avait  donné  les  preuves 
d'une  rare  vaillance  dans  les  guerres  de  la 
Géorgie,  à  venir  passer  à  la  tète  de  l'insurrec- 
tion. David-Bek  accepta  l'invitation,  se  rendit 
dans  le  Gharabagh,  et,  groupant  autour  de  lui 
tous  les  Méliks  et  leurs  combattants,  réussit,  en 
l'espace  de  trois  ans  (1722-1725),  à  la  suite  d'une 
longue  série  de  combats  sanglants  menés  contre 
les  Persans  et  les  Turkmènes,  à  soustraire  ce 
pays  presque  complètement  à  la  domination 
persane.  En  1726,  l'armée  turque,  commandée 
par  Keuprulu  'Abdullah  Pacha,  attaqua  l'Armé- 
nie persane,  occupa  plusieurs  villes,  Erivan, 
Nakhitchévan,  poussa  plus  loin,  prit  Tauris  et 
Hamaclan,  puis  marcha  sur  le  Sunik  pour  écraser 


ï,iv  INTRODUCTION 

le  nid  construit  par  David-Bek;  elle  fut  battue 
par  David  et  forcée  de  quitter  ce  pays.  Le  schah 
Thahmaz,  heureux  d'apprendre  la  victoire  rem- 
portée par  David  sur  les  Turcs,  ennemis  de 
la  Perse,  le  nomma  par  décret  «  prince  des 
princes  »,  et  lui  reconnut  le  droit  de  gouverner 
le  Sunik  et  de  battre  monnaie  à  son  nom. 
David  mourut  bientôt;  les  Turcs  revinrent 
attaquer  le  Sunik  ;  les  successeurs  de  David  ne 
purent  résister  cette  fois,  et  le  pays  fut  conquis 
par  les  Turcs,  et,  un  peu  plus  tard,  réoccupé 
par  les  Persans. 

Sous  l'empereur  Paul  Ier  et  surtout  sous 
Catherine  II  commencèrent  les  guerres  russo- 
persanes  et  russo-turques,  qui  furent  pour- 
suivies sous  leurs  successeurs.  Dans  toutes  ces 
guerres,  les  populations  arméniennes  prêtèrent 
aux  Russes  une  importante  assistance,  espérant 
que  leur  dévouement  serait  récompensé  non 
seulement  par  leur  délivrance  du  joug  musul- 
man, mais  par  l'obtention  d'un  régime  auto- 
nome sous  l'égide  de  la  Russie.  Pendant  la 
guerre  russo-persane  de  1827,  le  catholicos 
Nersès  d'Achtarak  conduisit  lui-même  les 
Arméniens  à  la  guerre.  Paskévitch,  le  comman-  l 
dant  en  chef  de  l'armée  russe,  lui  avait  promis, 
par  ordre  de  l'empereur  Nicolas  Ier,  de  fonder 
dans  la  région  araratienne  prise  aux  Persans  un 


INTRODUCTION  lv 

royaume  arménien  sous  la  suzeraineté  de  la 
Russie;  il  avait  même  rédigé  à  cet  effet  un  projet 
détaillé.  La  campagne  fut  victorieusement  ter- 
minée, mais  ce  projet  ne  fut  pas  exécuté  :  les 
Arméniens,  en  passant  sous  la  domination  russe, 
ont,  seulement,  trouvé  une  parfaite  sécurité 
de  là  vie  et  des  biens  et  l'égalité  devant  la  loi, 
choses  qui  leur  manquaient  complètement  sous 
le  régime  musulman. 

Cette  attitude  des  Arméniens  surexcita,  con- 
tre ceux  d'entre  eux  qui  restaient  sujets  de  la 
Perse  et  de  la  Turquie,  la  haine  de  leurs  maîtres 
musulmans,  et  leur  situation  devint  pire  qu'au- 
paravant, malgré  des  répits  partiels  et  passa- 
gers dus  au  bon  plaisir  de  quelques  monarques 
de  caractère  tolérant.  Cela  ne  les  empêcha  pas 
de  continuer  à  marcher  dans  la  même  voie 
périlleuse,  mais  fatale.  En  1862,  les  Arméniens 
de  Zeïtoun,  ayant  remporté  une  brillante  vic- 
toire sur  les  troupes  d'Aziz-Pacha,  s'adressèrent 
à  Napoléon  III,  demandant  son  intervention 
pour  instituer  en  Cilicie  un  régime  analogue  à 
celui  du  Liban,  garanti  par  l'Europe.  Leur  appel 
fut  écouté  ;  Napoléon  III  intervint  et  empêcha 
le  sultan  Aziz  d'envoyer,  comme  il  l'avait  décidé, 
une  nouvelle  armée  de  cent  cinquante  mille 
hommes  pour  détruire  le  Zeïtoun.  Il  voulait 
même  établir  en  Cilicie  un   régime   autonome 


lvi  INTRODUCTION 

arménien  sous  le  protectorat  français  ;  mais  ce 
projet  ne  put  être  réalisé,  à  cause  du  fana- 
tisme de  Pie  IX  qui  posait  comme  condition  la 
conversion  de  l'Eglise  arménienne  au  catholi- 
cisme et  la  substitution  du  latin  à  l'arménien 
dans  les  cérémonies  religieuses:  les  Zeïtou- 
niotes  se  refusèrent  à  accepter  l'abandon  de 
leur  Eglise  et  de  leur  langue  nationales. 

En  1878,  Nersès,  le  patriarche  des  Arméniens 
de  Turquie,  envoya  au  Congrès  de  Berlin  une 
délégation   demandant  pour  les  six   provinces 
arméniennes  de    la     Turquie    une    autonomie 
administrative  ;  cette  démarche   aboutit  à  l'ob- 
tention de  l'article  61  du  traité  de   Berlin  par 
lequel  l'Europe   et  le  gouvernement  turc  ontj 
admis  la  nécessité  et  la  possibilité  d'introduire 
des    réformes  répondant  aux  besoins  spéciaux 
de  l'Arménie  turque  ;  et  comme  cet  article  resta 
lettre  morte  pendant  vingt  ans  et  que  le  sultan 
Abdul  Hamid,  loin  d'appliquer  la  moindre  ré-j 
forme,  prit  toutes  sortes  de  mesures  barbares] 
pour  opprimer,    affaiblir  et  supprimer  les  Ar-M 
méniens  de  son  empire,  la  jeunesse  arménienne] 
fut  poussée  par  le  désespoir  à  recourir  à  desj 
moyens  révolutionnaires  pour  défendre  l'exis- 
tence menacée  de  la  nation.  Le  sultan  Hamid 
répondit  à  l'action  révolutionnaire  d'une  mino- 
rité ardente   par  le  massacre  de  centaines  de 


INTRODUCTION  lvii 

milliers  de  paysans  désarmés.  Mais  le  dernier 
acte  de  cette  tragédie  n'est  pas  encore  joué  ; 
les  scènes  qui  se  déroulèrent  jusqu'ici  ne  sont 
que  la  préparation  douloureuse  et  nécessaire  à 
l'entrée  fatale,  dans  une  vaste  région  de  l'O- 
rient, des  forces  et  des  idées  européennes  qui 
la  régénéreront. 


A  ces  services  rendus  à  la  civilisation  euro- 
péenne  par  l'œuvre  que  l'Arménien  a  accomplie 
clans  son  propre  pays,  il  faut  ajouter  ceux  qu'il 
lui  a  rendus  par  la  part  qu'il  a  directement  prise 
à  l'histoire  occidentale.  Nersès,  l'héroïque 
capitaine  qui  rendit  invincibles  les  armées  de 
Justinien,  était  d'origine  arménienne;  et  c'était 
un  Arménien  que  Proeresios,  le  plus  grand 
rhéteur  d'Athènes  au  ive  siècle,  le  maître 
de  saint  Grégoire  de  Nazianze,  de  saint  Basile 
et  de  l'empereur  Julien  et  auquel  Rome,  qu'il 
avait  magnifiée  dans  un  de  ses  discours,  éleva 
une  statue  avec  l'inscription  suivante  : 

Regina  reruin  Roma  régi  eloquentiœ. 
Les  Arméniens  ont  formé  un  des  éléments 


lviii  INTRODUCTION 

essentiels  de  l'empire  byzantin.  «  Les  Armé- 
niens, écrit  M.  G.  Schlumberger1,  jouaient, 
à  cette  époque  (xe  siècle),  un  grand  rôle  à 
Byzance.  C'était  alors  une  race  guerrière,  et 
les  plus  aventureux  parmi  ses  fils  affluaient 
à  Constantinople,  les  uns  fuyant  les  persécu- 
tions musulmanes  ou  les  haines  de  clans,  les 
autres  venant  chercher  fortune  sur  le  territoire 
de  l'Empire.  »  «  Les  Arméniens,  dit  le  chroni- 
queur syrien  Aboulfaradj,  formaient  dans  toutes 
les  guerres  une  infanterie  excellente  pour  les 
armées  du  Basileus,  combattant  constamment 
avec  courage  et  succès  aux  côtés  des  Romains». 
Quelques-uns  des  plus  remarquables  hommes 
de  guerre  de  Byzance,  les  Lécabène,  les  Gour- 
gen,  ainsi  que  Mleh,  «  véritable  héros  national, 
fondateur  du  thème  de  Lykandos2»,  étaient 
d'origine  arménienne;  et  le  trône  du  Bas-Em- 
pire a  été  occupé  par  une  dizaine  d'empereurs 
arméniens,  dont  quelques-uns,  comme  Léon  V, 
Jean  Tzimiscès,  Léon  l'Isaurien,  Basile  Ier,  l'au- 
teur du  Basilicon,  Basile  II,  sont  parmi  les 
plus  grandes  figures  de  l'histoire  byzantine. 
M.  H.  Gelzer,  le  savant  byzantologue  allemand, 
déclare,  dans  son  «  Histoire  sommaire  des 
empereurs    byzantins    »,    que    le    Bas-Empire 

i.  Nicêphore  Phocas,  par  G.  Schlumberger. 
2.  Ibid, 


INTRODUCTION  lix 

«  atteignit  son  apogée  sous  la  dynastie  des  em- 
pereurs arméniens  ». 

En  même  temps,  les  Arméniens  tenaient  une 
large  place  dans  le  mouvement  intellectuel  et 
artistique  de  Byzance  ;  selon  Açoghig,  chroni- 
queur arménien  du  xe  siècle,  c'est  à  l'architecte 
arménien  ïiridate,  celui  qui  a  élevé  la  magni- 
fique cathédrale  d'Ani,  que  l'empereur  Basile  II 
confia  la  tache  délicate  de  restaurer  la  Sainte- 
Sophie  dont  un  tremblement  de  terre,  en  989, 
avait  fait  écrouler  la  grande  coupole  et  l'abside 
orientale;  «  l'illustre  maçon  et  sculpteur  Tiri- 
date,  alors  de  séjour  dans  la  capitale  grecque,  dit 
Acoghig  (livre  III,  ch.  XXVII),  exécuta  avec  une 
adresse  admirable  unplan  nouveau  et  très  savant 
de  l'édifice  et  en  fournit  le  dessin  ».  «  Ce  fut  ce 
plan  qu'on  exécuta,  ajoute  M.  G.  Schlumberger 
après  avoir  cité  ce  passage  d'Açoghig,  et  Sainte- 
Sophie  en  parut  plus  belle  encore1.  » 

Dans  les  temps  modernes,  l'Arménien  a  con- 
tinué à  fournir  son  contingent  de  talent  et  de 
dévouement  à  l'œuvre  européenne,  en  Pologne, 
en  Hongrie,  en  Russie,  en  Egypte.  Les  émigrés 
arméniens  qui,  à  la  suite  de  la  chute  de  la  dynas- 
tie Bagratide,  s'établirent  en  Pologne,  prirent 
une  part  importante  à  la  vie  morale  et  maté- 
rielle de  ce  pays,  auquel  ils  donnèrent  nombre 

i.  (].  8chlûrnl)erger.  Basile  II. 


lx  INTRODUCTION 

de  poètes,  d'artistes,  de  diplomates  et  de  mili- 
taires remarquables.  En  1410,  toute  la  no- 
blesse arménienne  lutta  avec  la  troupe  de  La- 
dislas  Jagello  et  clans  la  bataille  de  Grunwaldt 
contribua  à  la  victoire;  en  1683,  dans  la  grande 
guerre  entre  les  Autrichiens  et  les  Turcs,  cinq 
mille  soldats  arméniens  se  battirent  vaillam- 
ment avec  le  roi  Sobieski,  aux  portes  de  Vienne, 
contre  les  Turcs. 

Ce  sont  des  généraux  d'origine  arménienne, 
—  Madatoff,  Béboutoff,  Loris-Mélikoff,  Lazareff, 
Cholkovnikoff,  Ter-Ghoukassoff,  qui  ont  com- 
mandé les  armées  de  la  Russie  dans  ses  cam- 
pagnes asiatiques.  Et  c'est  un  Arménien,  Nu- 
bar-Pacha,  qui,  par  une  habileté  géniale,  put, 
sans  guerre,  soustraire  l'Egypte  au  joug  turc  et 
y  introduire,  avec  l'appui  de  l'Angleterre, 
une  administration  européenne  qui  a  régénéré 
ce  pays.  Luca  Belacz,  le  ministre  libéral  dont 
la  Hongrie  a  déploré  la  mort  il  y  a  trois  ans, 
le  peintre  Aïvazovsky  et  le  minéralogiste  An- 
dréas Artzrouni,  qui  jouissaient  d'une  réputa- 
tion européenne,  étaient  Arméniens,  ainsi 
qu'Adamian,  le  plus  grand  tragédien  que  l'Orient 
ait  produit  et  que  la  critique  russe  a  proclamé 
supérieur  à  Salvini  et  à  Rossi  dans  Finte rpréta- 
tion  d' ttamlet.  Arméniens  encore,  Ziein,  le  pres- 
tigieux peintre  de  la  féerie  vénitienne  ;  Mangas- 


INTRODUCTION  lxi 

sarian,  un  des  apôtres  les  plus  éloquents  de  la 
grande  société  éthique  qui  s'est  récemment 
fondée  aux  Etats-Unis  et  qui  se  propose  de 
régler  la  vie  sociale  sur  les  seules  vérités  ra- 
tionnelles, à  l'exclusion  de  tout  dogme  ;  Vittoria 
Aganoor,  qui  est,  à  l'heure  actuelle,  selon  Car- 
ducci,  de  Gubernatis,  Mathilde  Serao,  un  des 
meilleurs  poètes  de  l'Italie  ;  Manouélian,  le 
jeune  savant  qui  s'est  fait  une  place  notable 
parmi  les  histologistes  de  notre  temps  ;  Edgar 
Chahine,  le  peintre-graveur  dont  l'œuvre  a  été 
considérée  par  des  critiques  tels  que  MM.  Roger- 
Marx,  Gustave  Geffroy  et  Gabriel  Moûrey 
comme  une  des  pages  les  plus  intenses  de  l'art 
contemporain. 


L'Arménien  s'est  toujours  caractérisé  par 
une  ténacité  indestructible  dans  sa  foi  en 
soi-même  et  par  le  culte  de  la  simplicité 
dans  la  vie  et  dans  l'art.  C'est  cette  passion 
de  la  simplicité  qui  a  parfois  poussé  l'Arménien 
à  se  trouver  en  opposition  avec  l'esprit  byzantin 
fascjné  par  une  théologie  compliquée  et  par 
un  art  luxueux  et  raffiné  ;  les  Arméniens 
furent  parmi  les    promoteurs    du    mouvement 

d 


lxii  INTRODUCTION 

iconoclaste  de  Byzance  ;  et  ce  sont  encore  eux 
qui  ont  constitué  le  noyau  de  cette  fameuse 
secte  des  Pauliciens  qui  portait  en  germe 
quelques-uns  des  principes  sur  lesquels  devait 
plus  tard  se  fonder  l'église  protestante. 

Nous  avons  mentionné  la  ténacité  dans  la  foi 
en  soi-même  comme  une  des  principales  carac- 
téristiques de  la  race  arménienne.  En  effet, 
malgré  tant  de  souffrances  et  d'humiliations 
endurées  au  cours  de  sa  longue  et  pénible 
histoire,  cette  race  est  toujours  restée  fîère 
d'elle-même.  Elle  sent  une  force  en  elle.  A  tra- 
vers les  multiples»  et  puissantes  influences 
qu'elle  a  subies,  elle  a  toujours  conservé  une  per- 
sonnalité forte,  nefttement  accusée.  Elle  a  une 
langue  à  elle,  une  des  plus  riches  et  des  plus 
souples,  qu'elle  a  gardée  vivante  jusqu'ici  et  qui, 
dans  sa  forme  ancienne,  a  pu  superbement  repro- 
duire les  chefs-d'œuvre  des  littératures  byzan- 
tine, syriaque  et  hébraïque,  et,  dans  sa  forme 
moderne,  réussit  à  refléter  des  pages  de  Shakes- 
peare, de  Dante  et  de  Flaubert;  elle  a  un  style 
spécial  d'architecture,  un  alphabet  propre,  et 
une  église  autocéphale  qui  porte  profondément 
son  cachet,  puisqu'elle  est,  de  toutes  les  églises 
chrétiennes,  celle  qu'anime  l'esprit  le  plus 
démocratique. 

Ce   puissant    attachement    à    soi-même    n'a 


INTRODUCTION  lxiii 

jamais  empêché  le  peuple  arménien  de  montrer 
un  esprit  ouvert  à  tous  les  progrès  du  monde 
occidental  et  prompt  à  se  les  assimiler.  Cin- 
quante ans  après  la  découverte  de  Guttemberg, 
des  émigrés  établis  à  Venise  s'empressaient  de 
se  servir  de  cette  invention,  fabriquaient  des 
caractères  arméniens  et  imprimaient  quelques- 
uns  des  manuscrits  des  vieux  auteurs  de  leur 
pays,  —  traduction  de  l'Evangile,  méditations 
mystiques,  chroniques,  traités  de  magie,  etc. 
Vers  la  fin  du  xvne  siècle,  un  religieux  de 
Sivas,  Mekhithar,  parti  tout  seul  du  fond  de  l'Ar- 
ménie plongée  dans  l'ignorance  et  la  servitude 
pour  instituer  en  Europe  un  foyer  intellectuel 
et  national,  fondait  à  Venise  le  couvent  de  Saint- 
Lazare,  où  quelques  générations  de  moines 
savants,  suivant  l'exemple  tracé  par  Mekhithar, 
publièrent  les  traductions  des  œuvres  d'Homè- 
re, de  Sophocle,  de  Thucydide,  de  Xénophon,  de 
Démosthène,  de  Virgile,  d'Horace,  de  Cicéron, 
de  Corneille,  cle  Racine,  de  Bossuet,  de  Klop- 
stock,  de  Milton,  de  Byron,  de  Schiller,  etc., 
initièrent  leurs  compatriotes  d'Arménie  au 
mouvement  littéraire  et  artistique  de  l'Europe, 
tandis  que  leurs  collègues  du  couvent  de  Vienne 
inauguraient,  suivant  les  données  de  la  critique 
allemande,  une  école  arménienne  d'études  his- 
toriques, linguistiques  et  archéologiques. 


lxiv  INTRODUCTION 

Les  Arméniens  furent,  avec  les  Grecs,  les 
plus  prompts,  parmi  les  peuples  d'Orient,  à 
secouer  la  torpeur  intellectuelle  et  morale  où  le 
despotisme  musulman  avait  plongé  les  pays  où 
il  dominait,  et  à  s'assimiler  les  idées  de  l'Europe 
moderne.  Ils  furent  des  premiers  à  fonder  une 
presse  en  Orient;  dès  1794,  un  périodique  en 
langue  arménienne,  YAztarar,  commençait  à 
paraître  à  Calcutta,  et  en  1803,  un  autre,  le 
Yéghanak  Buzantian ,  à  Venise.  Les  ten- 
dances des  libéraux  français  et  des  carbonari 
italiens,  les  théories  sociales  des  libertaires 
allemands  et  russes,  ont  trouvé  un  rapide 
et  puissant  écho  dans  l'élément  arménien  : 
Nalbandian,  un  des  fondateurs  de  la  litté- 
rature arménienne  moderne,  était  un  disciple 
et  un  ami  intime  d'Herzen;  Osganian,  le  grand 
publiciste  arménien,  a  été  hautement  estimé 
par  Mazzini  et  par  Gavour,  dont  il  fut  un  mo- 
ment le  secrétaire  et  le  collaborateur. 

Les  Arméniens  ont  d'ailleurs,  de  tout  temps, 
compté  parmi  les  principaux  agents  de  propa- 
gation de  la  civilisation  occidentale  en  Orient. 
C'est  par  l'entremise  des  Arméniens  que  le 
christianisme  a  pénétré  chez  plusieurs  peuples 
asiatiques,  tels  que  les  Géorgiens,  les  Agho- 
vans,  etc.  C'est  le  vartabed  Mesrop,  l'inventeur 
de  l'alphabet  arménien,  qui  a  également  fabri- 


INTRODUCTION  lxv 


que  l'alphabet  géorgien  et  déterminé  par  là 
Péclosion  d'une  littérature  chrétienne  en  Géor- 
gie analogue  à  celle  qui  se  développa  en  Armé- 
nie au  ve  siècle;  c'est  encore  un  Arménien,  le 
savant  évêque  Mekhitar  Goche  (xnG  siècle)  qui, 
après  avoir  rédigé  le  code  arménien,  se  basant 
principalement  sur  le  code  de  Justinien,  a  com- 
posé, à  la  demande  du  roi  Wakhtank  de 
Géorgie,  le  code  géorgien,  également  basé  sur 
celui  de  Justinien.  Les  émigrés  arméniens  qui 
ont,  dès  1512,  appliqué  l'invention  de  Gutten- 
berg  et  qui  ont  répandu  en  Orient  les  livres 
qu'ils  avaient  fait  imprimer  en  Europe,  ont  été 
les  premiers  à  faire  connaître  cette  grande  dé- 
couverte européenne  aux  peuples  orientaux. 

Ce  sont,  pour  la  plupart,  des  professeurs 
arméniens  qui  ont  enseigné  dans  les  Facultés 
turques  la  langue  et  la  littérature  françaises, 
l'économie  politique ,  les  sciences  physiques 
et  mathématiques;  le  directeur  de  l'Ecole  des 
Beaux-Arts  à  Constantinople  est  actuellement 
un  Arménien,  M.  Yervant  Osgan,  un  bon  sculp- 
teur ayant  fait  ses  études  en  Italie  et  en  France; 
c'est  un  Arménien,  Naoum,  qui,  vers  la  fin 
de  la  première  moitié  du  siècle  dernier,  a 
fondé  à  Constantinople  le  premier  théâtre  à 
l'européenne  que  la  Turquie  ait  connu  et  où  il 
a  fait  représenter  des  opéras  et  des  drames  par 

d. 


lxvi  INTRODUCTION 

des  troupes  italiennes  et  françaises,  ainsi  quel 
des  pièces  originales  écrites  par  des  auteurs 
arméniens  et  jouées  par  une  troupe  arménienne.  î 
Ce  sont  des  acteurs  arméniens  qui  ont,  pour  | 
la  première  fois,  joué  au  sérail,  devant  le  I 
sultan  Abdul-Médjid,  puis  sur  des  scènes! 
publiques,  des  pièces  européennes  traduites 
en  turc  par  des  écrivains  arméniens,  et  c'est! 
Tchouhadjian,  un  compositeur  arménien  ayant! 
fait  ses  études  en  Italie,  qui  a  créé  la  mu-J 
sique  dramatique  ottomane  où  l'inspiration  1 
demeure  orientale,  mais  où  la  technique  est! 
presque  entièrement  européenne. 

La  même  œuvre  a  été  accomplie  par  les  Armé- 
niens au  Caucase  et  en  Perse!  A  Tiflis,  ce  sont  '-. 
les  Arméniens  qui  publient  le  principal  journal  â 
russe,  le  Novoé  Obozrénié,    ayant    pour  tâche 
de  mettre  toutes  les  races  du  Caucase  au  cou- 
rant du  mouvement  littéraire,  artistique,  scien- 
tifique et  social  de  l'Occident;  le  théâtre  armé- 
nien de  Tiflis  s'est  toujours  empressé  de  faire  | 
connaître  au  public  caucasien  les  chefs-d'œuvre 
de  la  dramaturgie  européenne^  de  Y  Ennemi  du  % 
peuple   d'Ibsen  à  la  Monna  Vanna  de  Maeter- J 
linck,  de  laMagda  de  Sudermann  aux  Tenailles  $ 
de   Paul    Hervieu.    C'est  un   Arménien    qui   al 
fondé  l'Institut  LazarefFde  Moscou,  où  se  sont 
formés   la  plupart   des    meilleurs  orientalistes! 


INTRODUCTION  lxvii 

de  la  Russie.  En  Perse,  l'élément  arménien  a 
joué  durant  tout  le  xixe  siècle  et  joue  encore, 
dans  la  politique,  le  commerce,  l'industrie  et  le 
mouvement  intellectuel,  un  rôle  fort  important 
au  point  de  vue  du  développement  des  rapports 
de  ce  grand  pays  asiatique  avec  la  civilisation 
européenne.  Le  grand-vizir  actuel  de  la  Perse, 
S.  A.  Athabek-Azam,  un  homme  d'État  de  haute 
envergure  et  dont  on  connaît  la  grande  svm- 
pathie  pour  la  civilisation  européenne,  est 
d'origine  arménienne.  Un  groupe  d'Arméniens 
a  récemment  fondé,  dans  quelques  villes  de 
Perse,  des  Universités  populaires  à  l'exemple 
de  celles  de  Paris;  et  il  y  a  un  an,  une  troupe 
dramatique  arménienne  jouait  pour  la  pre- 
mière fois,  d'abord  à  la  cour  du  Schah,  en- 
suite sur  des  scènes  publiques,  des  traductions 
persanes  de  quelques  drames  d'Hugo. 

Aussi,  S.  M.  le  Schah  Mouzaffereddine 
lançait-il  dernièrement  un  firman  où  il  exprimait 
son  affection  et  son  estime  pour  ses  sujets  armé- 
niens et  ordonnait  à  tous  les  fonctionnaires 
de  son  Empire  d'accorder  aux  Arméniens  toutes 
les  libertés  et  toutes  les  facilités  dans  leur 
activité  intellectuelle  et  commerciale. 

En  suivant  à  l'égard  des  Arméniens  une  poli- 
tique diamétralement  opposée  à  celle  pratiquée 
par  le  Schah,   le  sultan  Abdul-Hamid  n'a  fait 


lxviii  INTRODUCTION 

que  précipiter  la  ruine  de  son  Empire.  Mais  il 
est  une  force  plus  puissante  que  le  caprice  san- 
guinaire d'un  sultan  :  la  fatalité  historique.  Les 
revendications  des  Arméniens  de  Turquie  sont 
conformes  aux  intérêts  supérieurs  de  la  civili- 
sation; elles  seront  réalisées  tôt  ou  tard,  malgré 
le  gouvernement  turc,  par  la  force  des  choses; 
il  est  impossible  que  l'Europe  maintienne  per- 
pétuellement la  Turquie  dans  son  désordre 
barbare,  qui  est  un  anachronisme  scandaleux 
et  un  danger  permanent  pour  la  paix;  ce  dé- 
sordre extrême  aboutira  à  une  transformation 
radicale  de  l'Empire  d'Orient,  à  l'établissement 
d'un  nouvel  ordre  de  choses  permettant  à 
chaque  groupe  ethnique  comme  à  chaque  indi- 
vidu de  se  développer  en  toute  liberté;  ces 
belles  contrées  où  jadis  régnait  une  florissante 
civilisation  et  que  le  despotisme  turc  a  plon- 
gées dans  la  mort,  renaîtront  à  la  vie;  cela  sera 
dû,  en  grande  partie,  au  sang  arménien  géné- 
reusement versé  pour  la  sainte  cause  du  Pro- 
grès; et  ce  sera  là  une  des  pages  les  plus  glo- 
rieuses de  l'histoire  de  la  race  arménienne. 


III 


Les   manifestations   esthétiques  où  le  génie 
arménien   s'est  cristallisé,    reflètent   l'âme    de 


INTRODUCTION  lxix 

cette  race  d'une  manière  plus  complète  encore 
et  plus  précise  que  son  histoire. 

Le  style  gracieux  qui  se  révèle  dans  l'archi- 
tecture des  vieux  couvents  et  églises  d'Armé- 
nie, et  surtout  dans  les  nobles  ruines  d'Ani,  ce 
style  si  personnel  malgré  les  éléments  arabes  et 
byzantins  qui  s'y  trouvent  mélangés,  et  qui  se 
distingue  par  l'extrême  sobriété  de  l'ornemen- 
tation, traduit  la  prédilection  de  l'esprit  armé- 
nien pour  la  Beauté  simple,  sans  fard. 

«  J'ai  été  frappé,  dit  M.  Gabriel  Mourey,  par 
la  noblesse,  par  la  simplicité  austère  de  ces 
vieilles  églises,  de  ces  vieux  monastères,  pres- 
que tous  plus  ou  moins  en  ruines,  hélas!  mais 
dont  la  beauté  demeure  visible  malgré  toutes 
les  injures  du  temps...  L'architecture  armé- 
nienne ancienne  servirait  de  lien,  selon  les 
archéologues,  entre  l'architecture  assyrienne 
et  l'architecture  arabe  et  byzantine.  Elle  n'est 
pas  surchargée  d'ornements  comme  la  persane  ; 
en  un  mot,  elle  n'est  pas  uniquement  orientale  ; 
loin  de  là  :  elle  doit  beaucoup  à  l'occident.  Avec 
leurs  coupoles  polygonales  ajourées,  généra- 
lement placées  à  la  jonction  de  la  nef  et  du 
transept,  certaines  de  ces  églises  font  songer 
aux  fortes  et  gracieuses  créations  architectu- 
rales du  Moyen-Age  français  et  italien  1.  » 

i.  Gabriel  Mourey.  —  La  Poésie  et  VArt  contemporains. 


lxx  INTRODUCTION 


La  musique,  —  la  vraie  musique  arménienne, 
dégagée  des  infiltrations  byzantines,  arabes  et 
turques,  —  d'une  profondeur  et  d'une  pureté? 
de  sentiment  adorables  dans  les  hymnes 
d'église,  et  d'une  fraîcheur  ravissante  de 
coloris  dans  les  chants  populaires,  toujours 
sobre,  sincère,  jaillie  du  cœur,  témoigne  encore 
du  penchant  inné  de  l'Arménien  à  une  interpré- 
tation directe  et  simple  des  élans  du  cœur,  de 
son  horreur  pour  l'artifice  inutile  et  pour  lèsv 
vaines  fioritures. 

La  littérature,  enfin,  quoique  plus  envahie 
que  la  musique  et  l'architecture  par  Texubé-^ 
rance  ornementale  de  l'esthétique  arabo-per-^ 
sane,  montre,  en  ses  meilleures  pages,  cette 
même  inclination  à  la  forte  simplicité  dans  le 
sentiment  et  au  naturel  dans  l'expression,  qui 
constitue  une  des  caractéristiques  du  tempéJ 
rament  arménien. 

La  littérature  de  l'Arménie  ancienne  n'a 
certes  pas  la  richesse  et  la  variété  des  grandes 
littératures  hindoue,  persane  et  grecque- 
Vivant  dans  une  perpétuelle  alerte,  forcé  de 
concentrer  le  plus  vif  de  ses  énergies  à  l'œuvré, 
de  sa  défense,  le  peuple  arménien  n'a  guère  pif 
développer,  en  toute  liberté  et  dans  la  vraie 
mesure  de  ses  forces,  son  génie  poétique, 
Les  œuvres  qui  nous  restent  de  cette  période 


INTRODUCTION  lxxi 


ancienne,  ont  été  presque  toutes  conçues  entre 
deux  cataclysmes,  parfois  au  fort  même  d'un 
orage  ;  elles  sentent  la  hâte  et  la  fièvre  ;  elles 
n'ont  pas,  en  général,  la  calme  et  mûre  per- 
fection d'œuvres  lentement  élaborées  au  sein 
d'une  puissante  et  heureuse  sécurité.  Elles 
sont,  par  contre,  toutes  palpitantes  d'une  émo- 
tion profonde,  qui  les  anime  d'une  vitalité  dou- 
loureuse et  intense. 

Cette  littérature  de  l'Arménie  ancienne  est, 
du  reste,  dépossédée  d'une  de  ses  parties  les 
}lus  intéressantes  :  la  poésie  païenne.   Comme 
'écriture    arménienne   n'a    été    définitivement 
établie  qu'au  lendemain  de  l'adoption  du  chris- 
ianisme  en  Arménie,  et  qu'elle  fut  l'œuvre  du 
clergé,  les  poèmes  des  aèdes  païens,  quijusque- 
à  étaient  transmis   oralement   de    générations 
en  générations,  n'ont  pas  été  recueillis  par  les 
auteurs  de  la  période  chrétienne  qui,  au  con- 
traire, se  sont  efforcés  à  effacer  de  la  mémoire  du 
peuple  ces   vestiges  d'une  civilisation  païenne 
qu'ils  voulaient  détruire  entièrement.  Tout  un 
cycle    de    beaux    chants  épiques    et    mytholo- 
giques, dont  il  ne  nous  reste  plus  que  quelques 
fragments  cités  par  Moïse  de  Khorène  et  par 
Grégoire  Magistros,  a  ainsi  péri  pour  toujours. 
La  littérature  arménienne  classique  n'est  donc 
qu'une    littérature    exclusivement    chrétienne, 


lxxii  INTRODUCTION 


ainsi  que  les  littératures  byzantine  et  syriaque. 
Elle  se  compose  d'hymnes  religieux,  de  médi- 
tations mystiques,  de  commentaires  des  Saintes 
Ecritures  et  des  livres  des  Pères  de  l'Église, 
de  dissertations  théologiques,  de  poèmes  histo- 
riques, hagiographiques,  gnomiques,  didacti- 
ques, erotiques,  d'ouvrages  médicaux,  astrolo- 
giques, philosophiques,  de  nombreuses  tra- 
ductions d'œuvres  grecques  et  syriennes,  dont 
quelques-unes  n'existent  plus  que  par  la  ver- 
sion arménienne,  et  enfin  d'une  longue  série 
de  chroniques  dont  quelques-unes  sont  remar- 
quables comme  œuvres  littéraires  et  dont  la 
plupart  sont  considérées  par  les  orientalistes 
européens  comme  des  documents  précieux,  qui 
non  seulement  fixent  l'histoire  de  la  race  armé- 
nienne, mais  qui  donnent  une  foule  de  rensei- 
gnements inédits  sur  les  nombreux  peuples 
orientaux  avec  lesquels  les  Arméniens  ont  été 
en  rapport. 

Tout  imprégnée  qu'elle  soit  d'esprit  chré- 
tien,  cette  littérature  n'est  pourtant  pas,  comme] 
certains  critiques  européens  l'en  ont  injuste- 
ment accusée,  exclusivement  «  religieuse  »;  àj 
côté  de  l'œuvre  des  écrivains  de  cabinet,  presque  I 
tous  des  ecclésiastiques,  et  qui,  en  effet,  ê&m 
une  œuvre  sentant  fortement  l'Eglise,  il  existe  3 
toute  une  vieille  poésie  laïque,   en  langue  vul-| 


INTRODUCTION  lxxiii 


gaire,  exprimant  les  sentiments  les  plus  humains 
du  cœur  et  composée  par  les  «  achough  »,  ces 
trouvères  arméniens,  parfois  même  par  clés 
ecclésiastiques  qui  entremêlent,  en  un  trou- 
blant alliage,  une  inspiration  franchement  char- 
nelle à  l'inspiration  religieuse.  Cette  poésie 
libre,  d'une  grâce  charmante  et  vive,  d'une 
saveur  souvent  originale  et  forte,  constitue  la 
partie  la  plus  vivante,  la  plus  personnelle  de 
la  littérature  arménienne  ancienne.  Les  qua- 
trains de  Nahabed  Koutchak,  la  perle  la  plus 
pure  de  cette  vieille  poésie  populaire,  peuvent 
être  classés  au  rang  des  pages  où  les  plus 
exquis  parmi  les  poètes  de  toutes  les  nations 
ont  interprété  la  douce  souffrance  de  l'amour. 
La  littérature  religieuse  elle-même  contient  des 
œuvres  qui  supporteraient  la  comparaison  avec 
les  plus  hautes  productions  de  l'esprit  humain 
dans  ce  genre  :  le  Livre  dès  Lamentations  et  les 
poèmes  mystiques  de  Grégoire  de  Narek,  les 
hymnes  de  Chenorhali,  l'épopée  mystique 
d'Elisée,  les  sermons  de  Lambronatsi  ne  pâli- 
raient pas  à  côté  des  chefs-d'œuvre  de  la  litté- 
rature chrétienne  universelle. 

La  littérature  arménienne  moderne  est  plus 
vaste,  plus  variée,  plus  libre; fondée  et  cultivée 
par  des  hommes  affranchis  de  toute  en- 
trave   religieuse    et  ayant  d'ailleurs    presque 


Lxxiv  INTRODUCTION 

tous  fait  leurs  études  dans  les  Universités 
d'Europe,  elle  renferme  la  plupart  des  genres, 
des  styles,  des  tendances  philosophiques  et 
esthétiques  des  littératures  occidentales  con- 
temporaines dont  elle  a  suivi  les  principales 
phases,  tout  en  gardant  dans  sa  structure  fon- 
damentale un  cachet  fortement  arménien  :  elle 
est  assurément  une  des  plus  riches,  des  plus 
libres  et,  dans  certains  genres,  une  des  plus 
originales  parmi  les  littératures  modernes  des 
peuples  d'Orient. 


IV 


Nous  inaugurons    cette  Bibliothèque   armé- 
nienne par  un  recueil  de  chants  populaires,  — I 
la  poésie  populaire  constituant  la  base  de  toute 
littérature   et  la  production  la  plus  intime,  la 
plus  naturelle  et  la  plus  personnelle  d'une  race. 

Les  chants  qui  forment  ce  recueil  sont  tous 
postérieurs  à  la  christianisation  de  l'Arménie, 
et  si,  parmi  eux,  il  s'en  trouve  qui  trahissent  un 
caractère  païen,  — ■  comme  certains  chants 
d'amour  d'une  lumineuse  sensualité,  certaines 
lamentations  funèbres,  et  surtout  certaines 
prières  qui  ont  l'air  de  vieilles  incantations  ma- 
giques, —  ceux-là  mêmes  se  sont  revêtus  d'une 


INTRODUCTION  lxxv 


empreinte   chrétienne,    de    sorte  que   c'est   la 
psychologie  de  l'Arménien  christianisé  qui  se 
reflète  presque  exclusivement  dans  ces  chants. 
C'est  ce  qui  explique  le  caractère  mélancolique 
et  mystique    qui  y    prédomine  et   qui    diffère 
profondément  de   celui   qu'on   remarque  dans 
les  fragments  de  la   poésie  populaire  de   l'Ar- 
ménie païenne.  Celle-là  vibrait  d'une   inspira- 
tion tout  épique  ;  elle   chantait  les  dieux  puis- 
sants et  sereins,  Aramazd,  la  «  souche  du  genre 
humain  »,   le    «  père    des  dieux  et  de  tous  les 
héros  »,  «  l'architecte  de  l'univers  »,  le  «  créa- 
teur du   ciel   et  de   la  terre  »,   le   «  sage  »,  le 
«  vaillant  »  ;  Mihr,   le  feu  invisible,  fils  d' Ara- 
mazd, l'essence  de  la  vie  universelle,  le  dieu  de 
la  lumière  et  de  la  chaleur,  et  celui  qui  donnait 
les  sentiments  bons,  loyaux  et  affectueux;  Na- 
née,  la  déesse  de  la  maternité,   la  patronne   de 
la  famille;  Astlik,  la  déesse  de  la  beauté  et  de 
l'amour,  la  patronne  des  vierges  ;   Amanor,  le 
dieu  du  jour  de  l'an  et  celui  de   l'hospitalité  ; 
Anahit,  déesse  de  la  fécondité  et  de  la  sagesse, 
la  «  dame  sobre    et  immaculée  »,    «   la   mère 
aux  ailes  d'or   »,   la   patronne    de    l'Arménie; 
Vahagn,  dieu  de   la  force,   amant  d' Astlik,  qui 
combattait  les    dragons,    chassait    les    fauves, 
et  qui  naquit  de  l'enfantement  du  Ciel  et  de  la 
Terre  : 


lxxvi  INTRODUCTION 

En  mal  d'enfant  étaient  le  ciel  et  la  terre, 
En  mal  d'enfant  était  la  mer  empourprée, 

Le  mal  d'enfant  saisissait  dans  la  mer  le  petit  roseau 
rouge  ; 

De  la  tige  du  roseau  de  la  fumée  sortait, 
De  la  tige  du  roseau  de  la  flamme  sortait, 
Et,  à  travers  la  flamme  s'élançait  un  adolescent, 
S'élançait  un  blond  adolescent  : 
Il  avait  des  cheveux  de  feu, 
Il  avait  une  barbe  de  flamme, 
Et  ses  yeux  étaient  des  soleils  *. 

Elle  chantait  les  héros  légendaires  ou  histo- 
riques :  Haïk,  le  «  héros  robuste,  à  la  noble; 
tournure,  à  la  chevelure  bouclée,  aux  jeux 
vivaces  et  aux  bras  vigoureux,  brave  et  re- 
nommé entre  les  géants  »2;  Aram,  qui  vainquit 
Nioukar,  le  tyran  mède,  le  fit  prisonnier  et,  de 
sa  main,  le  cloua  par  le  front  au  sommet  de  lai 
tour  d'Armavir;  Ara  le  Beau  qui,  fidèle  à  sa; 
patrie  et  à  son  épouse  Nouarte,  refusa  la  maini 
de  l'impure  Shamiram  qui  s'était  violemment! 
amourachée  de  lui  et  mourut  dans  le  combat^ 
qu'il  dut  livrer  contre  la  reine  d'Assyrie  qui 
voulait  l'avoir  par  la  force  des  armes;  le  roi 
Tigrane,  qui  tua  le  tyran  Ajdahak,  roi  des| 
Mèdes;  le    roi   Artachès    II,   qui  vainquit  tous 

i.  Moïse  de  Khorène,  Livre  1,  ch.  XXXI. 
a.  Moïse  de  Khorène ',  Livre  i,  ch.  X  et  XI. 


INTRODUCTION  lxxvii 

les  ennemis  de  son  pays  et  éleva  sa  patrie  à 
une  haute  puissance  et  prospérité.  Elle  chantait 
Artavazd,  le  sombre  et  fougueux  dauphin,  qui 
maudit  par  son  père,  le  bon  roi  Artachès,  fut 
précipité  par  les  génies  du  mont  Massis  dans 
un  gouffre  profond,  où  il  demeure  toujours, 
éternellement  vivant,  enchaîné  à  un  roc,  car 
«  s'il  sortait,  il  détruirait  le  monde  »  ;  elle  chan- 
tait enfin  Tork,  le  géant  symbolisant  la  Force, 
qui  brisait  des  rochers  dans  ses  mains,  traçait 
des  aigles  avec  ses  ongles  sur  des  pierres,  et 
qui,  un  jour,  fit  s'engloutir  un  grand  nombre  de 
vaisseaux  dans  la  mer  du  Pont,  en  y  lançant, 
du  haut  d'une  colline,  des  rochers  immenses 
qui  soulevèrent  une  tempête. 

Cette  note  épique  résonne  rarement  dans  les 
chants  populaires  de  l'Arménie  moderne  ;  et 
rien  de  plus  naturel.  L'âme  qui  entonnait  jadis 
ces  hymnes  de  joie  et  ces  glorifications  de  la 
force,  s'est  sentie  envahie  pendant  des  siècles 
par  la  tristesse  chrétienne,  accentuée  en  elle 
par  les  malheurs  qui  l'ont  perpétuellement 
frappée  ;  la  lyre  arménienne,  qui  se  consacrait 
autrefois  à  interpréter  une  inspiration  pan- 
théiste et  héroïque,  a  été  amenée  par  la  force 
des  choses  à  chanter  avant  tout  la  douleur,  les 
mornes  rêves  mystiques,  et  le  sombre  héroïsme 
du  martyre.  Mais  cette  note  claire  et  virile  n'a 


lxxviii  INTRODUCTION 

nullement  été  détruite  dans  l'âme  arménienne  ; 
le  christianisme  Ta  enveloppée  d'ombre,  les 
malheurs  l'ont  voilée  d'une  épaisse  brume  :  ils 
ne  l'ont  jamais  anéantie  ;  elle  a  subsisté  dans 
les  légendes  et  les  contes  populaires  où  l'on  ne 
rencontre  que  des  aventures  épiques  de  vierges 
guerrières  se  mesurant  avec  des  athlètes  ou  de 
jeunes  princes  terrassant  des  dragons  et  des 
démons  pour  délivrer  de  belles  captives.  Elle 
a  subsisté  dans  cette  merveilleuse  épopée  po- 
pulaire de  David-le-Sassouniote,  l'athlète  d'une 
force  fabuleuse  qui  dompta  les  lions  et  les 
tigres,  tua  le  tyran  Mesramélik,  délivra  sa  ville 
natale  du  joug  des  oppresseurs  et  qui,  héros 
à  l'âme  magnanime,  chaque  fois  qu'il  se  pré- 
parait à  se  ruer  sur  ses  ennemis,  les  invitait 
d'avance  à  se  tenir  prêts  au  combat.  Elle  a 
même  subsisté  dans  la  pénombre  alanguie 
de  la  littérature  purement  chrétienne  :  les 
hymnes  d'église  s'illuminent  souvent  d'ima- 
ges radieuses  ;  le  «  soleil  »,  les  «  étoiles  »,  le 
«  vin  »,  les  noms  des  fleurs  magnifiques  et  des 
pierres  précieuses  servent  le  plus  souvent  de 
termes  de  comparaison  dans  les  poèmes  qui 
glorifient  la  grâce  infinie  de  la  sainte  Vierge, 
la  beauté  du  sang  versé  pour  le  Christ  ou  la 
splendeur  de  l'œuvre  créée  par  Dieu. 

On  sent  passer  parfois     ce     souffle    épique 


INTRODUCTION  lxxix 

l 

jusque  dans  les  pages  des  chroniqueurs,  pour- 
tant si  assombries  de  fatalisme  chrétien  ;  l'his- 
toriographe se  revêt  par  moments  de  l'âme  des 
vieux  aèdes  païens  lorsqu'il  retrace  les  hauts 
faits  de  tel  vaillant  roi  ou  de  tel  martyr 
héroïque. 

Cette  note  hautaine  et  jeune  subsiste  enfin 
dans  un  certain  nombre  des  chants  populaires, 
dans  les  simples  et  rudes  chants  de  Zeïtoun, 
et  dans  les  chants  de  révolte,  tout  récents,  où 
palpite  la  renaissance  morale  de  la  race  se 
redressant  du  milieu  de  la  poussière  profonde 
d'une  longue  et  dure  servitude. 

Quant  à  la  littérature  arménienne  contempo- 
raine, elle  est  dominée  par  cette  note  mâle;  nos 
poètes,  nos  romanciers,  nos  dramaturges,  nos 
satiriques,  nos  publicistes  du  xixe  siècle  ont 
vaillamment  ressuscité,  sous  une  forme  renou- 
velée et  plus  vaste,  l'inspiration  lumineuse  et 
forte  de  notre  poésie  païenne. 

Les  poèmes  qui  se  trouvent  réunis  dans  ce 
volume  ont  été  traduits  en  grande  partie  d'après 
des   chants  populaires1   recueillis  par  des  fol- 

i.  Voici  les  livres  ou  périodiques  où  nous  avons  puisé  le  texte 
de  ces  chants  :  «  Hamov-Hodov  »,  (choses  savoureuses  et  parfu- 
mées), Manne,  par  Mgr.  Garékinn  Servantsdiantz  ;  la  Lyre  de  Van  et 
de  Moush,  par  Mgr.  Aristakès  Sedrakiantz  ;  Le  saz  de  Van,  deux  vo- 
lumes, par  M.  Chérentz  ;  Parfums  de  Djavahk,  par  M.  E.  Lalayantz; 
Miettes  de  poésie  populaire,  par  Rev.  Garékinn  Hovsepian;  Antiquités 
d'Eghine,  par  J.  Djanikian  ;  La  lyre  arménienne,  par  M.  Miansarian 


lxxx  INTRODUCTION 

kloristes  arméniens  et,  en  partie,  d'après  d'an- 
ciens poèmes  populaires  retrouvés  dans  quel- 
ques vieux  manuscrits  des  couvents  de  Venise 
et  de  Vienne. 

Ils  sont  tous  anonymes  et  appartiennent  à  la 
grande  lyre  instinctive  des  «  achough  »,  des 
poètes  populaires,  dont  le  nom  est  à  jamais 
perdu1,  mais  dont  le  peuple  a  adopté  et  con- 
servé l'œuvre  comme  un  de  ses  biens  les  plus 
chers. 

Ces  achoughs,  dont  la  race  n'est  pas  encore 
éteinte,  sont  eux-mêmes  des  poèmes  vivants. 
C'est  dans  l'Arménie  turque  que  l'on  retrouve 
leur  vrai  type  traditionnel.  Dans  l'Arménie 
russe,  les  achoughs  sont,  en  général,  de  simples 
chanteurs,  hommes  bien  portants  et  d'humeur 
joviale,  qui  se  font  payer  pour  aller  égayer  de 


Proverbes,  chants  et  contes  des  Arméniens  de  Nor-Nakhtchèvan, 
par  Georges  Tigranian  ;  Revue  ethnographique,  publiée  à  Tiflis  par 
M.  E.  Lalayan  ;  Haïrênik  (journal  quotidien  ayant  paru  à  Constan- 
tinople  de  1891  â  1896);  Phortz,  revue  littéraire  ayant  paru  à  Tiflis 
de  1877  à  1882;  Chants  populaires  arméniens,  texte  et  traduction 
anglaise  de  dix-neuf  chants,  par  P.  Léonce  Alishan  ;  Chants  des 
achoughs  arméniens  du  moyen-âge  (trois  livraisons)  par  M.  C.  Costa- 
niantz;  Littérature  orale  et  fables,  par  Rev.  Vahan  Ter-Minassian  ; 
Hymnes  et  chansons  par  A.  Mekhitarian  ;  Dsaghig,  Revue  mensuelle 
littéraire  (Constantinople,  1894-1895);  Zeïtoun,  par  Aghassi;  Zeïtoun, 
son  passé  et  son  présent,  par  «  Zeitountzi  »  ;  Les  Arméniens  et 
Zeitoun,  par  Anatolio  Latino  ;  Nouvelle  lyre  arménienne,  par 
H.  Sissak;  Recueil  de  chansons,  par  Vazken  (Tigrane  Déroyan);  Le 
rossignol  d'Arménie,  par  A.  Grigorian. 

1.  Les  poèmes  populaires  dont  les  auteurs  sont  connus,  et  qui 
présentent  d'ailleurs  un  caractère  plus  personnel,  formeront  le  se- 
cond volume  de  cette  série. 


INTRODUCTION  lxxxi 

leurs  improvisations  les  banquets  et  les  fêtes. 
Dans  certaines  parties  de  l'Arménie  turque, 
(Âlachkert,  Van,  Mousb,  Bitlis,  etc.),  Fachough 
a  un  tout  autre  caractère  ;  il  n'est  pas  un  amu- 
seur, il  est  plutôt  un  inspiré,  un  personnage 
quasi-sacré.  Il  est  souvent  aveugle  ou  du  moins 
faible  de  vue.  Les  mères  qui,  après  avoir  été  en 
pèlerinage  à  une  église  où  règne  un  saint 
illustre,  donnent  naissance  à  un  enfant  aux  yeux 
malades,  le  vouent  à  ce  saint,  puis  le  mettent 
en  apprentissage  chez  un  maître-achough  dont 
il  sera  le  guide  en  même  temps  que  l'élève,  jus- 
qu'à ce  qu'ayant  atteint  l'âge  et  appris  l'art  il 
devienne  lui-même  un  maître,  pour  chanter  à 
son  tour  l'âme  multiple  du  peuple  et  pour  con- 
sacrer le  plus  pur  de  son  inspiration  à  la 
louange  du  saint  auquel  il  a  été  voué.  Vêtus  de 
noir,  appuyés  sur  l'épaule  de  leur  élève,  s'ac- 
compagnant  sur  le  damboura  (sorte  de  mando- 
line) ou  le  saz  (sorte  de  violon  primitif),  ils  vont 
chantant  par  les  rues  de  tristes  mélopées,  ou 
bien  entrent  dans  les  maisons  où  des  gens  se 
tiennent  réunis,  pour  y  psalmodier  leurs  cou- 
plets, sans  rien  demander  en  échange,  se  con- 
tentant de  recevoir  l'offrande  qu'on  veut  bien 
leur  donner.  La  plupart  des  chants  religieux,  les 
chants  d'émigré,  les  chants  funèbres,  les  chants 
d'amour  empreints  d'une  grande  tristesse  sont 


lxxxii  INTRODUCTION 

l'eur  œuvre.  Les  autres  chants,  de  caractère 
moins  grave,  sont  composés  par  des  poètes 
populaires,  qui  ne  sont  pas  des  achoughs  pro- 
prement dits,  parfois  même  par  de  simples  par- 
ticuliers. Les  chants  de  Zeïtoun  sont  composés 
par  des  montagnards  qui  manient  l'épée  et  la 
lyre  tout  ensemble,  qui  sont  poètes  de  leur  mé- 
tier, mais  qui  ne  chantent  les  combats  qu'après 
y  avoir  eux-mêmes  pris  part. 


A.  T. 


CHANTS  POPULAIRES 

ARMÉNIENS 


CHANTS  D'AMOUR 


La  rose  s'est  ouverte  aux  jardins  de  Van. 
Pour  l'amour  de  Dieu,  envoie  quelqu'un  pour   m'y 
conduire. 

0  ma  coquette,  ô  ma  mignonne,  à  qui  es-tu  ? 
Le  monde  entier  sait  que  tu  es  à  moi. 

La  rose  s'est  ouverte,  le  coq  du  matin  a  chanté  ; 
Ma  bien-aimée  se  tient  au  jardin,  les  deux  mains  sur 
son  sein; 

La  rose  s'est  ouverte  sous  la  rosée  du  matin, 

Ma  bien-aimée  cueille  des  roses  au  jardin  des  roses 

La  rose  s'est  ouverte  le  dimanche  de  la  Fête  des 
roses  *  ; 


i.  La  fête  de  la  Transfiguration  est  appelée  par  le  peuple  Fête 
des  roses,  en  souvenir  d'une  vieille  fête  païenne,  qui  était  célébrée 
le  même  jour. 


CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Ton  amour  a  mis  le  feu  au  bosquet  de  mon  cœur; 
0  ma  coquette,  ô  ma  mignonne,  à  qui  es-tu? 
Le  monde  entier  sait  que  tu  es  à  moi  ! 

Vani. 


Esprits  du  ciel,  gentils  oiseaux, 

Je  voudrais  monter  sur  vos  ailes, 

Me  mêler  à  vous, 

Fuir  avec  vous. 

Je  voudrais  détacher  mon  âme  de  mon  corps, 

Vivre  dans  les  nuages, 

Y  trouver  mon  aimée. 

J'ai  la  nostalgie  de  ses  yeux, 

J'ai  la  nostalgie  de  son  oreiller. 

Je  voudrais  l'attacher  par  ses  cheveux  à  ma  ceinture, 

Et  rester  suspendu  entre  ciel  et  terre 

Jusqu'au  jugement  dernier, 

Jusqu'à  la  sentence  finale. 

Kharpout. 


i.  Nous  indiquons  au  bas  des  chants  dont  l'endroit  de  provenance 
est  connu,  le  nom  du  village,  de  la  ville  ou  du  district  où  ils  ont 
été  recueillis. 


CHANTS  D'AMOUR  5 

J'aime  une  belle  qui  a  trois  grains  au  visage. 

Sa  bouche  est  ronde  et  jolie  comme  un  écrin  de 
romarin; 

Ses  joues,  des  pétales  de  rose,  rouges  comme  des 
grenades  ; 

Ses  yeux  sont  comme  des  étoiles  :  qui  les  voit,  perd 
la  raison  ; 

Ses  seins,  des  coffrets  d'or  où  l'eau  de  roses  s'accu- 
mule. 

Sa  bouche  est  toute  pleine  de  sucre  qui  coule  le  long 
de  ses  lèvres. 

De  la  douceur  de  sa  bouche,  mon  cœur  brûle  em- 
brasé. 

Celui  qui  la  possède,  comment  peut-il  dormir  la 
nuit?* 

Si  je  l'avais  un  jour  par  an,  ce  jour  serait  égal  à  mille 
ans. 

Celui  qui  aime,  et  qui  aime  sans  espoir, 

Doit  de  sa  propre  main  creuser  son  tombeau  et  s'en- 
terrer vivant, 

Et  il  doit  laisser  son  cœur  à  découvert,  pour  que  la 
flamme  en  monte  empourprée, 

Et  que  les  passants  se  disent  :  Voici  un  amoureux 
qui  brûle  ! 

Eghine. 


6  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Parée  des  pieds  à  la  tête,  tu  te  tiens  debout; 
Pourquoi  ne  me  salues-tu  pas  ?  tu  feins  d'être  fâchée. 
A  qui  puis-je  porter  ma  plainte?  l'objet  de  ma  plainte, 
c'est  toi  ! 
Tu  es  belle  et  gentille,  écoute-moi  un  peu. 

La  cruche  à  l'épaule,  tu  arrives  de  la  fontaine, 
Ne  te  détourne  pas  de  ton  chemin,  cruelle  î 
Mon  cœur  brûle,  la  fumée  sort  de  mes  veines  ; 
Tu  es  belle  et  gentille,  écoute-moi  un  peu. 

Mets  bas  ta  cruche,   bien-aimée,  repose-toi  une  mi- 
nute; 

L'amour  que  j'ai  pour  toi  m'a  rendu  comme  ivre. 
Moi,  j'erre  en  pleurant;  toi,  tu  passes  en  riant. 
Tu  es  belle  et  gentille,  écoute-moi  un  peu. 

J'adore  ton  visage,  il  est  rouge  comme  une  rose. 
Tes  dents  sont  des  perles,  tes  lèvres  un  sorbet; 
Donne-moi  un  baiser,  aie  pitié  de  moi. 
Tu  es  belle  et  gentille,  écoute-moi  un  peu. 

Ton  visage  est  rouge  comme  du  sang  de  perdrix; 
Sois  à  moi,  sois  à  moi  !  pour  l'amour  de  Dieu  ! 
Nous    nous   embrasserions   en    automne    comme    au 
printemps. 

Tu  es  belle  et  gentille,  écoute-moi  un  peu. 


CHANTS  D'AMOUR  7 

Tu  as  mis  des  souliers  trop  petits  pour  tes  pieds  ; 
Il  est  si  bon  d'embrasser  le  milieu  de  tes  seins  ! 
Un  baiser  pris  sur  ta  joue  guérirait  les  malades. 
Tu  es  belle  et  gentille,  écoute-moi  un  peu. 

Tu  as  chargé  tes  bras  de  bracelets  d'argent. 
J'ai  parcouru  le  monde,  de  Stamboul  à  Derdjan, 
Je  n'ai  jamais  vu,  bien-aimée,  une  coquette  comme 
toi. 

Tu  es  belle  et  gentille,  écoute-moi  un  peu. 
Moi  j'erre  en  pleurant;  toi,  tu  passes  en  riant. 


Je  suis  sortie  ce  matin, 

J'ai  vu  un  beau  jeune  homme; 

J'ai  vu  un  beau  jeune  homme 

Qui  m'a  si  fort  caressée  au  visage  qu'il  l'a  fait  saigner. 

Ma  mère  m'a  demandé  : 

—  Qui  donc  t'a  fait  saigner  le  visage  ? 

—  Je  suis  descendue  au  jardin,  c'est  l'épine  de  la 
rose  qui  m'a  piquée* 

—  Que  l'épine  de  la  rose  se  dessèche  pour  qu'elle  ne 
pique  plus  ton  lumineux  visage. 


8  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

—  Ne  maudis  pas,  petite  mère! 

C'est  un  beau  jeune  homme  qui  m'a  embrassée; 

Il  m'a  embrassée  pour  désaltérer  son  cœur; 

Si  tu  le  maudis,   il    pourrait   mourir   avant  d'avoir 
atteint  le  bonheur. 

Éghine. 


Je  voudrais  être  une  lyre 

Pour  rester  toute  la  journée  sur  ton  sein; 

Ou  une  ceinture  de  soie 

Pour  étreindre  ta  taille; 

Ou  de  l'eau  de  fontaine 

Pour  entrer  dans  ta  bouche  ; 

Ou  de  la  rosée  printanière 

Pour  m'égoutter  sur  toi; 

Ou  des  cordes  de  soie 

Pour  te  chanter  toutes  sortes  de  choses  : 

Ou  du  doux  vin  de  grenades 

Pour  rester  toute  la  journée  dans  ta  bouteille, 

Et  pour  pouvoir  baiser  ta  langue. 

Je  voudrais  être  une  hirondelle  : 

J'aurais  construit  mon  nid  sous  ton  toit, 

J'aurais  fait  des  petits  et  j'aurais  gazouillé, 

Je  me  serais  rassasié  de  ton  amour; 

Du  matin  jusqu'au  soir, 

J'aurais  contemplé  ton  visage; 


CHANTS  D'AMOUR 

Lorsque  la  nuit  serait  tombée, 

J'irais  entrer  dans  ton  lit  : 

La  nuit,  jusqu'au  point  du  jour, 

Je  resterais  couché  près  de  toi  ; 

Lorsque  l'aube  serait  venue, 

Je  remonterais  gazouiller  dans  mon  nid  ; 

Lorsque  le  soleil  serait  levé, 

Je  me  promènerais  sur  le  monde. 


Notre  vigne  est  en  face  de  la  vôtre  ; 

Que  le  sommeil  abatte  ceux  qui  nous  épient. 

Prends-moi  dans  ton   lit,    que  je  dorme  d'un  doux 
sommeil  ; 
Ou  bien,  permets-moi  de  rentrer  chez  mon  père. 

—  Je  ne  te  prendrai  pas  dans  mon   lit  pour  que  tu 
dormes  d'un  doux  sommeil, 

Je  ne  te  permettrai  pas  non  plus  de  rentrer  chez  ton 
père; 

Je  veux  que  tu  restes  errant  dans  la  rue, 
Jusqu'à  ce  que  se  lève  la  lumière  du  matin. 

Au  matin,  je  te  recevrai  dans  le  jardin, 

Je  cueillerai  des  roses  chargées  de  rosée, 

Je  te  frapperai  à  tel  point  le  visage  avec  des  roses, 

Que  je  l'aurai  lavé  avec  de  l'eau  de  roses. 

Van. 


1. 


10  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Coquette,  gentille,  cruelle,  maudite,  ô  ma  bien- 
aimée  aux  yeux  noirs, 

Pourquoi  ne  viens-tu  jamais  demander  de  mes  nou- 
velles, bien-aimée,  demander  de  mes  nouvelles  ? 

J'ai  beaucoup  souffert  pour  toi,  bien-aimée,  j'ai  beau- 
coup souffert  pour  toi  ! 

Tu  as  un  front  blanc,  des  sourcils  fins  et  arqués,  bien- 
aimée,  fins  et  arqués. 

Tes  yeux  sont  une  mer;  moi,  pauvre  batelier,  bien- 
aimée!  moi,  pauvre  batelier; 

Je  suis  comme  un  cormoran,  je  ne  peux  plus  sortir 
de  cette  mer,  bien-aimée,  sortir  de  cette  mer. 

Nuit  et  jour,  le  sommeil  fuit  mes  yeux,  bien-aimée, 
le  sommeil  fuit  mes  yeux  ; 

Cruelle,  écoute  un  peu  ton  esclave,  bien-aimée, 
écoute  un  peu  ton  esclave. 

On  te  dit  médecin,  fais  un  remède  à  mes  blessures, 
bien-aimée,  fais  un  remède  à  mes  blessures  ; 

Je  ne  peux  plus  résister  à  ce  feu,  bien-aimée,  résister 
à  ce  feu. 

Nuit  et  jour  ton  amour  me  consume,  bien-aimée, 
me  consume; 

Cruelle,  je  ne  suis  pas  de  pierre;  je  ne  peux  plus 
résister,  bien-aimée,  je  ne  peux  plus  résister. 


CHANTS  D'AMOUR  41 

Je  n'ai  pas  de  sommeil,  pour  me  reposer  une  petite 
minute,  bien-aimée,  une  petite  minute  ; 

Je  m'en  vais  errer  en  pleurant,  bien-aimée,  puis  je 
rentre  tout  seul,  bien-aimée,  puis  je  rentre  tout  seul. 

Nuit  et  jour,  en  pensant  à  toi,  je  soupire,  bien-aimée, 
je  soupire. 

Je  veux  crier  ton  nom  partout,  je  n'ose  pas,  bien- 
aimée,  je  n'ose  pas. 

Je  ne  peux  plus  garder  mon  secret,  je  vais  le  crier, 
bien-aimée,  je  vais  le  crier  ; 

Cruelle,  pense  un  peu,  je  ne  suis  pas  de  pierre,  bien- 
aimée,  je  ne  suis  pas  de  pierre. 


J'ai  bu  et  je  ne  suis  pas  ivre, 

Je  brûle  et  je  ne  suis  pas  tombé  dans  le  feu  ; 

J'ai  revêtu  la  chemise   de  l'amour, 

Pour  me  tenir  devant  la  porte  de  la  belle. 

La  belle  vint  à  la  porte, 

Le  sein  tout  plein  de  pommes  rouges. 

—  Laisse-moi  en  prendre  une,  lui  ai-je  dit. 

Elle  en  fut  troublée,  ses  yeux  sombres  se  remplirent 
de  larmes  ; 
Elle  pleura,  et  elle  dit  en  pleurant  : 

—  Bien-aimé,  tu  m'as  rendue  ridicule  en  plein  jour  : 


!2  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Tu  m'as  pris  un  baiser  malgré  toute  ma  résistance  ; 
Cet  unique  baiser  pris  en  plein  jour 
Vaut  mille  baisers  pris  dans  la  nuit. 

Éghine . 


Ta  taille  est  pareille  aux  roseaux  des  lacs, 

Ta  poitrine  est  un  jardin,  tes  seins  sont  des  fruits. 

Je  veux  embrasser  tes  joues  vermeilles  ; 

Pour  l'amour  de  Dieu,  ne  t'y  oppose  pas. 

A  quoi  me  sert  cette  vie  sans  brise,  pleine  de  dou- 
leurs et  de  peines? 

* 
Jeune  fille,  ta  taille  est  comme  polie  au  rabot, 
Tes  cils  sont  comme  peints  au  kalame  ; 
A  force  d'avoir  souffert  pour  toi,  me  voici  consumé  ! 

A  quoi  me  sert  cette  vie  sans  brise,  pleine  de  dou- 
leurs et  de  peines? 

Jeune  fille,  je  t'ai  aimée  dès  ta  tendre  enfance, 
J'ai  inscrit  ton  nom  sur  mon  bras. 
Si  une  seule  minute  je  cesse  de  te  voir,  mon  cœur  brûle; 
A  quoi  me  sert  cette  vie  'sans  brise,  pleine  de  dou- 
leurs et  de  peines  ? 

Mogk* 


ARMÉNIENNE   d'aKHALKHALAK   (DJAVAHIv) 

(Gravure  extraite  de  la  Revue  Ethnographique  de  M.  E.  Lalayantz. 


CHANTS  D'AMOUR  15 

Jusqu'àquandserai-je  condamné  à  ne  te  voir  quedeloin  ? 
Tu  te  dresses  comme  le  roseau  des  rives  ; 
Tu  es  un  bouquet  de  roses  et  de  violettes. 
Aie  pitié,  fais-moi  voir  ta  face  radieuse. 

Dieu  t'a  parée  de  toutes  sortes  d'attraits  : 

Tes  sourcils  sont  tracés  avec  un  fin  kalame; 

Ton  cou  rayonne  comme  le  soleil  ardent; 

Tu  brûles  ceux  qui  te  voient  d'un  feu  inextinguible. 

Tu  as  un  front  vaste,  tes  yeux  sont  des  lampes  ; 
Ta  langue  est  plus  douce  que  le  sucre  et  le  miel  ; 
L'amour  que  j'ai  pour  toi  me  prive  de  tout  repos; 
C'est  toi,  c'est  toi  seule  qui  peux  guérir  mes  peines. 

Chaque  fois  que  je  te  vois,  mon  cœur  défaille, 
Et  le  jour  me  semble  long  comme  une  année  ; 
L'amour  que  j'ai  pour  toi  m'a  rendu  ton  esclave, 
Tu  ne  m'affranchis  pas,  et  tu  n'as  pas  pitié  de  moi. 

Je  suis  devenu  malade  de  ce  grand  amour, 

Je  ne  peux  plus  résister  à  cette  torture. 

Je  suis  fondu,  épuisé,  pourri  comme  du  vieux  bois. 

Si  tu  ne  me  viens  pas  en  aide,  ton  âme  sera  châtiée. 

Tu  m'as  rendu  fou,  hypocondriaque. 

Nuit  et  jour,  le  sommeil  fuit  mes  yeux. 

0  mon  petit  cœur!  à  qui  puis-je  me  plaindre  de  toi? 

Tu  brûles,  tu  dévores  mon  cœur! 


16  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

La  belle  que  j'aime  est  comme  un  rosier; 

Sa  face  est  lumineuse,  ainsi  que  mille  soleils. 

Si  je  la  loue  de  la  sorte,  c'est  parce  que  je  l'aime; 

Si  je  tremble  de  tout  mon  corps,  c'est  parce  que  je 
suis  trop  heureux. 


Viens,  entrons  au  jardin,  le  printemps  est  arrivé; 
Quand  j'aperçois  du  vin,  il  me  semble  voir  du  sang; 
0  mon  aimée,  la  pomme  rouge  est  pour  la  belle, 
Et  le  vin,  dit-on,  est  pour  les  poètes. 


Je  suis  comme  un  émigré  en  ma  propre  ville; 
En  pleine  terre,  je  suis  comme  un  navire  en  mer; 

Je  suis  comme  un  vent  sans  repos,  comme  un  nuage 
qui  pleure. 

A  mon  réveil,  il  me  semble  me  trouver  en  ma  ville, 

Il  me  semble  me  trouver  au  jardin,   et  je  ne   suis 
qu'en  rêve; 

Je  suis  ivre  d'amour,  je  souffre  d'être  loin  de  toi; 
Je  ne  sais  plus  que  dire  et  que  penser. 


CHANTS  D'AMOUR  M 

Ton  visage  est  un  sorbet  de  pomme  douce, 

Ta  langue  et  tes  lèvres  fines  sont  du  sucre  candi  ; 

Ta  voix  est  comme  une  corde  de  lyre;  mon  cœur  a 
soif  de  toi; 
Tes  yeux  sont  radieux,  ton  sein  est  un  jardin. 

Quand  tu  entres  au  jardin  d'une  allure  hautaine, 
Les  fleurs  par  milliers  viennent  baiser  tes  pieds  ; 
Les  arbres  s'inclinent  pour  te  saluer; 
La  lune  fuit  de  honte,  se  cache  sous  les  nuages. 

Splendide  et  fière,  tu  marches  comme  un  paon; 
Ton  teint  est  chatoyant  comme  un  oiseau  romain  ; 
Nul  d'entre  les  oiseaux  ne  peut  t'être  comparé, 
Et  les  filles  de  la  mer  ne  peuvent  t'égaler. 


Cousez  un  manteau  à  ma  bien-aimce, 
Prenez  le  soleil  pour  étoffe, 
Taillez  la  lune  pour  doublure, 
Employez  les  nuages  en  guise  de  coton, 
Empruntez  le  fil  à  l'écume  de  la  mer, 
Mettez  les  étoiles  comme  boutons, 
Et  de  moi-même  faites  des  boutonnières 


18  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

DIALOGUE 

LE    JEUNE    HOMME 

Tu  ressembles  à  un  œuf  de  Pâques, 

Tu  portes  des  vêtements  à  raies  bariolées, 

Par  l'amour  que  tu  m'inspires,  tu  me  fais  perdre  la 
raison; 
Tu  as  des  cheveux  d'or,  des  sourcils  arqués. 

LA     JEUNE     FILLE 

Où  tu  vas,  ne  va  pas  seul  ; 

Emmène-moi  partout  avec  toi. 

Je  dormais,  je  viens  de  m'éveiller  : 

Mon  âme  est  près  de  toi,  et  tu  n'en  sais  rien. 

LE    JEUNE     HOMME 

Tes  cheveux  sont  noirs,  tes  joues  sont  vermeilles; 

Mets  dans  ma  bouche  ta  langue  sucrée  ; 

Par  ta  voix  tu  m'as  captivé  ; 

Laisse-moi  du  moins  poser  ma  tête  sur  ton  sein. 

LA     JEUNE    FILLE 

Je  m'étais  couchée  à  l'étable, 

Dans  mon  rêve,  je  t'embrassais, 

Et  il  me  semblait  qu'à  Tinsu  de  ma  mère 

Je  t'avais  envoyé  une  paire  de  chaussettes. 


CHANTS  D'AMOUR  19 

LE  JEUNE  HOMME 


Tu  as  à  tes  poignets  une  paire  de  bracelets 
Ornés  de  corail  à  gauche  et  à  droite. 
La  mort  elle-même  ne  pourra  refroidir  mon  amour. 
Tu  es  collée  à  moi  comme  le  bandage  à  la  plaie. 


LA    JEUNE     FILLE 


Tu  n'as  pas  entendu  tout  ce  que  je  t'ai  dit; 

Tu  as  de  mon  sein  arraché  mon  cœur  et  tu  Tas  emporté  ; 

Je  ne  veux  ni  voile,  ni  ceinture  rouge, 

Et  toi,  ne  porte,  si  tu  veux,  qu'un  sac  de  poils. 


LE     JEUNE     HOMME 


Je  te  revêtirai  d'un  manteau  vert, 
Je  te  ferai  monter  sur  mon  cheval  rouge  ; 
Je  te  ferai  traverser  la  plaine  verte  ; 
Je  te  ferai  atteindre  ton  but. 


CHANT  DE  CELUI  QUI  AIME  EN  SECRET 

Les  belles,  par  la  plaine, 

Reviennent,  en  bande,  des  vergers,  des  vallons. 
Elles  ont  cueilli  des  roses  et  des  violettes; 
Leurs  mains  répandent  de  doux  parfums. 


20  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Que  je  meure  pour  toi,  saint  Talalos  ! 
Fais  que  Chouchane  soit  à  moi  ; 
Je  suis  captivé  par  Chouchane, 
Je  suis  fou  d'amour  pour  Chouchane. 

Je  voudrais  me  fondre,  me  changer  en  eau, 

Me  mêler  à  ta  source  et  à  ta  fontaine. 

Depuis  minuit,  jusqu'à  l'heure  présente, 

O  belle,  ta  voix  m'arrive  si  douce  ; 

Tu  m'as  brûlé  avec  tes  yeux,  avec  ta  voix. 

Tu  as  versé  sur  moi  le  feu  de  ton  amour, 

Belle  au  petit  tablier  bariolé, 

Belle  aux  cheveux  d'or. 

Belle  dont  l'amour  vaut  mille  et  mille  ! 


L'AMOUR 

L'amour  naît  de  l'amour,  issu  de  la  côte  d'Adam; 
L'amour  est  plus  doux  et  plus  précieux  que  toute  chose; 
L'amour  fait  sortir  de  terre  le  mort  de  sept  ans  ; 
L'amour  n'a  ni  mâle  ni  femelle  ; 
L'image  de  l'amour,  c'est  Ève5  notre  mère. 

Quand  l'amour  tombe  dans  le  cœur, 

Le  cœur  s'enflamme  comme  un  feu  attisé  par  le  vent. 

Le  feu  est  passager,  l'amour  brûle  sans  feu; 

Ni  le  vent  ni  l'eau  n'éteignent  la  flamme  de  l'amour. 


CHANTS  D'AMOUR  21 

L'amour  peut  aller  d'un  quartier  à  l'autre, 
L'amour  peut  franchir  les  distances  grandes  ou  petites  ; 
L'amour,  comme  un  aimant,  attire  et  entraîne  l'amou- 
reux ; 
L'amour  est  une  chaîne  d'argent  qui  nous  serre  le  cou. 

Aime  !  Ne  reste  pas  sans  amour  ! 

Celui  qui  aime  ira  en  paradis, 

Il  ira  parmi  les  immortels  du  ciel. 

Celui  qui  n'a  pas  d'amour,  sera  jeté  parmi  les  âpres 

ronces. 

Van. 


Les  mules  aux  pieds,  portant  un  petit  tablier  rouge, 
Elle  va  de  grand  matin,  la  cruche  fraîche  à  la  main. 

Charmante  enfant,  verse-moi  une  goutte  d'eau  !  arrose 
un  peu  mon  âme  ! 

Pour  que  je  ne  meure  pas,  pour  que  je  puisse  encore 
un  peu  supporter  le  mal  dont  tu  me  fais  souffrir. 

Tes  frisons,  le  long  de  tes  joues, 
Jettent  de  l'ombre  le  long  de  tes  joues  ; 
Tes  boucles  d'argent,  le  long  de  tes  oreilles, 
Tes  cheveux  d'or  le  long  de  ton  dos  ! 

Trop  longtemps,  ma  belle,  trop  longtemps  tu  m'as 
fait  saigner  l'âme, 

En  te  balançant  comme  l'amandier  fleuri  du  prin- 
temps ! 


22  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Oh  !  viens  !  allons  dans  les  champs 
Sans  rien  dire  à  nos  père  et  mère  ! 
Toute  la  nuit,  au  clair  de  la  lune, 
Jouons  jusqu'au  point  du  jour, 
Suçons  le  sucre  des  fleurs  mielleuses, 
Mangeons  l'herbe  et  buvons  la  rosée; 
Endormons-nous  au  chant  des  ramiers  ; 
Devenons  de  la  terre  comme  la  terre  des  champs; 
Que  de  notre  terre  il  pousse  une  fleur, 
La  fleur  de  la  vie  et  de  la  mort1. 
Celui  qui  n'a  pas  envie  de  mourir, 
Qu'il  arrache  d'abord  le  pétale  de  la  vie. 

Kharpoul. 


Tes  sourcils,  pareils  à  la  lune  de  trois  jours, 

Tes  yeux  pareils  à  des  lampes  noires,  m'ont  l'ait 
perdre  la  raison.  '_ 

Tes  joues  blanches  et  vermeilles  sont  comme  des 
roses  épanouies; 

J'ai  cherché  et  nulle  part  n'ai  trouvé  ta  pareille. 

Les  arcades  de  tes  sourcils  ombragent  les  lampes  de 
tes  yeux  ; 

Tes  coquetteries  font  mal  à  mon  tendre  cœur  ; 

Les  cils  de  tes  yeux  vastes  comme  la  mer, 

Ont,  pareils  à  des  flèches,  percé  mon  cœur  :  je  ne 
peux  plus  résister!  vois  l'état  où  je  suis! 

i.  La  marguerite 


CHANTS  D'AMOUR  23 

J'ai  été  captivé  par  les  deux  grenades  de  ton  sein; 

Tu  as  versé  du  feu  sur  l'huile  de  mon  jeune  cœur  ; 

L'amour  que  tu  m'inspires  m'a  rendu   semblable  aux 
fous; 

Tu  m'as  laissé  tout  seul  au  milieu  des  grandes  mon- 
tagnes. 

Nor-Nakhitchévan. 


Une  fontaine,  sur  le  mont  Menzour, 

Coule  sous  le  saule  chevelu. 

Par  la  bouche  d'argent, 

L'eau  tombe  dans  la  vasque  d'or. 

Deux  belles  brunes 

Sont  venues  emplir  leurs  cruches. 

Deux  jeunes  hommes,  robustes  comme  des  athlètes, 
Passent  par  là  à  cheval. 

—  Jeune  fille,  par  la  jeunesse  de  ton  frère  ! 
Verse-moi  une  goutte  de  ta  cruche. 

—  Mon  eau  n'est  pas  froide,  elle  est  chaude  ! 
Plus  d'un  est  mort  pour  m'avoir  aimée. 

—   Verse-moi  une  goutte,    que  je   boive  et  que  je 
meure  aussi, 

Et  qu'il  en  soit  comme  si   ma  mère  ne  m'eût  jamais 

mis  au  monde. 

Éghine. 


Z%  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIEN 

—  Mère  noire  au  cœur  noir, 
Pourquoi  as-tu  dévasté  ma  maison? 
Tu  m'as  fait  perdre  mon  gars, 

Tu  as  brûlé  ma  verte  jeunesse. 

—  Fille  noire  au  cœur  noir, 

Pourquoi  donc  aurais-je  dévasté  ta  maison  : 
Pourquoi  t'aurais-je  fait  perdre  ton  gars  ? 
Pourquoi  aurais-je  brûlé  ta  verte  jeunesse  ? 

Fille  noire  au  cœur  noir, 

Veux-tu  que  je  te  donne  au  fils  du  maire 

Qui  a  une  haute  taille,  un  bonnet  brun, 

Des  manches  fr.angées,  une  casaque  en  peau  de  chèvre, 

Des  buffles  de  Moussoul,  de  grands  bœufs, 

Une  grosse  charrue  et  six  couples, 

Un  troupeau  de  vaches,  un  troupeau  de  moutons, 

Une  maison  opulente,  un  grand  tas  de  bouse  séchée1, 

Des  champs  verdoyants,  une  vigne  paradisiaque  ? 

—  Mère  noire  au  cœur  noir, 
J'immolerais  bien  le  fils  du  maire 

A  mon  Sakho,  qui  a  une  casaque  de  laine, 

Un  manteau  de  feutre  épais, 

Un  «  aba  »  2  bariolé,  avec  des  manches  frangées, 


i.  Certaines  parties  de  l'Arménie  étant  îtrès  peu  boisées,  on  em- 
ploie pendant  l'hiver  la  bouse  séchée  en  guise  de  combustible. 
2.  Manteau. 


CHANTS  D'AMOUR  23 

Des  moustaches  noires,  des  sourcils  noirs, 
Une  haute  stature,  une  âme  puissante, 
Des  yeux  en  cristal,  une  taille  élancée. 
Je  ne  veux  pas  du  buffle  de  Moussoul, 
Je  ne  veux  pas  du  troupeau  de  moutons; 
La  richesse  et  les  biens,  la  maison  opulente, 
J'immole  tout  cela  à  mon  Sakho. 

—  Fille  noire  au  cœur  noir, 

Veux-tu  que  je  te  donne  au  marchand  de  Van 

Qui  te  mettra  dans  une  chambre  parée, 

Qui  te  fera  porter  des  souliers  noirs, 

Qui  te  revêtira  d'un  manteau  en  châle  de  Damas, 

Qui  étalera  sous  toi  un  lit  de  soie, 

Etreindra  ta  taille  d'une  fine  ceinture, 

Posera  contre  ta  joue  un  coussin  de  satin, 

Suspendra  des  pièces  d'or  sur  ta  gorge, 

Passera  à  ton  doigt  la  bague  en  diamant, 

Pour  que  tu  sois  une  grande  dame  dans  sa  chambre  ? 

—  Mère  noire  au  cœur  noir, 
J'immolerais  bien  le  marchand  de  Van 
A  la  haute  stature  de  mon  Sakho, 

A  son  fin  cou  de  cygne, 
A  son  gilet  foncé,  à  ses  manches  frangées, 
A  son  bonnet  noir,  à  sa  casaque  de  laine, 
A  ses  cheveux  noirs,  à  ses  yeux  noirs, 
A  son  grand  nez,  à  ses  fortes  moustaches, 


26  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

A  la  rangée  de  ses  dents,  à  ses  grandes  oreilles, 
A  sa  poitrine  velue,  à  ses  cheveux  bouclés, 
A  son  chalvar1  en  châle,  à  sa  \chemise  en  toile, 
A  sa  ceinture,  à  ses  chaussettes  bariolées, 
A  ses  sabots,  à  ses  chaussures  en  feutre, 
A  sa  gaule,  à  son  manteau  de  laine. 

Je  voudrais  que  Sakho  se  promenât  sur  la  montagne, 
Le  soir,  avec  son  troupeau, 
Qu'il  fît  hé!  hé  !  qu'il  fît  ho  !  ho  ! 
Qu'il  rentrât  chez  lui  en  traversant  notre  village, 
Pour  que  sa  voix  douce  arrivât  toujours  à  mes  oreilles. 
Je  voudrais  que  nuit  et  jour  il  se  promenât  sur  la 
montagne. 

Le  matin,  à  l'heure  où  l'on  chante  le  Gloria, 
Allez  avertir  les  oiseaux  de  mer, 
Qu'ils  rejoignent  mon  Sakho  à  mi-chemin, 
Qu'ils  me  le  ramènent. 

.Mère,  que  je  meure  pour  tes  mains  qui  préparent 
le  lait  caillé  ! 

Que  j'embrasse  ton  nourrisson! 
Mère,  donne-moi  à  mon  Sakho, 
Ne  me  rends  pas  la  risée  de  notre  village. 

Je  voudrais  que   Sako  se  promenât  par  monts  et  par 
vaux, 

i.  Grande  culotte  à  large  fond  pendant. 


CHANTS  D'AMOUR  27 

Qu'il  errât  par  les  plaines  et  par  les  champs  plantés, 
Qu'il  descendît  de  la  montagne,  le  gibier  au  bras, 
Qu'il  se  rçndit  célèbre  dans  tout  notre  village. 

Sakho,  joyeux,  descendrait  chez  nous, 

Il  souperait  chez  nous. 

Que  mon  âme  soit  immolée  pour  Sakho! 

Sakho  serait  mon  unique  aimé, 

Sakho,  mon  œil,  mon  âme,  mon  poumon! 

Sakho,  dont  la  taille  s'accorde  si  bien  à  la  mienne  ! 

Les  peines-<le  mon  cœur  seraient  alors  dispersées, 
Les  larmes  de  mes  yeux  seraient  desséchées. 
Sakho,  le  soir,  rentrerait  chez  nous  ; 
Almo  pourrait  dormir  d'un  doux  sommeil. 

Van. 


Malheur  à  toi,  mère! 
Qui  ne  m'as  pas  donnée  au  paon; 
Tu  m'as  donnée  au  hibou  aveugle, 
Qui  m'a  conduite  dans  sa  bande. 

Malheur  à  toi,  mère  ! 

Qui  ne  m'as  pas  donnée  à  celui  que  j'aime  : 

Il  m'aurait  prise  dans  ses  bras, 

Il  m'aurait  emportée  sur  les  hautes  montagnes, 


28  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Malheur  à  toi,  mère! 

Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  donnée  au  paon  ? 

Il  m'aurait  emportée  sur  les  hautes  montagnes, 

Il  m'aurait  posé  sur  les  arbres  hauts. 

Il  aurait  fait  un  nid  parmi  les  rochers  ; 

Du  matin  jusqu'à  la  tombée  de  la  nuit, 

Il  m'aurait  chanté  des  chansons,  il  m'aurait  embrassée, 

Il  aurait  apaisé  les  peines  de  mon  cœur. 

Au  matin,  à  l'heure  où  la  bonne  lumière  scintille, 
Il  m'aurait  réveillée  de  mon  doux  sommeil, 
Il  m'aurait  lavé  la  tête  avec  de  l'eau  de  teghtir  i  ; 
Il  aurait  peigné  mes  cheveux  avec  des  peignes  d'or. 

Malheur  à  toi,  ma  petite  mère! 

Qui  m'as  donnée  à  l'aveugle  hibou; 

Il  m'a  jeté  parmi  les  pierres, 

Il  a  construit  un  nid  au  milieu  des  ronces. 

Van. 


Je  suis  sortie  cette  nuit. 

Il  faisait  nuit  noire,  il  n'y  avait  pas  de  lune; 

J'ai  rencontré  mon  bien-aimé; 

Il  portait  à  la  main  un  flambeau  d'or; 

Il  me  prit  par  le  bras  et  m'emmena  chez  lui. 

i.  Nom  d'une  plante  d'Arménie. 


CHANTS  D'AMOUR  29 

Il  ferma  la  porte,  poussa  le  verrou, 

Etala  le  lit  de  plumes, 

Rangea  dessus  les  coussins  moelleux, 

Dressa  la  table  d'or, 

Posa  dessus  la  poule  rôtie  et  la  perdrix. 

— -  Bois,  lui  dis-je,  bois,  pour  que  je  dise  :  «  A  ta  santé  !  » 

L'amour  convient  à  celui  qui  sait  aimer, 

Le  vin  à  celui  qui  aime  à  boire. 

Je  te  chanterai  un  chant,  un  chant  si  doux 

Que  ton  verre  en  tremblera  dans  ta  main  ; 

Ton  verre  en  tremblera  dans  ta  main, 

Et  tes  moustaches  d'or  sur  tes  joues. 

Eghine* 


Avez-vous  vu  au  ciel  la  lune  radieuse  qui  se  lève, 

Ou  parmi  les  feuilles  vertes,  l'abricot  rouge  qui  brille  ? 

Avez-vous  vu  au  jardin  la  rose  vermeille  épanouie, 

Entourée  par  le  chœur  des  lys,  des  œillets   et  des 
nénufars? 

Mais  la  lune  est  bien  sombre  auprès   de    la  jeune 
Arménienne, 

L  abricot,  l'œillet  et  le  nénufar  ne  valent  pas  un  seul 
de  ses  baisers. 

2* 


30  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Sur  ses  joues  des  roses  sont  assises  et  sur  son  front 
un  beau  lys  ; 
Le  sourire  plein  d'innocence  ne  quitte  jamais  ses  lèvres. 

Voyez!  en  rougissant,  elle  a  pris  le  dahira1  des  mains 
de  sa  compagne, 

Elle  l'a  fait  résonner  sous  ses  doigts  fins  et  s'est  mise 
à  danser  la  lezginka  2; 
Sa  taille  souple  ondule  comme  un  arbre  svelte, 

Tantôt  elle  s'élance  fougueuse,  tantôt  elle  glisse  dou- 
cement; 

Les  pauvres  jeunes  gens  sentent  leur  cœur  fondre  à 
sa  vue, 
Et  les  vieillards  se  maudissent  d'avoir  si  tôt  vieilli. 


DIALOGUE 


LE    JEUNE    HOMME 


Jeune  fille,  je  deviendrai  un  joueur  de  damboura, 
J'irai  m'asseoir  au  jardin  de  ton  père; 
Je  jouerai,  je  chanterai  sans  repos, 
Jusqu'à  ce  que  ma   chair  soit  fondue  et  que  mes  os 
tombent. 


i.  Sorte  de  tambourin, 
2.  Danse  lezghienne. 


CHANTS  D'AMOUR  31 

LA    JEUNE    FILLE 

Aujourd'hui  on  m'a  tant  battue  à  cause  de  toi  ! 

Puis  on  a  pris  de  la  soie  d'Alep  pour  bander  mes  bles- 
sures; 

On  a  pris  du  sucre  de  Damas  pour  arrêter  le  sang  ; 

On  a  pris  du  coton  de  Perse  pour  essuyer  le  sang; 

Mais  si  mon  œil  rencontre  ton  œil, 

Il  me  semble  qu'on  ne  m'a  même  pas  frappée  avec  des 
roses  et  des  basilics. 

LE    JEUNE    HOMME 

Jeune  fille,  l'amour  que  j'ai  pour  toi  me  brûle  ! 
Ma  chair  s'est  fondue,  mes  os  se  sont  fondus, 
L'amour  que  j'ai  pour  toi  m'a  rendu  pareil  à  un  ago- 
nisant. 

LA    JEUNE    FILLE 

Jeune  homme,  n'aie  pas  peur; 

J'irai  encore  demain  au  jardin  de  mon  père,  ' 

Viens-y,  je  te  donnerai  un  baiser, 

Je  ne  laisserai  pas  ton  jeune  cœur  privé  de  moi, 

Quand  même  on  me  battrait 

Et  qu'on  me  laisserait  à  moitié  morte. 


Mogk. 


32  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

LA  MAUVAISE  NOUVELLE 

J'ai  interrompu  mon  travail, 

J'ai  versé  de  l'eau,  j'ai  lavé  mes  cheveux, 

J'ai  mis  du  pain  et  du  fromage  dans  un  paquet, 

J'ai  rempli  de  vin  la  cruche  verte. 

Je  me  suis  revêtue  de  ma  robe  verte  et  rouge, 

J'ai  orné  ma  tête  de  fleurs, 

J'ai  oint  mes  cheveux  avec  de  l'huile  de  musc  et  d'ambre. 

J'ai  pris  des  roses,  j'en  ai  fait  un  bouquet, 

Je  suis  sortie.  Arrivée  au  milieu  de  la  plaine, 

J'ai  rencontré  mon  ennemi,  la  [mauvaise  nouvelle  à  la 

bouche» 
Je  l'ai  questionné,  pour  avoir  une  petite  nouvelle.  " 
Il  m'a  donné  la  noire  nouvelle  :  il  avait  à  la  main  le 

papier  noir. 

—  «  Où  vas-tu?  me  dit-il,  où  vas-tu? 
Où  t'en  vas-tu  à  pas  pressés? 
Ton  aimé  est  mort!  à  quoi  bon  t'y  rendre  ? 
Il  a  amené  le  jour  noir  sur  ta  vie.  » 

Mon  pied  resta  suspendu,  ma  force  fut  brisée; 
Monts  et  vaux  s'assombrirent  à  mes  yeux; 
La  cruche  se  cassa,  le  vin  coula  par  terre  ; 
Des  milliers  de  fleurs  en  jaillirent. 


CHANTS  D'AMOUR  33 

—  ((  Fleur  !  fleur  du  balsamier  ! 

Que  la  fleur  du  balsamier  pousse  désormais  sur  la  peau 

des  serpents  noirs! 
Mon  aimé  est  mort;  à  quoi  me  servent  désormais  les 

ornements  ? 
Pendant  des  années  je  le  pleurerai. 

«  Ennemi,  que  te  dirai-je? 
Mon  cœur  est  agité!  malheur  à  toi  si  je  te  maudis! 
Ennemi,  tu  m'annonças  la  mauvaise  nouvelle; 
Ennemi,   que  ta   maison  soit  démolie!   que    tu  restes 
sans  enfants! 

«  Ennemi,  que  ta  maison  soit  démolie  !   que  tu  restes 

dans  les  champs  déserts! 
Que  ta  porte  s'ouvre  au  méchant  Scribe  l  ! 
Que  ta  lucarne  s'ouvre  à  l'ennemi,  au  vent  mauvais  ! 
Que  le  Scribe  puisse  entrer  chez  toi  à  son  aise  durant 

toute  la  journée, 
Quxil  enlève  de  dessus  son  trône  ta  nouvelle  mariée  2 
Et  ton  nouveau  marié  de  dessus  les  sept  sièges  3. 


i.  Messager  de  la  mort,  qui  inscrit  sur  son  registre  ceux  qui 
doivent  mourir  et  les  emmène. 

i.  On  élevait  jadis  en  Arménie,  dans  la  chambre  où  l'on  fêtait  le 
mariage,  un  trône  où  l'on  faisait  asseoir  la  mariée,  près  de  laqueUe 
s'asseyait  la  grand-mère.  Dire  à  quelqu'un  :  «  Qu'on  enlève  de  dessus 
son  trône  ta  nouvelle  mariée  »,  ou  «  que  ta  mariée  meure  sur  son 
trône  »,  c'était  prononcer  la  plus  terrible  des  malédictions. 

3.  On  plaçait  sept  sièges  près  du  trône  de  la  mariée,  pour  le 
marié  et  ses  compagnons,  autour  desquels  dansaient  et  chantaient 
en  rond  les  vierges  et  les  adolescents. 


34  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Que  le  Scribe  fasse  retentir  ta  maison  de  lamentations, 

Et  qu'il  la  plonge  dans  le  deuil. 

Va  n. 


J'ai  tant  soupiré  que  le  soupir  s'est  mis  à  m'aimer; 

J'ai  fait  un  rêve,  mais  le  Destin  Ta  dissipé. 

Que  puis-je  faire,  ô  Destin,  contre  ta  volonté  ? 

Tu  ne  m'as  jamais  laissé  accomplir  mon  vœu. 

Qui  possède  la  bien-aimée,  n'a  plus  d'amour  dans  son 

cœur; 
Qui  aime  la  bien-aimée,  n'a  plus  de  graisse  dans  son 

cœur. 

Van, 


Jusqu'à  quand  resteras-tu  loin  de  moi  ? 

Mon  cœur  frémit  ici. 

Viens  ici,  viens  ! 

Sors  de  ta  maison  et  viens  ici  ! 

Je  vais  mourir  ici,  à  l'instant  même, 

Et  tu  porteras  mon  sang  sur  ton  front. 

Si  tu  ne  veux  pas  de  moi, 

Prends  un  couteau,  égorge^moi  ici, 

Verse  mon  sang  dans  un  verre 

Et  garde-le  près  de  toi; 

Chaque  fois  que  tu  te  rappelleras  mon  amour,  ' 

Trempes-y  tes  lèvres,  bois-en  une  goutte, 


Eghine, 


CHANTS  D'AMOUR  35 

Cette  nuit,  je  suis  sorti, 

Un  nuage  sombre  glissait  doucement. 

Il  glissait  vers  la  montagne. 

Bien  des  saluts  à  ma  bien-aimée  ! 

Ma  bien-aimée  dormait  au  jardin, 

Ayant  posé  la  tête  sur  des  coussins  de  Brousse; 

Elle  dormait  et  elle  était  toute  en  sueur; 

Je  me  suis  baissé  pour  lui  donner  un  petit  baiser; 

J'ai  trébuché  et  je  suis  tombé  dans  un  cachot, 
Un  cachot,  un  grand  cachot, 
Tout  plein  de  roses  et  de  basilics. 
J'ai  mis  mon  espoir  en  saint  Serge  i  ; 

Il  vint  et  me  délivra. 

Boulanek. 


Combien  de  fois  je  t'ai  dit  : 

«  N'aime  pas  la  rose,  elle  a  des  épines; 

Aime  la  violette, 

Elle  n'a  pas  d'épines  et  elle  a  un  très  doux  parfum, 

N'aime  pas  la  rose  épanouie 

Qui  vient  se  faner  sur  ton  sein  ; 

Aime  la  rose  en  bouton, 

Qui  vient  s'épanouir  sur  ton  sein.  » 


i.  Saint  Serge  est  celui  parmi  les  saints  que  les  prisonniers,  les 
captifs,  tous  les  hommes  se  trouvant  en  peine  ou  en  péril  appellent 
à  leur  aide,  et  que  les  jeunes  filles  invoquent  pour  avoir  un  beau 
fiancé. 


36  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Je  voudrais  me  fondre  et  me  changer  en  eau, 
Me  mêler  aux  fleuves  à  Tonde  abondante, 
Aller  jusqu'à  la  source  des  fleuves. 

Ma  bien-aimée  viendrait  emplir  sa  cruche, 
Je  coulerais  en  glougloutant  dans  sa  cruche  ; 
Elle  poserait  sa  cruche  sur  son  épaule, 
Je  m'égoutterais  le  long  de  ses  seins. 

Djavahk. 


J'ai  dressé  ma  tente  dans  la  forêt,  sur  la  montagne; 
D'un  côté  paissent  les  béliers,  de  l'autre  les  agneaux  ; 
Tu  m'as  ensorcelé,  je  le  crains  fort. 
Mon  cœur   coule  comme  un  fleuve,    ma  langue  s'est 
paralysée. 


Du  soleil  ou  de  l'ombre,  lequel  est  le  plus  doux? 

La  grande  rose  rouge  s'est  épanouie,  plus  belle  que  toute 

fleur; 
Je  ne  sais  s'il  est  plus  doux  d'aller  en  paradis 
Ou  d'aller  avec  mon  aimée  aux  vallons  ombragés. 

Mogk. 


CHANTS  D'AMOUR  37 

Sont  venus,  sont  venus,  les  longs  jours  du  printemps  ; 

Je  vais  monter  sur  les  montagnes  avec  ma  douce  bien- 
aimée  ; 

La  tenant  par  le  bras,  je  vais  cueillir  des  roses  et  des 
violettes. 


0  mon  aimée!  au  milieu  des  neiges,  si  je  te  serrais 
toute  nue  dans  mes  bras, 

L'hiver  pour  moi  serait  changé  en  été . 

Zeïtoun. 


Montagnes,  montagnes?  ô  froides,  froides  eaux  ! 
Vos  demeures  sont  maintenant  sans  âme,  puisque  ma 
bien-aimée  ne  vous  visite  plus. 


Que  tu  es  heureux,  rossignol  des  jardins, 
Qui  n'as  jamais  connu  le  mal  des  poumons  ! 
Si  tu  avais  connu  le  mal  des  poumons, 
Tes  plumes  colorées  seraient  tombées. 


Van. 


38  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Ne  dormons  pas,bien-aimée,  restons  ainsi  jusqu'au  jour; 
Nous  aurons  beaucoup  à  dormir! 

Nous  dormirons  bien  des  automnes  et  bien  des  prin- 
temps, 

Pour  ne  plus  jamais  nous  réveiller. 

Erzeroum . 


Je  ne  veux  pas  dire  mes  peines  au  soleil, 
De  peur  qu'il  n'en  perde  sa  lumière; 
Je  les  dirai  à  la  lune 

Qui  se  renouvelle  chaque  mois. 

Èghine. 


Viens  danser,  Choghère,  ma  petite  âme! 
Une  eau  froide  tombe  de  la  haute  montagne; 
Viens  danser,  ma  chère  petite  aine  ; 
Que  je  meure  pour  ta  taille  et  pour  ton  aspect! 

Une  eau  tombe  de  la  haute  montagne; 
La  source  descend  à  flots  limpides  ; 
Elle  sort  en  chantant  du  profond  cachot; 
Elle  va  arroser  les  champs  et  les  arbres. 

Au  matin,  au  point  du  jour, 

Je  vais  invoquer  le  Dieu  unique. 

Viens  danser,  Choghère,  ma  petite  âme! 

Une  eau  froide  tombe  de  la  haute  montagne. 


CHANTS  D'AMOUR  39 

Les  oiseaux  se  sont  rassemblés  en  nos  vastes  plaines; 
Ils  se  sont  attablés  dans  notre  champ  ; 
Qu'il  est  doux,  le  chant  du  rossignol  ! 
Les  voici  qui  s'envolent  tous  ensemble. 

Viens  !  allons  en  notre  champ  et  verger, 

Cueillons  des  roses  et  des  violettes; 

Tressons  des  couronnes  à  nos  fronts, 

Aimons-nous,  seuls  l'un  avec  l'autre  !  j 

Promenons-nous,  reposons-nous  en  plein  soleil; 
Je  te  dirai  mes  noires  peines  ; 
Viens,  Choghère,  donne-moi  ta  main; 
Cruelle,  qu'as-tu  donc  à  me  reprocher  ? 

Heureux,  mille  fois  heureux,  le  jour 

Où  moi  je  labourerai,  toi  tu  porteras  le  repas, 

Quand  nous  attellerons  ensemble  la  charrue, 

Et  que  le  conducteur  chantera  les  chants  de  labour! 

Tu  as  pris  ta  cruche  à  ton  épaule, 

Tu  t'en  vas  vers  la  source. 

Je  voudrais  poser  ma  tête  sur  ton  genou, 

Et  m'endormir  doucement. 

La  nuit,  dans  mes  rêves, 
Comme  tu  m'apparais  charmante  ! 
Ta  clarté  se  reflète  dans  la  source. 
Tu  es  la  houri  demeurant  au  manoir. 


40  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Viens,  Choghère,  promets-le-moi  ! 

Nous  allons  monter  sur  un  cheval  puissant, 

Tu  vas  enlacer  ma  forte  taille; 

Je  ne  te  donnerai  à  personne,  tu  es  à  moi  ! 

Je  vais  prendre  mon  arc,  mes  flèches  et  mon  épée, 

Je  mettrai  en  pièces  ceux  qui   viendraient  contre  nous. 

Viens  me  donner  un  petit  baiser, 

Et  que  ma  mère  devienne  ta  belle-mère. 

Que  le  monde  entier  vienne  contre  nous  ! 

J'ai  mon  épée  à  la  ceinture,  mon  bouclier  à  la  main, 

Tu  verras  comment  ton  vaillant  amoureux 

Va  les  égorger  tous  et  les  mettre  en  fuite. 

Viens,  Choghère,  mon  âme!  promets-le-moi! 
Donnons  l'un  à  l'autre  la  bague  ornée  d'un  diamant! 
Que  notre  père  le  prêtre  nous  bénisse! 
J'adore  ta  bouche  mignonne! 

Je  vais  attacher  sur  ma  poitrine  les  deux  mouchoirs 
en  forme  de  croix, 
De  couleur  verte,  rouge  et  jaune; 
Je  vais  tenir  une  pomme  sous  mon  nez 
Et  la  croix  du  parrain  sur  ma  tête. 

Tu  es  mon  âme,  douce  Choghère! 
Mets  tes  boucles  à  tes  oreilles, 


CHANTS  D'AMOUR  41 

Pends  tes  zilifs  i  le  long  de  tes  joues, 
Et  ton  large  collier  le  long  de  ta  gorge. 

De  quarante  maisons,  de  quarante  portes, 
Les  gens  viendront  à  notre  mariage. 
On  nous  conduira  à  l'église... 

Le  tendre  amour  que  j'ai  pour  toi  me  fait  perdre  la 
tête  ! 

Grande  fête  de  noces,  avec  tambour  et  fifre  ! 

Toi  la  mariée,  moi  le  marié. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  doux  en  ce  monde  ? 

Ton  nom  est  Choghère,  mon  nom  est  Vardan. 

Le  garçon  d'honneur  tiendra  le  nourk  2  ; 
La  marraine  te  prendra  par  un  bras, 
La  belle-sœur  te  prendra  par  l'autre, 
Le  voile  rouge  sur  ta  tête. 

A  cheval,  en  foule, 

Nous  irons  à  l'église. 

Nous  recevrons  le  sacrement  du  mariage, 

Nous  ferons  le  vœu  d'un  cœur  ferme. 


i.  Ornement  d'or,  ou  d'argent  que  les  jeunes  filles  pendent  à 
leur  coiffure  et  laissent  tomber  le  long  de  leurs  joues. 

a.  Arbre  artificief  orné  de  plumes  de  coq  et  de  fleurs,  et  "chargé 
de  toutes  sortes  de  fruits,  que  l'un  des  garçons  d'honneur  porte , 
devant  les  mariés,  de  l'église  jusqu'à  la  maison. 


42  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Viens,  chérie!  je  vais  te  dire  encore  une  petite  chose 
douce  : 

Laisse-moi  couper  une  mèche  de  tes  cheveux, 
Portons-la  à  Saint-Karapet,  le  souverain  de  Moush, 
Pour  qu'il  accomplisse  le  désir  de  notre  cœur. 

Moush . 


II 


CHAÎSTS  DE  DANSE  ET  DE  FETE 


CHANTS  DE  DANSE 


I 


Au  mont  d'Arderth  plein  de  cailloux, 
Allons  avec  des  chaussettes  fines  et  bariolées, 
Au  mont  d'Arderth  plein  de  cailloux, 
Paré  de  roses  rouges  et  vertes. 

Viens,  que  je  t'emmène  sur  notre  mont, 
Que  je  t'orne  de  fleurs  de  la  tête  aux  pieds, 
Au  mont  d'Arderth  plein  de  cailloux, 
Avec  des  chaussettes  fines  et  bariolées. 

Viens,  que  je  t'emmène  sur  notre  mont, 
Vois  comme  les  pelouses  sont  jolies. 
Essuie  tes  yeux,  ne  sanglote  pas, 
J'y  trouverai  un  remède  à  ton  mal. 


46  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Le  mont  d'Arderth  s'est  revêtu 

De  beaux  atours, 

Il  a  mis  une  couronne  à  la  tête,  il  a  passé  au  cou 

Un  collier  de  violettes  et  de  lys. 

Quand  tu  essuies  à  ton  front  la  neige  du  printemps, 
Toi,  incomparable  mont  d'Arderth  ! 
Le  monde  entier  s'enivre  à  ton  doux  parfum  ; 
Tu  te  pares  de  fleurs  de  mille  sortes. 

Du  mont  d'Arderth  une  eau  froide 

Coule  à  flots  limpides; 

Allons  cueillir  avec  toi 

Des  grenades  et  des  pommes  délicieuses. 

Le  berger  avec  ses  agneaux 

Est  monté  sur  la  brune  colline; 

Il  s'est  fait  une  couronne  avec  des  perce-neige  ; 

Que  je  sois  immolé  pour  toi,  beau  sommet! 

Les  vents  frais  de  l'est 
Frôlent  tes  tendres  flancs, 
Tes  larges  bras  verdoyants 
Ombragent  les  vastes  plaines. 

0  vents,  vents  errants, 

Soufflez  doucement  autour  d'Arderth; 

Passez  par  la  vallée,  je  ne  vous  embrasserai  pas; 

Apportez-moi  seulement  une  nouvelle  de  ma  bien-aîmée, 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FETE  47 

Arderth,  ton  sommet  est  charmant; 
Cette  haute  forteresse  s'y  est  majestueusement  assise. 
Tes  flancs  sont  pleins  de  suaves  senteurs; 
Respire-les  toujours,  insatiable  Arderth! 

Allons  avec  des  chaussettes  fines  et  bariolées, 
Au  mont  d'Arderth  plein  de  cailloux, 
Qu'entourent  de  nombreux  villages 

Couverts  de  feuillages  verdoyants. 

Moush. 


Il 


J'ai  cueilli  des  roses  en  des  corbeilles 
Je  les  ai  mises  par  terre  dans  la  rosée. 
Et  voici  mon  aimé  qui  arrive 
Sur  son  fougueux  cheval  rouge. 


Celle  que  j'aime  est  comme  le  lait  avec  la  crème  dessus, 
Elle  est  comme  le  basilic  avec  le  duvet  dessus; 
Ceux  qui  ne  me  donneront  pas  mon  aimée, 
Que  le  feu  de  Dieu  tombe  sur  eux! 


J'ai  une  pomme,  qui  est  mordue; 

Elle  est  toute  dorée. 

Mon  frère  l'a  demandée,  je  ne  la  lui  ai  pas  donnée. 

J'ai  dit  :  C'est  mon  bien-aimé  qui  me  Ta  envoyée. 


te  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 


La  pluie  tombe  doucement, 
Les  feuilles  du  saule  frissonnent; 
Voici  mon  frère  qui  arrive 
Sur  son  fougueux  cheval  rouge. 


Jeune  fille,  tresse  tes  cheveux, 
Frotte  tes  joues  contre  les  miennes, 
Monte  sur  mon  oreiller, 
Et  chante  comme  un  rossignol. 


La  porte  de  ton  jardin  est  ouverte, 
Tes  pieds  sont  humides  de  rosée]; 
Tu  te  trouves  loin  de  ton  aimée, 
Tes  yeux  sont  chargés  de  larmes. 


III 


Sont  venues,  sont  venues  les  jeunes  filles  de  Mogk, 

Grakhanor  nananor  ! 
Les  jeunes  filles  de  Mogk  portant  des  lyres. 

Grakhanor  nananor  ! 
Sont  venus,  sont  venus  les  jeunes  hommes  de  Segh, 

Grakhanor  nananor  ! 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FETE  49 

Les  jeunes  hommes  de  Segh  portant  des  poignards. 
Grakhanor  nananor  ! 

Y- 

Nous  sommes  allés  à  Bitlis  ; 

Grakhanor  nananor  ! 
Sa  taille  était  fine,  son  cou,  élancé. 

Khanik  nanik,  djan  nanik  ! 
Pour  l'amour  de  Dieu,  donne-moi  un  baiser. 

Khanik  nanik,  djan  nanik  ! 
Nous  sommes  allés  à  Bitlis  en  pèlerinage  à  saint  Nichan  ; 

Khanik  nanik,  djan  nanik  ! 
Nous  sommes  allés  embrasser  le  bon  saint  Nichan  ; 

Khanik  nanik,  djan  nanik  ! 
Nous  avons  passé  l'alliance  d'or  à  ton  doigt, 

Khanik  nanik,  djan  nanik! 
Allons,  viens!  beau  jeune  homme  de  Moush  ! 

Khanih  nanik,  djan  nanik! 
Viens,  beau  jeune  homme  au  poignard  d'argent! 

Khanik  nanik,  djan  nanik  ! 

Moush. 


IV 


J'ai  un  boisseau  et  demi  de  blé  pour  semer; 

Les  moineaux  sont  venus  en  foule  pour  le  manger; 

Je  me  suis  baissé,  j'ai  ramassé  des  pierres,  pour  les 
frapper  ; 


$0  »  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Ils  ont  pris  leur  vol,  ils  sont  allés  sur  le  toit  de  la  for- 
teresse pour  se  plaindre. 
Les  notables  sont  venus  pour  les  juger, 
Les  curés  sont  venus  pour  les  bénir, 
Les  garçons  sont  venus  pour  les  tuer. 

Les  nouvelles  mariées  sont  venues  pour  en  faire  des 
sachets  à  khôl  ; 

Les  jeunes  filles  sont  venues  pour  en  faire  des  pin- 
ceaux à  khôl. 


0  les  moineaux 

Au  petit  ventre  blanc, 

Aux  petits  pieds  rouges  ! 

Ils  mangent  les  grains, 

Ils  boivent  l'eau 

Au  bord  du  ruisseau. 

Puis  ils  s'enfuient  et  vont  se  promener. 

J'ai  un  boisseau  et  demi  pour  semer; 
Donnez,  par  maison,  deux  hommes,  pour  semer; 
Attelez,  par  maison,  deux  bœufs,  pour  labourer; 
Donnez,  par  maison,  deux  hommes,  pour  herser; 
Donnez,  par  maison,  deux  hommes,  pour  arroser; 
Donnez,  par  maison,  deux  hommes  pour  récolter  ; 
Donnez,  par  maison,  deux  hommes,  pour  battre  ; 

Veillez  bien,  afin  que  les  moineaux  ne  dispersent  pas 
le  blé  pour  le  manger. 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FETE  51 

0  les  moineaux 

Au  petit  ventre  blanc, 

Aux  petits  pieds  rouges  ! 

Ils  mangent  les  grains, 

Ils  boivent  l'eau 

Au  bord  du  ruisseau, 

Puis  ils  s'enfuient  et  vont  se  promener. 

Van. 


IV 


Je  te  donnerai  le  diadème  de  ma  tête, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  <<  dsamtel i  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur, 

Mais  je  n'irai  pas  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  » 
de  tes  cheveux. 

—  Je  donnerai  la  parure  de  ma  tête, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur, 

Mais  je  n'irai  pas  chercher  dans  la  merle  «  dsamtel  » 
de  tes  cheveux. 

—  Je  donnerai  la  chemise  que  je  porte, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

i.  Le  «  dsamtel  »  est  une  longue  et  épaisse  «  faveur  »  terminée 
par  de  lourds  glands  de  soie,  que  les  jeunes  filles  des  villages 
arméniens  nouent  au  bout  de  leurs  deux  nattes  et  qu'elles  laissent 
pendre  le  long  de  leur  dos  jusqu'aux  jambes. 


52  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

—  Je  te  donnerai  la  parure  de  ma  gorge, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  les  manchettes  de  mes  bras, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  le  collier  de  mon  cou, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  le  «  djetik  A  »  de  mes  joues, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel»  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  mes  cheveux  soyeux , 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  mon  large  front, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  mes  sourcils  arqués, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  mes  yeux  de  faïence, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  ma  bouche  de  miel, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 


i.  Sorte  de  pendant  attaché  à  la  coiffure  et  tombant  le  long  des 
joues. 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FÊTE  53 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  ma  face  rondelette, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  mes  mains  menues, 

Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur,  etc. 

—  Je  te  donnerai  ma  gorge  blanche, 
Va  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

—  Je  suis  un  bon  nageur, 

Mais  je  n'irai  pas  chercher  dans  la  mer  le  «  dsamtel  » 
de  tes  cheveux. 

—  Sous  le  poids  de  ma  chevelure 

Mon  a  dsamtel  »  se  cassa  et  tomba  dans  la  mer; 
Va  chercher  mon  «  dsamtel  »  et  donne-le  moi, 
Pour  l'amour  de  ta  jeunesse! 

—  Sur  mes  deux  yeux  ! 

J'irai  chercher  ton  «dsamtel  »  et  te  le  donnerai. 
Quand  est-ce  que  Dieu  nous  accordera  ce  jour 
Où  Ton  dira  de  nous  :  «  Ils  sont  bien  heureux?  » 


Van. 


Dans  une  variante  d'Alachkerte  (publiée  par  M.  Lalayantz, 
dans  sa  Revue  Ethnographique),  ce  chant  a  un  commencement  dif- 
férent; le  voici  : 

Je  ne  peux,  ne  peux,  ne  peux  danser 
A  cause  de  la  lourdeur  de  ma  chevelure  ; 
Elle  est  si  épaisse,  ma  chevelure, 
Que  la  perdrix  y  a  fait  son  nid. 


54  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Comme  mon  «  dsamtel  »  froufroutait  trop, 

La  perdrix  s'envola  avec  ses  petits; 

Mon  «  dsamtel  »  se  cassa  et  tomba  dans  la  mer. 

Que  dois-je  donner  au  nageur, 

Pour  qu'il  retire  de  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux,  etc.? 

VARIANTE 

Que  dois-je  donner  au  nageur? 

Koma  koma  heï  ! 
Je  donnerai  ma  chemise  au  nageur. 

Zoma  zoma  heï  ! 
Il  n'en  a  pas  voulu,  il  ue  l'a  pas  prise, 

Koma  koma  heï! 
Il  n'a  pas  retiré  de  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

Zoma  zoma  heï  ! 

Que  dois-je  donner  au  nageur? 

Koma  koma  heï  ! 
Je  donnerai  ma  ceinture  au  nageur. 

Zoma  zoma  heï  ! 
Il  n'en  a  pas  voulu,  il  ne  l'a  pas  prise. 

Koma  koma  heï  ! 
Il  n'a  pas  retiré  de  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

Zoma  zoma  heï! 

Que  dois-je  donner  au  nageur? 

Koma  koma  heï  ! 
Je  donnerai  ce  que  j'ai  au-dessus  de  ma  ceinture. 

Zoma  zoma  heï! 
Il  n'en  a  pas  voulu,  il  ne  l'a  pas  pris. 

Koma  koma  heï! 
Il  n'a  pas  retiré  de  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

Zoma  zoma  heï! 

Que  dois-je  donner  au  nageur  ? 

Koma  koma  heï! 
Par  une  nuit  de  clair  de  lune,  je  lui  ai  donné  un  baiser. 

Zoma  zoma  heï  ! 
11  Fa  trouvé  bon,  il  l'a  pris. 

Koma  koma  heï  ! 
11  a  retiré  de  la  mer  le  «  dsamtel  »  de  mes  cheveux. 

Zoma  zoma  heï  ! 

Van-Mousk. 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FETE  55 

CHANT  DE  NOËL1 

Aujourd'hui  il  naquit  de  Marie,  alléluia! 
Marie  se  rendit  à  la  grotte,  alléluia  ! 
Elle  s'adossa  contre  la  pierre,  alléluia! 
Elle  mit  au  monde  son  fils  Jésus,  alléluia! 

Tu  es  heureuse,  sainte  Rhipsimé,  alléluia  ! 
Tu  fus  la  sage-femme  du  Christ,  alléluia  ! 
Tu  es  heureuse,  sainte  Euphrosine,  alléluia  ! 
Tu  chantas  la  berceuse  au  Christ,  alléluia  ! 

Tu  es  heureux,  lange  de  laine,  alléluia  ! 

On  emmaillota  le  Christ  en  toi,  alléluia! 

Tu  es  heureuse,  crèche  haute,  alléluia  ! 

C'est  en  ton  sein  qu'on  berça  le  Christ,  alléluia! 

Tu  es  heureux,  fleuve  du  Jourdain,  alléluia  ! 
On  baptisa  le  Christ  en  toi,  alléluia  ! 
Tu  es  heureux,  saint  Jean-Baptiste,  alléluia  ! 
Tu  fus  le  parrain  du  Christ,  alléluia! 

(Ils  demandent  :) 

—  Comment  votre  fils  s'appelle-t-il  ? 
—  Grégoire. 

i.  La  veille  de  Noël,  les  petits  garçons  pauvres  de  chaque  quar- 
tier des  villages  d'Arménie  se  promènent  de  terrasse  en  terrasse 
ou  de  porte  en  porte,  portant  des  courges  transformées  en  lan- 
ternes, chantent  ce  chant  et  reçoivent  des  fruits  et  des  gâteaux. 


56  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

La  grappe  de  Grégoire  a  mûri,  alléluia  ! 

Elle  monte  plus  haut  que  le  tremble,  alléluia  ! 

Le  père  en  mangea  et  se  réjouit,  alléluia  ! 

La  mère  en  mangea  et  devint  immortelle,  alléluia! 

La  sœur  en  mangea  et  tomba  dans  l'âtre,  alléluia  1 

Et  sa  coiffe  fut  brûlée,  alléluia  ! 

Le  troupeau  de  Grégoire  arrive  des  champs,  alléluia! 

Ses  brebis  paissent  aux  champs,  alléluia  ! 

Sa  charrue  grince  aux  champs,  alléluia  ! 

Sa  cave  est  bondée  de  vin,  alléluia  ! 

Allons  près  du  romarin,  alléluia  ! 

Scions-le,  que  le  sang  en  jaillisse,  alléluia  ! 

Frappons-le  avec  la  hache,  que  le  tronc  gémisse,  alléluia  ! 

Nous  l'avons  coupé,  c'est  fait!  alléluia! 

Nous  l'avons  mis  sur  la  charrette,  alléluia  ! 

Nous  y  avons  attelé  quarante  buffles,  alléluia  ! 

Nous  l'avons  fait  monter  par  la  pente,  alléluia  ! 

Nous  l'avons  porté  pour  soutenir  l'église,  alléluia  ! 

Pour  un  pilier,  il  était  trop  long,  alléluia  ! 

Pour  une  poutre,  il  était  trop  court,  alléluia  ! 

Nous  l'avons  arrangé,  c'est  fait  !  alléluia  ! 

La  langue  du  serpent  a  deux  pointes,  alléluia! 
L'une  pour  le  bien,  l'autre  pour  le  mal,  alléluia  ! 
L'une  se  darde  vers  la  gauche, l'autre  vers  la  droite,alleluia! 
Que  celle  du  bien  se  dirige  sur  cette  maison,  alléluia  ! 
Que  celle  du  mal  se  dirige  vers  les  montagnes,  alléluia  ! 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FETE  57 

Grand'mère,  grancTmère,  je  suis  ton  serviteur, alléluia! 

Mets  tes  souliers  qui  craquent,  alléluia,  ! 

Va  donc  un  peu  jusqu'à  la  porte  du  cellier,  alléluia  ! 

Congédie  mes  camarades,  alléluia  ! 

Donne  notre  part,  garde  la  tienne,  alléluia  ! 

Grand'mère,  grand'mère,  que  fais-tu  là1  ?  alléluia  ! 

—  Je  teins  de  la  laine,  je  file  de  la  laine,  alléluia! 

Je  couds  des  chemises  pour  les  diacres,  alléluia  ! 

Je  couds  des  capuchons  pour  les  archimandrites,  alléluia! 

Van. 


CHANTS  DE  LA  FETE  DE  «  VIDJAK  » 

La  fête  de  «  Vidjak  »  (Sort)  est  une  des  principales 
fêtes  arméniennes,  et  l'une  de  celles  qui  semblent  des 
restes  de  Tère  païenne.  Elle  commence  la  veille  du  jeudi 
de  l'Ascension  et  dure  jusqu'au  dimanche  de  la  Pente- 
côte. La  veille  de  l'Ascension,  les  jeunes  filles  du  village 
se  rassemblent  et  choisissent  un  groupe  d'entre  elles 
pour  organiser  la  fête;  les  membres  de  ce  comité  pren- 
nent une  cruche  en  terre  cuite,  l'emplissent  d'eau 
qu'elles  puisent  à  sept  fontaines  ou  à  sept  puits,  bou- 
chent l'ouverture  avec  des  fleurs  cueillies  en  sept 
champs,  puis  chaque  jeune  fille  y  jette  un  objet  (bra- 
celet, bague,  bouton,  grain  de  chapelet,  etc.,)  chacune 
faisant  dans   l'esprit  un  souhait  de  bonheur  pour  son 

i.  Les  petits  répètent  ce  couplet  jusqu'à  ce  que  la  maîtresse  de  la 
maison  leur  donne  des  fruits  ou  des  gâteaux. 


58  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

frère,  son  père  ou  son  amoureux;  elles  doivent  fermer 
les  yeux  en  jetant  l'objet  dans  la  cruche,  et  méditer 
leur  souhait  avec  un  profond  recueillement.  La  nuit  du 
mercredi  au  jeudi,  elles  cachent  la  cruche  au  coin  d'un  jar- 
din, en  plein  air,  pour  l'exposer  à  l'influence  des  étoiles,  et 
elles  veillent  à  ce  qu'elle  ne  soit  pas  enlevée  par 
les  garçons  qui,  toute  la  nuit,  rôdent  par  là  et 
tâchent  de  la  découvrir  pour  l'emporter.  Si  les 
jeunes  gens  parviennent  à  l'enlever,  ils  ne  la  rendent 
aux  jeunes  filles  qu'en  échange  d'une  grande  quantité 
d'œufs  et  d'huile  d'olive  qu'elles  doivent  leur  offrir;  si, 
au  contraire,  les  garçons  ne  réussissent  pas  à  s'em- 
parer de  la  cruche,  les  jeunes  filles  chantent  des  chants 
où  les  jeunes  gens  sont  raillés. 

Le  dimanche  qui  suit  le  jour  de  T-Ascension,  les 
jeunes  filles  apportent  la  cruche  à  l'endroit  où  la  fête  doit 
avoir  lieu,  et  là,  en  dansant  et  en  chantant,  elles  enfon- 
cent dans  la  cruche  un  bâton,  qu'elles  enveloppent 
d'étoffes  de  toutes  couleurs,  pour  lui  donner  une  appa- 
rence de  petite  poupée  ;  elles  l'habillent  de  vêtements 
de  couleurs  vives,  la  parent  de  pièces  d'or,  de  verrote- 
ries, de  rubans  diaprés:  elle  devient  la  Vldjak,  la  petite 
vierge  symbolique  qui  représente  le  sort.  Les  jeunes 
gens  s'efforcent  encore  à  enlever  la  Vidjak,  autour  de 
laquelle  les  jeunes  filles  montent  la  garde  avec  une 
extrême  vigilance. 

Le  dimanche  de  la  Pentecôte,  les  jeunes  filles  se  ras- 
semblent une  dernière  fois,  mettent  la  cruche  au  milieu, 
chargent  l'une  d'entre  elles  de  garder  la  «  Vidjak  » 
entre  ses  bras,  après  l'avoir  toutes  embrassée;  puis 
une  jeune  fille,  élue  pour  être  la  «  mariée  »  de  la  fête  de 
«  Vidjak»,  et  parée  comme  une  mariée,  tire  de  la  cruche 
un   objet,  au  moment  où  une  vieille  femme  chante  un 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FÊTE  59 

couplet.  Les  couplets  contiennent  des  présages  heureux 
m  malheureux,  de  bons  souhaits  ou  de**  railleries.  Les 
lunes  filles  se  réjouissent  ou  s'attristent  selon  qu'un 
•uplet  bon  ou  mauvais  correspond  à  l'objet  qu'elles 
>nt  jeté  dans  la  cruche  en  pensant  à  leur  aimé. 

(Ces  détails  sont  tirés  d'une  notice  du  Saz  de  Van, 
le  Chérentz  ;  ils  décrivent  la  fête  de  Vidjak  telle 
qu'elle  a  lieu  spécialement  dans  les  villages  de  la  pro- 
vince de  Vaspourakan;  dans  d'autres  parties  de  l'Ar- 
ménie, la  fête  de  Vidjak  commence  la  veille  de  l'Ascen- 
sion et  se  termine  le  jour  de  la  fête.) 

i 

I  CHANT    QU'ON    CHANTÉ 

EN  PRÉPARANT  LA  «  VIDJAK  » 

Vidjak  chérie!  chère  petite  Vidjak! 
Vidjak  est  montée  sur  l'âne  ; 
Elle  s'est  revêtue  d'habits  bariolés; 
Les  garçons  sont  les  chiens  de  Vidjak  : 
Chère,  chère,  chère  Vidjak  ! 

Vidjak,  assise,  passe  tout  au  creuset; 

Des  roses  ombragent  sa  face, 

\  Chère,  chère,  chère  Vidjak  ! 

f 

Viens,  Vidjak,  je  vais  t'emmener, 

Je  vais  te  promener  de  toit  en  toit, 

Je  vais  t'envelopper  dans  un  large  manteau, 

Chère,  chère,  chère  Vidjak  ! 


60  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Voyez  ce  que  fait  Vidjak, 
Voyez  ce  que  son  cœur  désire  : 
Elle  désire  du  blé  plein  les  puits, 
Elle  désire  de  l'orge  plein  les  champs, 
Chère,  chère,  chère  Vidjak  ! 

Vidjak  est  tombée  captive 

Aux  mains  des  garçons. 

Je  vais  ramasser  deux  œufs  par  maison, 

Je  vais  te  délivrer  de  la  captivité, 

Chère,  chère,  chère  Vidjak  ! 

Vidjak,  Vidjak  est  sortie; 
Une  lumière  descend  sur  Vidjak  ! 
A  ma  tendre  bien-aimée 
Quel  beau  sort  est  échu  ? 
Chère,  chère,  chère  Vidjak  ! 


Van. 


II 

COUPLETS    DE    VIDJAK 


Jeu  de  sort!  jeu  de  sort!  bouton  d'or! 
Je  souhaite  que  ma  mère  mette  au  jour  sept  fils  robustes, 
Qui  se  promènent  de  boutique  en  boutique, 
Et  qui  scellent  avec  le  sceau  d'or. 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FETE  6* 


Oreiller  sur  oreiller!  $ 

Viens,  assieds-toi  dessus! 
Je  souhaite  qu'il  se  lève  douze  étoiles, 
Et  que  toutes  se  lèvent  sur  ton  sort. 


Heureux  le  jour  où  tu  naquis  ! 
Le  ciel  et  la  terre  s'en  sont  réjouis  ; 
Les  étoiles  ont  battu  des  mains; 
Tu  as  été  un  si  bon  fruit! 


Elle  ressemble  à  une  grande  dame, 

L'or  tombe  autour  d'elle  comme  une  pluie  ; 

Elle  est  montée  sur  le  trône  ; 

Le  monde  entier  est  jaloux  de  son  sort. 

• 

Du  ciel  une  bague  est  descendue, 
Elle  est  venue  se  mettre  à  mon  doigt, 
Je  croyais  que  la  pierre  en  était  fausse; 
J'ai  de  la  chance  :  c'est  un  diamant. 


Je  do  rmais,  je  me  suis  réveillé  ;  un  nuage  sombre  glissait  ; 
J'ai  vu  ma  bien-aimée  endormie, 
Sous  une  couverture  de  perles. 
Bien-aimée,  lève-toi,  assieds-toi; 

4 


62  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Que  mon  amour  touche  le  tien  ! 

Élève  tes  mains,  invoque  Dieu, 

Que  la  vieille  à  la  tête  de  chienne  soit  anéantie  ! 

Que  mon  amour  touche  le  tien  ! 

Jeune  mariée,  tire  un  sort  heureux! 

Que  l'Ascension  réalise  ton  désir! 

Que  le  souhait  de  ton  cœur  soit  accompli. 


La  lune,  la  lune  de  la  fête  de  la  Croix,, 
La  lune  est  descendue  dans  notre  verger; 
Elle  l'a  parcouru  d'un  bout  à  l'autre; 
Elle  a  fait  son  nid  dans  le  parterre  de  roses 
Jeune  mariée,  tire  un  sort  heureux,  etc. 


Que  la  mer  soit  pour  toi  changée  en  vin, 

Que  le  bateau  soit  pour  toi  changé  en  coupe  ; 

Verse  toi-même,  et  bois  ! 

C'est  Dieu  qui  te  le  donne. 

Petite  mariée,  tire  un  sort  heureux,  etc. 


Je  suis  sorti  la  nuit  au  clair  de  lune, 

J'ai  vu  du  linge,  tout  blanc,  étalé; 

J'ai  vu  une  chemise  de  mousseline, 

Les  pans  brodés  à  la  main, 

Le  col  peint  au  kalame. 

Petite  mariée,  tire  un  sort  heureux,  etc 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FETE  63 


Une  clef  est  tombée  du  ciel, 
Notre  maison  s'est  emplie  de  soleil; 
Notre  pain,  c'est  le  pain  du  père  Abraham, 
Notre  eau,  c'est  le  lait  de  la  Sainte-Vierge. 
Petite  mariée,  tire  un  sort  heureux,  etc. 

Van. 


III 


Je  voudrais  être  une  colombe  d'or, 
Becqueter  sur  une  table  d'or; 
Je  voudrais  me  parer  d'un  collier  de  perles, 
Devenir  la  reine  du  monde  entier. 


Un  jeune  homme  s'est  couché  sous  l'arbre, 

Il  a  sous  la  tête  des  monceaux  d'or, 

Et  du  pain  cuit  à  ses  côtés  : 

Il  est  celui  que  le  sort  a  écrit  sur  ton  front. 


Une  clef  est  tombée  du  ciel, 
La  porte  du  temple  s'est  ouverte, 
Le  temple  s'est  empli  de  soleil, 
Le  saint  autel  s'est  paré. 


64  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

J'ai  un  bateau  tout  en  or; 
Avec  une  échelle  d'argent, 
Il  est  tout  chargé  de  fils  d'or  ; 
Partout  où  il  va,  il  porte  le  bonheur. 


Je  suis  un  roseau  élancé, 

Je  m'appuie  contre  ta  porte  ; 

Que  tu  veuilles  ou  non  me  prendre, 

Je  suis  celle  qui  est  écrite  sur  ton  front 


Le  ciel  s'est  déchiré, 

La  sainte  Vierge  est  apparue  ; 

Va,  ma  petite  sœur,  rentre  chez  toi 

Ta  prière  a  été  exaucée. 


Un  petit  oiseau  s'est  envolé  du  Paradis, 

Il  porte  au  bec  une  couronne  de  roses, 

Il  l'a  posée  sur  ma  tête; 

Il  m'a  dit  :  «  Depuis  longtemps,  tu  es  élue.  » 


Le  cheval  rouge  descend  dans  la  mer, 
Un  jeune  homme  est  monté  dessus; 
Il  est  revêtu  d'une  étoffe  d'or, 
Le  nom  de  Dieu  est  marqué  dessus. 


Nor-Nakhitchévan, 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FÊTE  65 

IV 


Tember!  temberl  temb,  temb,  temberï 

Je  suis  une  petite  fille  mignonne, 

Je  suis  l'eau  de  sept  petites  sources, 

Je  suis  la  branche  de  sept  arbres, 

Je  suis  le  pétale  de  sept  fleurs, 

Je  suis  une  petite  fille,  je  suis  la  petite  Vidjak. 

Temb,  temb,  tember!  temb,  temb,  temberl 
Levez-vous,  levez-vous,  jeunes  filles, 
Le  soleil  filtre  par  la  lucarne. 
Ce  jour  n'est  pas  pareil  aux  autres  jours. 
C'est  un  soleil  printanier  qui  se  lève  ; 
Aujourd'hui,  c'est  le  jour  de  Vidjak  : 
Levez-vous  plus  tôt  que  le  soleil. 

Tember!  tember!  temb,  temb,  tember! 

Allez  de  toit  en  toit  réveiller  tout  le  monde. 

Que  ceux  qui  en  ont  mettent  leurs  vêtements  neufs, 

A  ceux  qui  n'en  ont  pas,  donnez-en  vous-même. 

Je  suis  la  petite  Vidjak, 

Je  vous  apporte  bien  des  saluts, 

Ce  jour  n'est  pas  pareil  aux  autres  jours. 

Levez-vous  plus  tôt  que  le  soleil. 

Tember!  tember!  temb,  temb,  tember! 

Je  vous  donnerai  tout  ce  que  vous  me  demandez. 


66  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Ma  cruche  est  toute  pleine  de  bonnes  choses  : 
Des  pendants,  des  bracelets,  des  bagues.  * 
Venez  prendre  ce  que  le  sort  vous  donnera. 
Tember!  tember!  temb,  temb,  temberl 


Kharvoui 


CHANT  DE  JEUX 

Holà!  les  enfants!  jouez  aux  osselets; 
En  les  roulant,  apprenez  votre  sort  : 
Serez-vous  des  notables?  serez-vous  des  moines  ? 
Donnez-nous-en  des  nouvelles. 

Vous,  les  jeunes  filles,  tenez-vous  par  le  petit  doigt, 

Piangez-vous,  debout,  côte  à  côte; 

Allons,  commencez 

La  danse  à  la  file  ;  jetez 

Le  voile  fin  de  votre  visage,  et  lentement 

Dansez,  tournez  en  rond. 

Hé  !  les  garçons  !  jouez  au  tutuche  i . 
Prenez  la  verge,  lancez  le  bâton  recourbé, 
Ou  bien  prenez  une  canne  souple, 
Jouez  au  djibod  les  uns  avec  les  autres. 


i.  Le  «  tutuche  »  est  une  sorte  de  balle  que  chaque  joueur 
lance  avec  une  large  palette;  celui  des  autres  qui  réussit  à  saisir 
la  balle  au  vol  recommence  lui-même  le  jeu. 


CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FÊTE  67 

Et  vous,  jolies  nouvelles  mariées, 
Jouez  au  gap  i,  lancez  vite  la  pierre, 
Faites-nous  voir  vos  talents, 
Et  buvons  gaiment  nos  vins. 

Et  le  kekoudj  2,  qui  le  jouera? 

Voici  mille  et  une  noix, 

Et  voilà  une  petite  fosse  fraîchement  creusée  là-bas. 

Ne  vous  inquiétez  pas  du  gain  et.  de  la  perte. 

Que  grands  et  petits  jouent  à  la  balle, 
Qu'ils  n'oublient  pas  non  plus  Yalapechtik  3; 
Le  collin-maillard  est  un  jeu  charmant, 
Le  patinage  est  un  jeu  d'hiver. 

Que  les  jeunes  gens  jouent  aux  barres, 

En  courant  très  loin. 

Que  nos  petites  princesses 

Jouent  la  gracieuse  grande-ronde  et  le  dzapik  K 


i.  Le  «  gap  »  est  le  jeu  de  cailloux  ou  de  petites  pierres  que  les 
jeunes  filles  tiennent  sur  le  dos  de  leur  main,  lancent  en  l'air  et 
tâchent  de  laisser  tomber  sur  leur  paume  ou  réciproquement. 

2.  Jeu  qui  consiste  à  lancer  de  loin,  dans  un  petit  trou  creusé 
dans  la  terre,  des  noix  ou  des  noyaux  d'amande. 

3.  L'  «alapechtik  »  est  le  jeu  suivant:  les  enfants  s'asseoient  par 
terre  en  rond  ;  l'un  tord  son  mouchoir,  lui  fait  un  nœud  au  bout, 
en  frappe  un  d'entre  ceux  qui  sont  assis,  puis  prend  la  fuite;  il 
est  poursuivi  par  celui  qui  a  reçu  le  coup  et  qui  tâche  de  l'at- 
teindre et  de  le  frapper  au  dos  avec  la  main;  s'il  y  réussit  avant 
que  l'autre  soit  arrivé  à  l'endroit  où  il  s'était  assis,  il  prend  lui- 
même  le  mouchoir  et  recommence  le  jeu. 

4-  Les  jeunes  filles  se  tiennent  debout,  en  deux  rangées,  les  unes 
en  face  des  autres,  puis  elles  s'avancent  en  dansant  et  se  frappent 
dans  la  main  ;  cela  s'appelle  le  jeu  du  «  dzapik  ». 


68  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Jouez  à  la  ronde  et  au  tempik  4, 

Et  nous,  nous  ferons  résonner  le  fifre  et  le  tambour; 

Pourquoi  ne  jouez-vous  pas  le  tsatktan  2, 

Et  pourquoi  ne  commencez-vous  pas  le  jeu  de  l'âne? 

Holà!  les  gamins!  apportez  le  vin, 

Apportez-le  par  verres  tout  pleins. 

Dites  :  «  Qu'il  soit  doux,  que  le  vin  vous  soit  doux  ! 

Et  que  le  bon  Dieu  donne  une  voix  douce 

Au  saz  bariolé 

De  votre  achough  !  » 

i.  «  Tempik  ».  —  Un  enfant  est  choisi  au  sort  ;  l'un  des  autres 
joueurs  le  frappe  au  dos;  il  doit  courir  après  celui  qui  l'a  frappé 
j  usqu'à  ce  qu'il  l'atteigne  et  le  frappe  à  son  tour;  s'il  y  réussit, 
celui  qui  est  frappé  par  lui,  recommence  le  jeu;  si,  avant  de  l'avoir 
frappé,  il  est  lui-même  frappé  au  dos  par  un  autre,  il  doit  courir 
après  celui-ci,  et  ainsi  de  suite. 

2.  «  Tsatktan  »,  jeu  du  saut.  —  Le  «  Jeu  de  l'âne  »,  est  analogue 
au  jeu  français  de  «  saute-mouton  ».  On  désigne  un  point,  et  tous 
les  joueurs  doivent  sauter,  d'un  bond,  jusque-là;  celui  qui  ne 
réussit  pas,  doit  se  recourber,  tête  en  bas,  le  dos  en  voûte,  et  les 
autres  sautent  par-dessus  son  dos;  celui  qui  est  recourbé,  se 
redresse  de  plus  en  plus  :  les  autres  doivent  sauter  toujours;  si 
un  d'entre  eux  tombe  en  sautant,  il  remplace  celui  qui  est  recourbé, 
et  le  jeu  continue. 


III 
CHANTS  DE  MARIAGE 


LE     CHŒUR 

On  souffla  la  cornemuse,  on  frappa  les  tambours. 

On  attela  le  jeune  taureau,  on  fit  monter  Guedo  dessus, 

On  s'en  alla  à  l'église  ; 

Les  bavards1  étaient  là,  debout. 

Ils  ont  récité  un  tas  de  choses,  et  nous  avons  ri  beaucoup. 

Ils  ont  tourné  des  milliers  de  feuillets, 

Ils  ont  longtemps  lu  et  raconté  ; 

Puis  tous  formèrent  la  ronde  et  dansèrent; 

Lesjeuneshommesallérent  prendrela  mariéepar  lebras, 

Ils  l'ont  fait  sortir  de  l'église  avec  la  croix  et  l'évangile. 

i.  Les  prêtres. 


72  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

LA  MARIÉE 

Le  jeune  Chadakhiote  me  prit  par  la  main, 

Mon  cœur  se  mit  à  palpiter. 

Il  toucha  mon  pied  de  son  pied,  ma  main  de  sa  main, 

J'ai  eu  la  chair  de  poule  par  tout  le  corps. 

Je  pleurais  !  oh!  je  pleurais  ! 

Je  versais  des  larmes  de  sang. 

Ma  mère  disait  :   pourquoi  pleures-tu  ? 

Pourquoi  fais-tu  la  coquette,  pourquoi  gémis-tu  ? 

Tu  t'en  vas  aujourd'hui,  demain  tu  reviendras  ; 

Tu  t'en  vas  une,  tu  reviendras  deux  ; 

Tu  t'en  vas  vide,  tu  reviendras  pleine  ; 

Tu  t'en  vas  aujourd'hui,  tu  reviendras  à  Pâques; 

Tu  reviendras,  portant  dans  tes  bras  le  petit  bébé. 

0 

LE    CHŒUR 

Le  dimanche  des  Rameaux  on  doit  ramener 
La  bonne  mariée  chez  ses  père  et  mère  ; 
Pour  sa  première  visite,  on  doit  sortir 
Les  vêtements  neufs  de  la  jeune  mariée, 
Le  beau  collier  et  la  collerette  jaune. 

Van. 


Saluons  l'aube  ; 

Saluons  la  Sainte-Vierge, 

Pour  qu'elle  donne  longue  vie  à  la  reine. 


CHANTS  DE  MARIAGE  73 

Saluons  l'Illuminateur  \ 

Pour  qu'il  donne  longue  vie  au  roi2. 

Invités,  salut  à  vous  !  invités,  salut  ! 

Nous  vous  saluons  bien,  vous  qui  êtes  venus  ! 

Saluons  le  soleil 

Pour  qu'il  donne  longue  vie  au  roi. 

Invités,  salut  à  vous  !  invités,  salul  ! 

Nous  vous  saluons  bien,  vous  qui  êtes  venus  ! 

Saluons  l'aurore 

Pour  qu'elle  donne  longue  vie  à  la  reine. 

Invités,  salut  à  vous  !  invités,  salut! 

Nous  vous  saluons  bien,  vous  qui  êtes  venus  ! 

Saluons  la  lune, 

Pour  qu'elle  donne  longue  vie  au  marié  et  h  la  mariée. 


ELOGE    DU  MARIE 

Viens  t'asseoir,  notre  frère  le  roi, 

Pour  que  nous  te  louions  des  pieds  à  la  tête. 

Nous  dirons  tes  cheveux 

Qui  ressemblent  à  des  fils  d'or. 


i.  Saint  Grégoire  l'Illuminateur,    l'apôtre  du  christianisme    en 
Arménie. 

£  2.  En  Arménie,  on  donne  au  nouveau  marié  le  nom  de  «  roi  »  et 
à  la  nouvelle  mariée  celui  de  «  reine  ». 


74  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Puis  nous  dirons  ton  visage 

Qui  ressemble  au  halo  de  la  lune, 

Puis  nous  dirons  tes  yeux. 

Qui  ressemblent  à  une  brume  enflammée. 

Puis  nous  dirons  tes  dents 

Qui  ressemblent  à  une  rangée  de  perles; 

Puis  nous  dirons  ta  taille 

Qui  ressemble  à  un  cyprès. 


ÉLOGE  DU  MARIE1 

Jeunes  gens,  jeunes  gens,  ô  robustes  jeunes  gens, 
Allons,  sortez,  garçons  et  filles, 
Vêtus  d'étoffes  de  soie  verte  et  rouge, 
Formez  une  ronde  et  dansez  autour  du  roi. 

Roi,  que  pouvons-nous  comparer  à  toi? 

Ta  verte  jeunesse  peut  seule  t'être  comparée. 

Notre  rosier  qui  s'épanouit, 

Que  ta  jeunesse  s'épanouisse  comme  lui. 

Le  jasmin  des  montagnes  qui  s'épanouit, 
Que  ta  jeunesse  s'épanouisse  comme  lui. 

i.  Dans  les  villages  de  la  province  de  Vaspourakan,  ce  chant  est 
chanté,  au  moment  où  le  marié  s'habille  pour  aller  à  l'église,  par  des 
jeunes  hommes  et  des  jeunes  filles  qui  dansent,  battent  des  tam- 
bours et  sèment  des  roses  et  de  Peau  de  roses: 


CHANTS  DE  MARIAGE  75 

Roi,  que  puis-je  comparer  à  toi  ? 

Que  puis-je  comparer  à  ta  verte  jeunesse  ? 

Le  «  sang-des-frères  »*,  qui  s'épanouit,/, 
Que  ta  jeunesse  s'épanouisse  comme  lui. 

Roi,  que  puis-je  comparer  à  toi  ? 

Que  puis-je  comparer  à  ta  verte  jeunesse  ? 

La  fleur  de  lys  qui  s'épanouit,  I 

Que  ta  jeunesse  s'épanouisse  comme  elle. 

La  fleur  du  balsamier  qui  s'épanouit, 
Que  ta  jeunesse  s'épanouisse  comme  elle. 

Tu  te  tiens  la  face  tournée  vers  l'aurore, 

Vêtu  de  vert  et  de  rouge  ; 

Sois  heureux  avec  ta  reine  ; 

Que  Dieu  te  conserve  toujours  le  front  pur. 

Tu  te  tiens  la  face  tournée  vers  les  deux  Varak  2, 

Paré  d'écarlate,  de  vert  et  de  rouge; 

Sois  heureux  avec  ta  reine, 

Que  Dieu  te  conserve  toujours  le  front  pur. 

Tu  te  tiens  la  face  tournée  vers  Sourp-Nichan, 
Tu  es  comme  un  jardin  plein  d'oranges  rouges. 


i.  Nom  cl^une  fleur  d'Arménie. 

2.  Le  marié  se  tourne  vers  tous  les  couvents  qui  se  trouvent  aux 
alentours  de  Van. 


76  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Jouis  en  paix  de  ta  couronne; 

Que  Dieu  te  conserve  toujours  le  front  pur. 

Tu  te  tiens  la  face  tournée  vers  Anabat, 

Tu  es  devenu  plus  rouge  qu'une  pomme  rouge; 

Jouis  en  paix  de  ta  sainte  couronne, 

Que  Dieu  te  conserve  toujours  le  front  pur. 

Tu  te  tiens  la  face  tournée  vers  Aghtamar, 
Le  visage  plus  joyeux  que  celui  d'un  ange. 
Sois  heureux  avec  ta  r,eine, 
Que  Dieu  te  conserve  toujours  le  front  pur. 


Van, 


Mère  du  roi,  viens  donc  voir  *, 

Viens  voir  qui  nous  t'amenons. 

Nous  t'amenons  un  cygne  des  lacs, 

Nous  t'apportons  une  langue  longue  de  six  mètres. 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir, 
Nous  t'apportons  un  cellier  plein  d'amandes  ; 
Nous  t'apportons  un  rosier  tout  en  fleur; 
Nous  t'apportons  des  œillets  et  des  lys. 


i.  On  chante  ce  chant  en  revenant  de  l'église,  au  moment  d'arri- 
ver devant  la  maison  du  mariti,  quand  la  mère  du  marié  sort  de 
chez  elle  portant  sur  la  tête  un  plateau  plein  de  sucreries  et  de 
pâtisseries,  cl  s'avance  en  dansant  vers  les  mariés,  accompagnée  des 
sœurs  et  des  vierges,  proches  parentes  du  marié,  qui  conduisent 
l'cponx  et  Pépouse  à  In  chambre  nuptiale. 


CHANTS  DE  MARIAGE  77 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir, 
Nous  t'amenons  celle  qui  balaiera  le  plancher, 
Nous  t'amenons  celle  qui  allumera  l'âtre; 
Nous  t'amenons  celle  qui  traira  les  vaches; 
Nous  t'amenons  celle  qui  traira  les  brebis; 
Nous  t'amenons  celle  qui  fera  la  lessive. 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir, 
Nous  t'amenons  celle  qui  te  cognera  sur  la  lête, 
Nous  t'amenons  celle  qui  te  disputera  tout; 
Nous  t'amenons  celle  qui  troublera  ta  maison. 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir, 
Nous  t'amenons  celle  qui  préparera  ton  lit, 
Nous  t'amenons  celle  qui  fera  ta  cuisine  ; 
Nous  t'amenons  celle  qui  t'habillera. 

Mère  du  roi,  viens  danser  ; 
Nous  t'amenons  une  perdrix  des  montagnes, 
Nous  t'amenons  une  génisse  des  montagnes, 
Nous  t'amenons  un  couple  de  gazelles. 

Venez  saluer,  hé  !  venez  saluer  ! 
Longue  vie  au  roi  et  à  la  reine! 
Le  roi  monte  sur  le  siège. 
Le  roi  est  l'agneau  de  Dieu. 


Van . 


VARIANTE 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir, 

Viens  voir  qui  je  t'amène. 

Viens  avec  des  sucreries  et  des  pâtisseries. 


78  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Viens  avec  la  gourde  d'eau-de-vie, 
Viens  avec  tes  amis. 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir, 
Viens  avec  des  bougies  allumées, 
Viens  avec  tes  amis, 
Viens  avec  la  marraine. 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir, 
Viens  avec  du  henné  à  tes  doigts, 
Viens  avec  du  khôl  à  tes  yeux, 
Viens  avec  des  babouches  à  tes  pieds. 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir, 
Allons!  vite!  viens,  te  dis-je! 
Viens  voir  qui  je  t'amène. 

—  Je  t'amène  celle  qui  balaiera  ta  maison. 

—  Je  t'amène  celle  qui  te  lavera  la  tète. 

—  Je  t'amène  celle  qui  fera  ta  lessive. 

—  Je  t'amène  celle  qui  aplatira  ta  pâte. 

—  Je  t'amène  celle  qui  secouera  tes  arbres. 

—  Je  t'amène  celle  qui  balaiera  les  feuilles  desséchées. 

—  Je  t'amène  celle  qui  arrachera  les  broussailles. 

—  Je  t'amène  celle  qui  cueillera  les  fruits. 

—  Je  t'amène  celle  qui  peignera  tes  cheveux. 

—  Je  t'amène  celle  qui  raccommodera  tes  vêtements. 

—  Je  t'amène  celle  qui  rangera  les  souliers. 

—  Je  t'amène  celle  qui  traira  les  brebis. 
/  —  Je  t'amène  celle  qui  peignera  la  laine. 

—  Je  t'amène  celle  qui  filera  au  rouet. 

—  Je  t'amène  celle  qui  te  cognera  sur  la  tête. 


On  a  paré  notre  roi  ; 

On  l'a  revêtu  de  beaux  habits  dorés; 

On  l'a  fiancé  selon  la  loi  arménienne. 

Que  le  Seigneur  le  protège  ! 

Que  saint  Karapet  bénisse  sa  jeunesse! 

Que  le  bon  Dieu  le  protège! 


CHANTS  DE  MARIAGE  79 

On  a  paré  notre  roi, 

On  Ta  marié  selon  la  loi  arménienne  ;        . 

Que  le  «ressusciteur  des  morts  »  *  bénisse  sa  jeunesse, 

Que  le  Seigneur  le  protège! 

Notre  roi  porte  la  croix, 

Il  porte  la  croix  sur  son  sein, 

Il  a  à  la  tête  le  djigha  2  rouge,  tout  rou'ge, 

Et  rouge,  toute  rouge,  brille  sa  jeunesse; 

Sa  couronne  est  rouge,  le  nœud  en  est  vert, 

Le  manteau  est  rouge,  sa  jeunesse  est  verte; 

Que  le  soleil  de  notre  roi  demeure  toujours  ardent; 

Que  Dieu  le  protège  jusqu'à  son  dernier  jour. 

Sa  ceinture  est  rouge,  son  manteau  est  rouge; 

Ses  souliers  sont  tissés  de  fils  d'or,  sa  jeunesse  est  rouge. 

Salut  à  la  reine  !  salut  à  la  reine  ! 

Longue  vie  à  la  reine!  salut  à  tous  ! 

Allons  de  la  montagne  amener  la  perdrix, 

Pour  qu'elle  vienne  cueillir  les  fruits  verts  de  l'arbre, 

Pour  qu'elle  s'agenouille  devant  le  saint  autel, 

Et  qu'avec  sa  bouche  elle  salue  le  roi. 


i.  Le  «  ressusciteur  des  morts  »  est  le  nom  donné  à  un  Évangile 
inscrit  sur  du  parchemin,  les  marges  ornées  d'enluminures,  se 
trouvant  dans  le  village  d'Avantz  qui  est  le  premier  port  du  lac 
de  Van. 

2.  Le  djigha  est  la  parure  enrichie  de  pierres  précieuses,  en 
forme  d'un  grand  peigne,  que  les  mariés  portaient  jadis  sur  leur 
front. 


£0  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Allons  de  la  montagne  amener  le  psalmiste, 
Pour  qu'il  vienne  cueillir  les  fruits  mûrs  de  l'arbre, 
Que  les  fleurs  épanouies  sur  les  montagnes 
Saluent  notre  roi. 

Que  la  croix  protège  le  roi, 

Que  la  croix  protège  la  reine. 

Que  tout  le  monde  rentre  chez  soi, 

Que  le  roi  et  la  reine  dorment  d'un  doux  sommeil. 


Van 


ELOGE  DES  NOUVEAUX  MARIES 4 

Bonjour,  ô  belle,  bonjour! 

Que  le  bienfait  de  la  bonne  lumière  tombe  sur  toi, 

Que  le  soleil  rayonne  sur  toi  ! 

Belle,  quelle  mère  t'a  mise  au  monde  ? 
C'est  cette  mère  aux  yeux  noirs  qui  t'a  mise  au  monde, 
C'est  pour  nous  que  ta  mère  t'a  mise  au  monde, 
C'est  pour  toi  que  nous  sommes  venus  au  monde. 

O  ma  belle  sans  pareille, 

Il  n'est  pas  de  belle  comme  toi. 


i.  Après  la  cérémonie  du  mariage,  lorsque  les  mariés,  revenant 
de  l'église,  arrivent  devant  la  maison  du  marié,  les  invités  et  les 
musiciens  chantent  ce  chant. 


CHANTS  DE  MARIAGE  81 

/ 

Belle,  tu  as  mis  des  vêtements  rouges; 
Viens,  marche  sur  le  tapis  ;  $ 

Marche,  et  marche  à  pas  menus, 
En  retroussant  ta  petite  robe  rouge. 
0  ma  belle,  etc. 

Au  matin,  le  soleil  se  lève  ; 
Le  marié  salue  sa  mère  ; 
Sois  le  bienvenu,  soleil  ardent, 
Qui  t'es  levé  sur  notre  maison  ! 
0  ma  belle,  etc. 

Au  matin,  tombe  la  douce  rosée  ; 
La  mariée  descend  au  jardin  cueillir  des  roses  ; 
Elle  s'asseoit  et  tamise  du  sucre, 
Elle  se  couvre  de  la  poussière  du  sucre. 
0  ma  belle,  etc. 

« 
Au  matin,  au  grand  matin, 

Je  voudrais  entrer  au  jardin  cueillir  la  menthe; 
Le  cœur  de  la  mariée  est  troublé, 
Le  cœur  du  marié  est  plein  de  fumée. 
0  ma  belle,  etc. 

La  pluie  miroite  d'en  haut, 
Elle  descend  par  la  grande  montagne  ; 
Le  cheval  du  marié  se  cabre, 
Le  cœur  de  la  mariée  tressaille. 
0  ma  belle,  etc. 


82  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Nous  avons  maintenant  deux  perdrix  au  nid, 
Leurs  figures  ruissellent  de  rougeur  ; 
Vous  êtes  le  pilier  d'or  de  notre  maison  ; 
Vous  avez  ensoleillé  notre  maison. 
O  ma  belle,  etc. 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir, 
Viens,  parais  à  ta  porte  : 
Ton  fils  le  roi  est  arrivé, 
Il  était  parti  un,  il  revient  deux. 
O  ma  belle,  etc. 


Eghine 


CHANT  QU'ON  CHANTE 

AU     MOMENT      DHABILLER     LE     MARIÉ 

■ 

Par  ces  hautes  montagnes  un  vif  soleil  s'est  levé  sur 
nous, 

Aux  autres,  il  tombe  par  le  toit,  il  entre  chez   nous 
par  la  porte. 

Venez  tous,  cousez  le  manteau  du  roi; 
Prenez  la  lune  pour  doublure  et  le  soleil  pour  étoffe  ; 

Mettez  les  grandes  et  petites  étoiles  en  guise  de  bou- 
tons à  ses  manches. 

Eghine. 


CHANTS  DE  MARIAGE  83 

Les  parentes   du  marié  vont  chez  la  mariée  la  revêtir    des 
vêtements  qu'il  lui  offre,  puis  elles  chantent  y 

Jeune  fille,  tu  es  vêtue  toute  en  rouge; 
Retrousse  ta  petite  robe  rouge, 
Marche,  et  marche  à  pas  menus, 
Et  fais-nous  voir  ta  belle  taille  svelte. 


Puis  elles  font  asseoir  la  mariée  au  coin  de  la  chambre  et 
elles  chantent  : 

Tu  t'es  levée  le  matin,  tu  t'es  lavé  le  visage; 

Tu  as  mis  du  henné  à  tes  cheveux  de  soie; 

Laisse-nous  prendre  un  baiser  à  tes  joues  charmantes  ; 

Cache  tes  boucles  fines,  tu  brûles  qui  te  voit. 

Tu  es  une  pierre  précieuse,  tu  es  un  diafaiant  blanc. 

Quand  tu  te  lèves  le  matin,  le  soleil  resplendit; 
Quand  tu  ouvres  la  bouche,  il  en  coule  du  miel  ; 
Viens  t'asseoir  près  de  nous  et  cause  gentiment. 
Cache  tes  boucles  fines,  tu  brûles  qui  te  voit. 
Tu  es  une  pierre  précieuse,  tu  es  un  diamant  blanc. 

Tu  te  lèves  le  matin  quand  soufflent  les  vents  frais; 
Le  rossignol  dresse  sa  tente  tout  près  de  la  rose; 
L'un  cueille  la  rose,  l'autre  cueille  les  feuilles. 
Cache  tes  boucles  fines,  tu  brûles  qui  te  voit. 
Tu  es  une  pierre  précieuse,  tu  es  un  diamant  blanc. 


84  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Tu  viens,  tu  passes,  tu  t'en  vas,  tu  ne  me  salues  pas; 

Plus  radieuse  que  la  lune  et  le  soleil  du  printemps  ; 

Et  moi  je  te  dis  :  Soleil,  sois  le  bienvenu  ! 

Cache  tes  boucles  fines,  tu  brûles  qui  te  voit. 

Tu  es  une  pierre  précieuse,  tu  es  un  diamant  blanc. 

Jusqu'à  quand,  jusqu'à  quand  toutes  ces  coquetteries  ? 

Lave  tes  cheveux  avec  l'eau  de  l'Immortalité  J. 

Si  je  m'en  vais,  à  qui  feras-tu  ces  coquetteries  ? 

Cache  tes  boucles  fines,  tu  brûles  qui  te  voit. 

Tu  es  une  pierre  précieuse,  tu  es  un  diamant  blanc. 


Puis,  elles  chantent  le  chant  suivant  : 

0  toi,  fille  de  riches  parents, 

Ton  sein  est  un  verger,  tu  es  un  dattier  ; 

C'est  sur  toi  que  poussent  les  dattes, 

C'est  sur  tes  branches  que  se  pose  le  rossignol. 

Ton  arbre  et  tes  branches  sont  en  or, 

Tes  feuilles  ressemblent  à  des  roses; 

Je  voudrais  posséder  ton  sein, 

Cueillir  des  dattes  sur  tes  branches. 

Eghine. 

i.  Il  existe  une  fontaine  portant  ce  nom,  aux  bords  de  l'Eu- 
phrate,  près  d'Éghine,  en  un  endroit  qui  est  un  lieu  de  pèleri-, 
nage. 


CHANTS  DE  MARIAGE  83 

CHANT   QU'ON   CHANTE 

AU  MOMENT  OU  LA  MARIEE  QUITTE  LA  MAISON  PATERNELLE 

LE     CHŒUR. 

Le  vent  du  soir  s'est  levé, 

Les  notables  se  sont  assemblés  ; 

Que  je  sois  immolée  pour  ton  âme  qui  s'exile! 

On  a  desserré  les  cordons  de  la  bourse, 

On  a  séparé  la  fille  de  sa  mère; 

L'avalanche  descend  de  Dilif, 

Elle  emporte  notre  petite  lune  ; 

Les  cloches  du  soir  ont  sonné, 

On  a  passé  son  pied  dans  l'étrier, 

La  mère  pleure  en  la  voyant  partir. 

LA  MARIÉE 

Je  ne  veux  pas  partir,  maman  !  je  ne  veux  pas  partir  ! 
On  m'emmène  de  force  ; 

Toi,  petite  mère,  souhaite  qu'il  me  porte  bonheur, 
Le  lait  que  tu  m'as  donné,  qu'il  me  porte  bonheur. 
Toi,  petit  père,  souhaite  qu'il  me  porte  bonheur, 

Le  pain  que  tu  as  gagné  pour  moi,  qu'il  me  porte 
bonheur. 

Ne  gémis  pas,  seuil  de  ma  maison, 

C'est  à  moi  de  gémir  ; 

Ne  rampe  pas,  ô  sol, 

C'est  à  moi  de  ramper; 


CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Ne  t'agite  pas,  petit  arbre, 
C'est  à  moi  de  m'agiter; 
Ne  tombe  pas,  feuille, 
C'est  à  moi  de  tomber  ; 
Ne  brille  pas,  étoile, 
C'est  à  moi  de  briller; 
Ne  te  lève  pas,  lune, 
C'est  à  moi  de  me  lever; 
Ne  pleure  pas,  maman, 
C'est  à  moi  de  pleurer. 


Djavahk. 


CHANT  POUR  BENIR  LE  MARIE 

Sois  heureux,  ô  roi,  sois  mille  fois  heureux, 
Tu  es  une  rose  avec  des  feuilles  vertes  ; 
Que  Dieu  bénisse  ta  jeunesse, 
Par  la  puissance  du  ciel  et  de  la  terre. 

Roi,  sois  heureux,  mille  fois  heureux, 
Tu  es  une  rose  avec  dés  feuilles  vertes  ;    . 
Que  Dieu  bénisse  ta  jeunesse, 
Par  la  puissance  de  Jérusalem. 

Roi,  sois  heureux,  mille  fois  heureux, 
Tu  es  une  rose  avec  des  feuilles  vertes  'r 
Que  Dieu  bénisse  ta  jeunesse, 
Par  la  puissance  d'Etchmiadzin. ! 

i.  Siège  pontifical  de  l'Église  arménienne. 


CHANTS  DE  MARIAGE 


87 


Roi,  sois  heureux,  mille  fois  heureux, 
Tu  es  une  rose  avec  des  feuilles  vertes 
Que  Dieu  bénisse  ta  jeunesse, 
Par  la  puissance  de  saint  Karapet. 


IV 


BERCEUSES,  CHANTS  D'ENFANTS 


CHANT 

QUE    LA    MÈRE    CHANTE    EN    BAIGNANT    LE    NOUVEAU-NE 


Que  l'eau  coule, 

Qu'elle  enveloppe  ta  petite  chair  ! 

Que  le  sommeil  d'une  foule  de  gens  tombe  sur  toi  ! 

Que  les  jeunes  mariées  restent  éveillées, 

Que  leur  sommeil  aille  au  nouveau-né! 

Allons  !  allons  !   qui  te  fera  un  reproche 

De  ce  que  tu  dormes  bien  avant  l'arrivée  de  la  nuit? 

Allons  !  allons  !  celui  qui  dira  du  mal  de  toi, 

Que  son  père  perde  tous  ses  ânes, 

Que  l'âne  aille  s'asseoir  sur  ses  plates-bandes. 

Que  l'âne  trempe  ses  oreilles  dans  son  lait  caillé, 

Que  son  père  mange  et  ne  lui  donne  rien. 

Van. 


9i  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

I 

DANDANS j 

Hop!  hophmon  enfant!  hoppala! 
Saute,  mon  enfant  !  dandana  ! 
Mange  des  gâteaux  et  grandis; 
Augmente  la  vie  de  tes  père  et  mère, 
Prends  ma  vie  et  donne-moi  un  baiser, 
Donne  un  salut  à  l'Illuminateur. 

Petite  main,  petite  main  empourprée  ! 

Le  vent  emporte  ses  cheveux  fil  par  fil. 

Viens,  que  je  t'embrasse  !  pour  que  le  Scribe, 

Ce  chien  boiteux  de  Scribe,  ne  t'emporte  pas. 

Qu'il  emporte  qui  il  voudra, 

Mais  qu'il  n'emporte  pas  notre  petit  monsieur 


II 


A  qui  ressemblera-t-il? 
A  qui  mon  petit  ressemblera-t-il  ? 
Qu'il  ne  ressemble  pas  à  sa  grand' mère  décrépite. 
Qu'il  ressemble  à  son  grand-père. 
Chéri  !  chéri! 


i.  Le  «  dandan  »  est  un  chant  que  la  mère  chante  en  balançant 
son  petit  entre  ses  bras  ou  en  le  faisant  sauter,  pour  l'amuser  ou 
pour  le  faire  cesser  de  pleurer. 


BERCEUSES,  CHANTS  D'ENFANTS  93 

A  qui  ressemblera-t-il  ? 
A  qui  mon  petit  ressemblera-t-il? 
Qu'il  ne  ressemble  pas  à  sa  tante  toquée, 
Qu'il  ressemble  à  son  oncle  robuste. 
Chéri!  chéri  ! 

A  qui  ressemblera-t-il  ?  ( 

A  qui  mon  petit  ressemblera-t-il  ? 
Qu'il  ressemble' au  soleil  et  à  la  lune, 
Qu'il  ressemble  à  son  père  et  à  sa  mère. 
Chéri  !  chéri  ! 

A  qui  rèssemblera-t-il? 
A  qui  mon  petit  ressemblera-t-il  ? 
Qu'il  ne  ressemble  pas  à  la  mer  empourprée, 
Qu'il  ressemble  à  Dieu. 
Chéri!  chéri  ! 

A  qui  ressemblera-t-il, 
A  qui  mon  petit  ressemblera-t-il? 
Qu'il  ne  ressemble  pas  au  soleil  et  à  la  lune, 
Qu'il  ressemble  à  rilluminateur. 
Chéri!  chéri! 

Que  notre  petit  à  sa  ceinture 
Attache  Farc-en-ciel. 
Qu'il  ressemble,  qu'il  ressemble 
Qu'il  ressemble  à  saint  Karnpet. 
Chéri  !  chéri  ! 


94  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

La  couronne  d'or  à  la  tête, 
Les  souliers  d'or  aux  petons, 
A  qui  ressemblera-t-il  ? 
Qu'il  ressemble  à  la  sainte  Vierge. 
Chéri  !  chéri  ! 

A  qui  ressemblera-t-il  ? 
A  qui  mon  petit  ressemblera-t-il? 
A  qui  ressemblera-t-il  ? 
Que  mon  petit  ressemble  à  moi  ! 
Chéri  !  chéri  ! 


DANDAN  POUR  LE  PETIT  GARÇON 

J'ai  un  garçon  aux  jolies  boucles  ; 

Je  lui  amène  une  mariée  avec  son  voile; 

Le  père  vient  au-devant  de  lui  avec  des  cierges, 

La  mère  vient  au-devant  de  lui  avec  de  l'encens; 

Il  est  le  trésor  de  sa  mère,  il  est  le  trésor  de  son  père, 

Il  est  la  couronne  de  sa  femme. 

Dandan !  dandan  ! 

Dandan  a  mon  Karapet  ! 

Dandan  !  dandan  I 
On  vient  appeler  mon  fils. 
Attendez  !  qu'il  passe  sa  ceinture, 
Qu'il  pende  son  épée  à  son  coté  : 


BERCEUSES,  CHANTS  D'ENFANTS  95 

Amenez  le  cheval  pommelé  de  mon  fils, 

Apportez  son  bonnet  rouge  \. 

Et  le  fouet  aux  fils  d'or  ! 

Fouettons  !  qu'il  s'envole  ! 

Qu'il  s'en  aille  jusqu'au  couvent  de  saint  Karapet! 

Nov'Nakhf'tchévan . 

DANDAN  POUR  LA  PETITE  FILLE 

J'ai  une  petite  fille  à  marier, 

Je  veux  pour  gendre  un  beau  gaillard  ; 

J'ai  une  petite  fille  aux  jolies  boucles, 

J'en  ferai  une  mariée  avec  son  voile, 

Parmi  des  cierges  verts, 

Parmi  des  rubans  dorés. 

Ma  petite  fille  remue  les  mains, 

Ma  petite  fille  saute,  saute. 

A  qui  la  donner  ?  à  qui  ne  pas  la  donner  ? 

Je  vais  la  donner  au  fils  du  prince. 

Je  lui  donnerai  en  dot  dix  voitures  chargées  de  richesses, 

Et  si  cela  ne  suffit,  j'en  donnerai  encor. 

Je  donnerai  une  petite  coiffe  pour  sa  tête  rondelette, 

Je  donnerai  un  peigne  pour  ses  cheveux  d'or, 

Je  donnerai  une  ceinture  pour  sa  taille  fine, 

Je  donnerai  des  souliers  pour  ses  petits  pieds, 

Je  donnerai  tout  ce  que  j'ai  de  la  porte  à  la  lucarne. 

Nor-Nakhitchévan. 


93  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

BERCEUSES 

Je  souhaite  que  tu  vives  avec  tes  père  et  mère, 

Que  tu  te  mettes  à  table  avec  un  couple  de  frères; 

Je  souhaite  que  tu  vives  avec  tes  père  et  mère, 

Et  que  ton  petit  cœur  soit  empli  de  soleil  ; 

Que  ton  petit  cœur  soit  empli  de  soleil, 

Et  que  notre  maison  soit  remplie  de  pommes  rouges; 

Que  ceux  qui  passent  cueillent  tes  roses, 

Que  ceux  qui  reviennent  cueillent  tes  pommes  rouges, 


Rose  rouge  aux  larges  feuilles, 

Tu  t'es  épanouie  au-dessus  de  ma  chambre; 

Autant  qu'il  est  de  feuilles  au  jardin, 

Je  te  souhaite  d'avoir  autant  de  soleils. 


Le  rossignol,  par  amour  pour  la  rose, 

Ne  peut  dormir  de  toute  la  nuit, 

Il  ne  peut  dormir  ni  la  nuit 

Ni  le  jour  jusqu'au  soir. 

Couche-toi  et  dors  doucement, 

Jusqu'à  ce  qu'arrive  la  lumière  du  matin, 

Jusqu'à  ce  qu'arrive  la  bonne  lumière  ; 

Alors  mon  rossignol  se  réveillera, 

Mon  rossignol  se  réveillera, 

Les  veux  mi-ouverts  et  mi-clos. 


BERCEUSES,  CHANTS  D'ENFANTS 


% 

Ton  arbre  est  d'or  et  les  branches  tout  en  or, 
Tes  feuilles  ressemblent  à  des  roses, 
Ton  eau  est  comme  du  vin  pur, 
Ta  beauté  n'a  nulle  part  sa  pareille. 


Tu  es  si  beau  dans  ton  petit  lit! 

Qui  puis-je  t'amener  pour  compagne  de  jeu  ? 

Je  vais  t'amener  la  lune 

Et  l'étoile  du  matin  pour  compagnes  de  jeu. 

Ton  petit  sein  est  pareil  à  l'aurore  ; 
La  rosée  du  matin  brille  dessus; 
Rosée,  va-t'en,  évapore-toi, 
Pour  que  le  soleil  tombe  dessus. 


Je  chante  la  berceuse  pour  qu'en  l'écoutant 

Tu  te  couches  et  t'endormes  doucement. 

Endors-toi,  mon  enfant,  et  grandis, 

Grandis  et  deviens  un  grand  ; 

Etends-toi  et  deviens  un  village  ; 

Au  village  où  il  n'est  pas  de  grand, 

Deviens  le  grand  de  ce  village; 

Deviens  une  grande  foret, 

Enfonçant  tes  racines  tout  au  fond  de  la  terre; 


98  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Enfonce  tes  racines  tout  au  fond  de  la  terre, 

Et  que  tes  arbres  jettent  partout  de  l'ombre  avec 
leurs  branches. 


Dodo!  dodo!  les  biches  sont  venues, 

Elles  sont  venues,  les  biches,  descendues  des  mon- 
tagnes ; 
Elles  font  apporté  le  doux  sommeil, 

Elles  Font  versé  dans  tes  yeux  grands  comme  des 
mers; 

Elles  t'ont  endormi  avec  le  doux  sommeil, 
Elles  t'ont  rassasié  avec  le  doux  lait. 

Dodo!  dodo!  Que  le  Seigneur  te  donne  le  sommeil! 

Que  la  mère  Marie  t'accorde  la  paix, 

Que  la  mère  Marie  accorde  la  paix, 

Pour  que  tu  te  couches  et  t'endormes  doucement. 

De  la  mère  Marie  nous  ferons  ta  mère, 

Et  de  son  fils  unique,  ton  protecteur. 

J'irai  à  l'église 

Conjurer  les  saints  de  prier  pour  nous; 

Du  saint  crucifix  je  ferai  un  frère, 

Pour  qu'il  tienne  toujours  ses  bras  étendus  sur  nous. 

Eghine. 


BERCEUSES,  CHANTS  D'ENFANTS  99 

LA  BERCEUSE  DE  L'ORPHELIN 

Sahak  sur  la  montagne, 

Le  père  sous  la  pierre. 

Les  roseaux,  ton  berceau  ; 

La  pierre  recourbée,  ta  couverture. 

Que  le  vent  du  sud  te  balance, 

Que  les  étoiles  mignonnes  te  chantent  la  berceuse, 

Que  la  brebis  sauvage  t'allaite, 

Pour  que  tu  bourgeonnes  et  que  tu  fleurisses, 

Pour  que  ta  taille  grandisse. 

tDodo  !  mon  enfant  !  dodo  !  mon  chéri  ! 
Des  lys  sur  ta  face  rose! 
Dodo!  mon  petit!  dodo!  mon  fils! 
Que  le  vent  chantant  passe  sur  ton  berceau. 

Que  la  brebis  sauvage  t'allaite, 
Que  la  lune  te  chante  la  berceuse, 
Que  le  soleil  te  serve  de  nourrice! 
Dodg!  mon  chéri,  dodo! 
Dodo  !  mon  petit  !  dodo  ! 

Van. 


100  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 


LE  CHANT  DE  LA  CHÈVRE 

La  chèvre  alla  jouer  sur  la  glace. 

Elle  tomba  et  se  cassa  le  pied; 

Elle  dit  :  «  Glace,  tu  es  donc  très  forte  ?  » 

—  Si  j'étais  très  forte,  dit  la  glace, 
Le  soleil  ne  m'aurait  pas  fondue, 
Elle  alla  près  du  soleil  et  lui  dit: 

—  Soleil,  tu  es  donc  très  fort  ? 

—  Si  j'étais  très  fort,  dit  le  soleil, 
Le  nuage  ne  m'aurait  pas  voilé. 

—  Nuage,  dit-elle,  tu  es  donc  très  fort  ? 

—  Si  j'étais  très  fort, 

Le  vent  ne  m'aurait  pas  dispersé. 

—  Vont,  dit-il,  tu  es   donc  très  fort? 

—  Si  j'étais  très  fort, 

Je  n'aurais  pu  glisser  par  la  fente  du  mur. 

—  Fente  du  mur,  tu  es  donc, très  forte  ? 

—  Si  j'étais  très  forte, 

La  souris  n'aurait  pas  régné  sur  moi. 

—  Souris,  dit-elle,  tu  es  donc  très  forte  ? 

—  Si  j'étais  très  forte, 

Le  chat  ne  m'aurait  pas  saisie. 

—  Chat,  dit-elle, tu  es  donc  très  fort? 
Le  chat  dit,  en  secouant  la  queue  : 

—  Je  suis  fort,  je  suis  fort,  je  suis  le  chef  des  forts  ; 


BERCEUSES,  CHANTS  D'ENFANTS  101 

Je  suis  la  fourrure  des  grands  seigneurs, 

Je  suis  la  coiffure  des  nobles  dames  ; 

L'été,  par  le  village,  l'hiver,  près  de  I'âtre, 

Je  dors  d'un  doux  sommeil  ; 

Si  l'on  fait  pssst  !  je  m'envole, 

Je  vais  m'asseoir  au  sommet  de  l'arbre. 

Van, 


LE  CHANT  DU  MATIN 

Il  fait  jour  !  il  fait  jour  ! 

Voici  la  bonne  lumière  ! 

Les  moineaux  sont  sur  l'arbre, 

Les  poules  sur  le  perchoir. 

Le  sommeil  des  paresseux  dure  un  an, 

Travailleurs,  levez-vous,  mettez-vous  à  l'œuvre  ! 

Les  portes  du  Ciel  sont  ouvertes  ; 
Le  siège  d'or  est  posé, 
Le  Christ  y  est  assis  ; 
L'Illuminateur  se  tient  debout  : 
Il  porte  à  la  main  la  plume  d'or, 
Il  inscrit  les  grands  et  les  petits  ; 
Les  damnés  pleurent, 
Les  élus  se  réjouissent. 


102  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

LE  CHANT  DU  SOLEIL 

Soleil,  soleil,  viens  dehors  ! 
Nous  venons  te  féliciter. 

Ta  petite  sœur,  la  lune, 

Nous  apporta  un  bol  plein  de  raisins  secs. 

Le  nuage  est  venu,  il  a  tout  assombri, 
Nous  ne  voyons  même  plus  nos  raisins  secs. 

Fais-nous  voir  ta  face,  petit  soleil  ! 

Nous  te  donnerons  une  poignée  de  raisins  secs. 

Tiens  !  nous  avons  trompé  le  soleil  ! 

Nous  l'avons  fait  sortir  de  dessous  le  nuage  ! 

Nor-Nakhitchévan 


CHANT  DE  LA  PETITE  FILLE 

•  POUR  SON    FRÈRE  CHERI 

J'ai  fait  du  pilaff  dans  le  pot, 

Je  l'ai  donné  aux  poules  à  manger; 

Le  forgeron  m'a  donné  un  couteau, 

Je  Tai  donné  au  berger. 

Le  berger  m'a  donné  un  agneau, 

Je  l'ai  donné  au  bon  Dieu. 

Le  bon  Dieu  m'a  donné  un  frère. 


BERCEUSES,   CHANTS  D'ENFANTS  403 

Frère,  frère,  frère  chéri, 

Que  je  meure  pour  ta  taille  !  . 

Que  portes-tu  sur  ton  âne  ? 

—  De  l'encens,  du  henné,  de  la  soie. 

—  A  qui  les  portes-tu?  —  Aux  abeilles. 

—  Où  sont  les  abeilles  ? 

—  Sur  les  montagnes. 

Elles  peignent  la  laine  des  loups. 

Elles  font  des  chemises  pour  les  veuves. 

Van. 


La  mère  est  comme  du  pain  chaud; 
Qui  en  mange  se  sent  rassasié. 

Le  père  est  comme  du  vin  pur, 
Qui  en  boit  se  sent  enivré. 

Le  frère  est  comme  le  soleil 

Qui  éclaire  les  monts  et  les  vaux. 


Eghine, 


V 


CHANTS  SATIRIQUES 
ET  BADINAGES 


ELOGE  DE  LA  MECHANTE  VIEILLE 


Viens  ça,  vieille  !  je  vais  faire  ton  éloge  : 
Tu  ressembles  à  un  démon  sorti  du  moulin; 
Tu  ressembles  à  un  ange  de  bain; 
Tu  ressembles  au  derrière  du  diable. 

Viens  ça,  vieille;  je  vais  faire  ton  éloge; 
Tu  ressembles  à  une  bûche  de  l'enfer; 
Ton  corps  et  tes  vêtements  sont  usés: 
Tu  ressembles  à  un  oiseau  qui  vient  de  muer. 

Tu  as  passé  une  serviette  autour  de  la  tête  ; 

Tu  as  pris  l'air  d'une  servante  de  bain. 

Tu  es  comme  un  tambour,  ton  nez  comme  une  trompette, 

Tes  yeux  comme  deux  bassins  de  bain. 

Les  chairs  sont  parties  de  ton  visage, 

Il  n'y  reste  plus  que  les  os  ; 

Plus  de  dents  dans  ta  bouche  ! 

Tu  ressembles  à  de  l'argile  tassée. 


108  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Tu  es  assise  et  tu  files  au  rouet, 

Tu  fais  du  fil  mince  et  fort  ; 

Tu  tues  tes  brus  en  les  regardant  d'un  œil  mauvais; 

Tu  es  le  Scribe  et  la  Mort,  tu  es  une  femme-fléau. 

Tu  es  assise  au  pied  des  murs, 

Tu  as  les  jambes  plongées  dans  la  mer; 

Ahî  si  tu  tombais  dans  la  mer  profonde, 

Nous  pourrions  vivre  à  notre  aise,  ô  méchante  vieille. 

Ton  oreille  est  vieille,  mais  tu  entends  vite  5 

Tu  frottes  tes  doigts  l'un  contre  l'autre  : 

Tu  dis  à  tes  fils  des  choses  plus  fausses  que  vraies, 

Tu  les  pousses  à  nous  battre,  ô  méchante  vieille! 

Tous  les  jours  tu  cherches  querelle  à  tes  brus; 

Tu  te  bats  comme  un  buffle  cruel; 

Qu'un  feu  ardent  te  brûle, 

O  méchante  vieille  toute  desséchée. 

Amenez,  jeunes  gens,  un  fossoyeur;  creusons  la  terre, 
Jetons  dans  la  fosse  la  tête  de  la  vieille. 

Djavahk. 


LE  PETIT  LABOUREUR 

Le  printemps  est  venu,  les  oiseaux  arrivent, 
Le  soleil  s'est  chauffé,  les  eaux  murmurent, 
Le  moment  est  venu  de  labourer  et  de  semer. 


CHANTS  SATIRIQUES  ET  BADINAGES  109 

J'ai  attelé  les  grues  en  guise  de  premier  couple, 
J'ai  attelé  les  oies  en  guise  de  second  couple. 

J'ai  loué  le  moineau  en  guise  de  bouvier, 

J'ai  pris  la  perdrix  en  guise  de  porteur  de  vivres, 

J'ai  labouré  mon  champ  et  je  l'ai  semé, 

Je  l'ai  semé,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  d'arroser  le  champ  ; 
De  mes  yeux  j'ai  fait  des  sources, 
J'ai  exprimé  toutes  mes  larmes. 
De  mes  bras  j'ai  fait  des  pelles, 
J'ai  arrosé,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  de  récolter, 
De  mes  mains  j'ai  fait  des  faucilles  ; 
J'ai  récolté,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  de  râteler; 
De  mes  doigts  j'ai  fait  un  râteau, 
J'ai  râtelé,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  de  mettre  en  gerbe  ; 
J'ai  enroulé  mes  cheveux  comme  une  corde, 
D'une  de  mes  mains  j'ai  fait  un  crochet, 
J'ai  réuni  les  gerbes  et  je  les  ai  attachées, 
Puis  je  les  ai  pilées,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  de  transporter; 
De  mon  dos  j'ai  fait  un  traîneau, 


110  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

J'ai  transporté  et  j'ai  mis  dans  l'aire, 
J'ai  étalé,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  de  battre  le  blé  ; 

J'ai  attelé  la  cigogne  pour  écraser  les  grains, 

J'ai  fait  monter  sur  elle  la  huppe, 

Et  j'ai  crié  :  En  avant!  marche! 

J'ai  battu  le  blé,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  d'entasser  les  gerbes  écrasées, 
De  mes  doigts  j'ai  fait  un  van. 
J'ai  battu  le  blé,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  de  vanner; 
De  ma  bouche  j'ai  soufflé  un  vent, 
J'ai  vanné,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  de  sceller  *, 
Je  suis  allé  chercher  un  scelleur  : 
J'ai  fait  sceller  mon  tas,  c'est  fini. 

Le  moment  est  venu  de  mesurer; 
Je  suis  allé  chercher  le  percepteur  de  dîme, 
De  mon  oreille  j'ai  fait  un  «  chenik  »  2. 
J'ai  mesuré,  c'est  fini. 


i.  Dès  que  le  blé  est  rais  en  tas,  le  percepteur  de  la  dîme 
scelle  les  tas  avec  le  tadj\  une  planche  gravée  de  certains  signes, 
pour  que  jusqu'au  moment  où  la  dîme  sera  prélevée,  les  tas 
restent  intacts. 

2.  Le  chenik  est  une  caisse  qui  sert  à  mesurer  le  blé;  il  en 
contient  approximativement  soixante  kilos. 


CHANTS  SATIRIQUES  ET  BADINAGES  111 

Le  moment  est  venu  d'enlever; 

De  mes  chaussettes  j'ai  fait  des  sacs, 

J'ai  rempli  deux  sacs  à  moitié  ; 

A  mes  oiseaux  bouviers  et  laboureurs, 

A  chacun  j'ai  donné  sa  juste  part  ; 

Le  reste,  je  Pai  enlevé, 

Et  je  l'ai  fait  moudre  pour  ma  maison. 


CHANT  DE   MARIAGE 

Ces  grands  tas  d'herbes,  dites,  qui  est-ce  ? 

Ces  grands  tas  d'herbes,  ce  sont  les  notables  du  village. 

Ces  lions  qui  rugissent,  dites,  qui  est-ce? 

Ces  lions  qui  rugissent,  ce  sont  les  vartabeds  i. 

Ces  perdrix  qui  chantent,  dites  !  qui  est-ce  ? 
Ces  perdrix  qui  chantent,  ce  sont  les  curés. 

Ces  oiseaux  qui  gazouillent,  dites  !  qui  est-ce  ? 
Ces  moineaux  qui  pépient,  ce  sont  les  diacres. 

Cette  poutre  épaisse  qui  se  dresse  au  milieu,  dites  !  qui 
est-ce? 

Cette  poutre  épaisse  qui  se  dresse  au  milieu,  c'est  le 
père  du  roi. 


i.  Prêtre  non  marié  qui  correspond  à  peu  près  dans  la  hiérar- 
chie aux  archimandrites  et  aux  archidiacres. 


112  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Cette  pelote  de  coton  avec  un  trou  au  milieu,  dites  ! 
qui  est-ce? 

Cette  pelote  de  coton  avec  un  trou  au  milieu,  c^est  la 
mère  du  roi. 

Cette  étoile  brillante  derrière  eux,  dites!  qui  est-ce  ? 
Cette  étoile  brillante,  derrière  eux,  c'est  la  reine. 

Ce  balai  derrière  la  porte,  dites!  qui  est-ce? 

Ce  balai  derrière  la  porte,  ce  sont  les  domestiques. 

Ce  chien  qui  arrive  un  sac  à  la  bouche,  dites  !  qui  est-ce  ? 
Ce  chien  qui  arrive,  un  sac  à  la  bouche,  c'est  le  Kezir1 
du  village. 

Ce  rat  qui  arrive,  tout  couvert  de  farine,  dites  !  qui  est-ce  ? 
Ce  rat  qui  arrive,   tout  couvert  de   farine,  c'est  le 
meunier. 


LES  PUCES 

Aïe  !  les  puces!  les  terribles  puces! 
Les  puces  rouges  à  la  noire  cagoule! 
La  nuit,  elles  grimpent  le  long  des  jambes; 
Le  jour,  elles  se  retirent  sur  les  poutres. 
Aïe!  les  puces!  les  terribles  puces  ! 
Les  puces  rouges  à  la  noire  cagoule  ! 


i.  Domestique  du  maire  de  village  qui  «  crie  »  ses 
t'ait  exécuter;  personnage  traditionnellement  mépris 


ordres  et  les 
méprisé. 


CHANTS  SATIRIQUES  ET  BADINAGES  113 

Les  puces  sont  venues,  noires  et  jaunes, 

Elles  sont  entrées  dans  tes  moustaches,     I, 

Elles  ont  mis  tes  moustaches  sens  dessus  dessous, 

Elles  t'ont  rendu  ridicule  dans  tout  le  village. 

Aïe  !  les  puces  !  les  terribles  puces  ! 

Les  puces  muettes  qui  se  faufilent  partout! 

Les  puces  sont  venues  par  bandes, 

Elles  sont  venues  assaillir  ma  belle-mère, 

Elles  l'ont  forcée  à  fuir  la  maison  en  pleine  nuit, 

Sans  attendre  l'arrivée  du  jour. 

Aïe!  les  puces!  les  terribles  puces! 

Les  puces  muettes  à  la  noire  cagoule  ! 

Les  puces  sont  venues  par  bandes  nombreuses  ; 

Elles  tissent,  sans  se  faire  payer,  une  toile  bariolée  ; 

Elles  s'envolent,  psst,  d'un  coin  à  l'autre, 

Elles  ne  laissent  pas  tranquilles  le  marié  et  la  mariée. 

Aïe!  les  puces!  les  terribles  puces! 

Les  puces  rouges  qui  se  faufilent  partout! 

Les  puces  sont  venues,   toutes  maigres,  toutes  petites  ; 
Elles  ressemblent  aux  percepteurs  d'impôts. 
Aïe  !  les  puces  !  les  terribles  puces  ! 
Les  puces  rouges  à  la  noire  cagoule  ! 

Van. 


m  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

DIALOGUE 

Le  mari  dit  à  sa  femme  : 

—  Allons,  vendons  le  four  de  notre  cour, 
Achetons  avec  la  recette  une  paire  de  vaches. 
La  femme  dit  à  son  mari  : 

—  Si  tu  vends  le  four  de  notre  cour, 

Si  avec  la  recette  tu  achètes  une  paire  de  vaches, 
De  ma  main  je  te  trairai  du  lait, 
Avec,  dessus,  un  pouce  de  crème. 

—  Si  de  ta  main  tu  me  trais  du  lait, 
Avec,  dessus,  un  pouce  de  crème, 

Je  t'achèterai  une  jarre  à  la  bouche  recourbée, 
Avec  un  couvercle  grinçant  par-dessus. 

—  Si  tu  achètes  une  jarre  à  la  bouche  recourbée 
Avec  un  couvercle  grinçant  par-dessus, 

Je  te  ferai  du  beurre  tout  plein  une  outre, 
Pour  que  tu  te  reposes  à  son  ombre. 

—  Si  tu  me  fais  du  beurre  tout  plein  une  outre, 
Pour  que  je  me  repose  à  son  ombre, 

Je  t'achèterai  du  khôl 

Avec  le  pinceau  à  manche  d'argent. 

—  Si  tu  m'achètes  du  khôl 

Avec  le  pinceau  à  manche  d'argent, 

Je  me  peindrai  les  yeux  jusque  dans  les  coins, 

Je  me  tiendrai  à  la  porte  devant  tout  le  monde. 

—  Si  tu  te  peins  les  yeux  jusque  dans  les  coins, 
Si  tu  te  tiens  à  la  porte  devant  tout  le  monde, 


CHANTS  SATIRIQUES  ET  BADINAGES  115 

Je  te  rosserai  avec  un  bâton  de  chêne, 

Tu  te  mettras  à  crier  et  à  pleurer.  | 

—  Si  tu  me  rosses  avec  un  bâton  de  chêne, 
Je  me  fâcherai,  j'irai  chez  mon  père. 

—  Si  tu  te  fâches,  si  tu  vas  chez  ton  père, 
Je  deviendrai  une  cigogne  ailée, 

Je  te  forcerai  à  me  suivre  en  claquetant, 
Je  te  ramènerai  chez  nous. 

—  Si  tu  deviens  une  cigogne  ailée, 

Si  tu  me  forces  à  te  suivre  en  claquetant, 

Je  deviendrai  un  sarment  chargé  de  grappillons, 

Je  me  suspendrai  au  mur  de  mon  père. 

—  Si  tu  deviens  un  sarment  chargé  de  grappillons, 
Si  tu  te  suspends  au  mur  de  ton  père, 

Je  deviendrai  un  couteau  aigu, 

Je  te  couperai  sur  le  mur  même. 

— Si  tu  deviens  un  couteau  aigu, 

Si  tu  viens  me  couper  sur  le  mur  même, 

Je  deviendrai  du  vin  de  grenades, 

J'irai  me  mettre  dans  des  tonneaux. 

—  Si  tu  deviens  du  vin  de  grenades, 
Si  tu  vas  te  mettre  dans  des  tonneaux, 
Je  deviendrai  une  tasse  peinte  de  fleurs, 
J'irai  te  boire  avec  délices. 

—  Si  tu  deviens  une  tasse  peinte  de  fleurs, 
Si  tu  viens  me  boire  avec  délices, 

Je  deviendrai  un  fleuve  débordé, 

Je  te  ferai  éclater  le  ventre.  Van. 


VI 

CHANTS  FUNÈBRES 


LAMENTATION  DE   LA  MERE 

SUR  SON  ENFANT  MOïlT  AVANT  l'aGE  l 


Je  regarde  et  je  pleure,  moi,  la  mère  de  cet  enfant! 
Je  dis  :  Malheur  à  moi! 

Que  deviendrai-je    maintenant,  misérable  que  je  suis? 
J'ai  vu  mort  mon  fils  d'or? 

La  rose  parfumée, 

On  Ta  ravie  de  mon  seiu;  mon  âme  a  défailli! 

Ma  belle  colombe  d'or, 

On  Ta  fait  envoler  de  mes  bras  ;  mon  cœur  est  brisé  ! 


i.  Les  chants  funèbres  sont  chantés  par  les  parentes  et  les  amies 
du  mort,  et  par  des  chanteurs  populaires.  La  veille  du  jour  où 
l'on  doit  porter  le  corps  à  l'église,  les  parents,  les  voisins  et  les 
amis  du  mort  se  réunissent  dans  la  maison,  apportant  chacun  une 
lampe  à  trois  ou  à  sept  mèches  qu'ils  rangent,  tout  allumées^ 
autour  du  cercueil,  et  ils  se  mettent  à  psalmodier  à  tour  de  rôle 
des  chants  funèbres,  la  mère,  l'épouse,  la  sœur  pour  pleurer  leui 
bien-aimé,  les  parentes  et  les  amies  pour  consoler  ceux  qui  sont 
en  deuil  ou  pour  faire  l'éloge  du  mort.  Aux  Jours  des  Morts,  (il  y 
en  a  cinq  par  an,  le  lendemain  des  fêtes  de  Noël,  de  Pâques,  de 
l'Assomption,  de  la  Transfiguration  et  de  l'Invention  de  la  Croix), 
les  familles  invitent  un  poète  populaire  à  chanter  au  cimetière, 
sur  le  tombeau,  l'éloge  de  leur  mort  le  plus  récent. 


120  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Ma  gentille  tourterelle  doucement  roucoulante, 
Le  faucon  de  la  mort  l'a  frappée,  et  m'a  blessée; 
Ma  petite  alouette  à  la  voix  suave, 
On  Ta  prise  et  emportée  au  ciel. 

Mon  grenadier  verdoyant,  tout  couvert  de  fleurs, 
La  grêle  l'a  détruit  sous  mes  yeux! 
La  pomme  rougie  sur  mon  arbre, 
Le  fruit  parfumé  parmi  mes  feuilles  ! 

Mon  bel  amandier  tout  fleuri, 

On  l'a  secoué  et  Ton  m'a  laissé  sans  fruit; 

On  l'a  saisi  et  jeté  par  terre, 

Et  Ton  a  piétiné  la  terre  où  il  gît. 

Oh!  que  deviendrai-je,  misérable  que  je  suis! 
Des  tristesses  nombreuses  m'ont  envahie; 
Reçois  du  moins,  mon  Dieu,  l'âme  de  mon  enfant, 
Et  fais  qu'elle  repose  dans  le  ciel  lumineux. 


CHANT  DES   PLEUREUSES 

SUR  UN  JEUNE  EMIGRE  MORT  EN  PAYS  ETRANGER 

On  est  venu  m'annoncer 

Qu'un  jeune  homme  est  mort  dans  une  vallée  étrangère. 

Il  est  mort  et  personne  ne  l'a  su; 

Son  corps  est  resté  trois  jours  dans  le  han i  ; 

Un  marchand  est  venu  pour  une  affaire, 

i.  Hôtel. 


CHANTS  FUNEBRES  \<i\ 

II  a  ouvert  la  porte  du  han, 

Il  Ta  ouverte  et  il  est  entré, 

Il  a  trouvé  mort  le  jeune  homme,  fils  unique  de  sa  mère. 

Il  en  a  avisé  les  portefaix, 

Ils  l'ont  transporté  au  bord  de  la  mer; 

Ils  ont  pris  de  l'eau  à  la  mer, 

Et  ils  ont  lavé  le  corps  du  jeune  homme. 

Ils  ont  détaché  le  bandeau  de  sa  tête, 

Ils  en  ont  fait  un  linceul  ; 

Ils  ont  coupé  un  fil  de  ses  cheveux, 

Ils  en  ont  cousu  le  linceul. 

Des  mères  étrangères  sont  venues  le  voir, 

Des  sœurs  étrangères  sont  venues  le  voir, 

Elles  sont  venues  et  elles  ont  dit  :  Malheur  à  celle  qui 

l'a  mis  au  monde, 

A  celle  qui  l'a  mis  nu  monde  et  Ta  allaité, 

A  celle  qui  Ta  veillé  du  soir  au  matin! 

Éghine. 


*  CHANT  DES  PLEUREUSES 

SUR   UN  JEUNE  MORT 

Viens,  nous  t'enterrerons  clans  le  jardin, 
Et  la  terre  que  nous  jetterons  sur  toi,  nous  la  tamise- 
rons à  travers  des  mousselines  ; 
Nous  sèmerons  des  fleurs  sur  ton  tombeau, 
Et  nous  l'entourerons  d'une  haie  de  roses  rouges. 


^ 


122  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

LAMENTATION    DE    LA    MÈRE 

SUR  LA  MORT  DE  SON  FILS 

Sur  le  cimetière  la  brume  s'appesantit, 

Mon  enfant  est  couché  là,  il  crie  :  «  Pitié  ! 

Pitié!  maman!  Pitié!  Enlevez-moi  d'ici! 

Ou  bien  mettez  des  coussins  à  ma  gauche  et  à  ma  droite.  » 


LAMENTATIONS 

Tu  étais  un  chapelet  de  perles,  tu  t'es  défait,  et  tes 
grains  se  sont  éparpillés; 

Petites  sœurs,  venez!  ramassez  tout,  pour  qu'il  ne 
s'en  perde  aucun. 

Allons,  montons  sur  la  colline,  moi  l'appelant,  toi  le 

cherchant. 

Si    nous   ne    le   trouvons   pas,    nous   trouverons   sa 

tombe,  nous  en  baiserons  la  pierre. 

Eghine. 


LAMENTATION  DE  LA  MERE 

QUI    A    PERDU    SON    JEUNE    FILS 

Je  n'irai  plus  au  jardin  sous  le  rosier. 
Il  est  tombé,  le  diamant  de  ma  bague. 
Oh!  qu'il  est  pénible  de  pleurer  une  mort  prématurée! 


CHANTS  FUNÈBRES  12$ 

SUR  LA  MORT  D'UN  MALHEUREUX 

Il  est  mort  si  lamentablement! 

Les  nuages  sont  descendus  pour  le  pleurer; 

Qui  dormait  s'est  réveillé  ; 

Qui  était  éveillé,  s'est  senti  défaillir  de  pitié. 

Eghine. 


LA  BRU 
SUR  LA  MORT  DE  SA  BELLE-MÈRE 

Petite  mère,  petit  voile  de  mon  visage  ! 
N'enlève  pas    ton   petit  voile    de    mon  visage! 
Si  tu  enlèves  ton  voile  de  mon  visage, 
Ne  démolis  pas  ta  haie  bordant  mon  mur; 
Si  tu  démolis  ta  haie  bordant  mon  mur, 
J'en  serai  bien  malheureuse! 

Eghine. 


SUR  LA  MORT  DES  ENFANTS 

Comme  les  feuilles  desséchées  d'automne, 
Vous  êtes  tombés  par  terre. 
Oh!  revenez-nous,  revenez-nous 
Avec  les  fleurs  du  printemps  ! 

Eghine. 


124  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

LE  JEUNE  HOMME   MORT 

A    SA   BIEN-AIMÉR 

Je  suis  atteint  d'un  mal  pénible; 
Prends  des  fruits  et  viens  me  voir. 
Pose  les  fruits  au-dessus  de  ma  tête, 
Et  ta  main  sur  mon  cœur. 


Eghine. 


LAMIÎNTAT10N  PIEUSE 

Si  le  malheur  m'était  venu  des  hommes, 

J'aurais  pleuré  si  fort  que  le  monde  entier  m'aurait 
entendu. 
Mais  le  malheur  m'est  arrivé  de  Dieu  : 

Je  pleurerai  si  bas  que  le  seuil  même  de  ma  porte  ne 

pourra  m'entendre. 

Eghine. 


SUR  LA  MORT  DES  JEUNES  GENS 

Le  rossignol  est  descendu  sur  les  jeunes  fleurs  du  jardin, 
Tantôt  il  module  une  lamentation,  tantôt  il  gazouille 
une  chanson. 

Il  dit  sa  lamentation  pour  ceux  qui   sont  morts  jeunes, 
Il  chante  sa  chanson  pour  ceux  qui  sont  heureux. 

Eghine. 


CHANTS  FUNÈBRES  425 

L'ÉPOUSE    \ 
SUR  LA  MORT  DE  SON  JEUNE  ÉPOUX 

Ni  le  jour  ni  la  nuit  il  ne  quitte  mon  esprit; 

Je  pose  la  tête  sur  l'oreiller  :  il  m'apparaît  en  rêve. 

Mais  à  le  voir  en  rêve,  ma  soif  ne  s'assouvit  pas. 

Eghine. 


SUR  UN  JEUNE  EMIGRE 

mort  a  l'étranger 

Le  jardinier  s'est  couché,  le  sommeil  l'a  saisi; 

L'ennemi  est  venu,  il  a  cueilli  la  rose. 

Voici  le  courrier  qui  annonce  la  mauvaise  nouvelle  : 

—  «  Ton  fils  bien-aimé  est  mort  aujourd'hui; 

Il  est  mort  avant  que  son  vœu  soit  accompli.  » 

Eghine. 


SUR  CELLE  QUI  A  PERDU  SON  AIME 

0  ma  pauvre  dame  pitoyable, 

Pourquoi  pleures-tu  si  tristement? 

Si  tu  pleures  les  roses  qui  s'en  sont  allées, 

Le  printemps  prochain  les  ramènera; 

Mais  si  tu  pleures  ton  aimé  qui  s'en  est  allé, 

Hélas!  il  est  parti  pour  ne  plus  revenir! 

Eghine, 


126  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

SUR  LA  MORT  D'UN  HOMME  VERTUEUX 

Du  sein  de  la  sainte  Vierge 
Une  perle  précieuse  est  tombée. 
Heureux  qui  la  retrouvera! 
Malheur  à  qui  l'a  perdue  ! 

Eghine. 


LA  MORTE  A  SON  EPOUX 

Je  vais  me  changer  en  un  aigle, 
J'irai  me  percher  devant  ta  fenêtre  ; 
Je  gémirai  si  fort 

Que  le  sommeil  te  fuira  pour  toujours. 
Tout  autre  peut  dormir, 

Mais  toi  et  moi,  désormais,  nous  ne  pourrons  plus 
dormir. 

Eghine. 

L'ÉPOUX 
SUR  LA  MORT   DE   SA  JEUNE    ÉPOUSE 

Je  voudrais  me  pencher  et  verser  une  rosée 
|     Sur  ton  beau  sein  blanc  ; 
Tu  te  réveillerais  en  sursaut  : 
—  «  Quelle  est  cette  rosée  qui  tombe  sur  moi?  » 

Eghine. 


CHANTS  FUNEBRES  127 

LES  PLEUREUSES' 

A  LA  MÈRE  QUI  A  PERDU  SON  FILS 

Il  n'est  pas  mort,  ton  fils  !  il  n'est  pas  mort! 
Il  s'en  est  allé  par  le  jardin. 
Il  a  cueilli  des  roses,  il  les  a  mises  à  son  front; 
Il  s'est  endormi  à  leur  doux  parfum. 


LA  MERE  A   SON  FILS  MORT 


0  ma  petite  perdrix  chantante,    . 

Chante  et  montre-moi  le  nid  où  tu  t'es  caché, 


LE  FILS  MORT 


Mon  nid  est  de  pierre  dure, 

Et  la  main  gauche  du  Scribe  est  là-dessus. 


LAMENTATION 

DE  LA  MÈRE  QUI  A  PERDU  SON  FILS  UNIQUE 

Allez  chercher  du  bois  et  des  buissons, 
Brûlez  la  mère  qui  a  perdu  son  fils. 
Brûlez,  réduisez-la  en  cendres, 
Et  jetez  ses  cendres  au  vent. 

Eghine. 


128  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

SUR  LA  MORT  D'UN  VIEILLARD 

Heureux,  toi  qui  as  eu  cette  mort-là  ! 
Heureux,  toi  qui  es  mort  ainsi  ! 

Heureux,  toi  qui  es  parti  paisible  par  ce  calme  chemin. 

Éghine. 

SUR  LA  MORT  D'UNE  VIERGE 

Une  rose  poussa  à  Arapkir, 

Elle  alla  voir  la  sainte  lumière  à  Jérusalem. 

Les  démons  la  poursuivirent  avec  leurs  griffes  et  la 
saisirent. 
Les  monts  retentirent,  les  arbustes  pleurèrent. 

On  planta  sur  Horope  une  pierre  grande  comme  sa  taille, 
On  suspendit  à  l'arbre  deux  pommes  rouges, 
On  acheta  de  l'encens  et  des  cierges, 
Et  la  veille  de  chaque  dimanche, 
On  fume  l'encens  pour  son  âme. 


CHANT  FUNEBRE 

CHANTÉ  LE  JOUR  DES  MORTS 

Ne  crois  pas  que  je  t'ai  oublié. 

Je  ne  t'ai  pas  oublié,  il  n'est  pas  possible  de  t'oublier. 

Tu  étais  entré  dans  mon  cœur, 

Tu  ne  sortiras  jamais  de  mes  yeux. 

Eghine. 


CHANTS  FUNÈBRES  129 

SUR  LA  MORT     I 

DE    CELUI    QUI    S'EST    ETEINT    AVANT    DE    VOIR    REVENIR 

SON    FILS 

Il  est  mort  et  nous  a  laissé  ce  testament  : 
—  Enterrez-moi  au  milieu  du  chemin, 
Plantez  une  pierre  sur  moi. 
Lorsque  mon  fils  reviendra, 

Je  vous  ferai  signe  des  yeux. 

*  Eghine. 


LAMENTATION  DE  LA  MERE 

QUI    A    PERDU    SON    FILS 

Je  suis  sortie  cette  nuit, 

J'ai  entendu  une  petite  voix  dolente, 

Je  me  suis  baissée  et  j'ai  tendu  l'oreille, 

Elle  ressemblait  à  la  voix  de  mon  fils  : 

- —  Je  ne  peux  plus  résister,  au  fond  de  la  terre, 

Aux  sifflements  aigus  des  serpents  noirs. 

Les  serpents  appellent  leurs  petits  : 

«  Voici  de  la  chair  fraîche  et  abondante, 

Nous  mangerons  la  chair  des  côtes, 

Nous  boirons  l'eau  de  ses  yeux  de  faucon.  » 

Cette  nuit,  jusqu'au  point  du  jour, 

J'ai  crié:  Viens  à  mon  aide,  ô  couteau! 

Eghine. 


Î30  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

LAMENTATION  DE  LA  SŒUR 

SUR    LA    MORT    DE    SON    FRÈRE 

Le  frère  est  l'artère  du  cœur  de  la  sœur; 

Il  n'a  qu'à  dire  une  douce  parole,  et  elle  se  sent  heu- 
reuse. 

Viens,  mon  frère  !  viens,  eau  de  ma  fontaine  ! 
J'ai  soif  de  toi,  où  t'en  es-tu  allé? 
Tu  m'as  laissée  dans  l'ombre,  fais  jaillir  une  lumière. 

Le  mur  de  mon  amour  s'est  écroulé,  viens  le  recons- 
truire. 

EgJiine. 


VII 


PRIERES  ET  POÈMES 
RELIGIEUX 


PRIÈRE  DU  MATIN 

L'aube  a  blanchi, 

La  croix  est  devenue  visible; 

Dieu  est  devenu  doux. 

Les  portes  du  paradis  se  sont  rouvertes, 

Les  portes  de  l'enfer  se  sont  écroulées. 

Mon  âme  est  délivrée  de  ses  chaînes, 

Jésus  a  eu  pitié  de  nous. 


Djavahk. 


PRIERE  DU  SOIR 

Mère  de  Dieu,  protège-moi  ! 

Je  tiens  la  croix  entre  mes  bras. 

Que  le  Malin  n'entre  pas  chez  moi  à  travers  le  mur; 

J'ai  sur  les  lèvres  le  saint  sacrement; 

8 


134  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS  , 

J'entre  au  sein  de  ma  mère  la  tombe; 
Endors-moi  toi-même,  réveille-moi  toi-même, 

Ramène  ma  pauvre  âme  à  la  lumière  à  travers  la  nuit 
ténébreuse. 

Djavahk. 


PRIERE  DU  SOIR 

EN    ENTRANT    AU    LIT 

Le  feu  s'est  éteint, 

Le  Malin  est  chassé  ; 

Le  Christ,  la  face  voilée, 

Entouré  de  ses  anges, 

Est  descendu  du  ciel, 

Il  est  entré  dans  les  maisons  chrétiennes. 

—  Seigneur,  où  vas-tu  ? 

—  J'ai  du  feu  ardent 
Dans  mon  encensoir; 
Chaque  fil  en  est  lumineux. 
Je  suis  allé  au  berceau, 

Je  me  hâte  maintenant  d'aller  à  la  messe. 


Djavahk. 


PRIERES  ET  POEMES  RELIGIEUX  13E> 

PRIÈRE  DU  SOIR    I 

Je  suis  sorti  cette  nuit, 

J'ai  vu  une  lumière  immaculée, 

J'ai  été  saisi  d'épouvante  quand  je  l'ai  vue, 

Je  me  suis  senti  emmailloté  dans  les  langes  de  la  mort. 

Le  ciel  est  serein,  empourpré  ; 

Marie,  assise  sur  le  saint  autel, 

Prie  dans  la  sainte  église. 

Elle  tient  dans  ses  bras  son  fils  flamboyant, 

Elle  intercède  de  bonne  grâce  pour  nous, 

Elle  ne  lui  rappelle  pas  nos  péchés  pour  le  jour  du 

jugement. 

Djavahk. 


PRIERE  DU  SOIR 

La  bougie  s'est  consumée, 

Le  démon  s'est  évanoui  ; 

Saint  Serge  est  arrivé  à  notre  secours, 

Sur  son  cheval  blanc, 

Avec  sa  tunique  verte, 

Avec  son  manteau  lumineux. 

—  Petite  lumière,  petite  lune,  d'où  viens-tu? 

—  J'ai  traversé  la  mer  du  père  Abraham. 

—  Tu  es  jaune,  ton  cheval  est  jaune; 

Ta  barbe  a  poussé,  la  couleur  en  est  jaune. 


136  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

La  droite  de  Dieu  et  la  croix  sur  mon  oreiller! 

Que  le  Père  m'entende,  que  le  fils  m'entende! 

Que  le  Saint-Esprit  me  réveille! 

Ma  tête  sur  l'oreiller, 

Mon  âme  entre  tes  mains,  o  Sainte  Vierge! 


PRIERE  DU   SOIR 

Seigneur,   mes    péchés   sont  plus    nombreux  que    les 

monts  et  les  vallons, 
Plus  nombreux  que  les  pierres  et  que  les  cheveux  de  ma 

tête; 
Ils  sont  comme  une  colonne  du  ciel,  comme  un  nid  de 

démons; 

Seigneur,  sauve  ma  pauvre  âme, 

Ne  m'abandonne  pas  ! 

r.    Djavakk. 


PRIERE  DU  SOIR 

J'ai  posé  ma  tête  sur  l'oreiller, 

J'ai  confié  mon  âme  à  l'ange  gardien 

Pour  minuit, 

Pour  la  pleine  nuit, 

Pour  l'heure  où  chante  le  coq, 

Pour  l'heure  qui  précède  l'aube, 


PRIÈRES  ET  POÈMES  RELIGIEUX  137 

J'ai  confié  mon  âme 
Au  roi  des  cieux; 

Je  suis  entré  dans  la  fosse  de  la  mort. 
Endormi,  ou  assoupi, 
Je  voudrais  rendre  mon  âme  entre  tes  bras,   Mère  de 

Dieu  ! 

Djavahk. 


PRIERE  DU   SOIR 

EN  FERMANT  LA  PORTE 

J'ai  une  maison  en  fer, 
Les  murs  en  acier  pur; 
Le  Christ  y  est  descendu; 
Toutes  les  portes  sont  fermées. 
L'anneau  de  la  lucarne  est  solide. 

Que  celui  qui  viendra  par  la  porte  retourne  sur  ses  pas  ! 
Que  celui  qui  viendra  par  le  toit  soit  changé  en  pierre  ! 

Djavahk. 


PRIERE  DU  SOIR 

Notre  maison  est  toute  en  fer, 
Les  murs  sont  en  acier; 
La  Sainte  Vierge  est  à  la  porte, 
Saint  Grégoire  est  sur  le  toit. 

S. 


138  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Son  manteau  couvre  le  toit, 
Sa  crosse  protège  la  porte. 

Celui  qui  s'approchera  de  la  porte,  qu'il  soit  changé 
en  pierre  ; 
Celui  qui  marchera  sur  le  toit,  qu'il  soit  changé  en  ferl 

Djavahk. 


PRIERE   DU  SOIR 

Mère  de  Dieu,  tu  nous  donnes  une  ceinture. 
Pour  l'amour  de  ton  fils  unique, 
Prends  et  anéantis  tout  ce  que  je  sais. 
Donne-moi  tout  ce  que  tu  sais. 

Mère  de  Dieu,  qui  as  la  lune  pour  ceinture, 
Toi  qui  es  une  mer  de  feu, 
Conduis-moi  vers  la  porte  du  Paradis, 
Fais  que  mon  âme  y  repose, 
Eclaire-moi  avec  ton  esprit  radieux, 
Délivre-moi  de  mes  mauvais  péchés. 

Les  portes  du  Paradis  se  sont  ouvertes 

Les  élus  poussent  des  cris  de  joie, 

Les  damnés  tombent  à  genoux  et  pleurent; 

Je  n'ai  pas  de  provisions  à  emporter  avec  moi; 

Pour  traverser  le  cheveu-pont  *, 

i.  Suivant  une  vieille  croyance  arménienne,  un  pont  formé  d'un 
seul    cheveu   est  jeté  entre  le  paradis  et  l'enfer,  au-dessus  du 


PRIÈRES  ET  POÈMES  RELIGIEUX  lc9 

Pour  répondre  aux  questions  du  Christ, 
Et  il  n'y  a  plus  moyen  de  revenir. 
Mère  du  Seigneur,  mère  de  Dieu, 
Accorde-moi  une  ceinture  de  lumière, 
Je  donnerai  ma  vie  pour  toi  ! 
Accorde-moi  la  force, 
Conduis-moi  au  paradis. 

La  chandelle  tombe  et  s'éteint, 

Le  diable  et  les  démons  se  dispersent, 

Le  Christ  étend  son  ombre  sur  nous. 

Au  nom  de  Moïse  l'inextinguible, 

Au  nom  du  Christ  éternel, 

La  lettre  sur  la  lettre, 

L'EYangile  sur  mon  cœur, 

Flambeau,  flambeau  de  vérité, 

Prophète  Elie  ! 

Que  j'ouvre  la  porte  de  bronze, 

Que  j'entre  au  paradis  de  délices, 

Que  je  cuçille  des  fleurs  impérissables, 

Que  j'en  fasse  un  bouquet  et  que  je  le  pose  sous  ma  tête  1 

Que  je  m'endorme  d'un  sommeil  paisible, 

Et  qu'en  me  réveillant  mes  rêves  me  soient  propices  ! 

Que  Dieu  accomplisse  tout  ce  que  je  lui  demande  ! 


fleuve  de  feu  qui  se  jette  dans  l'enfer;  les  coupables,  chargés  de 
péchés,  ne  peuvent  traverser  ce  pont  et  tombent  dans  le  fleuve  de 
feu  qui  les  emporte  dans  l'enfer;  les  justes  le  traversent  et  vont  au 
paradis. 


140  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

J'arrive  de  notre  ville,  hors  d'haleine, 
Je  me  rends  en  une  ville  excellente  ; 
J'ai  du  feu  ardent, 
J'ai  un  encensoir  lumineux. 

Jésus,  forteresse,  le  Christ,  murailles, 
Nous  abritent  dans  leurs  enceintes. 
Que  le  Père  ferme,  que  le  Fils  ouvre, 
Que  la  clef  du  Christ  soit  sur  la  porte. 

Le  lait  sacré  de  la  Vierge, 
Le  sang  précieux  du  Christ, 
Ont  effacé  nos  péchés. 


PRIERE 


Mon  pauvre  bateau  sur  la  mer, 
Penche,  à  demi  naufragé. 
O  mon  Dieu,  aie  pitié  de  moi, 
Délivre  des  flots  mon  pauvre  bateau 


Djavahk. 


Eghine. 


PRIERE  A  LA  SAINTE  VIERGE 

Marie,  notre  mère,  mère  de  la  lumière, 
Temple  du  Verbe-Dieu  ! 
Donne-moi  la  vie  et  le  pardon, 


PRIÈRES  ET  POÈMES  RELIGIEUX  141 

Fais  que  je  possède  la  lumière    e  la  croix. 

Fais-moi  oublier  tout  ce  que  je  sais, 

Apprends-moi  ce  que  tu  sais. 

Aide-moi  à  dépasser  la  porte  de  l'Enfer, 

Montre-moi  la  porte  du  Paradis. 

0  Séraphins,  ô  Chérubins, 

Qui  jouissez  du  Paradis,  notre  demeure, 

Ouvrez-moi  la  porte.     y 

Seigneur,  accueille  ma  pauvre  âme. 

Egfiine. 


PRIERE 
POUR  LES  FEMMES'EN  COUCHES 

Il  vient  une  odeur  de  pain  frais. 
Allez  voir  qui  arrive  ? 

—  Trois  hommes  montés  sur  des  chevaux  blancs, 
Tous  les  trois  vêtus  de  manteaux  verts, 

L'un  est  Jésus,  l'autre  est  le  Christ, 

L'autre  est  un  enfant,  saint  Cyriaque. 

Ils  viennent   de  la  montagne,   ils  descendent  dans  la 

vallée, 

Pour  aller  au-devant  de  l'ange. 

—  Seigneur,  où  vas-tu  avec  ton  escorte? 

—  Je  vais  chez  la  malade, 

Dans  la  maison  de  la  femme  en  couches; 


142  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Je  vais  mettre  une  chaîne  sur  le  mur, 

Je  vais  mettre  une  clef  sur  l'oreiller, 

Pour  que  son  cœur  ne  s'éteigne  pas  dans  son  sein, 

Pour  que  sa  langue  ne  soit  pas  enchaînée  dans  sa 

bouche. 

Djavahk. 


PRIERE  POUR  ENTRAVER  LES  LOUPS 

Avec  huit  doigts  et  deux  pouces, 

Avec  la  crinière  du  cheval  de  saint  Serge, 

Avec  le  bâton  du  seigneur  Moïse, 

Avec  la  lance  aiguë  de  saint  Georges, 

Avec  la  foi  lumineuse  de  saint  Grégoire, 

Avec  le  doux  lait  de  la  sainte  Vierge, 

Saisissez-le,  liez-le  ! 

Obscurcissez  ses  yeux  dans  son  visage, 

Clouez  sa  langue  dans  sa  gueula, 

Emoussez  ses  griffes  pointues, 

Aveuglez  ses  yeux  e&  plein  jour! 

Au  nom  de  Jésus-Clmst,  que  nos  peines 

Tombent  sur  la  bête  malfaisante  ! 

Djavahk. 


PRIERE  CONTRE  LE  MAUVAIS  ŒIL 

Le  bœuf  noir  sur  la  noire  montagne, 

Les  noires  courroies  du  joug  sur  l'épaule, 


PRIÈRES  ET  POÈMES  RELIGIEUX  143 

Le  corps  attaché  par  sept  cordes: 
Mauvais  œil,  mauvaise  épine, 
Mauvais  dessein,  mauvais  conseil  ! 

Je  suis  ton  serviteur,  divine  Providence, 

Que  l'œil  s'obscurcisse,  que  la  vie  s'éteigne 

De  celui  dont  le  mauvais  œil  poursuivra  ton  serviteur. 

Le  mauvais  œil,  la  mauvaise  épine, 

Le  mauvais  dessein,  le  mauvais  conseil 

Ont  renversé  la  noire  montagne, 

Ont  trait  du  lait  dans  le  seau  noir; 

Qui  a  vu  s'est  étonné, 

Qui  a  goûté,  a  crevé. 

Sur  le  crâne  du  serpent  noir, 

Mauvais  œil,  mauvaise  épine, 

Mauvais  dessein,  mauvais  conseil! 

Par  Je  temple  de  Salomon, 

Par  le  bâton  du  prophète  David, 

Par  la  parole  d'Aaron, 

Par  la  clef  de  Jonas, 

Mauvais  œil,  mauvaise  épine, 

Mauvais  dessein,  mauvais  conseil! 

Je  vais  chasser  le  Malin  par  la  porte, 

Qu'il  sorte  par  le  toit  ; 

Je  vais  le  chasser  par  le  toit, 

Qu'il  sorte  par  la  porte  ! 

Mauvais  œil,  mauvaise  épine, 

Mauvais  dessein,  mauvais  conseil. 


144  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Mauvaise  heure,  où  vas-tu? 

—  Vers  la  pâte  sans  signe  de  croix, 

Vers  le  berceau  découvert, 

Vers  la  lucarne  ouverte, 

Vers  l'épaule  du  bon  bœuf, 

Vers  l'épaule  du  bon  buffle, 

Vers  la  crinière  du  bon  cheval, 

Vers  le  troupeau  des  bons  moutons, 

Vers  l'orge  du  bon  champ, 

Vers  tout  ce  qui  est  bon. 


Djavahfc. 


PRIERE  CONTRE  LE  MAUVAIS  ŒIL 

Il  y  avait  un  arbre  dans  un  abîme, 

Il  y  avait  un  serpent  noir  sur  cet  arbre; 

Nous  l'avons  descendu  sans  nous  servir  de  nos  mains, 

Nous  l'avons  égorgé  sans  couteau, 

Nous  l'avons  cuit  sans  feu. 

Qui  en  mange,  crève  ; 

Qui  n'en  mange  pas,  éclate. 

Eghine. 


PRIÈRE  CONTRE  LES  VOLEURS 

Saint  Serge,  viens  passer  la  nuit  dans  notre  maison; 
Ferme  la  porte  avec  ton  épée, 


EGLISE  DU  COUVE.NT  DE  SAINT  KAtlAPET   A     MOUSti 

(Gravare  extraite  de    'Arménia,  de  M.  H.  F.  B.  Lynch.) 


PRIERES  ET  POEMES  RELIGIEUX  147 

Couvre  la  lucarne  avec  ton  manteau; 

Celui  qui  s'approchera  de  la  porte,  qu'il  soit   paralysé, 

Celui  qui  montera  sur  le  toit,  qu'il  tombe  évanoui. 

.  Eghine. 


PRIERE  CONTRE  LES  VOLEURS 
ET  LES  SCORPIONS 

Notre  père  rilluminateur  se  tient  près  de  moi, 
Il  me  couvre  de  son  manteau, 
Il  ferme  ma  porte  avec  sa  crosse; 
Il  monte  la  garde,  il  protège, 

Il  paralyse  et  fait  évanouir. 

'  Eghine. 


PRIERE  A  SAINT  SERGE 

Saint-Serge,  forte  muraille  ! 
J'ai  à  mon  bras  la  croix  forte. 
On  sent  une  odeur  de  pain  frais  ; 
Allez  voir  qui  arrive  ? 

Il  arrive  trois  hommes  montés  sur  des  chevaux  blancs; 
L'un  est  Jésus,  l'autre  est  le  Christ, 
L'autre  la  Sainte-Vierge  de  Kendanantz  i  ; 

I.  Village  au  sud  de  la  ville  de  Van.^ 


148  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

—  Où  allez-vous  ? 

—  Nous  montons  sur  les   montagnes,  nous  errons  par 
les  vallées, 

Avec  une  escorte  de  cinq  mille  anges  ; 
Nous  allons  frapper  à  la  porte  du  malade,, 
A  la  lucarne  du  fiévreux. 

Nous  attacherons  une  chaîne  le  long  des  murs, 

Nous  mettrons  une  clef  sur  l'oreiller, 

Pour  que  son  cœur  ne  soit  pas  effrayé  dans  son  sein, 

Jusqu'à  l'arrivée  du  jour  du  jugement. 

Van. 


PRIERE   A  SAINT  SERGE 

Je  tombe  à  tes  pieds; 

Quel  est  ton  nom  ?  —  Saint  Serge. 

— -  Et  le  nom  de  ton  fils  ? 

—  Saint  Karapet. 

—  Je  frapperai  à  toutes  les  portes 
Pour  que  tu  viennes  à  mon  aide, 
Sur  le  dos  de  ton  cheval, 

De  ton  cheval  robuste, 
Par-dessus  la  mer  immaculée. 

Beaucoup  d'hommes  sont  en  captivité; 

Cours  à  leur  aide  ; 

Tire  ton  épée,  sauve-les! 


Djavahk 


PRIERES  ET  POÈMES  RELIGIEUX  149 

LOUANGE  DE  SAINT  KARA^ET  l 

On  te  loue,  saint  Karapet  ; 

Tu  es  le  souverain  de  la  plaine  de  Moush; 

Tu  fus  le  parrain  du  Christ  ; 

Tu  es  le  chef  de  tous  les  saints. 

Tu  as  prophétisé  dès  l'âge  de  six  mois; 
Tu  as  précédé  le  fils  de  Dieu; 
Tu  as  ouvert  aux  impies  la  voie  du  salut, 
Aux  pécheurs  tu  as  accordé  l'expiation. 

Les  pèlerins  du  désert, 
Les  pécheurs  ont  afflué  vers  toi; 
Tu  as  donné  à  tous  une  réponse. 
Tu  étais  l'ami  des  publicains. 

Dans  le  Jourdain  au  cours  sinueux 
Se  jetaient  beaucoup  de  pécheurs; 
Les  péchés  des  pécheurs, 
Tu  les  lavais  avec  l'eau  du  fleuve. 

i.  Saint  Karapet  (Jean-Baptiste)  est  considéré  en  Arménie  comme 
le  plus  puissant  des  saints.  Son  siège  est  à  Moush,  où  se  trouvent 
ses  reliques  dans  l'église  qui  porte  son  nom,  et  qui  est  un  des 
principaux  lieux  de  pèlerinage  des  Arméniens.  Il  est  défendu  aux 
femmes  de  pénétrer  dans  l'enceinte  où  se  trouve  le  tombeau  du 
saint,  parce  que  ce  sont  des  femmes,  Hérodiade  et  Salomé,  qui  ont 
fait  décapiter  Jean-Baptiste.  Les  jeunes  filles  donnent  une  aiguille 
à  leurs  amis  qui  vont  embrasser  la  tombe  du  saint,  en  les  priant  de 
la  frotter  contre  le  tombeau,  pour  qu'elles  puissent,  grâce  à  cette 
aiguille  sanctifiée,  produire  des  merveilles  de  broderie.  Les  jeunes 
filles  ne  peuvent  aller  embrasser  la  tombe  qu'en  faisant  vœu  de 
ne  jamais  se  marier.  Celles  qui  ont  fait  ce  vœu  sont  admises  à 
chanter  pendant  la  messe  avec  le  chœur. 


150  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Tu  es  la  tourterelle  du  désert, 
Tu  es  le  premier  des  anachorètes, 
Tu  es  le  patron  de  notre  pays, 
Saint  Karapet,  qui  exauces  les  vœux. 

Les  grands  et  les  humbles  viennent  à  ta  porte, 
Des  pèlerins  par  milliers. 

Tes  faveurs  valent  plus  que  le  musc  et  l'ambre, 
Saint  Karapet,  qui  accordes  les  faveurs. 

Tu  es  entouré  de  villes  et  de  villages  ; 
Nous  ne  te  louerons  jamais  trop; 
Tu  es  le  rossignol  de  la  montagne  du  paradis, 
Tu  es  la  grande  gloire  de  la  ville  de  Moush. 

Tu  possèdes  des  mulets  par  caravanes  nombreuses, 
Des  vaches  et  des  brebis  par  milliers; 
Tu  accomplis  les  vœux  des  achoughs, 
Saint  Karapet,  qui  exauces  les  vœux. 

Mous  h. 


A  SAINT  KARAPET 

Tu  es  le  soleil,  tu  es  la  lune, 

Tu  fus  le  parrain  de  la  Vierge  Marie, 

Tu  restas  trente  ans  dans  la  caverne, 

Tu  as  ouvert  la  langue  enchaînée  de  ton  père, 


PRIÈRES  ET  POÈMES  RELIGIEUX  loi 

Tu  as  construit  un  couvent  dans  les  montagnes  de 
Moush. 

Tu  as  dressé  des  dômes  colorés, 
De  jolis  dômes  polygonaux  ; 
Le  vizir  même  et  le  pacha  te  viennent  en  pèlerinage. 

Tu  es  toi-même  vizir  et  pacha; 

Tu  es  le  premier  de  tous  les  saints  ; 

D'où  qu'on  appelle,  tu  entends. 

On  a  mis  saint  Karapet  debout, 

On  a  allumé  des  cierges  de  cire, 

On  a  allumé  des  lampes  d'or, 

On  Ta  revêtu  de  vêtements  lumineux, 

On  lui  a  mis  dans  la  main  des  cierges  verts. 

Moush. 


PRIERE 
DES  VIEILLES  FEMMES  A  LA  LUNE 

Jeune,  jeune,  rajeuni, 

Roi  vert  et  rouge, 

Tu  es  parti  vieux,  tu  reviens  enfant. 

Quelle  nouvelle  apportes-tu  du  bout  du  monde? 

—  Au  monde,  bonheur  et  paix, 

Aux  rois  la  concorde, 


152  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Pour  la  mort,  le  renchérissement, 
Pour  le  pain,  le  bon  marché, 
Aux  braves  gens,  longue  vie, 
A  mon  âme,  le  paradis. 


Bonlanek. 


PRIERE 

Le  Seigneur  arriva,  monté  sur  le  nuage; 

De  quatre  côtés  le  monde  trembla; 

Il  vint  s'asseoir  sur  son  siège  de  gloire, 

Il  appela  les  anges; 

Arriva  Paul,  arriva  Pierre. 

Celui  qui  dira  cette  prière  par  trois  fois, 

S'il  tombe  au  feu, ne  sera  pas  brûlé, 

S'il  est  frappé  par  l'épée,  ne  sera  pas  blessé; 

Ses  yeux  ne  verront  jamais  l'enfer, 

Il  méritera  le  paradis. 

Boulanek. 


LE  DERNIER  JUGEMENT 

La  porte  est  ouverte, 

Le  siège  d'or  est  posé, 

Le  Christ  y  est  assis, 

Il  tient  à  la  main  la  plume  d'or, 


PRIÈRES  ET  POÈMES  RELIGIEUX  153 

Il  accorde  aux  élus 

La  gloire  et  l'honneur  de  la  droite, 

La  clef  de  la  porte  du  paradis, 

Pour  qu'ils  aillent  s'y  réjouir, 

Qu'ils  glorifient  le  bon  Dieu 

Et  qu'ils  jouissent  de  l'infinie  béatitude; 

Aux  pécheurs,  les  tortures, 

Les  pleurs  amers  et  les  remords; 

Le  feu  de  l'enfer 

Consumera  leur  âme. 

Van. 


MALHEUR  AU  PECHEUR 

Du  côté  de  l'Orient,  le  Seigneur  arrive  pour  le  Jugement  ; 
Il  s'assied  majestueusement  sur  son  siège  et  prononce 

l'arrêt* 
Ainsi  que  nous  l'a  dit  le  Saint  Evangile, 
Heureux  le  juste,  malheur  au  pécheur! 

Nos  mères  nous  ont  mis  au  monde  pour  mourir; 
La  vie  est  un  pont  jeté  sur  ce  monde  mensonger; 
Que  la  Sainte  Vierge  intercède  pour  nous  ; 
Heureux  le  juste,  malheur  au  pécheur! 

Les  gloires  de  ce  monde  ne  sont  pas  éternelles  ; 

Prends  soin  toi-même  de  ton  âme,  nous  ne  sommes 
rien  par  le  corps; 

Un  beau  jour  Gabriel  sonnera  sa  trompette; 
Heureux  le  juste,  malheur  au  pécheur  ! 

■    ■   •    ,    s  9. 


154  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

L'ange  Gabriel  arrive  tout  en  feu, 

Il  vient  construire  le  cheveu-pont; 

Les  élus  se  réjouissent,  ils  courent  au  paradis  ; 

Heureux  le  juste,  malheur  au  pécheur. 

Les  hommes  sont  attirés  par  les  biens  de  ce  monde; 
Ils  se  sentent  satisfaits  avec  cinq  mètres  de  châle; 
Mais  un  beau  jour  ils  seront  jugés  dans  l'aire  d'Ornav  *  ; 
Heureux  le  juste,  malheur  au  pécheur! 

Korkh  (Village  près  d'Akhalkhalakj. 


L'AME  ET  LE  CORPS 

L'âme  et  le  corps,  qui  sont  frères, 
Devinrent  ennemis  l'un  de  l'autre. 
L'ârne  et  le  corps  se  disputèrent; 
L'âme,  fâchée,  voulut  s'en  aller. 

Le  corps,  en  pleurant,  se  jeta  à  ses  pieds. 
Il  lui  dit  :  Où  vas-tu,  ô  mon  frère  aîné? 
Je  viens  seulement  d'arriver  en  ce  monde. 
Viens,  construisons  un  grand  palais, 


i.  Selon  la  tradition,  l'aire  d'Ornav  se  trouve  près  de  Jérusalem, 
et  c'est  là  qu'aura  lieu  le  jugement  dernier. 


PRIERES  ET  POÈMES  RELIGIEUX  155 

Préparons  une  chambre  richement  ornée, 
Entrons-y  et  faisons  fêle;  ,       v 

Nous  devons  mourir  un  jour  ou  l'autre, 

L'âme  lui  dit  :  Corps  ignorant, 

Prête  l'oreille  à  mon  conseil  : 

Au  jour  du  jugement  dernier 

On  doit  nous  jeter  au  feu  de  la  géhenne. 

A  quoi  me  sert  donc  ce  monde  vain  et  mensonger? 

L'ange  est  venu,  apportant  le  firman  de  ma  mort. 
Il  arrache  à  mes  mains  le  monde  et  la  vie. 
A  quoi  me  sert  ce  monde  vain  et  mensonger? 

L'ange  s'est  assis  sur  ma  tête, 

Il  m'a  fermé  la  bouche,  il  m'a  saisi  la  langue, 

Il  m'a  ravi  la  lumière  des  yeux; 

A  quoi  me  servent  mon  père  et  ma  mère? 

Tous  les  voisins  se  sont  assemblés  ; 
L'ange  Gabriel  m'a  paralysé  la  langue, 
Il  m'a  détachée  de  ce  monde, 
A  quoi  me  servent  mon  père  et  ma  mère  ? 

Sitôt  sortie  du  sein  de  ma  mère,  j'ai  aimé  le  monde, 

J'ai  acheté  lourd,  j'ai  vendu  léger; 

J'ai  excité  la  colère  de  Dieu  contre  moi. 

Malheur  à  une  pécheresse  telle  que  moi  î 

A  quoi  me  sert  ce  monde  vain  et  mensonger? 


156  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Écoutez,  je  vais  dire  les  choses  de  ce  monde  : 

Ne  désirez  pas  les  choses  de  ce  monde; 

Priez  nuit  et  jour, 

Pensez  toujours  à  votre  pauvre  âme, 

Pour  que  vous  ne  soyez  pas   confondus   au  jugement 

dernier. 
A  quoi  me  sert  ce  monde  vain  et  mensonger? 

Notre  Seigneur  s'est  assis  sur  le  sombre  nuage,     . 

Il  ordonne  à  Fange  Gabriel  : 

«  Faites  sonner  toutes  les  trompettes, 

Que  chaque  âme  aille  monter  sur  son  corps.  » 

Chaque  âme  se  hâte  de  monter  sur  son  corps; 

Celles    qui   ont  péché   ont  une    main    sur  la   poitrine, 

l'autre  sur  la  face; 
Elles  disent  :  «  Lève-toi,  corps  abject, 
De  l'endroit  où  tu  gis;  tu  n'as  jamais  donné  au  pauvre 

un  morceau  de  pain  ; 
Tu  m'as  noircie  par  tes  péchés  ; 
Viens  au  moins  à  mon  secours  en  ce  jour  du  jugement.  » 

Les  âmes  qui  furent  justes 

Rejoignent  leur  corps  avec  joie; 

Elles  disent  :  «  Lève-toi,  corps,  mon  frère, 

Tu  as  fait  souvent  l'aumône  aux  pauvres, 

Tu  m'as  conservée  pure  au  monde, 

Allons  nous  présenter  au  tribunal  de  Dieu, 

Où  l'on  pèse  les  péchés  et  les  récompenses.   » 


PRIÈRES  ET  POÈMES  RELIGIEUX  157 

Tous  se  rendent  devant  le  tribunal  du  Dieu  créateur. 

Les  justes  s'agenouillent,  Dieu  les  remet  * 

Aux  mains  des  apôtres  Pierre  et  Paul. 

Les  pécheurs,  Dieu  leur  dit  :  «  Allez  dans  le  feu  éternel  ; 

Je  ne  reconnais  personne  parmi  vous.  » 

Alors  ils  invoquent  la  Sainte  Mère  de  Dieu  : 
«  Ne  laisse  pas  périr  les  âmes  que  tu  créas!  » 
Grandes  sont  les  souffrances  des  pécheurs. 

Van-Moush. 


VIII 


CHANTS  HISTORIQUES 
CONTES 


COMPLAINTE  DE  LEON  * 

Je  pleure  mon   Léon 

Qui  tomba  captif  aux  mains  des  musulmans  ; 

Ma  lumineuse,  lumineuse  et  sainte  Vierge  ! 

Q  ue  la  Sainte  Croix  vienne  en  aide  à  Léon  et  à  nous  tous  ! 

Le  Sultan  vient  sur  la  place, 

Il  joue  avec  son  globe  d'or; 

Ma  lumineuse,  lumineuse  et  sainte  Vierge  ! 

Que  la  Sainte  Croix  vienne  en  aide  à  Léon  et  à  nous  tous  ! 

Il  joue  et  passe  le  globe  à  Léon  : 

«  Prends,  joue,  et  passe-le  à  ton  père.  » 

Ma  lumineuse,  lumineuse  et  sainte  Vierge! 

Que  la  Sainte  Croix  vienne  en  aide  à  Léon  et  à  nous  tous  ! 

i.  Héthoum  Ier,  roi  de  la  Petite  Arménie,  s'étant  rendu  auprès 
du  khan  Mango,  empereur  des  Tartares,  pour  demander  son 
assistance  contre  les  Mameluks,  Funduktar,  le  sultan  d'Egypte, 
Vint  attaquer  en  Pan  J268  le  royaume  arménien.  Thoros  et  Léon, 
les  deux  fils  de  Héthoum,  défendirent  leur  pays  contre  l'agresseur, 
mais  Thoros  fut  tué  dans  le  combat,  et  Léon  tomba  entre  les  mains 
des  Mamclucks  qui  le  menèrent  en  Egypte.  Il  y  resta  jusqu'au 
jour  où  son  père,  rentré  en  Aménie,  courut  au  secours  de  son  fils 
et  réussit  à  le  délivrer. 


162  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

«  Léon,  si  tu  te  convertis  à  l'Islam, 

Mon  père  et  moi  nous  serons  tes  esclaves.  » 

Ma  lumineuse,  lumineuse  et  sainte  Vierge! 

Q't3  la  Sainte  Croix  vienne  en  aide  à  Léon  et  à  nous  tous  ! 

Léon,  assis  dans  la  forteresse, 
Le  mouchoir  aux  yeux,  pleurait. 
—  Caravane  qui  t'en  vas  vers  Sis  *, 
Porte  de  mes  nouvelles  à  mon  père. 

Lorsque  le  père  l'apprit, 

Il  mit  en  campagne  de  nombreux  cavaliers, 

Il  marcha  contre  le  Sultan, 

Il  fît  couler  des  fleuves  de  sang. 

Il  reprit  son  fils  Léon, 

Il  accomplit  le  vœu  de  son  cœur. 

Ma  lumineuse,  lumineuse  et  sainte  Vierge! 

Que  la  Sainte  Croix  vienne  en  aide  à  Léon  et  à  nous  tous  ! 


COMPLAINTE  DES  ARMENIENS  DE 
DJULFA2 

Malheur  à  vous,  pauvres  Arméniens  ! 

Sans  avoir  commis  aucune  faute,  et  sans  aucune  raison, 
vous  avez  été  dispersés  ; 

i.  Sis  était  la  capitale  du  royaume  de  la  Petite  Arménie. 
2.  Ce  chant   a   été  composé  à  la  suite   de   la  destruction,  par 
Ghahabbas  Ier,  de  la  ville  de  Djulfa. 


CHANTS  HISTORIQUES,  CONTES  (63 

Vous  allez  en  captivité  à  Khorassan, 
Affamés,  assoiffés,  nus  et  misérables. 

Vous  avez  jusqu'ici  subi  cent  mille  maux, 
Mais  vous  n'aviez  jamais  quitté  votre  doux  pays; 
Maintenant  vous  abandonnez  les  tombeaux  de  vos  pères, 
Vous  laissez  à  des  étrangers  vos  maisons  et  vos  églises. 

Ces  plaines  délicieuses,  cette  grande  ville, 
Ces  eaux  douces,  ces  villages  opulents, 
A  qui  les  laissez-vous,  puisque  vous  partez? 
Est-il  bien  possible  que  vous  les  oubliiez? 

J'ai  peur  qu'ils  ne  s'effacent  de  votre  mémoire; 
Ne  les  oubliez  jamais,  tant  que  vous  serez  en  vie! 
Raconte?:  au  moins  à  vos  fils  et  à  vos  petits-fils 

Gomment  vous  avez  été   chassés   de  votre  patrie  en 
ruines. 

Le  nom  du  mont  Massis,  de  l'arche  de  Noé, 
De  îi  plaine  de  TArarat,  du  saint  Etchmiadzin, 

De   la   caverne   profonde  \   de    la    Sainte  Lance   de 
Moughni, 
Qu'ils  ne  l'oublient  jamais  jusqu  au  jour  du  jugement. 

Il  eût  mieux  valu  que  mes  yeux  fussent  aveuglés,  que 
mon  cou  fût  cassé, 


i.  La  caverne  profonde  est  l'endroit  où,  selon  la  légende,  le  roi 
Tiridate  enferma  Grégoire  l'Illuminateur. 


464  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Pour  que  je  ne  t'eusse  pas  vue  dans  cet  état,  pauvre 
Arménie! 

Il  eût  mieux  valu  que  je  fusse  mort, 
Plutôt  que  d'être  vivant  et  de  te  voir  telle! 


NAREKATSl ! 

LÉGENDE 

Narékatsi  portait  un  pain; 

Les  laboureurs  l'envoyèrent  chercher  de  l'eau, 

Ils  mangèrent  le  pain, 

Ilsmirentàsaplace,dansla  serviette,  de  la  bouse  séchée  : 

Ils  voulaient  éprouver  Narékatsi. 

Narékatsi  revint,  appela  les  laboureurs  : 

«  Venez  manger  avec  moi.  » 

Les  laboureurs  lui  dirent  :  «  Toi,  commence  à  m;  nger, 


i.  Grigor  Narékatsi,  ou  Grégoire  de  Narek,  le  plus  grand  des 
mystiques  arméniens,  a  vécu  vers  la  fin  du  xe  siècle,  au  couvent 
de  Narek,  à  Van.  Il  a  laissé  un  commentaire  du  Cantique  des 
Cantiques,  des  poèmes  religieux,  une  Louange  de  la  Sainte- Vierge  et 
le  Livre  des  Lamentations,  une  suite  de  prières  qui  est  an  chef- 
d'œuvre  de  sensibilité  suraiguë  et  de  lyrisme  puissant;  ce  recueil 
de  prières  est  considéré  par  le  peuple  arménien  comme  un  livre 
sacré,  dont  certaines  pages  peuvent  guérir  des  maladies,  chasser 
les  démons,  éloigner  les  serpents  et  les  fauves.  L'imagination 
populaire  a  auréolé  la  figure  de  Narékatsi  d'une  série  de  miracles 
qu'il  aurait  accomplis  et  dont  quelques-uns  sont  rapportés  dans 
ce  chant. 


CHANTS  HISTORIQUES,  CONTES  165 

Nous  reviendrons  à  l'instant.  » 

Narékatsi  ouvrit  la  serviette 

Et  la  vit  remplie  de  bouse  séchée  ; 

Il  se  mit  à  genoux  par  terre, 

Fit  le  signe  de  la  croix  sur  la'serviette  ; 

Les  laboureurs,  au  retour, 

Virent  la  bouse  changée  en  pain, 

Ils  en  furent  fort  émerveillés. 

Narékatsi  se  rendit  au  défilé  de  Gharzid, 

Il  vit  que  le  berger  était  mort, 

Et  les  brebis  restaient  abandonnées. 

Il  y  exerça  sept  ans  la  fonction  de  berger, 

Il  reçut  son  salaire  et  entretint  des  orphelins,  — 

Narékatsi,  protecteur  des  orphelins  ! 

Il  faisait  paître  ensemble  les  agneaux  et  les  loups. 

Ceux  qui  le  voyaient  en  étaient  tout  émerveillés. 

Narékatsi  s'en  alla  au  pays  de  Moush, 
Il  entra  chez  quelqu'un  comme  domestique. 
C'était  un  débiteur  sans  ressources; 
Il  battit  le  blé  dans  son  aire. 

Ses  créanciers  vinrent  en  bande  et  s'y  rassemblèrent; 
Il  quitta  l'aire,  rentra  chez  lui  et  se  mit  à  pleurer. 
Narékatsi  dit  aux  créanciers  : 

—  Voulez-vous  prendre  du  blé  à  la  place  de  votre  argent  ? 
Ils  dirent:  Si  tu  nous  donnes  du  blé,  nous  serons  très 
contents. 


466  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Narékatsi  se  mit  à  genoux  par  terre, 

Fit  le  signe  de  la  croix  sur  le  tas  de  blé, 

Il  donna  du  blé  à  la  place  de  l'argent, 

Les  créanciers  furent  satisfaits  et  partirent. 

Narékatsi  appela  son  maître: 

—  Maître,  où  est  le  puits  ?  nous  allons  y  entasser  le  blé. 

Le  maître  dit  :  «  Va-t-en  !  es-tu  donc   venu  verser  de  la 

moutarde  sur  mon  cœur  ?  » 
Narékatsi  dit:  «Viens  donc  voir,  ils   sont   tous  partis 

satisfaits.  » 
La  femme  sortit  et  vit  que  le  tas  était  le  même  qu'avant. 
Elle  cria  à  son  homme:    «    Viens,    portons  le  blé  che/, 

nous.  » 
Il  vint  et  ils  portèrent  le  blé, 
Ils  en  comblèrent  le  puits, 
Et  ils  emplirent  la  maison  de  grain. 
Narékatsi,  libérateur  des  débiteurs  ! 
Narékatsi  a  étonné  le  monde  entier. 

Il  quitta  cette  maison,  il  vint  en  un  village, 

Il  vit  un  nouveau  marié  mort  sur  son  siège  ; 

Le  père,  la  mère  pleuraient  leur  agneau; 

Narékatsi  se  mit  à  genoux  par  terre, 

Il  fit  une  prière  au  créateur  : 

Le  marié  ressuscita  sur  son  siège, 

Le  père,  la  mère  en  furent  réjouis. 

Narékatsi  quitta  ce  village  et  rentra  à  Narek,  — 

Narékatsi,  ressusciteur  des  morts  ! 


CHANTS  HISTORIQUES,  CONTES  167 

Les  vartabeds  de  Sis  apprirent  ces  choses  et  en  furent 

étonnés, 
Ils  invitèrent  Narékatsi  et  voulurent  l'éprouver. 
Ils  remplirent  d'eau  un  petit  panier, 
Ils  l'envoyèrent  en  cadeau  à  Narékatsi. 
Narékatsi  égorgea  deux  pigeons, 
Il  appela  les  vartabeds  : 

—  Venez  manger  avec  moi. 

—  Mais,  que  fais-tu  donc  ?    . 

—  J'avais  oublié  qu'il  est  aujourd'hui  vendredi. 
Donnez  donc  à  ces  pigeons  l'ordre  de  s'en  aller. 

—  Nous  n'avons  pas  cette  puissance. 

C'est  toiKjui  les  as  égorgés,  donne-leur  toi-même  l'ordre 

de  s'en  aller. 
Narékatsi  se  mit  à  genoux  par  terre, 
Fit  le  signe  de  la  croix  sur  les  pigeons; 
Ils  prirent  le  vol  et  s'en  allèrent  ; 
Les  vartabeds  le  virent  et  furent  émerveillés. 

Narékatsi  remplit  d'eau  le  panier, 

Mit  du  feu  sur  l'eau, 

Mit  du  coton  sur  le  feu  ; 

Il  dit  :  —  Prenez  cela  et  portez-le,  comme  cadeau,  à  votre 

supérieur. 
Ils  le  prirent  et  s'en  allèrent; 
Le  supérieur  s'aperçut 
Que  l'eau  n'avait  pas  éteint  le  feu, 


168  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Et  que  le  feu  n'avait  pas  brûlé  le  coton. 

Il  en  fut  grandement  émerveillé. 

—  Saint  Narékatsi,  faiseur  de  miracles! 


Mogk. 


LA  CROIX  DE  KAROSS 

CONTE 

Ce  soir  de  samedi  à  dimanche, 

Quarante  bergers  s'assemblèrent  ; 

Ils  formèrent  une  croix  avec  du  raifort, 

Ils  l'enveloppèrent  avec  des  feuilles  de  noyer, 

Ils  mirent  des  pommes  aux  quatre  bouts, 

Ils  se  tinrent  devant  et  se  signèrent, 

Ils  invoquèrent  le  bon  Dieu, 

Ils  firent,  à  genoux,  une  petite  prière; 

Avec  l'ordre  de  Dieu  ils  changèrent  le  raifort  en  argent, 

Les  pommes  en  or; 

Ils  se  tinrent  devant  et  se  signèrent, 

Ils  firent,  à  genoux,  une  petite  prière, 

Ils  dirent  chacun  un  Miserere, 

Avec  l'ordre  de  Dieu  ils  firent  descendre  du  ciel  une 

relique  dans  la  croix; 
La  croix  s'envola,  alla  au  champ  de  Kaross  ; 
La  nuit,  elle  éclairait  le  champ  de  Kaross  ; 
Le  jour,  elle  ombrageait  le  champ  de  Kaross  ; 
On  l'appela  la  croix  de  Kaross. 


CHANTS  HISTORIQUES,  COUTES  169 

On  en  avisa  le  maire  du  village, 

—  Que  Dieu  lui  accorde  ses  bienfaits  !  — 
Le  maire  en  informa  le  peuple  de  son  village, 
Il  rassembla  le  peuple  de  son  village, 

Il  en  forma  une  longue  procession 

Qui  vint  passer  devant  la  croix  en  chantant  le  Miserere  ; 

La  croix  s'élança  dans  les  bras  du  curé; 

En  chantant  le   Miserere,  on  alla  la  placer  dans  l'église; 

La  nuit,  elle  éclairait  l'église; 

Le  jour,  elle  ombrageait  l'église. 

Il  y  avait  au  village  —  sauf  votre  respect!  —  un  chien 

de  «  kezir  »  ; 
Ce  chien  alla  informer  le  seigneur  kurde, 
Il  lui  donna  un  conseil; 
«  Une   croix,   dit-il,  vient  de    tomber  entre   les  mains 

des  Arméniens, 
La  nuit  elle  éclaire  l'église, 
Le  jour  elle  ombrage  l'église. 
Les  Arméniens  ne  méritent  pas  de  la  posséder, 
Elle  conviendrait  mieux  à  ton  palais. 
La  nuit,  elle  éclairerait  ton  palais, 
Le  jour,  elle  ombragerait  ton  palais.  » 

Le  seigneur  kurde  fut  tenté, 

Il  envoya  au  village  Ali  et  Youssouf 

Demander  au  maire  la  croix  de  Kaross  : 

—  Que  Dieu  comble  ce  maire  de  tous  ses  bienfaits  !  — 

10 


170  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Le  maire  prit  un  sac  plein  d'or, 
Un  sac  plein  d'argent, 
Pour  le  seigneur  kurde  ; 
Il  dit  :  «  Je  prie  le  seigneur  kurde, 
Je  supplie  le  seigneur  kurde, 
Qu'il  ne  touche  pas  à  la  croix  des  Arméniens  ; 
S'il  veut  de  l'or,  voici  de  l'or; 
S'il  veut  de  l'argent,  voici  de  l'argent. 
Pour  lui  l'or  et  l'argent  valent  certes  mieux  que  cette 
croix.  »  ;  \v: 

Ali  et  Youssouf  n'en  furent  pas  persuadés. 

Alors,  en  pleurant  et  en  grommelant,  ils  les  condui- 
sirent à  la  porte  de  l'église  ; 

Ils  portèrent  la  croix  devant  Ali  ; 

Ali  fut  pris  de  rage,  son  cheval  fut  pris  de  rage, 

Youssouf  fut  pris  de  rage,  il  se  mit  à  mordre  la  peau  de 
son  bras, 

Comme  un  cheval  mordant  son  orge. 

On  les  mit  dans  un  grand  sac  en  poils, 

On  les  envoya  au  seigneur  kurde, 

On  lui  dit  :  «  Voici  de  la  conserve  d'automne.  » 

Le  chien  de  ;<  kezir  »  âgé  de  cent  cinquante  ans 

Expliqua  la  chose  à  sa  manière  au  seigneur  kurde; 

Il  dit  :«  Ce  n'est  pas  la  croix  de  Kaross  qui  a  fait  cela, 

ce  sont  les  Arméniens  qui  l'ont  fait.» 
Le  seigneur  kurde  lui  ajouta  foi, 


CHANTS  HISTORIQUES,  CONTES  171 

Il  monta  au  sommet  de  sa  tour, 
Il  cria  par  toute  sa  ville, 

Il  souleva  sept  mille  cinquante  hommes  contre  la  croix 
de  Kaross. 

Ils  partirent;  arrivés  au  milieu  de  la  plaine, 
Les  derniers  se  tournèrent  contre  les  premiers, 
Les  premiers  se  tournèrent  contre  les  derniers, 
Ils  se  passèrent  les  uns  les  autres  au  fil  de  l'épée, 
Ils  élevèrent  des  forteresses  avec  des  cadavres, 
Ils  formèrent  des  fleuves  avec  le  sang  versé. 

Un  seul  put  s'échapper, 
Qui  alla  informer  le  seigneur  kurde, 
Et  dit  :  «  Que  Dieu  démolisse  ta  maison! 
A  peine  arrivés  au. milieu  de  la  plaine, 
Les  derniers  se  sont  tournés  contre  les  premiers, 
Les  premiers  se  sont  tournés  contre  les  derniers, 
Ils  se  s  mt  passés  les  uns  les  autres  au  fil  de  l'épée, 
Ils  ont  élevé  des  forteresses  avec  des  cadavres, 
Ils  ont  formé  des  fleuves  avec  le  sang  versé. 
Moi,  j'ai  pu  m'échapper 
>  Et  t'apporter  cette  nouvelle.  » 

Le  repentir  tomba  dans  le  cœur  du  seigneur  kurde; 

Il  se  mit  à  genoux 

Et  dit  :  «  Je  prie  la  croix  de  Kaross, 

Je  supplie  la  croix  de  Kaross; 


172  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

J'ai  quarante  béliers  puissants, 

Je  les  immolerai  à  la  croix  de  Kaross; 

J'ai  quarante  vases  pleins  d'or, 

Je  les  donnerai  en  offrande  à  la  croix  de  Kaross  ; 

Qu'elle  ne  fasse  pas  de  mal  à  mon  palais.  » 

Il  dit  encore  :  «  Je  prie  la  croix  de  Kaross, 

Je  supplie  la  croix  de  Kaross, 

J'ai  quarante  génisses  vierges, 

Je  les  immolerai  à  la  croix  de  Kaross, 

Qu'elle  ne  fasse  pas  de  mal  à  ma  forteresse.  » 

La  croix  de  Kaross  n'écouta  pas  cette  prière  : 

L'enfant  fut  pris  de  rage  dans  son  berceau, 

Le  dame  fut  prise  de  rage  en  son  boudoir, 

La  forteresse  s'ébranla  sur  ses  fondements, 

Le  «  kezir  »  eut  la  bouche  envahie  par  la  gale, 

Les  chiens  vinrent  et  le  mangèrent, 

Et  tout  le  monde  accourut  pour  voir  ce  spectacle  l 

Mogk. 


i.  Dans  une  variante  (de  Van),  la  fin  de  ce  conte  est  un  peu  diffé- 
rente; la  croix  de  Kaross  y  paraît  plus  clémente  et  ne  réserve  son 
courroux  qu'au  traître  : 

La  croix  de  Kaross  exauça  la  prière  du  seigneur  kurde, 
Elle  exauça  la  prière  de  la  femme  dans  sa  chambre, 
Elle  exauça  la  prière  de  l'enfant  dans  son  berceau, 
Mais  le  «  kezir  »  resta  enragé  sur  le  parquet. 


CHANTS  HISTORIQUES,  CONTES  178 

LE  SEIGNEUR  ASLAN 

CONTE 

Le  seigneur  Aslan  est  assis  dans  la  chambre  parée, 

Il  mange  son  pain,  il  boit  son  vin, 

Il  mène  sur  la  terre  une  vie  douce, 

Il  ne  soupire  pas  après  les  biens  de  ce  monde. 

Le  pain  manqua,  le  vin  manqua, 
Il  appela  son  domestique  : 
«  Voici  de  l'argent,  va  au  marché, 
Achète  du  pain,  achète  du  vin, 

Dépêche-toi,  apporte-les   avant   que    mon  banquet  ne 
soit  terminé.  » 

Le  domestique  se  rendit  au  marché, 

Il  vit  un  pauvre  mort  dans  la  rue  ; 

Il  donna  au  prêtre  le  bandeau  de  sa  coiffure, 

Et  il  donna  sa  ceinture  pour  qu'on  en  fît  un  linceul. 

Puis  il  acheta  le  pain,  il  acheta  le  vin, 

Il  arriva  en  retard  au  banquet  de  son  maître. 

«  Pourquoi  reviens-tu  si  tard?» 

Dit  le  seigneur  Aslan. 

«  Que  je  sois  immolé  pour  toi  !  seigneur  Aslan,  dit  le 

domestique; 
En  me  rendant  au  marché, 
J'ai  vu  un  pauvre  mort  dans  la  rue, 

10. 


174  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

J'ai  donné  au  prêtre  le  bandeau  de  ma  coiffure, 
J'ai  donné  ma  ceinture  pour  qu'on  en  fît  un  linceul, 
Et  l'on  a  enterré  le  pauvre; 
Voici  pourquoi  je  suis  en  retard.  » 

Les  yeux  du  seigneur  Aslan  se  figèrent  sur  leurs  tiges  ; 

Il  dit  :  «  Qui  est-ce  donc  qui  a  pris  l'âme  de  mon  pauvre  ? 

S'il  le  peut,  qu'il  vienne  prendre  ma  douce  âme  à  moi.  » 

«  Seigneur  Aslan,  que  je  sois  immolé  pour  toi! 

C'est  l'ange  Gabriel 

Qui  a  pris  l'âme  de  ce  pauvre.  » 

Le  seigneur  Aslan  cria  à  son  domestique  : 
«  Fais  sortir  mon  cheval  Boz-Bédavi, 
Mets  sur  lui  la  selle  en  nacre; 

De  quel  droit  vient-il  donc   prendre  l'âme   de  mon 
pauvre  ?  » 

Le  seigneur  Aslan  se  rendit  au  marché, 
Il  appela  l'ange  Gabriel, 

Et  lui  dit  :  «  Qu'as-tu  à  faire  avec  mon  pauvre? 
Pourquoi  prends-tu  l'âme  de  mon  pauvre  ? 
Viens  prendre,  si  tu  peux,  ma  douce  âme  à  moi.  » 

L'ange  Gabriel 

Se  battit  avec  le  seigneur  Aslan  ; 

Ils  se  battirent  jusqu'à  midi. 

L'ange  Gabriel  frappait  doucement  le  seigneur  Aslan  ; 

Le  seigneur  Aslan  frappait  l'ange  de  tout  son  cœur. 


CHANTS  HISTORIQUES,  CONTES  175 

A  midi,  l'ange  lança  un  regard  oblique  sur  le  seigneur 
Aslan, 

Le  seigneur  Aslan  vint,  tout  étourdi,  tomber  sur  son  lit. 
Son  père  dit  :  «  Que  je  sois  immolé  pour  toi,  mon  fils  ! 
Pourquoi  es-tu  venu,  tout  étourdi,  tomber  sur  ton  lit?  » 
Aslan  dit  :  «  Je  me  suis  battu  avec  l'ange  Gabriel, 
Il  veut  me  prendre  ma  douce  âme.  » 

Le  père  dit  :  «  Donne-lui  ton  cheval  Boz-Bédavi  , 

Donne  ta  selle  de  nacre, 

Donne  ton  sabre  bien  trempé, 

Donne  fes  sept  tas  d'or, 

Donne  tes  sept  tas  d'argent, 

Ne  donne  pas  ta  douce  âme.  » 

Aslan  dit  :  «  C'est  l'ange  Gabriel! 

Il  ne  fait  nul  cas  des  biens  de  ce  monde, 

Il  demande  une  âme  en  échange  de  la  mienne.  » 

Le  père  dit  :  «  J'ai  vécu  trois  cents  ans, 

Mais  je  suis  encore  comme  un  marié  sur  son  siège  d'or; 

Je  ne  veux  pas  donner  mon  âme  en  échange  de  la  tienne.  » 

La  mère  vint  et  dit  :  «  Que  je  sois  immolée  pour  toi, 
mon  fils  ! 

Pourquoi  es-tu  venu,  tout  étourdi, tomber  sur  ton  lit?  » 
Aslan  dit  :  «  Je  me  suis  battu  avec  l'ange  Gabriel, 
Il  veut  me  prendre  ma  douce  âme.  » 


176  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

La  mère  dit  :  «  Donne  ton  cheval  Boz-Bédavi, 

Donne  ta  selle  de  nacre, 

Donne  ton  sabre  bien  trempé, 

Donne  tes  sept  tas  d'or, 

Donne  tes  sept  tas  d'argent, 

Ne  donne  pas  ta  douce  âme.  » 

Aslan  dit  :  «  C'est  Fange  Gabriel  ! 

Il  ne  fait  nul  cas  des  biens  de  ce  monde.  » 

La  mère  dit  :  «  Je  suis  en  vie  depuis  trois  cents  ans, 

Mais  je  me  sens  encore  comme  une  nouvelle  mariée  au 
visage  voilé, 

Je  ne  veux  pas  donner   mon  âme  en   échange  de  la 
tienne.  » 

L'épouse  vint  et  dit  :  «  Que  je  sois  immolée  pour  toi, 
seigneur  Aslan  ! 

Pourquoi  es-tu  venu,  tout  étourdi,  tomber  sur  ton  lit  ?  » 
Aslan  dit  :  «  Je  me  suis  battu  avec  l'ange  Gabriel, 
Il  veut  me  prendre  ma  douce  âme.  » 
Elle  dit  :  «  Donne  ton  cheval  Boz-Bédavi, 
Donne  ta  selle  de  nacre, 
Donne  tes  sept  tas  d'or, 
Donne  tes  sept  tas  d'argent, 
Ne  donne  pas  ta  douce  âme.  » 

Il  dit  :  «  C'est  l'ange  Gabriel  ! 

Il  ne  fait  aucun  cas  des  biens  de  ce  monde, 

Il  demande  une  âme  en  échange  de  la  mienne.  » 


CHANTS  HISTORIQUES,  CONTES  177 

Elle  dit  :  «  Je  ne  savais  pas  qu'il  demande  une  âme  en 
échange  de  la  tienne  : 

Je  donne,  de  bon  cœur,  mon  âme  en  échange  de  la 
tienne.  » 


L'ange  Gabriel  fît  monter  l'âme  de  l'épouse  jusqu'à  la 
gorge, 

Et  lui  dit  :  «  Ne  donne  pas  ton  âme  en  échange  de  la 
sienne; 

Le  père  ne  l'a  pas  donnée,  la  mère  ne  l'a  pas  donnée  ; 
Pourquoi  donnes-tu  ton  âme  en  échange  de  la  sienne  ?  » 

Elle  dit   :   «   Je  donne,  de  bon    cœur,  mon   âme  en 
échange  de  son  âme, 
Pour  que  je  ne  devienne  pas  une  veuve  lamentable.  » 

L'ange  Gabriel  monta  au  ciel, 
Il  consulta  le  Seigneur, 

Et  dit  :  «  Le  père  et  la  mère  n'ont  pas  donné  leur  âme 
en  échange  de  l'âme  de  leur  fils, 

L'épouse  donne  son  âme  en  échange  de  l'âme  de  son 
homme.  » 

«  Va,  dit  le  Seigneur,  prends  l'âme  du  père  et  de  la 
mère; 

J'accorde  aux  deux  époux  cinq  cents  ans  d'existence, 
Qu'ils  mènent  sur  la  terre  une  vie  douce.  » 

Mogk. 


17S  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

L'ASCÈTE  AMOUREUX 

CONTE 

Il  y  avait  un  petit  homme, 

Qui  demeurait  au  monastère. 

Il  ne'mangeait  par  jour  qu'un  pain  de  millet. 

Et  il  en  donnait  une  partie  aux  pauvres. 

L'amour  tomba 

Dans  le  bosquet  de  son  cœur. 

Nuit  et  jour,  délaissant  les  psaumes^ 

Il  se  disputait  avec  les  démons. 

L'un  d'eux  dit  :  Frappons  et  laissons-le  évanoui; 
L'autre  dit  :  Non,  frappons  et  laissons-le  aveuglé, 
Inspirons-lui  l'amour  de  Saltchoun-Paché  *. 

A  peine  eut-il  fait  quelques  pas, 

Il  laissa  choir  l'Evangile  ; 

A  peine  eut-il  fait  quelques  pas  encore, 

Il  oublia  jusqu'au  Pater  ; 

Il  oublia  canons,  psaumes  et  liturgies, 

Il  oublia  la  croix  et  l'Évangile  ; 

Embrasé  par  l'amour,  il  oublia 

Les  règlements  du  monastère. 

Il  abandonna  la  croix,  prit  le  damboura, 

Et  il  ne  quitta  plus  l'amour. 

Van. 

i.  Vierge  imaginaire,  d'une  beauté  idéale,  de  laquelle  s'amoura- 
chent les  jeunes  gens  dont  le  cœur  s'ouvre  à  la  vie. 


IX 

CHANTS  D'ÉMIGRÉ 


CHANTS  D'ÉMIGRÉ 


Les  chants  d'émigré  occupent  une  grande  place  dans  la 
poésie  populaire  arménienne. 

Depuis  que  la  plus  grande  partie  de  l'Arménie  fut 
conquise  par  les  Turcs,  c'est  surtout  à  Constantinople 
que  la  plupart  des  émigrants  arméniens  sont  venus 
exercer  un  métier  quelconque  pour  pouvoir  payer  les 
lourds  impôts  dont  le  gouvernement  les  écrasait  et  pour 
délivrer,  en  outre,  leurs  maisons  et  leurs  terres  des  mains 
de  cet  autre  tyran,  l'usurier.  Presque  tous  quittaient  le 
pays  après  s'être  mariés,  laissant  leur  femme  enceinte, 
pour  rester  attachés  à  leur  pays  par  le  plus  puissant  des 
liens.  Ils  acceptaient  les  charges  les  plus  dures  (ils 
étaient  ouvriers,  portefaix,  domestiques)  pour  pouvoir 
venir  en  aide  à  leur  famille.  Ils  habitaient  dans  les  hans, 
sorte  d'hôtels  sales  et  primitifs,  souvent  entassés  trois 

11 


182  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

ou  quatre  dans  une  seule  chambre  :  et  malgré  tous  leurs 
efforts  pour  amasser  une  petite  somme,  la  plupart  mou- 
raient à  l'étranger,  usés  par  une  vie  d'extrême  fatigue, 
de  lourdes  privations,  et  par  l'incurable  nostalgie  qui  les 
minait. 

Les  chants  suivants  expriment  la  douleur  de  ces 
malheureux  et  la  souffrance  de  leurs  épouses  s'épuisant 
là-bas  dans  une  longue  et  pénible  attente. 


CHANT  DU  JEUNE  MARIE  QUI  EMIGRE 

Douce  bien-aimée,  je  te  salue  enjpleurant, 
Je  m'en  vais  loin  de  notre  ville  ! 
Viens,  que  je  t'embrasse  les  yeux  et  les  sourcils, 
Pour  que,  quand  je  serai  loin,  je  souffre  un  peu  moins 
de  nostalgie. 

Je  resterai  privé  de  ta  face 

Et  de  ton  sein  façonné  par  Dieu. 

Tu  t'es  épanouie  comme  une  rose, 

Moi,  je  pleure  devant  toi  comme  un  rossignol. 

Que  je  cesse  d'être  un  homme  si  jamais  j'aime  une  autre, 

Ou  si  j'oublie  ton  amour, 

Ou  si  je  laisse  sortir  de  mon  cœur  et  si  je  renie 

Ton  doux  petit  baiser. 


CHANTS  D'EMIGRE  183 

Quand  même  je  mangerais  amandes  et  bonbons, 
Sans  toi  ma  vie  est  amère  ; 
Je  n'ai  que  vingt  ans,  mais  j'ai  déjà  entassé 
Mille  ans  de  douleur. 

Que  me  vaut  de  vivre  longtemps 

Si  je  dois  vivre  privé  de  toi  ? 

Nous  devrions  vivre  ensemble,  ma  petite  âme, 

Et  que  le  monde  fût  notre  lit  ! 

Nous  devrions  vivre  ensemble,  mes  yeux! 
Et  que  les  montagnes  fussent  notre  auberge! 
Dis  cela,  ma  petite  âme,  dis  cela, 
Et  que  je  mange  tes  yeux  avec  tes  sourcils. 


LE  DEPART  DE  L'EMIGRANT 


L  EMIGRANT 


—  Je  m'en  vais,  je  m'en  vais! 

Moi,  je  m'en  vais!  vous  autres,  demeurez  en  paix! 

Je  vous  confie  une  fleur, 

Conservez-la  parmi  des  roses. 


184  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Asseyez-vous  toujours  chacun  à  votre  place, 
Gardez  mon  siège  toujours  vide. 
Que  vous  soit  doux  tout  ce  que  vous  boirez, 
Versez  ma  part  devant  mon  siège  vide. 


LE    CHŒUR    DES    FEMMES 

Bel  homme  au  manteau  rouge, 

Où  t'en  vas-tu  tout  seul  ? 

Attends!  que  saint  George  t'accompagne, 

Pour  te  défendre  contre  les  cavaliers  qui  t'attaqueraient. 

Que  saint  George  monte  sur  son  cheval, 

Saint  Nicolas  sur  son  blanc  mulet. 

Saint  George  !  saint  Démètre  ! 

Saint  Nicolas  !  écoutez  ma  prière  : 

Tenez  mon  émigrant  par  le  bras, 

Aidez-le  à  passer  les  montagnes  lointaines  *. 


t.  Ce  chant  provient  des  villages  de  Vank  et  de  Tzorak  (Eghine), 
où  se  trouvent  les  Haï-Horom,  les  Grecs  arménisés,  qui  parlent 
l'arménien,  appartiennent  à  l'église  arménienne,  mais  portent  encore 
des  noms  grecs  et  ont  conservé  le  culte  de  saints  grecs  comme 
saint  Démètre  et  saint  Nicolas. 


CHANTS  D'ÉMIGRÉ  185 

CHANT  D'ÉMIGRÉ 

L'émigré  en  pays  étranger 
A  le  cœur  serré  :  sa  vie  se  consume. 
A  voir  la  fièvre  de  son  cœur, 
Les  rochers  même  se  fendraient. 

Quand  vous  voulez  maudire  quelqu'un, 

Dites-lui  :  «  Deviens  un  émigré  ! 

Que  la  montagne  te  serve  de  chevet  ; 

Que  tu  te  couches  sur  le  sable; 

En  te  rappelant  ton  pays, 

Que  toute  ta  personne  soit  endolorie.   » 

Mon  cœur  est  comme  une  cruche  fêlée; 

J'ai  beau  y  verser  de  l'eau,  il  ne  s'emplit  pas. 

Chaque  oiseau  a  trouvé  sa  compagne, 

Moi,  je  reste  tout  seul; 

Chaque  pierre  s'est  arrêtée  à  sa  place, 

Moi,  je  roule  toujours. 

Va 


LE  RÊVE  DE  L'EMIGRE 

Je  suis  un  petit  oiseau  sauvage;  on  m'a  pris  et  mis 
dans  cet  étroit  cachot. 

Mon  cœur  est  affligé  de  ce  que  je  me  trouve  séparé 


186  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

de  mes  compagnons  et  que  je  ne  suis  plus  dans  leur 
bande. 

Mon  cœur  est  brisé,  mon  échine  cassée,  je  n'ai  aucun 
moyen  de  salut,  que  vais-je  devenir  ici  en  captivité  ? 

Si  l'on  m'amène  comme  chanteurs  le  rossignol  et  la 
tourterelle,  cela  ne  pourrait  me  réjouir. 

Si  l'on  m'apporte  comme  présent  mille  plumes  de 
toutes  couleurs,  cela  ne  pourrait  me  réjouir. 

Si  l'on  m'apporte  des  bonbons  avec  de  l'eau-de-vie, 
cela  ne  pourrait  me  réjouir. 

Si  Ton  me  donne  le  pouvoir  de  mille  trônes,  et  qu'on 
me  fasse  le  maître  de  cent  mille  hommes,  cela  ne  pour- 
rait me  réjouir. 

Si  l'on  me  donne  des  serviteurs  par  milliers  et  des 
cavaliers  innombrables,  cela  ne  pourrait  me  réjouir. 

Si  l'on  élève  pour  moi  un  palais  tout  orné  d'or  et  de 
pierres  précieuses,  cela  ne  pourrait  me  réjouir. 

S'il  y  avait  un  moyen  pour  moi  de  sortir  de  cet  étroit 
cachot, 

Si  je  pouvais  m'envoler,  monter  dans  l'air  et  voir  ma 
bande, 

M'y  mêler  en  voletant,  en  folâtrant  et  en  chantant, 

Alors,  me  trouvant  dans  ma  bande, 

Mon  cœur,  qui  souffre  de  rester  séparé  des  miens, 
serait  réjoui. 


CHANTS  D'ÉMIGRÉ  187 

A  LA  GRUE 

Chante,  grue,  chante,  puisque  nous  sommes  encore 
au  printemps; 

Le  cœur  des  émigrés  est  gonflé  de  sang! 

Tu  ne  te  reposes  que  sur  des  lieux  verdoyants. 

Le  soleil,  qui  éclaire  le  monde  entier,  est  pour  moi 
sombre  comme  de  la  fumée. 

Chante,  grue,  chante  sur  les  hautes  montagnes; 
Je  suis^en  pays  étranger,  et  j'ai  peur  d'y  mourir. 
Ne  pleure  pas,  ma  mère,  ne  pleure  pas  !  je  suis  en 
pays  étranger, 

Mais  j'aspire  à  revoir  la  terre  et  l'eau  de  mon  pays. 

Djavahk. 


J'étais  un  arbuste  de  cognassier, 
Poussé  sur  un  rocher. 

On  est  venu  m'arracher,    . 

Et  l'on  m'a  transplanté  dans  un  verger  étranger; 

Avec  de  l'eau  sucrée  on  m'a  arrosé. 

Frères,  venez  me  reporter  sur  mon  sol, 
Et  arrosez-moi  avec  l'eau  des  neiges. 

Eghine. 


188  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

La  petite  lune  se  détache  du  sommet, 

Ronde  d'un  côté,  creuse  de  l'autre  ; 

Elle  monte  lentement, 

Elle  s'arrondit  comme  une  nouvelle  mariée. 

Petite  lune,  je  te  souhaiterai  de  garder  toujours  ta 
lumière, 

Si  tu  restes  là  une  petite  minute; 
J'ai  deux  mots  de  plainte  à  te  dire, 
Ecoute  ma  plainte,  puis  va-t-en. 

Va  dire  à  mon  absent, 

Qu'il  ne  demeure  plus  là-bas,  qu'il  revienne  ; 

Va  dire  à  mon  bien-aimé  : 

«  Ton  aimée  pleure  affolée, 

Elle  pleure,, et  elle  pleure  à  faire  pitié, 

Ses  yeux  sont  baignés  de  sang.  » 

—  Tes  paroles  sur  ma  tête! 

Mais  je  ne  connais  pas  la  porte  de  ton  bien-aimé r 

—  Attends  !  je  vais  te  l'expliquer. 
A  Stamboul,  au  han  de  Chekren, 
Assis  au  jardin  des  cyprès, 

Il  mange  des  amandes  et  vend  du  sucre; 

Il  le  vend  à  tout  le  monde  à  bon  marché, 

A  moi  seule  il  le  v.end  cher; 

Il  a  fait  de  ses  yeux  une  balance, 

Il  la  soulève  avec  ses  sourcils. 

Eghine. 


CHANTS  D'ÉMIGRÉ  189 

CHANT  DE  L'ÉMIGRÉ  AGONISANT 

Dans  les  profondes  vallées  de  Stamboul, 
Le  fruit  de  mes  dix  ans  de  travail  fut  perdu. 
Malheur  à  ma  mère  qui  me  donna  naissance, 
Qui  m'allaita  la  nuit,  me  berça  le  jour  ! 

Je  n'ai  pas  mon  petit  père  qui  me  demande  comment 
je  me  porte; 

Je  n'ai  pas  ma  petite  mère  qui  soigne  mes  blessures  ; 

Je  n'ai  pas  ma  petite  sœur  qui  prépare  mon  lit  ; 

Je  n'ai  pas  mon  petit  frère  qui  coupe  le  drap   et  me 
fasse  des  habits. 

Djavahk. 


CHANT  DE  L'EMIGRE  AGONISANT 

Menez-moi  devant  la  porte  de  ma  bien-aimée  ; 
Ouvrez  mes  blessures,  montrez-les  à  la  cruelle  ; 
Coupez  mes  doigts,  allumez-les  comme  des  cierges  ; 
Jetez  sur  moi  du  sable,  et  brûlez-le  comme  de  l'encens  ; 
Enterrez-moi  devant  la  porte  de  ma  bien-aimée. 

Djavahk. 


II. 


190  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

CHANT  DE  L'ÉMIGRÉ  AGONISANT 

Pitié  !  pitié  !  transportez-moi  à  Scutari1, 
Faites-moi  traverser  la  Mer  Noire,  montrez-moi  le 

chemin, 

Conduisez  -moi  devant  la  petite  porte  de  ma  mère, 

Mettez-moi  là  par  terre,  et  pleurez  un  peu, 

Faites  descendre  ma  bien-aimée,  dénouez  ses  cheveux 

tressés, 

Faites  descendre  ma  petite  sœur  ;  que  ses  yeux  teints 

de  khôl  pleurent  sur  moi  ! 

Elles  ne  sont  pas  là!.,,  elles  ne  viennent  pas  !... 
Enterrez-moi  tout  seul,  abandonné  de  tous! 

Eghine, 


CHANT  DE   L'EPOUSE    DE  L'EMIGRANT 

Abaissez-vous,  montagnes  !  abaissez-vous,  rochers 
Pour  que  je  puisse  passer  par-dessus  ; 
Mon  doux  bien-aimé  part  pour  l'étranger,  je  voudrais 
aller  le  rejoindre  ! 

Qui  sait,  hélas!  si  je  pourrai  jamais  le  revoir? 

Eghine. 

i.  Faubourg   de  Constantinople,  [situé  sur  la  "rive   asiatique  du 
Bosphore. 


CHANTS  D'ÉMIGRÉ  191 

CHANT  DE  L'ÉPOUSE  DE  L'ÉMIGRÉ 

En  me  frappant  le  sein,  j'ai  mis  en  route  mon  bien— 
aimé. 

A  regarder  son  chemin,  mes  cheveux  ont  blanchi. 

Qu'il  neige  aujourd'hui,  que  la  grêle  tombe  avec  la 
neige, 

Mais  que  mon  aimé  revienne,  que  je  puisse  dormir 
d'un  doux  sommeil  ! 

Misérable  Bey-Oghlou1!  maudite  Scutari  ! 
Qui  m'avez  accaparé  mon  bien-aimé  ! 
Malheureux  Boulanek!  qu'il  était  doux  d'y  vivre! 
Qu'il  m'était  doux  d'y  dormir  sur  le  sein  de  mon  aimé  ! 

Son  baiser  était  du  miel  indissoluble, 
Il  était  un  remède  à  mon  cœur  embrasé. 
Reviens,  bien-aimé, reviens,  je  ne  te  ferai  nul  reproche! 
Je  pourrais  en  mourir,  je  te  le  jure!  mes  blessures 
sont  profondes  ! 

Chaque  cime  a  son  maître, 
Chaque  biche  a  son  homme  : 
Moi,  gentille  biche,  je  n'ai  pas  de  maître  ; 
Celui  qui  ne  m'aime  pas  n'a  donc  pas  d'amour  dans 
son  cœur. 


i.  Bey-Oghlou   (Péra)    est  le  ^quartier  européen  de   Constant!- 
nople< 


192  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Je  t'ai  aimé  dès  ton  enfance, 

J'ai  inscrit  ton  nom  sur  mon  bras; 

Tu  m'étais  plus  précieux  que  quatre-vingts  toumans  *. 

J'ai  tant  pleuré  en  te  voyant  partir! 

Je  voudrais  avoir  de  la  fortune  pour  t'acheter; 
Je  t'aurais  mis  du  henné  aux  mains  et  aux  pieds  ; 
J'aurais  bu  avec  toi  du  vin  de  grenades, 
J'aurais  dormi,  grisée,  dans  tes  bras. 
Je  t'aurais  pris  un  petit  baiser,  et  j'aurais  poussé  un 
soupir  de  soulagement. 

Reviens,  bien-aimé,  reviens,  ne  reste  pas  là-bas. 
Ce  monde  mensonger  n'est  pas  éternel. 

Tu  entres  dans  la  mer  et  tu  nages, 

Tu  sors  de  l'eau  et  tu  grelottes  ; 

Tu  es  plus  brillant  qu'un  grain  de  grenade; 

Tu  agites  mes  vieilles  douleurs. 

Une  eau  tombe  de  la  montagne, 
Elle  vient  couler  par  la  fontaine  de  marbre  ; 
Ne  touchez  pas  à  la  blessure  de  mon  cœur. 
Mon  bien-aimé  a  violé  son  pacte  ! 

Tu  es  rentré  dans  le  navire  d'or, 
Le  vent  murmure,  amoureux  de  toi. 
Le  navire  s'avance  sur  la  mer  sans  fond; 
Tu  exposes  ta  poitrine  à  la  fraîche  brise. 

1  Le  touman,  monnaie  persane,  vaut  cinq  francs. 


CHANTS  ETÉMIGRÉ  193 

Reviens,  bien-aimé,  reviens,  je  ne  te  ferai  nul  re- 
proche; 

Je  pourrais  en  mourir,  je  te  le  jure!  mes  blessures 
sont  profondes  ! 

Le  navire  apparaît  sur  la  mer  ; 
La  voile  se  déploie,  gonflée  par  le  vent; 
J'aperçois  le  visage  de  mon  bien-aimé 
Que  je  meure  sur  les  chemins  de  mon  absent, 
Qui  a  réduit  en  cendres  l'espoir  de  sa  biche. 
Reviens,  bien-aimé,  reviens,  je  ferai  pleurer  les  mon- 
tagnes, 

Je  ferai  revenir  par  mes  pleurs  beaucoup  d'émigrés  ! 

Van. 


CHANT  DE  L'EPOUSE  DE  L'EMIGRE 

O  mon  charmant  bien-aimé, 

Qui  es  au  loin  depuis  douze  ans, 

Comme  je  brûle  du  désir  de  te  revoir  ! 

J'ai  oublié  les  traits  de  ton  visage. 

Comme  je  voudrais  te  voir  de  mes  yeux  ! 

Comme  je  voudrais  te  parler  avec  ma  bouche! 

Pendant  les  douze  mois  de  l'année, 

Tu  restes  là-bas,  de  l'autre  côté  de  la  mer  ; 

Tu  prétends  que  c'est  la  mer  qui  t'empêche  de  revenir. 


19t  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Je  voudrais  pouvoir  allonger  mes  bras  comme  un  pont, 
Pour  que  tu  passes  dessus  et  que  tu  viennes. 

Viens  !  je  te  mènerai  au  bain, 

Je  laverai  tes  boucles  dorées  ; 

Au  sortir  du  bain, 

Tu  rentreras  chez  nous, 

J'étalerai  un  tapis  de  soie, 

Que  j'ai  mis  douze  ans  à  broder  ; 

J'étendrai  un  lit  de  plumes, 

Avec  des  draps  de  tulle  ; 

Je  rangerai  des  oreillers  les  uns  sur  les  autres, 

J'étendrai  une  couverture  bordée  de  broderies  d'or. 

Je  dresserai  une  petite  table  d'or, 

Sur  laquelle  je  mettrai  la  perdrix  rôtie; 

J'apporterai  le  vin  de  grenades, 

Dont  la  couleur  ressemble  à  ton  teint  ; 

Tu  boiras,  et  je  dirai  :  «  Que  ce  vin  te  soit  doux! 

Qu'ils  te  soient  doux,  l'amour  et  le  vin! 

L'amour  convient  à  celui  qui  sait  aimer, 

Le  vin  à  celui  qui  sait  boire.  » 

Eghine. 


CHANT  DE  L'EPOUSE  DE  L'EMIGRE 

Reviens,  bien-aimé,  reviens  dans  ton  jardin! 
Que  notre  jardin  se  remplisse  de  ton  doux  parfum! 
Moi,  vin  de  grenades,  toi,  doux  gobelet, 
Verse  toi-même  et  bois,  et  dis-moi  tes  peines! 


CHANTS  D'ÉMIGRÉ  195 


CHANT  DE  L'EPOUSE  DE  L'EMIGRE 

Une  eau  trouble  arrive  des  flancs  de  la  montagne, 
Une  odeur  de  sang  monte  des  bords  du  fleuve. 
J'ai  mis  mon  aimé  en  route  par  les  longs  chemins; 
Je  souffre  d'être  privée  de  sa  douce  odeur. 

Hélas  !  je  n'ai  pas  joui  de  mon  Asli; 
Asli  est  parti  et  m'a  oubliée  ; 
Depuis  lors,  je  n'ai  rien  eu  de  mon  Asli. 
Malheur  à  moi  !  je   n'ai   même   pas   reçu  une  petite 
nouvelle  de  lui. 

Mon  père  est  berger,  mon  frère  pasteur  d'agneaux; 
J'ai  mis  en   route  mon  aimé  qui  disparut  derrière  ces 

montagnes, 
Derrière  ces  montagnes,  derrière  ces  rochers. 

Et  toute  mon  âme  est  répandue   sur  les  chemins  de 
mon  absent! 

Le  vent  s'est  agité  sur  la  mer  ; 
Je  suis  montée  au  toit  de  ma  maison,  j'ai  regardé  : 
Le  visage  de  mon  absent  m'est  apparu  là-bas, 
11  a  réduit  en  cendres  ma  pauvre  vie. 

Van. 


19f>  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

CHANT  DE  L'ÉPOUSE  DE  L'ÉMIGRÉ 

Le  rossignol,  par  amour  pour  la  rose, 

Se  lamente  à  grands  cris  ; 

Et  moi,  par  amour  pour  mon  homme, 

Je  suis  devenue  pareille  au  rossignol. 

i 
0  mon  petit  homme  chéri, 

Je  souffre  d'être  privée  de  ton  radieux  visage  ; 

J'ai  soif  de  tes  lettres  d'amour, 

Je  suis  devenue  faible  comme  une  biche. 

Ton  amour  est  doux,  tes  paroles  sont  douces, 

Douces  comme  le  clair  de  lune  ; 

Et  tu  sens  bon 

Gomme  les  fleurs  du  printemps. 

0  mon  petit  homme  qui  es  si  loin, 

Ta  taille  est  pareille  au  cyprès, 

Ton  visage  est  pareil  au  soleil  ; 

Tes  mèches  sont  pareilles  à  des  fils  d'or; 

Tu  as  des  yeux  noirs  et  des  sourcils  arqués  ; 
Tes  regards  sont  comme  la  clarté  de  la  lune, 
Et  tes  lèvres  comme  des  cerises, 
Surmontées  des  violettes  de  tes  moustaches. 

Je  brûle  de  nostalgie, 
Comme  un  rossignol  privé  de  son  nid; 
Je  me  consume  comme  un  phtisique: 
Et  nul  remède  à  ma  blessure  ! 


CHANTS  D'EMIGRE  197 

Mes  bras  ont  perdu  leur  force, 
La  lumière  de  mes  yeux  est  obscurcie, 
C'est  toi,  le  seul  espoir  de  mon  cœur! 
C'est  toi,  la  seule  lumière  de  mes  yeux  ! 

Viens!  asseyons-nous  l'un  près  de  l'autre; 
Disons-nous  l'un  à  l'autre  de  douces  paroles  d'amour  ; 
Ne  passons  point  nos  beaux  jours  de  jeunesse 
Dans  des  chagrins  et  des  douleurs. 

Eghine. 


CHANT  DE  L'EPOUSE  DE  L'EMIGRE 

Le  chemin  par  où  va  mon  absent, 

Je  voudrais  être  ce  chemin. 

Le  cours  d'eau  où  il  va  boire, 

Je  voudrais  être  la  source  de  cette  eau; 

Il  se  serait  baissé  pour  boire  à  cette  eau  : 

Le  désir  de  mon  cœur  serait  accompli. 

A  la  ville  où  il  descendrait, 

Je  voudrais  être  l'aubergiste, 

Pour  qu'il  vînt  descendre  en  mon  auberge  : 

Je  l'aurais  conduit  dans  ma  meilleure  chambre, 

J'aurais  de  mes  bras  enlacé  son  cou, 

Et  causé  gentiment  avec  lui. 

Eghine. 


198  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

CHANT  DE  L'ÉPOUSE  DE  L'ÉMIGRÉ 

J'ai  semé  du  coton  dans  les  champs  de  Kharpout. 
0  mon  rossignol,  ne  détruis  pas  le  nid  de  mes  petits! 
Reviens,  toi  que  j'aime,  reviens  dans  ta  maison. 
Je  ne  veux  pas  de  cadeaux,  prends  ta  jeunesse  et  viens! 

J'ai  teint  mon  tablier  avec  de  la  garance  de  Kendj  ; 

Mon  petit  cœur  est  inondé  de  gros  flots  de  sang; 

Bien-aimée,  construis  une  fontaine,  pour  que  j'aille  y 
boire  ! 

Fais  de  tes  sourcils  une  perche,  pour  que  j'aille  m'y 
poser. 

Reviens  dans  ta  maison,  reviens,  mon  bien-aimé! 

Nous  avons  du  pain  et  du  vin,  prends  ta  jeunesse  et 
viens! 

Les  eaux  de  la  vallée  sont  devenues  chaudes,  on  dirait 
que  mon  aimé  s'y  est  baigné  ; 

Le  parfum  des  violettes  a  rempli  les  monts  et  les  vaux. 

Reviens  dans  ta  maison,  mon  bien-aimé!  ne  me 
pousse  pas  à  me  jeter  à  l'eau  ;  ne  rne  laisse  pas  devenir 
la  proie  des  loups  ;  reviens  dans  ta  maison  ! 


LA  FEMME  DE   L'EMIGRE  ET  LA  LUNE 

Voici  la  lune  rondelette  : 

—  Je  ressemble,  dit-elle,  à  ton  absent. 

—  N'as-tu  pas  honte,  petite  lune? 


CHANTS  D'ÉMIGRÉ  199 

En  quoi  donc  ressembles-tu  à  mon  absent? 

Mon  absent  avait  des  yeux  noirs, 

Des  sourcils  noirs  et  une  bouche  charmante; 

Il  avait  des  lèvres  vermeilles 

Ornées  de  moustaches  en  fils  d'or. 

Eghine. 


Le  vent  des  hautes  cimes 
Vient  frapper  à  la  porte. 
La  nouvelle  mariée,  toute  émue, 
Se  lève  pour  ouvrir  la  porte. 
Hélas  !  ce  n'est  pas  son  homme. 

Elle  rentre,  le  cœur  brisé. 
Sa  belle-mère  lui  demande  : 

—  Petite  bru,  où  donc  as-tu  mal? 

—  Petite  mère!  pour  ton  fils,  j'ai  mal  partout. 

—  Ne  pleure  pas,  petite  bru, 
J'écrirai  à  mon  fils  pour  qu'il  revienne. 

—  Si  tu  écris  à  ton  fils  pour  qu'il  revienne, 
Tu  posséderas  la  lumière  de  Dieu; 

Si  tu  n'écris  pas  à  ton  fils  pour  qu'il  revienne, 
Je  te  maudirai,  tu  seras  changée  en  pierre. 

Eghine. 


200  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

CHANT  DE  LA  SŒUR  DE  L'ÉMIGRÉ 

Mon  frère  s'est  couché  dans  le  jardin, 
La  rosée  tombe  et  mouille  sa  couverture. 
Lève-toi,  petit  frère,  rentrons  à  la  maison; 
La  rosée  tombe  et  mouille  ta  couverture. 

Mon  frère,  à  Stamboul, 
Vend  du  sucre,  assis  à  l'ombre  ; 
A  tous  il  le  vend  à  bon  marché, 
A  moi  seul  il  le  vend  cher. 

Mon  frère  est  parti 

Pour  un  pays  étranger  ; 

Il  a  ouvert  une  boutique 

Dans  un  pays  étranger. 

Il  salue  tous  les  passants; 

Sa  sœur  passe,  il  ne  la  salue  pas. 

Frère  !  petite  eau  de  ma  fontaine  ! 

Verse-moi  une  goutte  d'eau. 

Aie  pitié  !  j'ai  soif!  je  suis  venue  à  ta  fontaine, 

Et  j'ai  trouvé  bouchée  la  fontaine  de  mon  frère! 

Frère,  je  suis  venue  à  ta  fontaine, 

Et  j'ai  trouvé  tarie  l'eau  de  ta  fontaine! 

Hélas  !  mon  âme  est  démolie  ! 

Et  je  ne  peux  même  plus  pleurer. 

Bardizak. 


CHANTS   NATIONAUX 


CHANTS  DE  ZËÏTOUN 


La  ville  de  Zeïtoun,  dont  les  neuf  chants  suivants 
magnifient  les  hauts  faits,  est  le  dernier  vestige  qui  sub- 
siste du  royaume  de  la  Gilicie  arménienne  ou  de  la  Pe- 
tite Arménie,  que  le  prince  Roupen  fonda  vers  la  fin  du 
xie  siècle  à  la  suite  de  la  chute  des  Bagratides  de  la 
Grande  Arménie,  et  que  les  Mamelucks  ont  détruit  au 
XIVe  siècle.  Cette  ville  s'est  conservée  presque  entière- 
ment indépendante,  refusant  de  payer  l'impôt  au  gou- 
vernement turc,  jusqu'en  1865;  elle  était  gouvernée 
par  quatre  princes,  dont  chacun  étendait  son  pouvoir 
tout  particulièrement  sur  l'un  des  quatre  quartiers  de 
Zeïtoun,  et  qui,  élevés  à  ce  poste  grâce  à  la  vaillance 
exceptionnelle  dont   un   de    leurs   ancêtres    avait    fait 


204  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

preuve, transmettaient  leur  pouvoir  de  père  en  fils.  Ces 
quatre  familles  princières,  qui  existent  jusqu'à  présent, 
se  nomment  Sourénian,  Yaghoubian,  Yéni-Dunia  et 
Ghorvoian. 

Les  Zeïtouniotes  ont  victorieusement  mené,  pendant 
tout  le  xixe  siècle,  une  longue  et  âpre  lutte  contre  les 
Turcomans,  les  Tcherkesses  et  les  Turcs.  En  1865,  les 
gouvernement  turc  réussit,  à  force  d'habileté,  à  intro- 
duire l'autorité  turque  à  Zeïtoun,  en  y  établissant  un 
caïmacam,  et  vers  1879,  une  garnison  turque  y  fut  ins- 
tallée. L'autorité  de  ce  caïmacam  ne  fut  que  nominale. 
Zeïtoun,  dont  les  habitants  sont  d'ailleurs  aussi  pauvres 
que  braves,  continua  toujours  à  ne  payer  aucun  impôt. 
En  1895,  eut  lieu  la  dernière  révolte  de  Zeïtoun;  à 
l'énorme  armée  d'Edhem  Pacha  qui  fut  envoyée  par  le 
sultan  pour  détruire  ce  nid  d'aigles,  les  Zeïtouniotes  ont 
opposé  une  résistance  héroïque  de  six  mois  et  ont  ob- 
tenu, grâce  à  l'intervention  de  la  France,  de  la  Russie  et 
de  l'Angleterre,  des  garanties  pour  le  maintien  de  leur 
régime  ;  ils  sont,  depuis  lors,  gouvernés  par  un  chré- 
tien, actuellement  un  Grec,  ayant  pour  conseillers  les 
quatre  princes  arméniens. 

Les  poèmes  suivants,  —  ou,  selon  l'expression  de 
Zeïtoun,  les  «  avetch  »,  '■ —  composés,  pour  la  plupart,  par 
des  poètes  populaires  et  quelques-uns  par  des  prêtres- 
guerriers,  chantent  les  principaux  faits  d'armes  des 
Zeïtouniotes. 


UN    COMBATTANT   ZE1TOUNIOTE 


(Gravure  extraite  de  Zeïtoun,  son  passé  et  son  présent, 
par  «  ZeïtQuiHsi  »,) 


CHANTS  NATIONAUX  207 

Kalender  Pacha  marcha  sur  Zeïtoun. 


Il  lui  demandait  de  payer  l'impôt  au  gouvernement; 
Zeïtoun  mangea  du  raisin  sec  en  guise  de  pain  ; 
Kalender,  ennuyé,  proposa  de  faire  la  paix  f. 


Au  grondement  des  fusils  ottomans 
Les  fusils  de  Zeïtoun  n'ont  attaché  aucune  importance, 
Ils  ont  couché  par  terre  les  soldats  de  Tchapan; 
Tchapan,  mon  ami,  laisse  tranquille  le  Zeïtoun  2. 


Sado-le -boiteux  attaqua  Zeïtoun, 

Il  convoitait  nos  vierges  de  douze  ans  ; 

Nous  avons  dressé  le  fusil  entre  nos  deux  jambes, 

Sado-bek  fut  tué  de  notre  propre  main  3. 


i.  Fragment  d'un  «  avetch  »  composé  à  la  suite  de  la  résistance 
qu'opposa  Zeïtoun  aux  efforts  déployés  par  Kalender  Pacha,  en 
1808,  pour  le  contraindre  à  payer  l'impôt  au  gouvernement  turc. 

2.  Fragment  de  l'avetch  composé  à  la  suite  de  la  victoire  rem- 
portée par  les  Zeïtouniotes  en  1819  sur  les  troupes  deTchapan-Oglou 
qui  crut  pouvoir  soumettre  Zeïtoun  comme  il  avait  facilement  sou- 
mis Alep  et  qui  s'aperçut  bientôt  de  son  erreur. 

3.  Fragment  de  1'  «  avetch  »  composé  à  la  suite  de  la  victoire  écla- 
tante remportée  par  les  Zeïtouniotes,  en  1847,  sur  l'énorme  armée 
de  Topal-Sado. 


208  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Le  Prêtre-Fou  dit  :  «  J'ai  donné  le  signal  du  combat, 
J'ai  fait  descendre  sur  les  cadavres  des  vautours  et  des 

corbeaux  ; 
N'écoute  pas  les  méchants,  Youssouf  Pacha! 
Dieu  entend  toujours  la  prière  de  Zeïtoun.   » 

Yaghoubian  dit  :  «  Tu  sais  qui  je  suis, 
Tu  sais  de  quels  lions  se  forme  mon  bataillon, 
Le  sang  est  monté  à  mes  yeux,  je  ne  crains  pas  la  mort; 
Pour  nous,  Zeïtouniotes,  le   combat   est  une    fête   de 
noces.  » 

Sourénian  dit  :  «  Camarades,  n'ayez  pas  peur  ; 

Nous  sommes  prêts  à  venir  à  votre  secours,   comptez 

sur  nous.   » 
Yéni-Dunia  dit  :  «  Ne  vous  inquiétez  pas, 
Zeïtouniotes  !  c'est  mon  tour  de  commander  le  combat.  » 

Chovroian  dit  :  «  Hé  !  Youssouf  Pacha, 
Tu  es  devenu  la  risée  de  la  tribu  des  Tédjirli, 
Tu  ne  peux  pas  venir  à  bout  des  Zeïtouniotes. 
Ton  renom,  ô  Zeïtoun,  est  monté  jusqu'au  ciel.  » 

Je  suis  le  poète  Khalil,  votre  humble  serviteur, 

La  tribu  des  Tédjirli  s'étant  trouvée  en  danger, 

Zeïtoun  se  hâta  de  voler  à  son  secours, 

Le  mont  Ghandel  fut  témoin  de  ta  gloire,   ô  Zeïtoun  J. 


1.  Cet  «  avetch  »  a  été  composé  à  la  suite  du  combat  livré  par 
Zeïtoun  en  1842  contre  Youssouf  Pacha  pour  secourir  la  tribu  voi- 
sine des  Tédjirli,  qui,  attaqués  par  les  Turcs,  avaient  demandé  l'as- 
sistance des  Zeïtouniotes  ;  ceux-ci  mirent  en  déroute  les  troupes  de 
Youssouf  Pacha  et  sauvèrent  les  Tédjirli. 


CHANTS  NATIONAUX  209 

En  l'an  mil  huit  cent  soixante-deux, 

Le  deuxième  jour  du  mois  d'août, 

Les  Tcherkesses  furent  égorgés  sur  le  pont  de  Kerken. 

Les  monceaux  de  cadavres  effrayèrent  les  oiseaux. 

Aziz  Pacha  vint  braquer  ses  canons, 

Il  lança  quarante-et-un  boulets,  il  ne  tua  qu'un  âne; 

Tachdjian  visa  l'artilleur  et  l'abattit  ; 

Le  Pacha,  d'épouvante,  tomba  par  terre. 

Le  lien  des  genoux  du  Pacha  se  rompit, 

Il  eut,  de  peur,  le  foie  déchiré. 

D'un  seul  coup  les  Tcherkesses  furent  écrasés  ; 

Les  quarante  mille  soldats  furent  soudain  dispersés1. 


AVETCH  D'AZIZ  PACHA  2 

Ghorvoian  dit  :  «  Je  me  trouvais  clans  la  bataille; 

Je  suis  resté  pendant  cinq  heures  clans  la  fumée  et  la 
poudre. 

Il  n'est  pas  de  combat  sans  dépense,  j'ai  perdu  quel- 
ques âmes. 

Mais  n'ai-je  pas  fait  périr  le  décuple  des  vôtres  ?  » 

i.  «  Avetch  »  composé  à  la  suite  du  grand  combat  victorieux 
mené  en  1862  par  les  Zeitouniotes  contre  les  40,000  soldats  d'Aziz 
Pacha. 

2.  Cet  «  avetch  »  fut  également  composé  à  la  suite  du  combat 
contre  Aziz  Pacha. 

12. 


210  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Aziz  Pacha  dit  :  «  J'ai  fait  venir  dix  mille  soldats 
d'Alep  et  d'Aïntab, 

Ils  sont  restés  campés  pendant  cinq  jours  sur  le  pont 
de  Zeïtoun  ; 

J'ai  conduit  à  la  guerre  quarante-trois  mille  soldats; 

N'ai-je  pas  vu  la  bataille  de  Kébir?  » 

Sourénian  dit  :   «  J'ai  vaincu  tout  le  monde  ; 
J'ai  tiré  l'épée  et  je  verserai  du  sang; 
Si  l'on  m'irrite,  je  passerai  même  la  mer; 
N'ai-je  pas  toujours  accompli  ce  que  j'ai  dit?  » 

Le  Pacha  borgne  reçut  l'ordre  et  vint, 

Il  devint  l'ami  de  Garabed  Kéhia; 

Ce  furent  les  Béchenli  qui  suscitèrent  cette  affaire. 

N'avons-nous  pas  produit  des  lions  courageux? 

Garabed  Kasparian  dit  :  «  Nous  avons  foi  en  Dieu. 
Nous  nous  battons  toujours  à  pied  ; 
Allons,  Zeïtoun,  en  avant!  Tes  monts  et  tes  rochers 
sont  solides. 

N'ai-je  pas  résisté  dans  le  passage  de  Ghaker  ?  » 

Mon  fils  Mekhitar  dit  :  «  Il  n'est  pas  d'autre  moyen  : 
Il  faut  que  nos  monts  et  nos  vaux  retentissent. 
Les  douleurs  et  les  blessures  sont  nos  gloires  ; 
Pour    chaque  homme  perdu  n'en    faisons-nous  pas 
périr  dix  mille  ?  »' 


CHANTS  NATIONAUX  211 

AVETCH  DE  BABIK  PACHA1 

Veyci  Pacha  dit  :  «  J'irai  à  Zeïtoun, 

Je  démolirai  la  ville,  je  pillerai  les  biens; 

J'habiterai  quelque  temps  dans  le  couvent  de  Zeïtoun; 

Je  brûlerai  votre  Zeïtoun,  ô  princes  !  » 

Babik  Pacha  dit  :  «  Je  ne  crains  personne;  je  ne  fais 
pas  grand  cas  du  vali  d'Alep  ; 

Quand  même  tu  amènerais  contre  moi  cent  mille  sol- 
dats, je  ne  bougerai  pas. 

Vous  ne  pouvez  pas  nous  subjuguer  avec  des  pa- 
roles, ô  princes  !  » 

Veyci  Pacha  dit  :  «  Mes  soldats  rugissent,  les  boulets 
que  je  lance  renversent  les  montagnes  ; 

A  force  de  me  craindre,  Zeïtoun  tremble  et  pleure  du 
sang .    » 

Babik  Pacha  dit  :  «  Retiens  bien  ton  serment  ; 
J'ai  fourré  votre  juge  dans  le  §ac  aux  ordures; 
Je  supprimerai  à  Marache  le  nom  même  du  Turc  ; 
Je  brûlerai  votre  Alep,  ô  princes.  » 

Veyci  Pacha  dit  :  «  Il  a  perdu  la  tête  ; 
Tout  ghiaour  qu'il  est,  il  croit  pouvoir  supprimer  le 
Turc; 

i.  «  Avetch  »  composé  à  la  suite  du  combat  mené  en  1879  par  les 
Zeïtouniotes,  commandés  par  l'héroïque  Babik  (surnommé  «  Pacha  » 
par  les  Turcs  eux-mêmes  à  cause  de  sa  grande  bravoure),  contre 
les  troupes  de  Veyci  Pacha; 


212  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Il  ne  se  rappelle  pas  les  crimes  qu'il  a  commis  ; 
Je  détruiraipar  force  votre  honneur,  6  princes.  » 

Babik  Pacha  dit  :  a  J'ai  tiré  l'épée, 
J'ai  abattu  Pertiz,  Kurtul,  Nédirli, 
J'ai  brûlé  la  tribu  de  Bozdoghan  ; 
Par  Dieu!  j'ai  soif  de  sang,  ô  princes!  » 


LES  BRAVES 

Lorsque  les  braves  montent  sur  leurs  chevaux  arabes, 
Ils  deviennent  intrépides  devant  l'ennemi  ; 
L'aigle,  même  vieilli,  ne  lâche  pas  sa  proie  ; 
Le  fils  du  vieux  loup  devient  toujours  un  loup. 

Je  voudrais  monter  au  balcon  de  ma  maison, 
Je  voudrais  mener  une  vie  joyeuse  et  contempler  ma 
belle  ; 

Je  voudrais  monter  sur  mon  cheval  noir 
Et  montrer  comment  et  où  Ton  se  bat. 

Les  jeunes  braves  vont  se  promener  dans  les  champs  ; 
Le  jour  ils  regardent  les  roses,  et  la  nuit,  la  lune. 
L'écho  de  leurs  armes  est  répété  par  les  monts  et  les 

rochers. 
Quand  leurs  armes  grondent,  on  ne  voit  plus  l'ennemi. 


CHANTS  NATIONAUX  213 

Mon  fils  me  fait  savoir  ce  qu'on  voit  sur  les  montagnes; 
Ceux  qui  voient  le  combat  des  braves,  pleurent; 

Je  le  dis  à  vous,  ô  beys  et  aghas, 

Ce  brave  seul  est  noble  qui  succombe  avec  sa  foi. 


AVETGH  DE  KHOURCHID  PACHA1 

Khourchid  Pacha  dit  :  «  Je  m'en  vais  assiéger  le 
petit  Zeïtoun, 

Si  Ton  m'irrite,  je  le  détruirai; 
Je  suis  le  fameux  Khourchid  et  je  commande  une  armée». 

Le  Zeïtouniote  dit  :  »  Oh  !  Khourchid  Pacha,  ne  crois 
pas  à  tout  ce  qu'on  raconte. 

Zeïtoun  te  le  dit,  qui  tient  sa  parole  ; 

Notre  parole  est  faite  de  diamant,  nos  guerriers  sont 
des  lions. 

Zeïtoun  te  le  dit,  qui  s'élance  comme  un  faucon.  » 

Khourchid  Pacha  dit  :  «  Ne  m'irritez  pas, 
J'envelopperai  vos  montagnes  dans  la  fumée  de  mes 
canons. 

Mon  épée  est  puissante  par  la  foi  de  l'Islam  ; 

C'est  le  sanguinaire  Khourchid  Pacha  qui  vous  le  dit.  » 

i.  «  Avetch  »  composé  à  la  suite  de  la  victoire  remportée  par  les 
Zeïtouniotes  en  i85?  sur  les  troupes  de  Khourchid  Pacha. 


21 'f  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Le  Zeïtouniote  dit  :  «  Ne  crois  pas,  Khourchid  Pacha, 
que  Zeïtoun  est  débile: 

Il  a  comme  patrimoine  le  mont  Bérid  ; 
Chaque  maison  possède  sept  sacs  de  poudre  : 
Zeïtoun  te  le  dit,  qui  te  résiste  et  t'anéantira.  » 

Khourchid  Pacha  dit  :  «  Attendez,  je  vais  conduire 
mon  armée  au  couvent; 

Attendez,  je  vais  réunir  des  peuples  de  diverses  langues  ; 
Attendez  !  je  vais  t'anéantir  complètement,  ô  Zeïtoun  ; 
C'est  le  sanguinaire  Khourchid  Pacha  qui  te  le  dit.  » 

Chorvoian  dit  :  «  Moi,  Chorvoian,  je  parle  brièvement  : 
Jésus  nous  soutiendra  ! 

Quand  même  les  lois  de  Moïse  seraient  à  votre  avantage, 
Par  Dieu,  ô  Pacha,  j'exterminerai  tes  soldats.  » 

Khourchid  Pacha  dit  :  «Attendez,  je  vais  assiéger  votre 
Zeïtoun. 

Je  renverserai  vos  montagnes  et  vos  rochers, 
Je  réduirai  en  cendres  vos  vignes  et  vos  jardins. 
Khourchid  vous  le  dit,  qui  a  conquis  tant  de  villes.   » 

Yéni-Dunia  dit  :  «  Que  dis-tu  là-bas  ? 
Pour  nous  c'est  une  honte  d'être  attaqués  par  toi. 
J'ai  cinq  mille  tireurs,  ils  sont  tous  intrépides, 
Zeïtoun  te  le  dit,  qui  détruira  tous  tes  soldats.  » 

Khourchid  Pacha  dit  :  «  Qu'ils  viennent,  tous  les  princes, 
Et  que  chacun  porte  à  sa  ceinture  son  linceul  ; 


CHANTS  NATIONAUX  215 

Que  la  bataille  se  fasse  sur  les  bords  du  Djihan. 
C'est  le  belliqueux  Khourchid  qui  vous  le  dit.» 

Sourénian  dit  :  «  Tu  seras  couvert  de  confusion  ; 

Quand  même  dix  pachas  viendraient  encore,  ils  ne  me 
feraient  pas  peur. 
Ici  se  trouvent  les  cadavres  de  beaucoup  de  pachas.  » 

Khourchid  Pacha  dit  :  «  La  bataille  est  commencée  ; 
elle  est  trop  dure. 

Hélas!  personne  ne  sait  combien  Zeïtoun  est  sauvage; 
Je  veux  prendre  la  fuite  et  j'espère  y  réussir. 
Oh! comme  ce  Zeïtoun  est  cruel  et  sauvage!  » 

Baghdjian  dit  :  «  Par  le  Tout-Puissant  que  j'adore, 
Je  ferai  construire  des  barricades  en  or  et  en  argent; 
Vous    allez     voir    comment   je    lancerai     mes     lions 

contre  ses  soldats. 
N'est-ce  pas  moi  qui  ai  égorgé  ses  beys  circassiens?  » 

Kourchid  Pacha  dit  :  «  Je  suis  perdu  ! 

Attendez    un    peu,  jusqu'à  ce  que  mes  soldats  soient 

rassemblés  ; 

J'ai  demandé  beaucoup  de  victimes  pour  les  immoler 
à  Dieu  ; 

Kourchid  le  dit,   qu'il  a  offert  à   Dieu  beaucoup  de 
moutons  en  sacrifice.  » 

Yaghoubian  dit  :  «  Mon  fils  Jacob  dit  que  le  jour  est 
arrivé  : 


216  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Battons-nous,  et  que  nos  coups  résonnent  jusqu'à 
Gonstantinople! 

Nous  sommes  orphelins,  personne  ne  prendra  notre 
sang. 

Zeïtoun  le  dit,  qui  se  bat  Tépée  haute.  » 

Kourchid  Pacha  dit  :  «  Prenons  la  fuite,  abandonnons 
les  munitions  que  je  perds  pour  toujours  ; 

Quelle  honte  pour  moi  si  le  sultan  Aziz  l'apprend  ! 

C'est  Zeïtoun  qui  'nous  poursuit  jusqu'à  cinq  heures 
de  distance.  » 


AVETCH  DE  KHOURCHID  PACHA  ' 

Accourez,  mes  frères,  venez  entendre  le  récit  de  nos 
hauts  faits,  comment  l'infidèle  Khourchid,  qui  voulait 
nous  anéantir,  fut  écrasé. 

Ecoutez,  mes  frères,  le  récit  de  l'agression  de  Khour- 
chid Pacha.  Oh!  cette  année-ci  fut  glorieuse  pour  nous. 

L'impie  était  décidé  à  nous  massacrer,  afin  d'enlever 
nos  femmes,  nos  enfants  et  nos  biens. 

Mais  qu'il  ne  compte  plus  sur  ses  milliers  de  soldats, 
qu'il  tremble   désormais  devant   nous  et  que  ceux    de  ' 
Marache  apprennent  aussi  à  respecter  la  foi  du  serment. 

i.  Cet  avetch,  qui  chante  le  même  sujet  que  le  poème  précédent, 
a  été  composé  par  un  [prêtre- combattant  ayant  pris  part  à  la  ba- 


CHANTS  NATIONAUX  217 

Salut  ii  nos  chefs  qui  nous  conduisirent  sur  le  champ 
de  bataille,  salut  à  nos  sages  gouverneurs  qui  veillent  à 
notre  sûreté,  salut  à  nos  valeureux  princes,  et  vive 
notre  pays! 

En  ce  moment  sublime,  Yéni-Dunia  s'écrie  :  «  En 
avant  tous  ensemble!  plus  de  crainte  :  je  vous  procu- 
rerai un  riche  butin.  » 

Sourénian  répond  :  «  Je  commande  à  mille  guerriers 
qui  vont  courir  à  la  mort  défendre  l'indépendance;  mar- 
chons à  l'ennemi!  » 

Khosroian  crie  à  son  tour  :  «  Arrêtez,  c'est  à  moi  de 
marcher  le  premier  à  la  tête  de  mes  guerriers  ;  c'est  à 
vous  de  suivre  mon  exemple  et  de  repousser  l'invasion 
musulmane.  » 

Balian  reprend  :  «  Admirez  mes  braves,  enviez  et  ma 
poudre  et  mon  plomb  ;  prenez  tout  et  tirez  juste  ;  mes 
biens,  mes  fusils  et  ma  vie  sont  à  la  nation.  » 

Garabed  le  Kaïa  dit  à  son  tour  :  «  Libre  montagnard, 
c'est  à  moi,  gardien  de  Zeïtoun,  de  défendre  le  chemin 
de  la  liberté.  A  moi,  mes  fils,  à  moi!  Ayons  foi  en  Dieu, 
et  montrons-nous  dignes  de  nos  ancêtres  en  abaissant 
l'orgueil  d'un  pacha  exécré. 


Jtaille  de  1862.  Nous  reproduisons  ici  la  traduction  qu'en  a  donnée 
Victor  Langlois  en  son  étude  sur  Zeitoun  publiée  dans  le  numéro 
du  i5  Février  i803  de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

13 


218  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

«  Mes  greniers  sont  garnis  de  blé,  ne  comptez  plus 
sur  des  secours;  un  pain  par  jour  et  combattons  dix  ans. 
Nous  avons  bien  assez  vécu  ;  il  faut  nous  sacrifier  au  sa 
lut  de  nos  frères.  Dieu  et  la  croix  sont  avec  nous  !   » 


CHANTS  DE  REVOLTE 

LE    KURDE1 

Le  Kurde  arriva  des  flancs  de  la  montagne, 
Il  nous  demanda  de  lui  payer  le  tribut; 
Boghos,  le  fils  du  curé, 
Frappa  ce  chien-là  et  le  tua. 

Nous  allâmes  nous  réfugier 
Au  milieu  des  rochers; 
L'ennemi  tira  l'épée  contre  nous; 
Que  cette  année-là  ne  revienne  plus  ! 

On  a  enlevé  nos  mariées  au  voile  rouge  ; 
Nous  sommes  restés  à  la  merci  des  loups  ; 
Nos  petits  garçons  et  nos  filles, 
Nous  ne  savons  plus  où  ils  sont  perdus. 

i.  Ce  chant  et  les  suivants  sont  de  date  très  récente  ;  ils  expriment 
les  sentiments  qui  animèrent  les  Arméniens  dans  le  dernier  quart 
du  xix°  siècle,  et  qui  aboutirent  à  l'effort  tenté  par  ce  peuple 
pour  abolir  les  conditions  de  servitude  où  le  gouvernement  turc 
les  maintenait.  Ils  traduisent  la  douleur  et  la  rage  d'une  race  qui 
souffre  de  se  voir  odieusement  exploitée  et  opprimée  par  les  ban- 
dits kurdes  et  par  les  fonctionnaires  turcs,  et  qui,  poussée  par  le 
souvenir  de  son  glorieux  passé,  se  décide  à  accepter  les  suprêmes 
sacrifices  pour  mettre  fin  à  une  situation  intolérable. 


CHANTS  NATIONAUX  219 

Jeune  homme,  retrousse  tes  manches, 
Frappe  au  flanc  ce  chien  de  cheikh; 
Grands  et  petits,  tous  ensemble, 
Assommons-les  d'un  seul  coup. 

Il  n'y  a  plus  pour  nous  ni  jour  ni  soleil  ; 
Nous  ne  pouvons  même  plus  causer  entre  nous 
Et  Dieu  voit  tout  cela, 
Assis  au-dessus  de  nos  têtes! 

Les  Kurdes  féroces,  rassemblés, 
Nous  ont  assiégés. 
Ils  ont  emporté  par  force 
Nos  troupeaux  et  nos  biens. 

Que  le  Scribe  étrangle  Alo 
Qui  tua  le  pauvre  Galo  ; 
Que  la  balle  noire  atteigne 
Le  chien  Selo  de  Kadjed  ! 

Maudit  soit  le  cheikh  Sofi 

Qui  a  éteint  la  fumée  de  notre  maison  ! 

Que  Dieu  éteigne  de  même 

La  fumée  de  sa  maison  ! 


Je  n'aspire  qu'à  atteindre  mon  but  ! 
Je  ne  crains  pas  le  gibet. 
Du  haut  du  gibet,  d'une  voix  étranglée, 
Je  crierai  encore  :  «  Douce  Arménie!  » 


220  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Douce  Arménie  !  je  te  voue 

Mon  cœur  et  mon  âme  ! 

Je  veux  bien  mourir  si,  par  ma  mort, 

L'Arménie  doit  revenir  à  la  vie. 

Si  l'on  m'emprisonne  pour  toi, 
La  prison  sera  un  palais  à  mes  yeux; 
Si  l'on  enchaîne  mes  mains  et  mes  pieds, 
Je  m'en  sentirai  heureux. 

Douce  Arménie,  charmante  mère, 

Jusqu'à  quand  tes  fils 

Gémiront-ils  ainsi  ? 

Jusqu'à  quand  seront-ils  errants  et  malheureux? 

Ce  chagrin,  je  le  crains,  me  fera  mourir, 
Et  je  descendrai  bientôt  dans  le  noir  tombeau. 
Du  fond  de  mon  tombeau,  d'une  voix  morte, 
Je  crierai  toujours  y  «  Pauvre  Arménie!  » 


Un  cri  s'est  élevé  des  montagnes  d'Erzeroum, 
Les  cœurs  des  Arméniens  ont  bondi  au  cliquetis  des 
armes. 

Le  paysan  arménien,  qui  depuis  des  siècles  vivait 
désarmé, 

Quitta  son  champ,  et  prit,  au  lieu  de  la  pelle,  le  fusil 
et  l'épée. 


CHANTS  NATIONAUX  221 

Le    vieillard,    courbé    sur   son   bâton,    demande   en 
pleurant 

A  voir  la  délivrance  de  sa  patrie,  puis  mourir. 

Les  femmes  exhortent  leurs  maris 
A  se  rendre  au  combat  pour  donner  et  recevoir  des 
blessures. 

La  vie  tendre  semble  lourde  aux  jeunes  filles; 
Les  armes  à  la  main,  elles  encouragent  les  combat- 
tants. 

Trop  longtemps  tu  as  pleuré,  Arménie,  notre  mère, 
terre  de  gloires  ! 
Tes  soldats,  bien  qu'affamés,  sont  toujours  vaillants. 

Prends-les  dans  tes  bras,  presse-les  contre  ton  sein, 
Ces  braves,  qui  versent  leur  sang  sur  ton  sol  sacré  ! 


Que  le  rossignol  ne  gazouille  plus  dans  les  plaines 
de  Moush, 

Que  des  chants  ne  s'élèvent  plus  sur  les  monts  de 
Sassoun; 

Que  le  sourire  ne  brille  plus  sur  les  figures  armé- 
niennes, 

Que  la  tristesse  règne  seule  dans  les  cœurs  armé- 
niens. \ 


222    •  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Les  mains  des  Arméniens  sont  toutes  rouges  de  sang, 
Les  cœurs  des  Arméniens  sont  envahis  de  douleur; 
À  quoi  bon  désormais  le  lys  odorant  ? 
S'épanouirait-il  dans    les   beaux    champs  de  TEden 
d'Arménie? 

Puisque  les  jeunes  filles  arméniennes  ne  peuvent  plus 

Parer  leur  sein  avec  les  fleurs  des  champs, 

Que  le  rossignol  ne  gazouille  plus  sur  les  monts  de 

Sassoun; 

Que  des  chants  ne  s'élèvent  plus  dans  les  plaines  de 

Moush. 


BERCEUSE 

Voici  la  chemise  du  brave; 
Je  l'ai  cousue  de  ma  main; 
Elle  est  toute  rouge  de  sang; 
Je  l'ai  lavée  avec  mes  larmes. 

C'est  la  chemise  du  brave 

Qui  fut  ton  père  ! 

Du  fond  de  la  tombe, 

Il  t'invite  à  le  venger  du  cruel  ennemi 

Grandis,  mon  enfant, 
Et  bois  le  sang  des  tyrans, 
Pour  que  le  cœur  de  ta  mère 
Se  réjouisse  et  soit  consolé. 


CHANTS  NATIONAUX  223 

Camarade,  il  ne  faut  pas  te  décourager, 
Sois  vaillant,  reste  debout! 
Regarde,  une  lumière  brille  là-bas  : 
Bientôt  nous  nous  reposerons. 

Courage,  camarade!  sois  vaillant! 
Continuons  à  marcher! 
Ecoute!  il  me  semble  que  des  cloches 
Résonnent  au  sommet  des  montagnes. 

Voici  l'aube  qui  rougeoie; 
Camarades,  marchons  avec  confiance  ! 
Nous  sommes  les  soldats  de  la  justice; 
Nous  atteindrons  sûrement  notre  but. 


ELOGE  DE  SEROP-AGHBUR 

Dans  le  monde  entier 
Ton  nom  fut  célèbre, 
Cher  Aghbur, 
Lion  vaillant 
De  l'Arménie. 


i.  Sérop,  originaire  d'Akhlat  (vilayet  de  Bitlis),  était  le  chef  d'une 
bande  de  révolutionnaires  qui,  retranchée  dans  les  montagnes, 
s'était  donné  pour  tâche  de  riposter  par  des  représailles  aux  atro- 
cités des  Turcs  et  des  Kurdes.  Le  gouvernement  turc  s'efforça 
pendant  trois  ans,  sans  réussir,  à  s'emparer  de  lui  et  de  sa  bande;  à 
la  fin  de  l'année  1898,  un  bataillon  de  réguliers  parvint  enfin  à 


224  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Tu  as  rehaussé 

L'honneur  de  rArménie, 

Cher  Aghbur, 

Tu  as  éveillé 

Les  cœurs  endormis. 

Tu  es  parti 

En  nous  laissant  un  exemple, 

Cher  Aghbur, 

Tu  as  ouvert  des  portes 

A  la  jeunesse. 

Tu  n'as  jamais  abandonné 

Ta  douce  patrie, 

Cher  Aghbur, 

Tu  as  lutté 

Jusqu'à  ton  dernier  souffle. 

Tu  as  aimé  l'œuvre  sainte, 

Tu  as  formé  des  bandes, 

Cher  Aghbur, 

Tu  as  épouvanté 

Les  Turcs  et  les  Kurdes. 


cerner  Sérop,  et  après  une  longue  lutte  sanglante,  où  tombèrent 
plusieurs  dizaines  de  Turcs,  Sérop  fut  tué  avec  ses  compagnons 
et  sa  femme  Sossé,  qui  s'était  toujours  battue  à  ses  côtés.  La  tête 
de  Sérop  fut  transportée  par  les  soldats  turcs  à  Bitlis  et  promenée 
en  triomphe  dans  les  rues.  Sérop  était  surnommé  Aghbur  (fon- 
taine) par  ses  camarades,  et  les  Turcs,  qui  admiraient  sa  grande 
bravoure,  l'appelaient  Sérop  Pacha. 


CHANTS  NATIONAUX  225 

Tu  as  soulevé 

Le  vilayet  de  Bitlis, 

Cher  Aghbur, 

Tu  as  donné  du  courage  et  de  l'espoir 

Au  pauvre  peuple. 

Nuit  et  jour 

Pleure  Akhlat  tout  entier, 

Cher  Aghbur, 

Il  appelle  sans  cesse 

Sérop  et  Sossé. 

Tu  dors  maintenant 
Sous  la  terre  noire, 
Cher  Aghbur, 
Nous  ayant  légué  la  tâche 
De  défendre  notre  peuple. 

Poursuivons  de  tout  cœur 
L'œuvre  d'Aghbur  ; 
Notre  cher  Aghbur 
Nous  invite  à  la  vengeance; 
Frères,  vengeons-le! 


XI 

CHANTS   DIVERS 


LE  CHANT  DE  LA  PERDRIX 


Le  soleil  tomba  sur  la  cime  du  mont  ; 

Gentillette,  gentillette, 

La  perdrix  sortit  du  nid  ; 

Elle  salua  les  fleurs, 

Elle  s'envola  et  vint  au  sommet  de  la  montagne, 

Gentillette,  gentillette, 

0  la  jolie  petite  perdrix  ! 

Lorsque  j'entends  la  voix  de  la  perdrix, 
Je  sors  la  tête  par  la  lucarne  et  je  regarde; 
La  perdrix  vient,  en  chantant, 
En  se  dandinant,  par  la  montagne. 
Gentillette,  gentillette, 
0  la  jolie  petite  perdrix  ! 


230  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

Ton  nid  est  émaillé  de  toutes  sortes  de  fleurs, 

De  basilics,  de  narcisses  et  de  nénufars  ; 

Ton  lit  est  imbibé  de  rosée; 

Tu  te  délectes  d'ineffables  parfums. 

Gentillette,  gentillette, 

0  la  jolie  petite  perdrix! 

Tes  plumes  sont  moelleuses, 
Tu  as  le  cou  long,  le  bec  petit, 
Tes  ailes  sont  multicolores, 
Tu  es  plus  douce  que  la  colombe. 
Gentillette,  gentillette, 
0  la  jolie  petite  perdrix! 

Lorsque  la  petite  perdrix  se  pose  sur  l'arbre, 

Elle  chante  de  sa  douce  voix, 

Elle  égayé  le  monde  entier, 

Elle  fait  sortir  le  cœur  de  la  mer  de  sang. 

Gentillette,  gentillette, 

0  la  jolie  petite  perdrix! 

Tous  les  oiseaux  envient  ton  sort, 

Us  viennent  avec  toi  en  bandes  nombreuses, 

Ils  gazouillent  tous  autour  de  toi, 

Mais  pas  un  ne  peut  t'être  comparé. 

Gentillette,  gentillette, 

0  la  jolie  petite  perdrix  ! 


CHANTS  DIVERS  231 

LE  CHANT  DE  LA  CIGOGNE 

Cigogne,  sois  la  bienvenue, 
Sois  la  bienvenue,  cigogne; 
Tu  nous  annonces  le  printemps, 
Tu  nous  réjouis  le  cœur. 

Cigogne,  descends  chez  nous, 
Descends  dans  notre  maison,  cigogne; 
Construis  ton  nid  sur  notre  frêne, 
0  notre  gentille  cigogne. 

Cigogne,  je  vais  me  plaindre  à  toi, 

0  cigogne,  je  vais  me  plaindre  à  toi, 

Je  vais  te  dire  mes  mille  douleurs, 

Les  douleurs  de  mon  cœur,  mille  douleurs. 

Cigogne,  lorsque  tu  es  partie, 
Lorsque  tu  es  partie  de  notre  arbre, 
Des  vents  destructeurs  ont  surgi, 
Ils  ont  desséché  nos  riantes  fleurs. 

Le  ciel  brillant  fut  assombri, 
Ce  brillant  ciel  fut  assombri., 
La  neige  tomba  sur  nous, 
Arriva  l'hiver,  qui  flétrit  les  fleurs. 

Du  sommet  du  mont  Varak, 

Du  sommet  de  ce  mont  Varak, 

La  neige  descendit  et  s'étendit; 

Il  faisait  bien  froid  dans  nos  vertes  plaine*  I 


232  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Cigogne  !  notre  petit  jardin, 

La  neige  couvrit  notre  petit  jardin  ; 

Notre  rosier  verdoyant 

Fut  desséché  par  le  froid  de  l'hiver. 

Cigogne,  sois  la  bienvenue, 
Sois  la  bienvenue,  cigogne  ! 
Tu  nous  annonces  le  printemps, 
Tu  nous  réjouis  le  cœur. 


LA  COMPLAINTE  DE  LA  PERDRIX 

La  perdrix  se  tenait  assise  sur  une  pierre, 

Et  pleurait  :  «  Oiseaux!  » 

Elle  se  plaignait  aux  petits  : 

«  Vous  qui  volez  dans  l'air,  oiseaux! 

Je  suis  montée  sur  les  hautes  montagnes, 

J'ai  contemplé  les  vertes  prairies, 

Vous  qui  volez  dans  l'air,  oiseaux! 

Je  suis  descendue,  je  suis  tombée  dans  le  piège, 

Dans  le  filet  tendu  au  milieu  du  lac, 

Vous  qui  volez  dans  l'air,  oiseaux! 

On  est  venu  m'empoigner, 

On  a  levé  sur  moi  le  terrible  couteau  ; 

Ma  gorge  chantante, 

On  Ta  coupée  d'une  oreille  à  l'autre; 


CHANTS  DIVERS  2M 

Mon  petit  sang  rouge, 

On  l'a  versé  par  terre  ; 

Mon  petit  bec  rougeâtre, 

On  Ta  rais  sur  le  feu  étincelant  ; 

Mes  pieds  à  pas  menus, 

On  les  a  coupés  à  partir  du  genou  ; 

Mes  plumes  multicolores, 

On  les  a  jetées  aux  monts  et  aux  vallées  ; 

Celles  qui  sont  tombées  sur  les  monts, 

Le  petit  vent  les  a  emportées; 

Celles  qui  sont  tombées  dans  les  vallées, 

Le  torrent  les  a  emportées  ; 

Pareille  à  saint  Grégoire, 

On  m'a  fait  descendre  dans  la  caverne  profonde. 

On  est  venu  me  saisir 

Et  l'on  s'est  mis  à  table  ; 

Pareille  à  saint  Jacques, 

On  m'a  coupée  pièce  par  pièce; 

Avec  du  pain  on  m'a  fait  un  linceul, 

Avec  du  vin  rouge  on  m'a  enterrée  ; 

J'ai  poussé  le  cri  de  Jérémie, 

Du  premier  père  et  de  la  mère  Eve. 


LE  CHANT  DU  PIGEON 

0  pigeon!  le  printemps  s'en  est  allé,  l'automne  est 
arrivée  ; 


234  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

O  pigeon,  comme  ta  voix  est  douce 

A  mes  peines  nombreuses  ! 

O  pigeon,  que  je  meure  pour  tes  petits  pieds  roses  ! 

O  pigeon,  que  tu  as  de  chagrins  ! 

O  pigeon,  comme  elles  sont  jolies, 

Les  couleurs  que  Dieu  a  données  à  tes  ailes 

Et  que  les  hommes  admirent! 

O  pigeon,  ta  voix  est  si  douce 

Qui  erre  par  les  monts  et  les  vaux  ! 

O  pigeon,  quelle  jolie  petite  gorge  tu  as! 

O  pigeon,  que  je  meurepourtes  yeux  diaprés! 

O  pigeon,  combien  de  blessures 

Tu  portes  dans  ton  cœur! 


LA  TOURTERELLE  ET  LE  GEAI 

La  tourterelle  dit  au  geai  :  «  Pourquoi  pleures-tu?», 

Le  geai  dit  :  «  L'automne  est  arrivé,  je  vais  pleurer  à 
tel  point 

Que  du  sang  va  tomber  de  mes  yeux; 

Car  comment  pourrais-je   maintenant   nourrir   mes  ; 
petits  ?  » 

La  tourterelle  dit  :  «  Ne  pleure  pas,  c'est  l'automne 
à  présent, 

Mais  le'printemps  va  bientôt  arriver. 


CHANTS  DIVERS 

Je  te   prendrai    avec   moi,  nous  monterons' 
hautes  cimes, 

Nous  jetterons  nos  douleurs  au  vent  du  sud, 
Nous  bâtirons  une  maison  parmi  les  ronces, 
Nous  ouvrirons  une  porte  au  vent  de  Soundk. 

Mogk. 


LE  CHANT  DE  L'EAU 

Par  cette  montagne  qui  est  là-bas 
L'eau  descend  et  traverse  le  village. 
Un  beau  brun  s'approche  de  l'eau, 
Y  lave  ses  mains  et  son  visage  ; 

Il  les  lave,  heï  !  il  les  lave, 
Puis  il  s'adresse  à  l'eau  et  lui  demande  : 
Eau,  de  quelle  montagne  arrives-tu, 
Ma  petite  eau  fraîche  et  douce  ? 

—  J'arrive  de  cette  montagne 

Où  il  y  a  de  la  neige  vieille  et  nouvelle. 

—  Eau,  vers  quel  ruisseau  t'en  vas-tu, 
Ma  petite  eau  fraîche  et  douce  ? 

— »  Je  vais  vers  ce  ruisseau 

Au  bord  duquel  il  pousse  des  violettes  en  abondance, 

—  Eau,  vers  quelle  vigne  t'en  vas-tu, 
Ma  petite  eau  fraîche  et  douce  ? 


236  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

—  Je  vais  vers  cette  vigne 

Dont  le  possesseur  est  le  vigneron  lui-même. 

—  Eau,  vers  quel  jardin  t'en  vas-tu, 
Ma  petite  eau  fraîche  et  douce  ? 

—  Je  vais  vers  le  jardin 

Où  le  rossignol  chante  doucement. 

—  Eau,  quelle  plante  arroses-tu, 
Ma  petite  eau  fraîche  et  douce  ? 

—  J'arrose  cette  plante 

Dont  les  racines  donnent  de  l'herbe  à  l'agneau. 

—  Eau,  à  quelle  fontaine  t'en  vas-tu, 
Ma  petite  eau  fraîche  et  douce  ? 

—  Je  vais  à  cette  fontaine 

Où  ta  bien-aimée  vient  boire  de  l'eau  ; 
Je  veux  embrasser  son  menton 
Et  m'enivrer  de  son  amour. 

VARIANTE 

—  Petite  eau,  de  quelle  source  arrives-tu 
Ma  petite  eau  fraîche  et  douce  ? 

—  Je  viens  de  cette  source 

Où  il  y  a  de  la  neige  vieille  et  nouvelle. 

Je  marche  nuit  et  jour, 

Je  n'ai  pas  de  sommeil,  je  veille  sans  trêve. 

L'eau  a  bien  aussi  son  bien-aimé, 

Elle  se  dirige  vers  le  jardin  de  son  aimé. 

—  Que  le  jardin  de  ton  aimé  se  dessèche, 

Pour  qu'en  faisant  un  détour  tu  viennes  vers  notre  jardin, 

J'ai  des  roses  et  des  grenades  à  arroser, 

Mon  basilic  commence  à  s'épanouir, 

Je  voudrais  les  cueillir,  en  faire  un  bouquet 

Et  l'envoyer  comme  cadeau  à  mon  absent.  Eghine. 


CHANTS  DIVERS  237 


NOCTURNE 


Le  soleil  s'est  couché, 
Les  étoiles  scintillent; 
Elles  tournent  la  ronde, 
Avec  la  lune.    , 
Mais  nos  gars  sont  plus  jolis 
Que  les  étoiles  et  la  lune. 

Les  fleurs  rient, 

Les  épis  ondulent, 

Les  arbustes,  sous  la  brise, 

Se  balancent. 

Mais  nos  filles  sont  plus  jolies 

Que  ces  fleurs  aux  couleurs  vives. 

Les  eaux  murmurent, 

Les  ruisseaux  coulent, 

La  mer  flotte,  s'agite, 

On  dirait  qu'ils  sont  tous  pressés. 

Mais  nos  mariées  sont  plus  jolies 

Que  toutes  ces  eaux  douces. 

Les  oiseaux  gazouillent, 
Ils  causent  entre  eux, 
Le  rossignol  et  l'alouette 
Chantent  de  douces  chansons  ; 
Mais  plus  doux  que  tous  ces  chants 
Est  le  chant  de  nos  gars. 


238  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

NOCTURNE 

La  lune  est  douce,  le  vent  est  doux, 

Le  sommeil  du  villageois  est  si  doux. 

La  lune  se  lève  au  ciel, 

La  flûte  du  berger  est  douce  ; 

Le  bouvier  fait  paître  ses  bœufs, 

Le  laboureur  dort  d'un  doux  sommeil. 

Le  vent  souffle  en  murmurant, 

La  brise  marine  est  si  douce  ! 

Les  eaux  clapotent  avec  un  bruit  doux; 

Les  oiseaux  sont  rentrés  dans  leurs  nids; 

Le  chant  du  rossignol  est  doux  ; 

Un  parfum  délicieux  flotte  dans  l'air  : 

C'est  de  la  rose  le  parfum  si  doux. 

Van 


AU  POINT  DU  JOUR 

De  douces  brises  soufflent, 
Les  jolis  épis  ondulent  ; 
Au  murmure  du  mince  ruisseau, 
Les  petits  flots  battent  des  mains. 

La  liane  s'est  enroulée  autour  du  chêne, 
L'églantinea  fait  sortir  ses  bourgeons; 
Par  amour  pour  la  rose,  le  rossignol 
Chante  toute  la  nuit  jusqu'au  jour. 


CHANTS  DIVERS 

Les  chevreaux  et  les  agneaux  paissent 
Aux  bords  verdoyants  des  ruisseaux; 
Les  fleurs  des  arbustes  de  la  plaine 
Répandent  de  douces  senteurs. 

L'abeille  vole,  rapide,    . 
D'une  fleur  à  l'autre  ; 
Elle  prend  des  fleurs  sa  part, 
Et  revient  à  son  joli  nid. 

Le  laboureur  a  attelé  sa  charrue, 
Il  a  pris  le  soc  en  main  ; 
Les  bouviers,  à  l'unisson, 
Entonnent  leur  «  horovel  «  l. 

Tout  est  joli, 
Tout  est  clair  et  tendre  ; 
Mais  l'automne  est  proche  : 
Gela  seul  nous  attriste  le  cœur. 

La  vieille  grand'mère,  blottie, 
S'agenouille,  la  face  vers  l'aurore  ; 
Les  yeux  remplis  de  larmes, 
Elle  dit  tout  bas  son  «  Pater  ». 

i     }hant  de  labour. 


240  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

LE  CHANT  DES  QUATRE   SAISONS 

Heï  !  ho  !  sont  venus  ces  oiseaux, 
Ho  !  heï  !  sont  venus  ces  oiseaux, 
Ils  sont  revenus,  ces  oiseaux 
Qui  arrivent  chaque  printemps. 

Ils  sont  revêtus  d'un  manteau  vert, 
Ils  se  promènent  sur  la  verdure. 

Chante,  mon  rossignol,  chante  ! 

Chante,  ma  petite  perdrix,  chante  ! 

Chante,  ma  tourterelle,  chante  ! 

Je  suis  fou  de  votre  voix  ; 

Que  je  sois  l'esclave  de  celui  qui  vous  créa. 

Heï  !  ho!  sont  venus  ces  oiseaux, 
Ho  !  heï  !  sont  venus  ces  oiseaux, 
Ils  sont  revenus,  ces  oiseaux 
Qui  arrivent  chaque  été. 

Ils  sont  revêtus  d'un  manteau  rouge, 
Ils  se  promènent  sur  les  roses, 
Chante,  mon  rossignol,  etc. 

Heï  !  ho  !  sont  venus  ces  oiseaux, 
Ho  !  heï  !  sont  venus  ces  oiseaux, 
Ils  sont  revenus,  ces  oiseaux 
Qui  arrivent  chaque  automne. 


CHANTS  DIVERS  241 

Us  sont  revêtus  d'un  manteau  jaune, 

Ils  se  promènent  sur  les  feuilles  desséchées  ; 

Chante,  mon  rossignol,  etc. 

Heï  !  ho  !  sont  venus  ces  oiseaux, 
Ho  !  heï!  sont  venus  ces 'oiseaux, 
Ils  sont  revenus,  ces  oiseaux 
Qui  arrivent  chaque  hiver. 

Ils  sont  revêtus  d'un  manteau  blanc 
Ils  se  promènent  sur  la  glace. 
Chante,  mon  rossignol,  etc. 


AU  MONT  BER1D1 

De  tes  sources  l'eau  coule  abondante, 
Tes  grands  cerfs  jettent  de  longs  regards. 
Tes  «t  baitaran  »  2,  tes  hyacinthes  sentent  si  bon  ! 
Ton  sommet  est  délicieux,  ô  Berid  ! 

La  perdrix  chante  sur  tes  cimes, 

Personne  ne  connaît  ton  âge  ; 

De  tes  rochers  on  tire  du  fer  ; 

Tu  es  une  source  de  richesses,  ô  Bérid! 


i.  Le  Bérid  est  la  plus  haute  des  montagnes  situé-s  au  nord  de 
Zeïtoun. 
2.  Nom  de  fleur. 

14 


m  CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 

A  ta  droite  se  trouve  le  mont  des  Sept-Frères, 
Tes  mines  donnent  du  fer  et  de  la  pierre  ; 
Ta  tête  est  toujours  couverte  de  neige  ; 
L'Erdjias  seul  peut  t'être  comparé,  ô  Bérid  î 

Ceux  qui  pénètrent  dans  tes  mines, 

Pour  arriver  à  leur  but, 

Bravent  tes  orages,  tes  pluies,  tes  bourrasques  ; 

Que  ton  hiver  est  rude,  ô  Bérid  ! 

Ton  grand  renom  m'a  rendu  poète  ; 

Personne  ne  connaît  ton  âge  ; 

Tu  existais  déjà  aux  jours  d'Adam  et  de  Noé  ; 

Ton  âge  est  inconnu,  ô  Bérid  ! 

Zeïtoun. 


LE  CHANT  DU*  MONT  VARAK 

Alons  nous  asseoir  aux  sons  du  saz, 
Buvons  du  vin  dans  des  coupes  d'or; 
Ta  bouche  est  suave,  ta  langue  savoureuse  ! 
Il  est  doux  de  chanter  sur  le  mont  Varak. 

Allons  au  délicieux  Dracht1, 

Il  en  arrive  d'adorables  senteurs  ; 


î.  Les  deux  sommets  du  mont  Varak,  le  haut  et  le  bas  Varak, 
sont  situés  à  l'est  de  Van  ;  aux  flancs  du  Bas-Varak  se  trouve  le 
couvent  célèbre  qui  porte  son  nom. 

î.  La  vigne  qui  se  trouve  dans  l'enceinte  orientale  du  couvent 
de  Varak  s'appelle  «  Dracht  »  (Paradis  terrestre)» 


CHANTS  DIVERS  243 

Des  roses  autour  de  toi,  et  du  basilic. 

Il  monte  de  doux  parfums  du  mont  Varak, 

De  ce  haut  rocher. 

A  Varak,  s'érige  un  siège  d'or, 
L'autel,  les  voûtes  sont  splendides  ; 
La  puissante  croix  nous  protège  ; 
Sourp  Grigor  *  au  milieu  de  la  vallée  ; 
En  face  de  Van,  se  trouve  Karmervor  2  : 
Tous  les  couvents  sont  magnifiques  ; 
Il  monte  de  doux  parfums  du  mont  Varak, 
De  ce  doux  endroit,  du  mont  Dracht. 

Allons  nous  asseoir  autour  du  bassin^ 

Jouons  au  saz,  chantons  des  chansons  ; 

Buvons  ce  doux  arak, 

Avec  du  pain  azyme  pour  maza3. 

Il  monte  de  doux  parfums  du  mont  Varak, 

De  ce  haut  rocher,  du  mont  Dracht, 

Van. 


i.  «  Sourp  Grigor  »  est  un  vieux  couvent,  entouré  de  forêts,  sur 
un  beau  site,  près  du  village  de  Koghpantz,  au  nord-est  de  Van. 

2  «  Karmervor  »  (tout  en  rouge)  est  un  couvent  consacré  à  la 
Sainte  Vierge,  se  trouvant  à  Test  de  Van. 

3.  Les  maza  sont  des  sortes  de  hors -d'oeuvre  (languettes  de 
pain,  olives,  petites  bouchées  de  homards,  caviars,  petits  mor- 
ceaux de  fromage,  etc.)  que  l'on  mange  en  buvant  V  «  arak»,  eau- 
de-vie  d'Orient. 


2H  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

CHANT  DE  VARAK 

Allez,  frères  éphémères,  ayez  toujours  le  cœur  en 
joie, 

Entrez  en  cette  cave  bénie,  ouvrez  le  grand  tonneau  ; 

Emplissez  les  cruches  de  vin  doux,  allez-vous-en  à 
Varak, 

Allez  à  Varak,  buvez  l'eau  de  la  froide  fontaine. 

Emplissez  les  cruches  de  ce  vin  doux,  mettez-les 
dans  le  bassin. 

Buvez  doucement,  chantez  des  chansons. 

Qu'un  d'entre  vous  joue  au  boulgari,  l'autre  au  kia- 
mantcha  i. 

Que  l'un  chante  une  chanson,  l'autre  une  hymne  ;  per- 
sonne d'entre  nous  n'est  immortel. 

La  rhubarbe  acide  a  poussé  sur  la  pierre  desséchée. 
Tout  le  monde  est  accouru  pour  assister  à  sa  cueille. 
Des  violettes,  des  tulipes  y  sont  épanouies. 
Que  la  sainte  croix  de  Varak  soit  votre  aide  et  votre 
gardienne. 

Van. 

i    Instruments  de  musique. 


CHANTS  DIVERS  245 

LE  CHANT  DU  LABOUREUR 

La  nuit  vint  envelopper  le  monde,  mon  âme  s'est 
fanée  ; 

Le  sommeil  a  envahi  mes  yeux,  mon  corps  s'est 
engourdi  ; 

Les  rêves  sont  tombés  sur  moi,  j'ai  longtemps  dé- 
liré. 

Lorsqu'arriva  l'heure  de  la  ténèbre  d'Adam1,  tous 
les  rêves  se  sont  enfuis. 

Le  jour  n'avait  pas  encore  lui,  je  m'étais  déjà  ré- 
veillé. 

J'ai  vu  briller  l'étoile  du  matin  du  côté  de  l'aurore. 

La  Balance  et  le  Carvanghéran  2  s'étaient  approchés 
de  la  Pléiade. 

Ayant  attelé  mes  deux  bœufs,  je  suis  allé  à  mon 
champ. 

J'ai  labouré  ma  terre  avec  la  herse  et  la  charrue; 
Avec  ma  charrue  j'ai  parcouru  mon  champ 'en   fre- 
donnant une  chanson; 
A  l'heure  du  déjeuner  j'avais  fini  de  labourer; 


i.  L'heure  de  la  nuit  où  il  fait  le  plus  sombre,  celle  qui  précède 
l'aube,  est  appelée  en  Arménie  «  heure  de  la  ténèbre  d'Adam  ». 

2.  «  Carvanghéran  »  (coupeur  de  caravanes)  ou  «  gogh  »  (voleur), 
est  le  nom  populaire  de  Pégase. 

U. 


246  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Alors  je  me  suis  mis  à  niveler  la  surface  de  la  terre  I 
labourée; 

Puis  j'ai  ramassé  mes  instruments,  je  suis  rentré  ; 
chez  moi, 

J'ai  mangé  un  morceau  de  pain,  je  me  suis  endormi. 

Le  lendemain  avant  l'aube,  j'ai  travaillé  tout  autour  j 
de  mon  champ; 

J'ai  labouré,  j'ai  défriché  jusqu'au  soir. 

Le   champ^que  j'ai  labouré  a  donné  du  blé  s'élevant 
jusqu'à  ma  ceinture. 

Les  épis  se  sont  enchevêtrés  les  uns  dans  les  autres 
avec  leurs  jolies  barbes; 

Ils  ont  jauni,  ils  ont  pris  la  couleur  de  l'encens,  ils  I 
sont  devenus  pareils  à  une  forêt  ; 

Puis    ils  se  sont  fendus  :  le  moment  de  la  récolte 
arrivait. 


J'ai  récolté,  j'ai  fait  des  tas,  et  je  les  ai  piles  ; 
J'ai  battu,  j'ai  éventé,  j'ai  séparé  le  blé; 
J'ai  rendu  grâces  à  Dieu,  mille  fois  grâces; 
J'ai  payé  mes  dettes  avec  la  sueur  de  mon  front, 


Il  existe  toutes  sortes  d'hommes; 
C'est  la  Sainte  Vierge  qui  nous  donne  ce  que  nous 
rêvons  ; 

-M 


CHANTS  DIVERS  247 

L'homme  orgueilleux  est  pourri  à  l'intérieur; 

Tout  ce  qu'il  dit  est  mensonge; 

A  quoi  me  sert  le  fruit  de  tels  jardins  ? 

Il  est  des    hommes    qui  sont  des  pièges,   il  en  est 
d'autres  qui  sont  naïfs; 

Il  en  est  qui  sont  tendres,  mais  il  en  est  d'autres  qui 
sont  épineux. 

Il  en  est  qui  vous  cachent  tout 

Et  qui  n'élèvent  la  voix  que  pour  mentir. 

A  quoi  me  sert  l'existence  de  tels  hommes? 

Van. 


LE  CHANT  DE  LA  MORT 

Il  est  mort,  celui  qui  avait  amassé  une  grande  fortune  ; 

Il  est  mort,  celui  qui  commençait  à  en  amasser  une. 

Il  est  mort,  le  médecin  Djalalentz, 

Qui  guérissait  toutes  les  plaies  : 

Il  eut  au  cœur  une  plaie  qu'il  ne  put  guérir. 

Il  est  mort,  le  prophète  David, 

Qui,    du   fond   de  son    cœur,  a   dit  huit   canons  de 
psaumes. 

Il  prit  la  cognée,  se  rendit  à  la  forêt, 
Coupa  du  bois,  façonna  sa  harpe  colorée, 
Il  y  passa  les  cordes  d'acier  : 
Quand  il  la  touchait,  elle  chantait. 


248  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Il  est  mort,  Salomon  le  Sage, 

Qui  bâtit  un  temple  lumineux, 

Où  il  ouvrit  trois  cent  soixante  fenêtres  ; 

Un  rayon,  une  fois  entré,  n'en  sortait  qu'au  bout 
d'un  jour. 

Toutes  les  villes  accoururent  pour  admirer  ce 
temple. 

Il  y  arriva  une  fille  de  la  maison  d'Arabie  : 

Elle  était  revêtue  d'une  chemise  en  papier, 

Elle  portait,  par-dessus,  une  chemise  en  mousseline  ; 

Salomon  en  tomba  amoureux. 

Les  anges  vinrent  enlever  sa  couronne  lumineuse. 

Il  se  mit  à  conjurer  Dieu, 

La  couronne  lui  fut  rapportée,  mais  les  diamants  n'y 

étaient  plus. 

Mogk. 


LE  NAUFRAGE 

Nous  sommes  partis  d'Akhtamar  en  bateau, 
Nous  nous  sommes  mis  en  route  pour  Van  ; 
Lorsque  nous  sommes  arrivés  devant  Vostan, 
Nous  avons  vu  le  noir  soleil  du  jour  noir. 

De  sombres  nuages  enveloppèrent  le  ciel, 
Ils  ont  englouti  les  étoiles  et  la  lune  ; 
Des  vents  violents  ont  soufflé, 
Ils  ont  dérobé  les  rivages  à  mes  yeux. 


CHANTS  DIVERS  249 

Le  ciel  gronda,  la  terre  gronda, 

L'eau  de  la  mer  bleue  se  troubla; 

De  toutes  parts  des  éclairs  sillonnèrent  le  ciel  ; 

Une  noire  épouvante  s'abattit  sur  mon  cœur. 

On  voit  le  ciel,  on  ne  voit  plus  la  terre, 

On  voit  la  terre,  on  ne  voit  plus  le  ciel  ; 

Des  vagues  arrivent,  grandes  comme  des  montagnes; 

Elles  creusent  devant  moi  des  gouffres  profonds. 

0  mer,  si  tu  aimes  ton  Dieu, 
Aie  pitié  du  pauvre  malheureux  que  je  suis  ; 
Ne  fais  pas  éteindre  ma  douce  jeunesse, 
Ne  me  livre  pas  à  la  mort  au  cœur  de  pierre. 

Pitié,  ô  mers,  terribles  mers! 

Ne  me  jetez  pas  dans  les  vents  glacés  ! 

Mes  larmes  vous  supplient 

Et  les  mille  souffrances  de  mon  cœur. 

La  bête  fauve  qu'est  la  mer  n'a  vraiment  pas  de  pitié; 
Elle   n'écoute    pas   la  voix  plaintive    de   mon   cœur 
brisé  ; 

Le  sang  se  glace  dans  mes  veines, 
Une  nuit  noire  descend  dans  mes  %eux. 

Allez  dire  à  mes  parents 

De  pleurer  leur  fils  au  sort  noir  ; 

Dites-leur  que  Hanès  fut  dévoré  par  la  mer 

Et  que  sa  jeunesse  s'est  évanouie! 

Van. 


250  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

ÉLOGE  D'UNE  MÈRE   POUR  SA  FILLE 

Tu  te  tenais  là,  toute  gracieuse; 

Vint  le  colporteur  à  pas  lents  ; 

J'ai  acheté  un  miroir  pour  ta  face  radieuse, 

J'ai  acheté  un  peigne  pour  tes  cheveux  roux, 

Un  petit  sachet  cle  khôl  pour  tes  yeux, 

Une  paire  de  souliers  pour  tes  petits  pieds  ; 

Une  paire  de  franges  pour  suspendre  à  tes  cheveux, 

Blanches  au  dedans,  noires  au  dehors; 

Tes  cheveux  tressés  à  la  chirvaniote, 

Tu  les  as  pendus  le  long  de  ton  dos,  à  la  manière 
kurde  ; 

Tu  allas  t'asseoir  à  l'ombre  de  l'arbre, 

Tu  peignis  tes  yeux  et  tes  sourcils  ; 

Les  garçons  te  virent, 

Ils  en  perdirent  la  soif  et  l'appétit  ; 

Ils  vinrent  nous  proposer  de  se  mettre  domestiques 
chez  nous, 

Ils  voulaient  t'enlever  cle  notre  maison. 

Tu  t'asseyais,  tu  te  levais  comme  une  petite  dame, 

Pareille  à  la  lune  et  aux  étoiles  ; 

J'ai  couvert  ta  tête  d'un  aralitchi  *  en  fils  d'or, 

J'ai  passé  des  pendants  d'or  à  tes  oreilles  ; 

J'ai  égorgé  le  coq  chantant, 

1 .  Calotte  brodée  de  soie. 


CIUNTS    DIVERS  251 

Je  t'ai  fait  manger  son  jabot  ; 

Le  coq  valait  deux  sous, 

J'ai  donné,  pour  l'avoir,  deux  pièces  d'or. 

J'ai  acheté  deux  coraux, 

Pareils  à  tes  joues  brillantes. 

Tu  pleurais  et  tu  disais  :  «  Maman  !  » 

Des    milliers    d'hommes    sont  accourus,    attirés   par 

ton  cri  ; 

L'un  disait  :  «  Dieu  !  quelle  voix  elle  a  !  » 

L'autre    disait  :   «  Au   secours  î  je   meurs    de   cette 

voix.  » 

Te  souviens-tu  de  tout  cela  ? 


CONSEIL 

Bois  deux  verres, 

Pour  que  tu  deviennes  pareil  à  un  grain  de  grenade 

Ne  bois  pas  trois  verres, 

Pour  que  tu  ne  te  heurtes  pas  d'un  mur  à  l'autre. 

v  E  glane . 


Que  je  meure  pour  toi,  petite  lune. 

Où  t'en  vas-tu  toute  seule,  toute  seule  ? 

J'ai  planté  un  arbre  pareil  à  toi  ; 


252 


CHANTS  POPULAIRES  ARMENIENS 


Il  a  donné  des  raisins  noirs  et  blancs  ; 
Allons  les  cueillir  dans 'des  corbeilles, 
Entassons-les  dans  des  tonneaux, 
Et  que  Nounouche  en  mange  avec  ses  petits-enfants. 

Alachkert. 


Une  petite  étoile  au  fond  du  ciel 
Aime  un  petit  poisson  dans  la  mer, 
Mais  ni  l'étoile  ne  peut  descendre 
Ni  le  petit  poisson  monter  au  ciel. 


Eghine, 


LE  MALHEUREUX  ET  LES  MONTAGNES 


LE  MALHEUREUX 


0  montagnes,  je  vous  envie 
De  demeurer  si  haut! 


LES  MONTAGNES 

Il  ne  faut  pas  nous  envier"; 
Nos  douleurs  sont  bien  nombreuses 
L'été,  nous  brûlons  au  soleil, 
L'hiver,  sous  les  neiges. 


Eghine. 


CHANTS  DIVERS  253 

LE  CHANT  DE  L'ABEILLE 

A  la  nouvelle  lune  de  la  fête  de  la  Croix, 
Ils  m'ont  soufflé  de  la  fumée  dans  les  yeux, 
Us  ont  pris  mon  miel  si  blanc, 
Ils  n'en  ont  pas  laissé  à  mes  gentils  petits. 

Si  je  parle,  je  perdrai  la  vie; 

Si  je  ne  parle  pas,  je  perdrai  mes  petits. 

Je  préfère  perdre  ma  vie 

Que  renoncer  à  mes  petits. 

Eghine. 


CHANT  DE  BERGER 

Pour  matelas,  le  sein  de  la  montagne, 

—  Oh!  quel  doux  matelas! 
Pour  oreiller,  la  pierre 

—  Oh!  quel  moelleux  oreiller! 
Un  vieux  tapis  sur  les  épaules, 

—  Oh!  le  joli  tapis  coloré! 
C'est  là  le  lit  du  berger, 

—  Oh!  le  gentil  petit  lit! 

Lorsque  la  pluie  s'égoutte,  s'égoutte, 
Et  que  sur  le  tapis  elle  clapote,  clapote, 
Le  berger,  plongé  dans  un  doux  sommeil, 

13 


54  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

Voit  un  rêve  exquis,  et  il  rit,  il  rit! 
0  le  gentil  petit  berger  ! 
Que  son  sommeil  est  doux! 


CHANT  DE  LABOUREURS 

Nous  nous  levons  de  bon  matin, 
Pour  nous  livrer  au  doux  travail  des  champs  ; 
Nous  avons  le  cœur  plein  de  joie,  et  nous  chantons 
Nos  simples  chants  de  paysans. 

La  nuit  sombre  s'est  écoulée, 
Nos  fraîches  plaines  nous  sourient, 
Le  soleil  radieux  s'est  levé 
Au-dessus  de  nos  vertes  montagnes. 

Allons,  alertes,  nous  mettre  à  l'œuvre; 
Les  chants  des  oiseaux  nous  y  convient; 
Le  travail  aux  champs 
Est  le  trésor  du  pauvre. 

Que  le  riche  reste  plongé  dans  son  sommeil  profond 

Ou  dans  des  voluptés  diverses; 

Je  n'envie  pas  son  sort, 

Bien  que  je  ne  mange  que  des  oignons. 

La  vie  du  laboureur  est  une  vie  d'or, 
Douce,  sans  soucis  et  paisible; 
Le  chant  de  la  paysanne  est  plus  suave 
Que  le  ramage  d'un  rossignol  amoureux. 


CHANTS  DIVERS  355 

Le  riche,  à  son  réveil, 

Se  trouve  envahi  par  des  soucis; 

Notre  vie  est  pareille 

A  la  vie  future. 

Nous  nous  levons  de  bon  matin, 
Pour  nous  livrer  au  doux  travail  des  champs  ; 
Nous  avons  le  cœur  plein  de  joie,  et  nous  chantons 
Nos  simples  chants  de  paysans. 


LE  CHANT  DU  TRAVAIL 

Sur  la  plaine  fleurie  brille  la  rosée  ; 

Adolescent,  le  matin  t'appelle  : 

Tâche  de  gagner  des  heures  d'or, 

C'est  le  moment  d'agir,  bientôt  la  nuit  doit  venir. 

Le  jour  arrive  à  sa  moitié  ; 

Homme,  midi  te  convie  : 

Il  fait  encore  chaud,  ne  quitte  pas  ton  travail; 

Ta  récompense  sera  grande  lorsqu'arrivera  la  nuit. 

Les  ombres  s'allongent,  le  jour  touche  à  sa  fin  ; 
Vieillard,  le  soir  t'exhorte  : 

Il  te  reste  peu  de  temps,  tes  mains  s'amollissent, 
Achève  ta  besogne,  car  la  nuit  est  proche. 


256  CHANTS  POPULAIRES  ARMÉNIENS 

La  rosée  est  tombée  sur  les  arbustes, 
Elle  brille  comme  du  corail; 
Voici  la  belle  qui  se  promène 
Portant  au  bras  un  bracelet. 

Elle  jeta  un  regard  autour  d'elle, 

Puis  doucement  elle  chanta  un  beau  chant. 

Le  paon  laissa  tomber  sa  queue, 

Le  rossignol  eut  le  chant  arrêté  dans  sa  gorge 

Le  bec  ouvert,  la  pauvre  bête 
Regardait,  assise  sur  la  branche  ; 
La  voix  de  la  belle 
Arrachait  son  âme. 

La  belle  chantait  en  pleurant; 
Elle  louait  Sassoun  et  Khnouss. 
Elle  évoquait  les  braves  ; 
Et  elle  chanta  jusqu'au  matin. 

Le  rossignol  eut  le  cœur  déchiré, 
Il  sentit  son  âme  s'enfuir  de  son  corps; 
Il  chanta  lui-même  un  chant  de  louange, 
A  faire  tressaillir  tous  les  cœurs. 

Tous  les  deux  unirent  leurs  voix, 

Ils  embrasèrent  tous  ceux  qui  les  entendirent, 

Ils  oublièrent  le  bien-aimé  et  la  rose, 

Ils  chantèrent  la  louange  de  nos  braves. 


CHANTS  DIVERS  257 

Le  chant  était  doux  et  triste 
Comme  une  hymne  d'église; 
Il  traversait  le  cœur  comme  une  flèche, 
Il  allait  atteindre  jusqu'à  l'âme. 

Lorsqu'ils  eurent  fini  de  chanter, 

Ils  donnèrent  l'un  à  l'autre  un  petit  baiser, 

Puis  la  belle  s'en  alla, 

Et  le  rossignol  s'envola  vers  la  plaine. 


KIN 


TABLE 


TABLE 


Préface..   .' i 

Introduction xvn 

I 
CHANTS    D'AMOUR 


Pages. 

La  rose  s'est  ouverte 3 

Esprits  du  ciel. w 4 

J'aime   une  belle 5 

Parée  des  pieds  à  la  tête 6 

Je  suis  sortie  ce  matin 7 

Je  voudrais  être  une  lyre 8 

Notre  vigne  est  en  face  de  la  vôtre 9 

Coquette y  gentille,  cruelle,  maudite 10 

J'ai  bu  et  je  ne  suis  pas  ivre 11 

Ta  taille  est  pareille  aux  roseaux  des  lacs 12 

Jusqu'à  quand 15 

La  belle  que  j'aime  est  comme  un  rosier .  16 

Viens,  entrons  dans  ton  jardin 16 

Je  suis  comme  un  émigré  en  ma  propre  ville 16 

Ton  visage  est  un  sorbet  de  pomme  douce 17 


262 


TABLE 


Pages. 

Cousez  un  manteau  à  ma  bien-aimée 17 

Dialogue 18 

Chant  de  celui  qui  aime  en  secret. 19 

L'amour 20 

Les  mules  aux  -pieds,  portant  un  tabliez  rouge 21 

Tes  sourcils  pareils  à  la  lune  de  trois  jours 22 

Une  fontaine  sur  le  mont  Menzour 23 

Mère  noire  au  cœur  noir 24 

Malheur  à  toi,  mère.  . -. 27 

Je  suis  sortie  cette  nuit 28 

Avez-vous  vu  au  ciel 29 

Dialogue 30 

La  mauvaise  nouvelle 32 

J'ai  tant  soupiré 34 

Jusqu'à  quand  resteras-tu  loin  de  moi? .   .   . 34 

Cette  nuit  j e  suis  sorti 35 

Combien  de  fois  je  Fai  dit 35 

Se  voudrais  me  fondre  et  me  changer  en  eau . 36 

J'ai  dressé  ma  tente 36 

Du  soleil  ou  de  l'ombre  lequel  est  le  plus  doux? 36 

Sont  venus,  sont  venus  les  longs  jours  du  printemps.  ...  37 

0  mon  aimée 37 

Montagnes,  montagnes!  ô  froides,  froides  eaux! .    ....  37 

Que  tu  es  heureux,  rossignol  des  jardins! 37 

Ne  dormons  pas,  bien-aimée 38 

Je  ne  veux  pas  dire  mes  peines  au  soleil 38 

Viens  danser,  Choghère,  ma  petite  âme 38 


II 

CHANTS  DE  DANSE  ET  DE  FÊTES 

Chant  de  danse 45 

J'ai  cueilli  des  roses  en  des  corbeilles 47 

Sont  venues * 48 

j'ai  un  boisseau  et  demi 49 

Je  te  donnerai  le  diadème  de  ma  léte 51 

Variante 5£ 


TABLE  263 

Pages. 

Chant  de  Noël 55 

Notice  sur  les  fêtes  de  «  Vidjak  » 57 

Chant  qu'on  chante  en  préparant  la  «  Vidjak  » 59 

Couplets  de  Vidjak 60 

Je  voudrais  être  une  colombe  d'or 63 

Tember!  tember!.    .    .    , , 65 

Chant  de  jeux 67 

III 

CHANTS  DE  MARIAGE 

On  souffla  la  cornemuse,  on  frappa  le  tambour 71 

Saluons  l'aube , .  72 

Éloge  du  marié. 73 

Éloge  du  marié 74 

Mère  du  roi,  viens  donc  voir 76 

Variante 77 

On  a  paré  notre  roi.   .   .    .   , 78 

Éloge  des  nouveaux  mariés 80 

Chant  qu'on  chante  au  moment  d'habiller  le  marié.   .   .  82 

Jeune  fille,  tu  es  vêtue  toute  en  rouge 83 

Tu  t'es  levée  le  matin.   . 83 

0  toi,  fille  de  riches  parents 84 

Chant  qu'on  chante  au  moment  où  la  mariée  quitte  la 

maison  paternelle 85 

Chant  pour  bénir  le  marié 86 

IV 
BERCEUSES,   CHANTS    D'ENFANT 

Chant  que  la  mère  chante  en  baignant  le  nouveau-né.   .  91 

Hop!  Hop!  Mon  enfant!  Hoppala!  («  Dan  dan  ») 92 

A  qui  ressemblera- t-il  («  Dandan  ») 92 

o  Dandan  »  pour  le  petit  garçon 94 

«  Dandan  »  pour  la  petite  fille 94 

Berceuses.  .  .  .  , 96 


264  TABLE 

Pages. 

La  berceuse  de  l'orphelin 99 

Le  chant  de  la  chèvre 100 

Le  chant  du  matin 101 

Le  chant  du  soleil 102 

Chant  de  la  petite  fille  pour  son  frère  chéri 102 

La  mère  est  comme  du  pain  chaud 103 

V 

CHANTS   SATIRIQUES,    BADINAGES 

Éloge  de  la  méchante  vieille 107 

Le  petit  laboureur '  108 

Chant  de  mariage 111 

Les  puces 112 

Dialogue 114 

VI 

CHANTS  FUNÈBRES 

Lamentation  de  la  mère  sur  son  enfant  mort  avant  rage.  119 
Chant  des  pleureuses  sur  un  jeune  émigré  mort  en  pays 

étranger 120 

Chant  des  pleureuses  sur  un  jeune  mort 121 

Lamentatiou  de  la  mère  sur  la  mort  de  son  fils 122 

Lamentations 122 

Lamentation  de  la  mère  qui  a  perdu  son  jeune  fils.   .   .  122 

Sur  la  mort  d'un  malheureux 123 

La  bru  sur  la  mort  de  sa  belle-mère.   ..........  123 

Sur  la  mort  des  enfants 123 

Le  jeune  homme  mort  à  sa  bien-airaée 124 

Lamentation  pieuse 124 

Sur  la  mort  des  jeunes  gens 124 

L'épouse  sur  la  mort  de  son  jeune  époux 125 

Sur  un  jeune  émigré  mort  à  l'étranger 125 

Sur  celle  qui  a  perdu  son  aimé 125 

Sur  la  mort  d'un  homme  vertueux. 126 


TABLE  265 

Pages. 

La  morte  à  son  époux 126 

L'époux  sur  la  mort  de  sa  jeune  épouse. 126 

Les  pleureuses  à  la  mère  qui  a  perdu  son  fils 127 

C  ma  petite  perdrix  chantante ....  127 

Lamentation  de  la  mère  qui  a  perdu  son  lils  unique.  .   .  127 

Sur  la  mort  d'un  vieillard 128 

Sur  la  mort  d'une  vierge ■.   .   .  .  128 

Chant  funèbre  chanté  le  jour  des  morts 128 

Sur  la  mort  de  celui  qui  s'est  éteint  avant  de  voir  revenir 

son  fils 129 

Lamentation  de  la  mère  qui  a  perdu  son  fils 129 

Lamentation  de  la  sœur  sur  la  mort  de  son  frère  ....  130 

YII 

PRIÈRES  ET   POÈMES  RELIGIEUX 

Prière  du  matin 133 

Prière  du  soir 133 

Prière  du  soir,  en  entrant  au  lit 134 

Prière  du  soir .  135 

Prière  du  soir 135 

Prière  du  soir. 135 

Prière  du  soir 136 

Prière  du  soir,  en  fermant  la  porte 137 

Prière  du  soir 13T 

Prière  du  soir 138 

Prière 140 

Prière  à  la  sainte  Vierge 140 

Prière  pour  les  femmes  en  couches 141 

Prière  pour  entraver  les  loups 142 

Prière  contre  le  mauvais  œil 142 

Prière  contre  le  mauvais  œil 144 

Prière  contre  les  voleurs 144 

Prière  contre  les  voleurs  et  les  scorpions 147 

Prière  à  saint  Serge 147 

Prière  à  saint  Serge 148 

Louange  de  saint  Karapet 149 


366  TABLE 

Pages. 

A  saint  Karapet 150 

Prière  des  vieilles  femmes  à  la  lune 151 

Prière.    ...       152 

Le  dernier  jugement ,   .  152 

Malheur  au  pécheur . 153 

L'âme  et  le  corps 154 

VIII 

CHANTS  HISTORIQUES,  CONTES 

Complainte  de  Léon 161 

Complainte  des  Arménie  as  de  Djiilfa 162 

Narékatsi  (légende) 164 

La  croix  de  Kaross  (conte) 168 

Le  seigneur  Aslan  (conte) 173 

L'ascète  amoureux   (conte) ' 178 

IX 

CHANTS  D  EMIGRE 

Notice . .  181 

Chant  du  jeune  marié  qui  émigré 182 

Le  départ  de  l'émigrant 183 

Chant  d'émigré 185 

Le  rêve  de  l'émigré 185 

A  la  grue 187 

J'étais  un  arbuste  de  cognassier 187 

La  petite  lune  se  détache  du  sommet 188 

Chant  de  l'émigré  agonisant 189 

Chant  de  l'émigré  agonisant 189 

Chant  de  l'émigré  agonisant 190 

Chant  de  l'épouse  de  l'émigrant 190 

Chant  de  l'épouse  de  rémigré 191 

Chant  de  l'épouse  de  l'émigré.   . 193 

Chant  de  l'épouse  de  l'émigré 194 

Chant  de  l'épouse  de  l'émigré 195 


TABLE  267 

Pages. 

Chant  de  l'épouse  de  rémigré t  1% 

Chant  de  l'épouse  de   l'émigré 197 

Chant  de  l'épouse   de  l'émigré.   .   . 198 

La  femme  de  l'émigré  et  la  lune 198 

Le  vent  des  hautes  cimes 199 

Chant  de  la  sœur  de  l'émigré 200 

X 

CHANTS  NATIONAUX 

Chants  de  Zeïtoun  (notice) 204 

Kalender  Pacha  marcha  sur  Zeïtoun 207 

Au  grondement  des  fusils  ottomans 207 

Sado-le-Boiteux  attaqua  Zeïtoun 207 

Le  Prêtre-Fou  dit:  J'ai  donné  le  signal  du  combat.   .   .   .  208 

En  Van  mil  huit  cent  soixante-deux 209 

Avetch  d'Aziz  Pacha 209 

Avetch  de  Babik  Pacha 211 

Les  braves 212 

Avetch  de  Khourchid  Pacha 213 

Avetch  de  Khourchid  Pacha 216 

Le  Kurde 218 

Je  ri  aspire  qrià  atteindre  mon  but 219 

Un  cri  s'est  élevé  des  montagnes  d'Erzeroum 220 

Que  le  rossignol  ne  gazouille  plus 221 

Berceuse 222 

Camarade,  il  ne  faut  pas  te  décourager 223 

Éloge  de  Serop-Aghbur 223 

XI 
CHANTS  DIVERS 

Le  chant  de  la  perdrix 229 

Le  chant  de  la  cigogne , 231 

La  complainte  de  la  perdrix 232 

Le  chant  du  pigeon 233 


268  TABLE 

Page 

La  tourterelle  et  le  geai 234 

Le  chant  de  Feau ......  235 

Variante 236 

Nocturne 237 

Nocturne .    . 238 

Au  point  du  jour 238 

Le  chant  des  quatre  saisons 240 

Au  mont  Bérid 241 

Le  chant  du  mont  Varak 242 

Chant  de  Varak. 244 

Le  chant  du  laboureur. 245 

Il  existe  toutes  sortes  d'hommes 246 

Le  chant  de  la  mort 247 

Le  naufragé.   . 248 

Éloge  d'une  mère  pour  sa  fille 250 

Conseil 251 

Que  je  meure  pour  toi,  petite  lune 251 

Une  petite  étoile  au  fond  du  ciel 252 

Le  malheureux  et  les  montagnes .  252 

Le  chant  de  l'abeille 253 

Le  chant  du  berger 253 

Chant  de  laboureurs ' 254 

Le  chant  du  travail 255 

La  rosée  est  tombée  sur  les  arbustes 256 


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MAY  1 8  2006 

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