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CHANTS POPULAIRES
ARMÉNIENS
TRADUCTION FRANÇAISE AVEC UNE INTRODUCTION
PAU
ARCHAG TCHOBANIAN
PREFACE
DE
PAUL ADAM
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, chaussée d\\ntin, 50
1903
Tous droits réservés.
BIBLIOTHEQUE ARMENIENNE
CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
DU MEME AUTEUR
L'Arménie, son histoire, sa littérature, son rôle en
Orient, par A. Tchobanian, avec une introduction par
Anatole France, de l'Académie Française. . . i fr.
Les massacres d'Arménie, témoignages des victimes,
recueil de lettres traduites par A. Tchobanian, avec une
préface de G. Clemenceau 3 fr. 5o
Zeïtoun, depuis les origines jusqu'à la grande insurrec-
tion de 1895, par Aghassi; traduction d'A. Tchobanian;
préface de Victor Bérard . 3 fr. 5o
Poèmes arméniens anciens et modernes, traduits en
français par A. Tchobanian, et précédés d'une étude de
Gabriel Mourey sur la Poésie et l'Art arméniens. 2 fr,
SAINT-DENIS. — IMPRIMERIE H. , BOUILLANT, 20, RUE DE PARIS.
BIBLIOTHEQUE ARMÉNIENNE
CHANTS POPULAIRES
ARMÉNIENS
TRADUCTION FRANÇAISE AVEC UNE INTRODUCTION
PAR
ARCHAG TCHOBANIAN
PREFACE
D E
PAUL ADAM
PARIS
SOCIETE D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, chaussée d'antin, 50
1903
Tous droits réservé».
Il a été tiré à part
six exemplaires sur papier du Japon
numérotés
PREFACE
a
PRÉFACE
Il semble à cette heure que la tendance des
lois sociologiques condamne les petites patries
à s'agglomérer entre elles pour former de
grands états, comme il advint de l'Allemagne
en 1870, ou bien à se voir absorber par les
nations puissantes, comme il advint du Trans-
vaal récemment. Les patries se totalisent ainsi
qu'au temps où se constitua l'énorme empire
romain. L'œuvre latine fut détruite par les in-
vasions barbares qui substituèrent à la con-
quête civilisatrice des légions la conquête
féodale, destructrice, tyrannique et ignorante.
Parties du pays mongol, chassées par les inon-
dations et les glaces du septentrion, les vagues
IV PREFACE
de peuples sauvages se précipitaient du nord-
est au sud-ouest, sur tout le vieux monde;
inondaient les colonies, les provinces pro-
consulaires, les territoires des alliés, le sol
de la Ville même, pour jeter, mille ans, sur
l'Europe le voile obscur du moyen-âge. Les
Turcs arrivèrent à la suite des derniers dévas-
tateurs. Comme les Germains, les Finnois et
les Kalmouks, ils imposèrent leur suzeraineté
victorieuse et pillarde, s'installèrent dans les
pays vaincus, les asservirent, mirent les femmes
dans leurs lits, courbèrent les hommes sur les
métiers, ou bien aiguillonnèrent l'humble effort
du laboureur suant sur la glèbe.
Depuis le xme siècle, la renaissance des
idées antiques triomphe lentement de cette
usurpation. Le christianisme d'abord, le pro-
testantisme ensuite, les révolutions d'Angle-
terre et de France imitées, cle 1820 à 1850, par
tous les peuples aryens, réédifièrent le prestige
de la Loi, protectrice de la liberté humaine par
devant l'arbitraire du seigneur. Celui-ci se laisse
vaincre et convaincre. Aujourd'hui la Russie
elle-même s'assimile la Chine septentrionale,
la Perse, l'Asie centrale, en usant peu des
moyens de guerre. La création des chemins de
PRÉFACE v
fer économiques, le crédit ouvert par ses
banques aux souverains de l'Iran, la projection
d'entreprises commerciales propres à l'enri-
chissement des contrées encore pauvres, la
fondation d'industries au cœur des régions
jusqu'alors vierges de science pratique, voilà
les procédés de la nouvelle conquête, de la
nouvelle assimilation. L'Angleterre s'attache
l'Egypte en la fécondant par les barrages
d'Assouan sur le Nil, qui lui vaudront la culture
du coton et soixante-cinq millions de bénéfice
annuel; par la voie ferrée du Soudan à la mer
Rouge qui facilitera les échanges rapides entre
les richesses du Nil Bleu et celles de l'Inde. La
France fertilise le Tonkin par de pareilles mé-
thodes. Elle trace le parcours des express qui
relieront le Yunnan au fleuve Rouge et permet-
tront aux provinces du Nord-Ouest chinois un
commerce admirable.
Seule de toutes les puissances maîtresses, la
Turquie persiste à dominer, à piller, à exploi-
ter ses vassaux, sans pitié, sans sagesse. Ar-
méniens et Macédoniens saignent sous le cime-
terre du Kurde ou sous le sabre du Zaptié. Le
crime de barbarie demeure cher aux sultans
d'Yldiz-Kiosque. Les patries qu'ils totalisèrent
vi PREFACE
jadis par les armes, ils les ont réduites à la mi-
sère, à l'atonie sociale. Les ruines partout ont
remplacé les villes.
Dans sa précieuse introduction à ce premier
recueil de littératures arméniennes, M. Ar-
chag Tchobanian a parfaitement mesuré la force
vitale de sa race, et merveilleusement démontré
comment elle fut, en tous siècles de l'histoire,
la grande force cle Production, en Orient. En-
tourée par les forces de Destruction, elle pâtit
sans répit sérieux. Cependant, malgré tous les
jougs que lui furent imposés, elle conserva
cette heureuse faculté de produire. Vaincue par
tous les soldats, elle les put éternellement stu-
péfier par le génie de son commerce, la fécon-
dité de son agriculture, le goût de ses innom-
brables artisans. Aux temps byzantins, les
marchands d'Arménie tenaient à Constantinople
toute la suprématie marchande et administra-
tive. Les légions arméniennes défendaient en
Bitlij nie les frontières de l'empire contre les
Sarrazins. La dynastie des Isauriens régna,
qui sortait de ce sang. Aujourd'hui ce sont les
Arméniens russes qui s'implantent en Perse
pour développer l'influence des méthodes euro-
PREFACE vu
péennes. On leur a retiré tout, sauf le génie de
produire des choses bonnes pour la vie hu-
maine, de multiplier les relations internatio-
nales, de propager les arts pacifiques.
Une race si persistante malgré tant de dé-
sastres et de massacres, malgré le long mar-
tyrologe qu'est son histoire ensanglantée par
le Parthe, le Perse, le Romain, le Grec, l'Arabe
et le Turc, une race que nulle vigueur ne s'as-
simila, une telle race peut espérer un retour
des choses qui, désagrégeant les immenses
empires modernes, restituera quelque jour aux
petites patries l'hégémonie souhaitée par leurs
citoyens. L'énorme armature romaine na-
t-elle pas été rompue, et le sol de la Ville ne
s'est-il pas à nouveau fragmenté en Gaules, en
Autriches, en Saxes, enEspagnes, en Toscanes,
en Pentapoles, en Siciles, en Egyptes, en Syries
et en cent royaumes indépendants, en mille
républiques autonomes ?
Dans l'attente d'un semblable hasard, les
Arméniens veulent conserver précieusement
l'intégrité de leur âme, afin qu'elle triomphe,
saine et pure de tout alliage étranger, au mo-
ment de la libération. C'est pourquoi l'un de
ses meilleurs citoyens, l'un de ses enfants les
vin PRÉFACE
mieux doués pour la défendre et la faire chérir,
pour exciter en sa faveur la sympathie, l'amour et
l'admiration, pose en France la première pierre
du monument qu'il pense élever à l'intelli-
gence de l'Arménie, militante, souffrante, mais
toujours avide d'espérer.
Ce sont les chants populaires, les refrains
anonymes, les cris variés de la joie naïve, de la
simple douleur, de la juste rage, ceux poussés
par les jeunes amants, par les cortèges, des
noces, par les mères ou les épouses éplorées
devant la couche funéraire, par les guerriers
audacieux pour combattre l'oppresseur, et
ivres de l'avoir écarté. C'est toute la chair
du peuple qui pantèle ici de pages en pages,
de strophe en strophe. Ce sont les doléances
éperdues de celles que le pauvre émigré dé-
laissa pour chercher sous un climat pacifique
les ressources nécessaires à sa lamentable vie.
C'est aussi la romance de la gaieté quotidienne,
l'orgueil de la mère qui pare une fille belle
et courtisée, la bonne humeur du paysan qui
s'en va derrière l'attelage de ses bœufs pour
entreprendre la tâche du matin, à la fraîcheur
de l'air. Toutes les faces de la vie se réjouis-
sent ou se lamentent. La grande nature pal-
PREFACE ix
pite derrière les figures de ces chanteurs dif-
férents.
La caractéristique des hymnes amoureux est
la perpétuelle comparaison de la femme à l'uni-
vers. Il semble que le séducteur cherche à re-
trouver, dans chaque attrait de sa belle, une
magnificence du jardin, du ciel, de la montagne.
Pour lui, la vierge promise apparaît comme un
schéma vivant de la terre merveilleuse et chan-
geante. La jeune fille demeure l'hiéroglyphe du
monde fertile et bienfaisant. Si le galant dit les
cadeaux qu'il propose, il énumère les richesses
de la planète et du firmament. Son désir d'ado-
ration va plus à la nature qu'à l'amie même. Du
moins, à travers les formes voluptueuses, il
aperçoit, comme si elles n'étaient que transpa-
rences, l'emblémature entière de son pays, aux
lacs mélancoliques, aux grandes chaînes de
montagnes onduleuses, aux nuits ardemment
stellaires. Il cherche plus à étreindre sa terre
d'origine, que le corps palpitant en quoi il la
transpose par la vertu de son imagination.
Rien de plus étrange, de plus particulier.
Nos cœurs occidentaux sont autrement positifs.
La personne les attire mieux que leurs idées gé-
nérales. Il y a dualisme entre leur conception
a.
PREFACE
spirituelle et l'objet féminin de leur convoitise.
Au contraire il paraît que le galant d'Arménie
veuille, en toute expression de son amour, jus-
tifier la philosophie de Kant. La fiancée n'est
qu'une partie de ce que son cerveau se repré-
sente de l'univers, et il ne l'en détache point
aisément. Quelle rare passion pour la terre na-
tale cette poésie sait traduire, quelle rare
vénération pour les idées qu'engendre le climat,
que conseille la courbe des collines, qu'illu-
mine la neige des cimes, que murmure le cours
du torrent, que souffle l'haleine du ravin!
D'ordinaire on impute une telle manière de
penser aux élites seules. On affirme que c'est le
résultat de spéculations métaphysiques propres
aux races très anciennement affinées par les
sciences et les méthodes. Les strophes armé-
niennes donnent à cette thèse un démenti. Le
pâtre, la vieille, le laboureur anonymes ont du
premier coup scandé la théorie que les Hel-
lènes instruits dans les temples de Memphis et
d'Ephèse symbolisèrent par le culte supérieur
de Vénus Uranie.
Je crois fermement qu'au long de ces chants
populaires le lecteur français s'éduquera plus
complètement sur l'âme orientale, sur le pan-
PREFACE xi
théisme spontané de ces peuples antiques si
pères de nos mentalités transcendantes.
On y retrouvera les formes lyriques par l'in-
termédiaire desquelles, peut-être, les Arméniens
insinuèrent l'esthétique byzantine dans les cer-
veaux arabes. Transmission étrange et mani-
feste. A tel point que certains contes des Mille et
Une Nuits apparaissentcomme de simples ver-
sions arabes des contes grecs. Telles les aven-
tures de Sinbad-le-Marin et celles d'Aladin, de
sa lampe merveilleuse. A se battre durant plu-
sieurs siècles, à échanger ^aus-si des traités, à
discuter dès armistices, ces deux nations anta-
gonistes s'étaient l'une et l'autre endoctrinées.
Pendant les trêves, sur les marchés des camps
où flottait l'étendard vert du Prophète, le mar-
chand arménien colportait les somptueuses mer-
veilles de Gonstantinople. Il vantait les magni-
ficences des hippodromes et des basiliques.
Rendus à la liberté, après de longs séjours dans
les cités orthodoxes, les captifs musulmans con-
firmaient ces allégations. Bientôt toute la poli-
tesse du Bosphore passa dans les mœurs des
califes. On raffina dans les bazars de Bagdad
comme dans les églises des Blaquernes. L'Arabe
se fit beau parleur. Il usa de rhétoriques sub-
xii PRÉFACE
tiles et composa des poèmes dignes de perfec-
tion. L'or et la mosaïque revêtirent les murs des
serais comme ils revêtaient ceux des gynécées.
Les mêmes légendes animèrent les propos au
bord du Tigre et du Bosphore. Et quand les
Croisés parvinrent devant Jérusalem ils se me-
surèrent avec des Saladins chevaleresques, des
Solimans chrysostômes.
Ainsi les pages mystiques de Grégoire de
Narek dans son Livre des Lamentations per-
pétuent les plus étonnantes figures de la rhé-
torique chère aux grammairiens des Comnènes.
Parmi les prières de Repentir, il en est d'insi-
gnes qui parent, avec Fart abondant des maîtres
byzantins, ces belles évocations de la nature
caractérisque du génie arménien.
« Tel un homme violemment bouleversé par une
interminable et torturante agitation dans la mer aux
vagues périlleuses tourmentées par le vent, et qui
serait entraîné et roulé en un torrent sauvage, remuant
çà et là les doigts des mains dans le courant impétueux
grossi par les pluies du printemps, emporté malgré lui
en une lamentable dégringolade, avalant l'eau trouble
et étrangleuse, poussé en des douleurs mortelles dans
la vase fétide, moussue et embroussaillée, où il se
noierait écrasé sous les flots : Tel moi, misérable, on
PREFACE xiii
me parle et je ne comprends plus ; on me crie, et je
n'entends plus ; on m'appelle, et je ne me réveille plus ;
on sonne, et je ne reviens plus à moi-même ; je suis
blessé, et je ne sens plus1. »
Ce sens de la faiblesse humaine devant les
fatalités des forces inspire des accents de dou-
ceur puérile et délicieuse à Nahabed Koutchak,
le chantre de l'amour. La passion est humble,
joueuse, enfantine, avec, toiitàcoup, des essors
de haut lyrisme :
« Ma petite âme, si tu demandes ma vie, je ne te
dirai pas non, je te la donnerai;
* Mais j'ai peur que tu ne me demandes mes yeux;
comment pourrais-je vivre sans te voir?...
« Je voudrais mourir pour toi; tu aurais coupé une
mèche de tes cheveux,
Tu l'aurais allumée comme un flambeau, et, la pre-
nant en ta main, tu te mettrais à ma recherche,
Tu passerais sur mon tombeau, tu te frotterais les
yeux avec ma cendre,
Tu enlacerais mon cou de tes bras, et tu baiserais la
pierre de mon tombeau 2. »
i. Poèmes arméniens, anciens et modernes, traduits * par
A. Tchobanian.
2. Ibid.
PREFACE
On admirera dans les chants funèbres de pré-
cieux accents de douleur, et certaines nuances
d'attendrissement qu'aucune autre race n'a
connues. Entre les chants historiques, il faudra
remarquer l'apologue du seigneur Aslan. L'ange
Gabriel veut lui prendre son âme à moins
qu'un des siens l'aime assez pour offrir la
sienne en échange. Or, ni le père, ni la mère ne
consentent au sacrifice. Mais l'épouse accepte.
Cet optimisme conjugal, cette défiance à l'égard
des affections maternelles et paternelles appar-
tiennent à un idéal très différent de nos illusions
occidentales. Nos poètes eussent plaisanté, au
contraire, la fidélité de l'épouse; ils eussent ma-
gnifié le dévouement de la mère. La passion, en
Occident, est toujours soupçonnée d'incons-
tance, taxée d'égoïsme. Tous les sceptiques la
narguent. La vie d'Orient, plus sévère pour les
compagnes qui n'ont de recours qu'en leur
maître tout-puissant sur elles, sans doute les
dispose à cette abnégation de leur être aimant
l'homme pour lui-même, et non pour les plai-
sirs qu'il prodigue, pour les avantages qu'il
dispense.
Par cela, par d'autres lumières analogues, se
révèle dans ce livre, l'âme délicate, spéciale
PRÉFACE xv
et curieuse d'un peuple très ancien, à l'intelli-
gence féconde que tous les arts manifestèrent.
Puissent les voix sincères qui s'expriment dans
ce recueil émouvoir les cœurs, convaincre les
esprits des élites puissantes, afin qu'elles se
déclarent mieux encore les amies et les pro-
tectrices de cette race ingénieuse, opiniâtre
pour produire, mais courbée sous l'injustice du
destin.
PAUL ADAM
INTRODUCTION
Les événements tragiques qui ont, de 1894 à
1896, ensanglanté l'Arménie, sont aujourd'hui
connus du monde entier. On sait que, pour avoir
protesté contre une condition d'intolérable ser-
vitude où le gouvernement turc les maintenait,
pour avoir réclamé l'application de l'article 61
du traité de Berlin, par lequel la Sublime Porte
s'est formellement engagée à introduire des
réformes dans les provinces arméniennes de
l'Empire, pour avoir enfin défendu leurs droits
imprescriptibles reconnus par les six Puis-
sances d'Europe aussi bien que par le gouver-
nement turc, les Arméniens ont été livrés au
feu et au fer par l'ordre du Sultan lui-même.
Abdul-Hamid a voulu résoudre la question
arménienne en mettant à exécution la fameuse
xx INTRODUCTION
formule d'un diplomate turc, c'est-à-dire en ten-
tant de supprimer les Arméniens.
On sait de quelle horrible manière ce plan fut
réalisé : des villages pacifiques incendiés par
centaines, trois cent mille personnes, sans armes
et sans défense, massacrées parles Kurdes offi-
ciellement armés et par des troupes de réguliers;
des enfants embrochés à la pointe des baïon-
nettes; des femmes enlevées, violées, éven-
trées; des vieillards suppliciés; des prêtres
écorchés vifs ou brûlés à petit feu; et les biens
pillés, les terres usurpées, les églises et les
couvents démolis. Tout cela au lendemain du
jour où les gouvernements de France, d'Angle-
terre et de Russie avaient présenté au Sultan un
projet de réformes pour l'Arménie turque, con-
sacrant par là solennellement la légitimité des
revendications arméniennes. Le Sultan a, d'une
main, signé ce projet de réformes, et de l'autre
il a donné l'ordre des massacres, sous les yeux
de l'Europe, qui alaissé faire... On sait tout cela.
Les hommes de cœur de tous les pays d'Europe
et d'Amérique ont fait connaître ces faits au
monde entier par des articles de journaux, par
des livres, par des conférences, par des inter-
pellations dans les parlements, et la vérité, qui
au premier moment a pu être voilée, voire
même dénaturée, grâce à une certaine presse
INTRODUCTION xxi
dévouée au Sultan, n'est plus aujourd'hui dis-
cutée par personne.
On sait aussi que cet affreux état de choses
n'a nullement cessé d'exister, malgré les pro-
testations des hommes les plus illustres de
tous les pays, malgré l'indignation de l'opi-
nion publique du monde entier; on sait que
si le système des massacres en masse, des
atrocités grandioses comme celles d'Orfa, où
trois mille personnes réfugiées dans l'église
ont été brûlées au pétrole, ne se renouvellent
plus, la destruction de la race se poursuit tou-
jours par des moyens plus lents, plus sourds,
mais sûrs et continus : interdiction pour les
Arméniens de circuler de province en pro-
vince, et, par conséquent, arrêt de toute activité
commerciale ; pleine liberté accordée aux
Kurdes et aux Turcs de tuer des Arméniens, de
s'approprier leurs maisons, leur bétail, leurs
instruments aratoires, leurs terres; donc, mi-
sère, famine, maladies, dépérissement; et de
temps à autre, un petit retour au système des
grandes tueries, bien qu'exécutées en des pro-
portions relativement modestes : deux cents per-
sonnes égorgées il y a trois ans à Khasdour, trois
cents à Sbaghank il y a deux ans, puis, plus ré-
cemment encore, des massacres à Pertak, à
Chouchenamark, à Moush, et, à l'heure actuelle,
xxn INTRODUCTION
Sassoim bloqué par des troupes et Zeïtoun
menacé...
On connaît tout cela, mais ce qu'on connaît
bien moins jusqu'à l'heure présente, c'est le
peuple arménien lui-même. Ce peuple qui pen-
dant des siècles a lutté et souffert pour défendre
la civilisation occidentale en Orient, s'est vu, à
la veille des grands massacres, complètement
oublié, méconnu par l'Europe; en dehors d'un
cercle restreint d'orientalistes et de diplomates,
le monde civilisé ignorait l'existence même d'un
peuple arménien, ou s'il en avait entendu va-
guement parler, il le confondait avec certaines
peuplades demi-sauvages de l'Asie. Les mas-
sacres, par la retentissante émotion qu'ils ont
provoquée, ont attiré l'attention universelle sur
le peuple arménien et lui ont prêté un doulou-
reux renom. Mais les braves gens qui, boule-
versés par le récit des horreurs commises en
Arménie, jetèrent un cri d'indignation et ten-
dirent une main secourable, s'intéressèrent en
général plutôt aux souffrances de ce peuple
qu'au peuple lui-même, qu'ils ne connaissaient
que par ses malheurs. Les légendes grotesques
propagées en Europe par des esprits superfi-
ciels ou bien mises en circulation par des
publicistes à la solde du Sultan, et représen-
tant les Arméniens tantôt comme un ramassis
INTRODUCTION xxm
d'escrocs et d'usuriers, tantôt comme une bande
de perturbateurs soudoyés par la Russie ou par
l'Angleterre pour troubler la Turquie, toutes
ces calomnies stupides qui, jetées à la face
d'une race atrocement suppliciée, devenaient
odieuses, n'ont pu trouver quelque crédit dans
une partie, malheureusement assez étendue,
du public occidental, que grâce à cette igno-
rance où les peuples d'Europe se trouvaient à
l'égard du peuple arménien, de ses mœurs,
de son histoire, de son caractère véritable *;
Nous ne prétendons pas que les Arméniens
soient un peuple parfait; il n'existe pas de
peuple parfait; chaque peuple a ses défauts,
et ceux qui se trouvent dépossédés de leur
indépendance et qui subissent le joug d'un
despotisme avilissant, ont forcément plus de
défauts que les peuples libres. Mais le plus
grand des défauts est celui qui consiste à attri-
buer à un peuple tout entier les vices d'une
catégorie de types peu sympathiques, produits
inévitables d'une longue servitude, et que per-
sonne n'a stigmatisés avec une sévérité plus
acharnée que les satiristes, les publicistes,
les romanciers arméniens.
i. Il est à remarquer que les mêmes calomnies ont été propa-
gées contre les Grecs et les Bulgares, à l'époque où ceux-ci, se dé-
battant sous le sabre turc, tendaient leurs bras ensanglantés vers
l'Europe.
xxiv INTRODUCTION
Ceux qui connaissent intimement le peuple
arménien, savent fort bien que loin d'être, par
tempérament, un facteur de destruction, ce
peuple a été constamment et partout un élé-
ment utile, fécond, producteur; il ne s'est trans-
formé en force de destruction qu'en face de la
barbarie extrême, de l'injustice brutale et
cynique, et cela est tout à son honneur. Tant
qu'il a pu conserver son indépendance sur le
sol de sa patrie, ce peuple a fait de sa liberté un
instrument de civilisation; lorsqu'après la perte
de l'indépendance, une partie des Arméniens
s'est dispersée par le monde et a fondé des colo-
nies dans divers pays étrangers, ces émigrés ont
constitué pour leurs patries d'adoption une
force intelligente et active, servant loyalement
les intérêts des peuples dont ils étaient les
hôtes. Même sous le joug pesant des despo-
tismes asiatiques, les Arméniens ont toujours
poursuivi leur tâche d'éternels artisans de civi-
lisation; ce sont eux qui, avec les Grecs, ont
développé, en Turquie, l'agriculture, l'indus-
trie, le commerce. Les étoffes, les broderies, les
orfèvreries et les tapis turcs qu'on admire en
Europe, sont presque exclusivement fabriqués
par des Arméniens. Les musiciens, les chanteurs
et les acteurs sont, en Turquie, pour la plupart,
des Arméniens. Les beautés architecturales
INTRODUCTION xxv
de Gonstantinople sont dues en grande partie au'
génie arménien : la merveilleuse mosquée de
Suleïmanié est l'œuvre de l'architecte Sinan,
d'origine arménienne ; ce sont des architec-
tes arméniens, les Balian, qui ont construit
les palais de Beylerbey, de Tchraghan et celui
de Dolmabahtché, « qu'on prendrait, dit Théo-
phile Gautier, pour un palazzo vénitien, plus
riche, plus vaste, plus ciselé, plus fouillé, trans-
porté du Canal Grande sur les rives du Bos-
phore » l; et ce sont des mains arméniennes
qui ont élevé le palais même d'Yldiz-Kiosk, où
demeure celui qui fit massacrer trois cent mille
Arméniens.
Des personnalités éminentes, en Europe et
en Amérique, ont fait justice des légendes mal-
veillantes et mensongères; elles ont témoigné
leur estime pour le peuple arménien et déclaré
que l'Europe devait empêcher la destruction de
la race arménienne non seulement parce que
c'était là un crime de lèse-humanité qu'il serait
honteux de laisser se consommer, mais aussi
parce que cette destruction équivaudrait à une
diminution dans les forces morales de l'huma-
nité.
« Les Arméniens, a dit Gladstone 2, les re-
i. Théophile Gautier. — Constantinople.
2. Discours de Chester,"6 août 1895.
xxvi INTRODUCTION
présentants d'une des plus anciennes races
chrétiennes civilisées, sont eux-mêmes, la
chose ne saurait faire doute, une des races les
plus intelligentes et les plus industrieuses qui
soient au monde. » « Nous découvrirons »,
disait, en 1897, Anatole France, présidant une
conférence sur l'histoire et la littérature armé-
niennes, « que ces Arméniens sont vraiment
un peuple par la communauté de la langue et
des croyances religieuses, par la communion
dans les mêmes souvenirs et dans les mêmes
espérances, par la fraternité des sentiments,
par la volonté forte et constante de vivre d'une
même vie, de penser d'une même âme. Et nous
reconnaîtrons que ce peuple, intelligent et
héroïque, enclin à embrasser les plus hautes
idées du monde occidental, a droit, par son
génie autant que par ses malheurs, à la sympa-
thie des peuples d'où sont sorties les idées de
justice et de liberté ».
Un grand publiciste russe, M. Golmstrem,
émettait à la même époque, dans la Gazette de
Saint-Pétersbourg, une opinion tout aussi favo-
rable, bien que se plaçant à un point de vue
strictement russe : ce L'inimitié, l'envie , la
persécution de race à race sont faites surtout
d'ignorance ; Lamartine l'a dit en des termes
excellents. Quand on s'est rendu compte de
INTRODUCTION xxvn
l'histoire, du caractère, des ressources intel-
lectuelles de l'élément arménien, on conçoit
quel sérieux appoint il est susceptible d'appor-
ter à la force de la Russie. Le génie de Pierre-
le-Grand l'avait deviné. Une association intel-
lectuelle avec le peuple arménien si riche de
passé historique, doué d'une conception en-
tière et saine de la vie, d'une force morale au-
dessus de toute épreuve, enrichira le trésor
spirituel de la Russie et l'ampleur de la vie
nationale... Lorsqu'on a étudié les facteurs de
da force spirituelle du peuple arménien, on
comprend qu'il ait pu donner à la Russie des
Lazareff, des Ter-Ghoukassoff, des Cholkov-
nikoff. »
M. H.-F.-B. Lynch, qui, après avoir parcouru
et minutieusement étudié l'Arménie, a publié,
il y a un an, un ouvrage monumental sur le pays
et sur la nation, apprécie les Arméniens dans
les termes suivants : « Les Arméniens sont
particulièrement aptes à être les intermé-
diaires de la nouvelle civilisation. Ils pro-
fessent notre religion, sont familiarisés avec
nos idéals les plus élevés, et s'assimilent toutes
les productions nouvelles de la culture euro-
péenne avec une avidité et une perfection
qu'aucune autre race entre l'Inde et la Méditer-
ranée ne s'est jamais montrée capable d'égaler.
xxviii INTRODUCTION
Ces capacités, ils les ont manifestées dans les
conditions les plus désavantageuses, puisqu'ils!
sont une race assujettie à des maîtres musul-
mans.
« Depuis environ mille ans, ils sont en état
de sujétion, et ce serait une folie de s'attendre
à ce qu'ils n'eussent nullement souffert dans
leur caractère par les fonctions serviles qu'ils
ont été contraints à exercer... D'autre part, ils
possèdent des vertus pour lesquelles ils sont
rarement crédités. Le fait qu'en Turquie le port
des armes leur est rigoureusement interdit a
amené des observateurs superficiels à les con-
sidérer comme des couards. Un jugement diffé-
rent aurait été émis s'ils avaient été mis sur le
pied d'égalité en cette matière avec leurs enne-
mis les Kurdes. En tout cas, lorsque l'occasion
s'est présentée, ils n'ont pas tardé à déployer
des qualités martiales dans le domaine de la
haute stratégie comme dans celui de la bra-
voure personnelle. Le victorieux commandant
en chef de l'armée russe, dans sa campagne
asiatique de 1877, était un Arménien de Lori,
— Loris-Melikoff. Dans la même campagne, le
plus brillant général de division de l'armée
russe était un Arménien, Ter-Ghoukassoff. Le
vaillant et jeune officier d'état-major Tarnaïeff,
qui projeta et dirigea l'attaque folle du fort
INTRODUCTION xxix
d'Azizi en face d'Erzeroum, et qui paya de sa
vie son audace, était un Arménien. Aujourd'hui
encore, la police de la frontière russe, ayant
pour fonction de surveiller les Kurdes de ter-
ritoire turc, est recrutée parmi les Arméniens. »
Dans un ouvrage fortement documenté qu'il
vient de faire paraître ( Pour l'Arménie, mé-
moire et dossier), M. Pierre Quillard, qui a passé
trois ans à Gonstantinople et a connu de près
le peuple arménien, écrit ceci : « De ce que la
plupart des sarafs (changeurs) sont Arméniens,
ils (les Européens) concluent vite que tous les
Arméniens sont des sarafs ; quant à l'honnêteté
des intermédiaires de Bazar, qu'ils soient
Grecs, Arméniens, Juifs ou Levantins catho-
liques, elle est en effet douteuse ; mais c'est
une singulière méthode que de juger tout un
peuple sur quelques individus, qui ont des
défauts inhérents à leur profession et non point
des défauts particuliers à leur race. Même dans
les villes, les Arméniens ressemblent plutôt,
encore aujourd'hui, à l'image qu'en traçait
Guys, dan& ses Lettres sur la Grèce, à la fin du
xviii6 siècle : « Ils forment la nation la plus
nombreuse, la plus riche, la plus sage : gens
laborieux, infatigables, robustes, vivant de peu
et durement, ils exercent tous les métiers
pénibles. Accoutumés à vivre dans l'intérieur
b.
xxx INTRODUCTION
des provinces, ils aiment les chevaux et les con-
naissent parfaitement; ils composent presque
toutes les caravanes et font la plus grande par-
tie du commerce delà Perse et des Indes. » Les
sarafs ne forment qu'une faible minorité dans la
nation; les gens de métier sont de beaucoup les
plus nombreux. Les hantais (portefaix) de Cons-
tantinople sont presque tous Arméniens, ainsi
que la plupart des boulangers; pendant les
massacres de 1896, la ville manqua de pain
durant trois jours, les boulangers arméniens
étant tués ou se tenant cachés. Les tailleurs,
les menuisiers, les cordonniers, les orfèvres,
les forgerons, se «recrutent en grande partie
parmi les Arméniens. Il en est de même à
Smyrne : si dans le haut commerce, la banque
et le barreau il s'y trouve beaucoup d'Armé-
niens très riches, les terrassiers, portefaix^
tailleurs, bouchers, etc., sont aussi des Armé-
niens. Les Arméniens de l'intérieur sont sur-
tout un peuple agricole : vignerons à Van, à
Ardjèche, à Angora, à Brousse, à Segherd ;
grands éleveurs d'abeilles à Van et à Angora ;
partout laboureurs et bergers. Dans le vilayet
de Sivas, ils pratiquent même 'l'agriculture
selon la technique moderne, à Hafik et à Kot-
chéri, et se servent de machines des meilleurs
modèles. En Egypte, Boghoss-Pacha, fils de
INTRODUCTION xxxi
Nubar-Pacha, dirige d'immenses exploitations
rurales ; il a inventé des machines fort ingé-
nieusement disposées.
« C'est eux qui ont inauguré et sauvé à
Brousse l'industrie séricicole : dès 1849, Bilé-
zikdjy, de Constantinople, y établissait des
magnaneries, et les années suivantes son
exemple était imité par Ovaghim-agha et par
Papasian ; les premiers, ils surent employer les
méthodes pastoriennes et combattre la maladie
des vers à soie.
(( Ilssontarmuriers,couteliersetorfèvres, sur-
tout à Erzindjan, à Baïbourt, à Van, à Diarbékir,
k Sivas, à Angora, presque partout tisserands,
forgerons, chaudronniers. Ils seraient, semble-
■ t-il, les plus aptes à l'industrie, si l'industrie se
développait en Turquie : les tanneries et tein-
tureries d'Erzincljan leur appartiennent et à
Arslan-bey-Keuy, près d'Ismiclt, la fabrique
impériale de drap militaire et de fez est en-
tièrement conduite par eux. »
Et M. Gabriel Mourey terminait par la conclu-
sion suivante une conférence qu'il a faite, il y
a quelques mois, sur la poésie et l'art armé-
niens : « Une race, aussi capable de civilisa-
tion intellectuelle et matérielle que la race
arménienne, aussi aiguisée qu'elle d'esprit,
possédant les ressources morales qu'elle pos-
xxxii INTRODUCTION
sède, ayant donné dans le passé et donnant
dans le présent tant de preuves d'attachement
à la pensée occidentale, faisant montre d'une si
belle et si généreuse activité dans la conquête
du progrès, a droit à la vie, non seulement au
point de vue de ses destinées propres, mais au
point de vue des destinées de l'humanité tout
entière. Elle fut et elle reste une créatrice de
pensée et d'art : elle a été et elle est encore
une génératrice d'héroïsme et de beauté. Le
rôle qu'elle a joué dans le passé, elle veut le
jouer dans l'avenir; vraiment, je ne sais rien de
plus touchant, de plus noble que la ténacité,
l'énergie que met ce petit peuple à s'imposer
au monde et à reconquérir sa place dans l'uni»
vers civilisé. »
Mais la meilleure réponse à tous les commé-
rages avec lesquels on a tenté de souiller le
sang, versé à flots, du peuple arménien, c'est
dans l'histoire et dans la littérature de ce peuple
qu'elle se trouve. C'est pourquoi nous entre-
prenons la publication de cette « Bibliothèque
Arménienne », où seront présentées au public
européen les principales manifestations litté-
raires du génie arménien, depuis la poésie
populaire anonyme jusqu'au vieux lyrisme mys-
tique ou erotique, depuis la satire et le roman
INTRODUCTION xxxm
contemporains jusqu'aux chroniques anciennes
et aux poèmes historiques, toutes les pages
marquantes où ce peuple a fixé, en toute spon-
tanéité, les élans de son cœur, les tendances
de son esprit, ses frémissements de joie et ses
cris de douleur, sa manière de sentir, de pen-
ser et de vivre, en un mot l'image vivante de
son âme.
II
«Il serait difficile, a dit Lord Byron, qui
étudia l'histoire et la langue arméniennes au
couvent de Saint-Lazare à Venise, de trouver
les annales d'une nation moins souillées de
crimes que celles des Arméniens, dont les
vertus sont celles de la paix et les vices ceux
de la contrainte. »
L'histoire d'Arménie est, en effet, celle d'un
peuple d'âme pacifique et laborieuse, d'un
peuple qui a souvent versé son sang pour
défendre sa liberté, mais qui a rarement fait
couler le sang d'autrui pour assouvir une soif
brutale de conquête.
Cette histoire commence par la légende de
Haïk le Patriarche, le père de la race armé-
nienne, qui, selon Moïse de Khorène, fut le pre-
xxxiv INTRODUCTION
mier parmi les chefs de tribus soumis au joug
de Bel à se révolter contre le tyran de Baby-
lone, et qui, l'ayant tué dans un combat épique,
fonda la patrie arménienne sur cette noble
tradition. Cette grande figure fabuleuse de Haïk
domine toute l'histoire d'Arménie et se réalise
dans une longue série de chefs vaillants et dé-
voués qui ont eu à défendre leur patrie contre
les envahisseurs étrangers, depuis les vieux
rois urartiens tenant tête pendant six siècles à
la gigantesque Assyrie , qui ravagea souvent
leur pays sans jamais parvenir à le soumettre
complètement, jusqu'aux Roupéniens de la
Petite Arménie qui opposèrent une résistance
acharnée aux Turkmènes et aux Mamelucks.
Ce peuple a avant tout aimé le travail, la vie
industrieuse et féconde. L'Arménien a été -de
tout temps agricultteur, commerçant, artisan,
artiste , ouvrier ; la grande Déesse protec-
trice de l' Arménie païenne fut Anahit, la « dis-
pensatrice de tous les biens », la patronne du
Travail. La grande majorité des Arméniens,
(près de 90 >p. 100) se compose actuellement
d'agriculteurs et d'artisans. Le seul Arménien
en l'honneur duquel une statue ait été élevée
en France, à Avignon, est un agronome, Jean
d'Althen, qui, arrivé de Perse à Avignon vers
1724, inaugura dans cette ville la culture et
INTRODUCTION xxxv
le commerce de la garance et qui acclimata
dans le sud de la France une plante orientale
que les botanistes français ont de son nom
appelée : « Althénie ».
Les Arméniens ont déployé, dès la haute
antiquité, une activité commerciale aussi bril-
lante et aussi importante que celle des Phéni-
ciens et des Grecs. Ils ont été les grands inter-
médiaires du comilierce mondial par voie de
terre comme les Grecs et les Phéniciens le
furent par voie de mer. Ce sont les Arméniens
qui, par leurs caravanes parcourant l'Asie d'un
bout à l'autre et par leurs radeaux descendant
l'Euphrate, le Tigre, l'Araxeet l'Alys, ont trans-
porté pendant des siècles les produits indus-
triels et naturels des pays occidentaux, ainsi
que ceux de leur pays, dans toutes les contrées
de l'Asie et qui ont mis à la portée des peuples
de l'Europe les richesses du monde oriental. La
Bible, Hérodote, Xénophon mentionnent leurs
vieilles relations commerciales avec Tyr et
Babylone. La capitale arménienne de Dovine
constituait au vie siècle, selon Procope, un
des plus grands centres commerciaux du
monde; les marchandises des Indes, de la
Perse et de la Géorgie s'y croisaient avec celles
de Rome et de la Grèce. A la fin du xe siècle,
Ani, Arclzn, Baghech, Nakhitchévan rempla-
xxxvi INTRODUCTION
cèrent Dovine. Aux xineetxive siècles, Payas, le
grand port de F Arménie Mineure, devint, selon
les termes de Marco-Polo, « le magasin de
toutes les marchandises précieuses et de toutes
les richesses de l'Orient, comme la porte des
pays orientaux » ; les bateaux des Vénitiens,
des Génois, des Siciliens et des Marseillais
venaient y chercher les marchandises de la
Chine, des Indes, de la Perse et de la Syrie, et
ils y apportaient les produits occidentaux que
les Arméniens faisaient parvenir aux marchés
les plus lointains, jusqu'en Chine et en Mand-
chourie. C'est surtout avec la République véni-
tienne que les Arméniens ont entretenu des
rapports commerciaux, commencés dès le
xie siècle et qui se sont prolongés jusqu'au
xvne ; les rois de l'Arménie Mineure accor-
daient toutes sortes de facilités aux commer-
çants de Venise; les cloges et le Sénat vénitien
faisaient à leur tour le plus cordial accueil aux
commerçants arméniens. En 1253, le comte
Marco Ziani offrit aux Arméniens établis à
Venise une de ses maisons, qui s'appelle jus-
qu'à présent « la Maison arménienne ». Après
la perte de l'indépendance, les Arméniens ont
continué leur activité commerciale et lui ont
même donné une extension encore plus grande ;
les carrières militaires et administratives leur
INTRODUCTION xxxvii
étant désormais fermées par suite de leur con-
dition de peuple assujetti, la carrière commer-
ciale restait une de celles où ils pouvaient
satisfaire leur besoin d'action ; ils prirent alors
pour centres les deux grandes villes armé-
niennes de Djulfa et de Gandzak, et ils avaient
leurs représentants dans tous les pays asia-
tiques et européens, aux Indes, en Chine, en
Perse, en Paissie, en Autriche, en France, en
Espagne, en Italie. En Pologne, dèslexie siècle,
s'était établie une nombreuse colonie armé-
nienne qui rendit des services considérables au
commerce de ce pays et qui, jusqu'au xvne siècle,
a joui d'un régime administratif quasi-auto-
nome garanti par des décrets royaux. Les
despotes musulmans, tout en faisant peser
sur l'ensemble du peuple arménien une lourde
oppression politique et sociale, accordaient des
libertés aux seuls commerçants qu'ils considé-
raient comme un élément indispensable à la
prospérité générale de leurs empires, puisque
[es populations musulmanes ne montraient
aucun goût 'pour le commerce et l'industrie.
Ghahabbas Ier, le roi de Perse, eut même
recours à un procédé aussi original que bar-
bare pour prouver son estime à l'égard des apti-
tudes commerciales des Arméniens : désireux
le voir le«commerce se développer dans son em-
xxxviii INTRODUCTION
pire, il détruisit Djulfa en 1605, força les Armé-
niens de cette ville à émigrer en Perse, et
les établit près d'Ispahan, où ils fondèrent une
ville nouvelle qu'ils appelèrent la Nouvelle
Djulfa. Et en effet, cette ville devint bientôt le
principal centre commercial de l'Asie ; les
habitants de la Nouvelle Djulfa donnèrent au
commerce persan une puissante impulsion;
ils installèrent des bureaux dans les grandes
villes des Indes, à Delhi, à Bombay, à Madras,
à Calcutta, à Batavia, à Singapour; les ports
espagnols et portugais de l'Inde, fermés aux
bateaux des nations étrangères, s'ouvraient à
ceux des commerçants arméniens. De Singa-
poor, leurs comptoirs s'étendirent aux îles de
l'archipel indien, à Java, à Sumatra, à Bornéo,
aux Philippines, au Siam, en Birmanie et au
Thibet et jusqu'aux ports de la Chine, à Canton
et à Nankin; leur rôle commercial continuait
d'être celui d'intermédiaires entre l'Europe et
l'Orient. Le cardinal de Richelieu, appréciant
cette activité, favorisa rétablissement d'une
colonie arménienne à Marseille. Marie-Thé-
rèse d'Autriche accorda, par décret spécial, de
nombreux privilèges aux commerçants armé-
niens qui formèrent une importante colonie à
Trieste, où la rue qu'ils habitaient s'appelle
encore Rue clés Arméniens. Ces commerçants
i
INTRODUCTION xxxix
errant de pays en pays n'oubliaient pas leur
patrie et leur race; ils fondaient des églises,
des écoles dans diverses parties de l'Arménie
et dans les colonies arméniennes des pays
étrangers ; ils faisaient imprimer en Europe des
livres arméniens et les envoyaient à leurs
compatriotes d'Arménie ; ils léguaient des
sommes considérables à des couvents et à des
écoles de leur pays.
Ces aptitudes pratiques éminemment dé-
montrées n'ont d'ailleurs jamais empêché les
Arméniens de se montrer un peuple passionné-
ment idéaliste, puisqu'ils ont toujours, en tant
que peuple, sacrifié leurs intérêts matériels
immédiats à de hautes préoccupations morales.
Situés en pleine Asie, entourés de grandes
races conquérantes hostiles à l'Occident et à sa
civilisation, leur intérêt pratique de petit peuple
menacé de partout était de s'allier à un de ces
empires asiatiques : tout au contraire, ils ont
suivi un penchant mystérieux qui dirigeait leur
esprit vers l'Occident, ils en ont ouvertement
adopté la civilisation et embrassé la cause ;
ils ont par là ravivé la haine de leurs puis-
sants voisins et attiré sur eux les pires catas-
trophes. Le monde occidental est reconnaissant
aux Grecs d'avoir été pendant des siècles le
rempart de l'Europe contre l'invasion asiatique ;
•xl INTRODUCTION
or, dans cette tâche, l'Arménien a constitué
pour le Grec un précieux auxiliaire. L'histoire
d'Arménie, à partir du ive siècle, est le récit
d'une résistance continuelle à la ruée de l'Asie
vers l'Europe.
Avant d'avoir embrassé le christianisme,
l'Arménien n'a pas encore la conscience précise
de son rôle historique ; il ne pense qu'à défendre
sa patrie contre l'ennemi de l'est comme contre
celui de l'ouest. Il est vrai que l'âme de la race
se sent déjà instinctivement attirée par l'Occi-
dent; Tigrane le Grand avait placé, dans les
temples de son empire, les statues des divinités
grecques à côté des effigies des divinités armé-
niennes, et il avait fait venir d'Athènes des rhé-
teurs, des musiciens et des troupes dramatiques
pour acclimater les arts de la Hellade dans sa
capitale de Tigranocerte ; son fils Artavasd, qui
s'était profondément assimilé la culture grecque,
composa dans la langue de Sophocle des
œuvres historiques, des discours et des tragé-
dies qu'on jouait encore, au temps de Plutarque,
sur les scènes d'Alexandrie.
Après l'adoption du christianisme, les Armé-
niens s'attachent plus intimement au monde
occidental. Ils reçoivent dès lors le premier
choc de toutes les invasions asiatiques, dont ils
amortissent et ralentissent souvent la marche
INTRODUCTION xli
vers l'Europe. Ils luttent pendant deux siècles
contre la colossale Perse sassanide qui veut les
écraser et les assimiler sans jamais y parvenir.
Tiridate, qui fait du christianisme la religion
officielle de l'Arménie, établit une alliance
arméno-romaine avec Constantin converti lui-
même au christianisme, qui désormais sera la
religion « occidentale », guerroie contre les
Parthes et les Perses et les repousse victorieu-
sement avec l'appui des légions romaines.
Arsace II bat pendant trente ans les armées du
roi Sapor qui ne parvient à le soumettre qu'en
l'attirant dans un piège : il l'invite dans sa capi-
tale de Ctésiphon pour conclure un traité de
paix, et, parjure à son serment, le fait enfermer
dans une forteresse où Arsace, ne pouvant se
résigner à cette existence d'esclave, se donne
la mort.
Au début du ve siècle, le roi Vramchapouh et
le catholicos Sahak envoient à Constantinople et
à Athènes un grand nombre de jeunes Armé-
niens s'initier aux lettres grecques, pour ériger
devant la Perse envahissante la plus puissante
et la plus durable des barrières : une civilisation
différente et fortement bâtie. Le vartabed
Mesrop invente à la même époque l'alphabet
arménien. Cette jeunesse formée en Grèce
traduit, à son retour, 'la Bible, les livres des
xlii INTRODUCTION
Pères de l'Église et des philosophes hellènes,
rédige des œuvres historiques, théologiques
et poétiques, fonde une littérature nationale
« écrite », modelée sur les littératures byzan-
tine et syriaque, et façonne pour toujours l'âme
arménienne à l'image de l'âme occidentale.
Mais ce beau mouvement de résistance maté-
rielle et intellectuelle est bientôt interrompu
par une lutte intestine; profitant de la lassitude
que ce tiraillement perpétuel inspirait à une
partie des satrapes arméniens, ainsi que des
restes d'anti-christianisme qui subsistaient
encore dans quelques portions du peuple de-
meurées intérieurement fidèles au paganisme
aboli, la Perse réussit à créer en Arménie un
parti préconisant une alliance avec la Perse
et qui, appuyé par la cour de Ctésiphon, s'ef-
force d'écraser le parti désirant maintenir l'al-
liance romaine. Affaiblie par ces graves déchi-
rements intérieurs, l'Arménie devient impuis-
sante à opposer une résistance sérieuse aux
attaques incessantes des Perses, auxquelles
s'ajoutent à la fin celles des Romains, furieux
de voir en Arménie l'existence d'un parti per-
sophile ; cette triste période aboutit à l'écroule-
ment de la dynastie Arsacide et au partage de
l'Arménie par les Perses et les Romains.
Mais l'individualité morale survit, chez le
INTRODUCTION xliii
peuple arménien, à l'individualité politique
momentanément détruite. Dans la lutte, qui
continue, entre ces deux grands partis, ce-
lui de l'Occident finit par avoir le dessus. A
la fin du ve siècle, lorsque Jezdegerd II tente
de convertir l'Arménie au mazdéisme pour
l'assimiler entièrement à la Perse, les Armé-
niens se soulèvent en masse, ayant à leur tète
le généralissime Vardan Mamikonian, le catho-
licos Joseph et tout le clergé, se ruent sur
ies troupes et l'es mages envoyés par Jezde-
gerd et les massacrent. Jezdegerd lance sur
V Arménie une armée formidable, pour anéan-
tir les rebelles, avec l'appui de Vassak Suni, le
chef du parti persophile. Vardan et ses soixante-
dix mille combattants affrontent l'énorme ar-
mée perse, dans le combat mémorable d'Ava-
raïr; vaincu par la supériorité du nombre
de l'ennemi, Vardan tombe avec mille trente-
six de ses compagnons d'armes, et l'Arménie,
abandonnée par Byzance, se trouve livrée à la
férocité de la soldatesque perse. Mais encore
une fois l'esprit l'emporte sur la force brutale :
le peuple tout entier poursuit la lutte, retranché
dans les forteresses et dans les passes de mon-
tagnes, par une incessante guerre de guérillas;
les femmes, les enfants, les vieillards eux-
mêmes se retirent dans les forêts, dans les
xliv INTRODUCTION
cavernes et sur les montagnes, préférant mener
une vie sauvage que de renier leur Eglise
« nationale ». Au milieu des ruines et des cada-
vres, l'âme arménienne demeure vivante. Le
parti de Vassak est complètement écrasé ; Vahan
Mamikonian continue vaillamment l'œuvre de
son oncle immortel ; de guerre lasse, la Perse
finit par se décider à laisser les Arméniens con-
server leurs institutions religieuses et nationales
et nomme Vahan gouverneur d'Arménie.
Après avoir défendu contre la Perse son exis-
tence nationale, l'Arménie tient à démontrer que
tout en étant chrétienne, elle ne veut pas faire
de son église une vassale de l'église grecque;
en l'an 491, le catholicos Babgen réunit un
concile à Vagharchapat, où le clergé arménien
repousse le concile de Chalcédoine et proclame
l'indépendance de l'église arménienne.
Au vne siècle, la dynastie sassanide est ren-
versée par les Arabes, qui étendent leur domi-
nation dans l'Asie tout entière, et qui ouvrent
à leur tour une nouvelle page dans le martyro-
loge arménien ; encore une fois l'Arménie nage
dans le sang; mais, cette fois encore, l'envahis-
seur ne réussit à déchirer que la chair, sans pou-
voir atteindre l'âme ; bien au contraire, la résis-
tance arménienne devenant de plus en plus forte,
les Arabes finissent par reconnaître aux Armé-
INTRODUCTION TtLv
niens le droit à une existence politique auto-
nome, sous leur suzeraineté nominale; du milieu
des cendres sanglantes se redresse une nouvelle
civilisation arménienne, sous Pégide desBagra-
tides, et qui parvient bientôt non seulement à
tenir en respect tous les ennemis du pays, mais
à faire d'Ani, la capitale du royaume, un foyer
magnifique de culture occidentale, une sœur
asiatique de Byzance.Les Seldjoukides arrivent
au xie siècle, balaient les Arabes, se ruent sur
l'Arménie, renversent le royaume Bagratide,
déjà miné par les intrigues des Byzantins, et
plongent le pays tout entier dans un déluge de
sang qui n'est comparable en horreur et en
étendue qu'à celui provoqué par le sultan Abclul
Hamid en plein xixe siècle. Cet immense désas-
tre ne détruit pourtant pas l'existence du
peuple arménien; comprenant qu'il était alors
impossible de rebâtir la maison nationale sur le
sol de la patrie séculaire, les Arméniens font
comme l'eider chanté par Ibsen :
L'eider habite la Norvège,
Et c'est dans les fjords sombres
Qu'il dépouille sa poitrine de son duvet moelleux
Pour édifier son nid et le rendre chaud.
Mais le pêcheur du fjord, de son bâton noueux,
Va détruire le nid et en arrache jusqu'au dernier flo-
con. /
xlvi INTRODUCTION
Alors, de nouveau l'oiseau dénude sa poitrine,
Et le pêcheur recommence son œuvre cruelle.
L'oiseau capitonne encore son nid dans un endroit
plus sauvage;
Mais s'il est pillé une troisième fois...
L'eider déploie son aile et par une nuit de printemps
Il s'envole et fend la brume de sa poitrine sanglante,
Et il va vers le sud,
Vers le sud où sont les rives ensoleillées %.
A la fin du xie siècle, de nombreux émigrés
arméniens installés en Cilicie se soulèvent,
ayant à leur tête le prince Roupen, s'emparent
d'abord des régions montagneuses du pays,
puis étendent leur domination jusqu'à la mer,
fondent, dans cette nouvelle patrie, la princi-
pauté de l'Arménie Mineure, qu'Henri VI, le
fils de Frédéric Barberousse, et le pape Cé-
lestin III transforment en royauté au xne siè-
cle, en récompense de l'assistance spontanée et
puissante que les Croisés ont trouvée auprès
des princes et du peuple de l'Arménie Mineure
pendant toute la durée de leurs combats contre
les Sarrasins 2.
i. Poésies complètes d'Henrik Ibsen, traduites par MM. le
vicomte de Colleville et F. de Zépelin.
2. Dans la bulle Ecclesia Romana de l'an i384, le pape Gré-
goire XIII reconnaît dans les termes suivants le secours porté par
les Arméniens aux Croisés : « Parmi Jes autres mérites de cette
nation arménienne envers l'Église et la République chrétienne, est
éminent et digne de particulière mémoire celui que, lorsque jadis
INTRODUCTION xlvii
Cette longue et pénible lutte contre l'Asie
tout entière, le peuple arménien l'a menée
pour rester fidèle à son attachement à la civili-
sation occidentale. C'est ce périlleux attache-
ment qui a fini par amener F extinction de la
dernière lueur d'indépendance que les Armé-
niens avaient, au prix d'efforts surhumains, ral-
lumée en Cilicie. Le royaume de l'Arménie Mi-
neure constituait comme un prolongement de
l'Europe en Orient; ses rapports intellectuels et
politiques avec l'Europe étaient d'une étroite
intimité ; l'influence gréco-latine dominait dans
Fart, dans la littérature, dans les mœurs, dans
l'organisation de la cour, de l'armée et de 1-a
magistrature arméniennes. Au début du xive siè-
cle, la famille royale des Roupéniens n'ayant
plus de lignée mâle, l'Arménie Mineure
invita les princes de la famille française des
Lusignan à occuper son trône. Les Mamelucks,
furieux de voir en leur voisinage ce noyau de
civilisation européenne, redoublèrent leurs
attaques et parvinrent à détruire, vers la fin, du
xive siècle, ce petit royaume arménien qui
s'écroula, après deux siècles de luttes héroï-
les princes et les armées chrétiennes allaient au recouvrement de
la Terre-Sainte, nulle nation et nul peuple plus promptement et
avec plus de zèle que les Arméniens, ne leur prêta son ajde, en
hommes, en chevaux, en subsistances, en conseils; en un mot,
acvec toutes leurs forces, et avec la plus grande bravoure et fidélité,
ils aidèrent les chrétiens en ces saintes guerres. »
XLViii INTRODUCTION
ques, et sans qu'aucune assistance lui arrivât de
l'Europe à cette heure de crise suprême.
En relevant cette prédilection constante des
Arméniens pour l'Occident comme une de
leurs caractéristiques et comme une de leurs
qualités, nous ne tendons nullement à renier la
grandeur et la beauté propres des civilisations
orientales, qui ont précédé celles de l'Occi-
dent, leur ont servi d'exemples et de bases, et
qui ont donné au monde des merveilles artis-
tiques et littéraires, de grandes conceptions
religieuses et philosophiques. Orientaux eux-
mêmes, les Arméniens connaissent profondé-
ment et vénèrent ce qui est beau dans l'œuvre
de l'Orient; et, de même qu'ils ont pendant des
siècles joué le rôle, que nous détaillerons plus
loin, de propagateurs de la civilisation euro-
péenne en Orient, ils sont appelés à faire con-
naître à l'Europe, d'une manière intime et com-
plète, l'âme orientale dans toute la complexité
de ses manifestations. La magnifique version
française, équivalente à une création, de la
grande épopée sensuelle des Mille nuits et une
nuit que le docteur J.-C. Mardrus, poète d'ori-
gine arménienne, offre à cette heuçe aux lettrés*
d'Europe, est l'interprétation la plus profonde
et la plus exacte de la psychologie et de l'es-
INTRODUCTION xlix
thétique de l'Orient musulman qu'on ait donnée
à l'Occident depuis l'admirable adaptation an-
glaise des Quatrains d'Omar Khayam par Fitz-
Gerald ; et nulle analyse n'avait jamais expliqué
la structure de l'âme turque d'une manière
plus claire et plus pénétrante que la magistrale
étude du regretté Tigrane Yergat publiée en
1898 dans la Revue des Revues, Seulement,
placés entre l'Occident et l'Orient, les Armé-
niens ont penché vers l'Occident : c'est un
phénomène historique qu'on est tenu de cons-
tater. Ils Font fait, afin de détacher et d'affermir
leur individualité nationale, et peut-être aussi
parce qu'ils avaient l'instinctive conscience de
la supériorité de la civilisation occidentale qui
opposa, jadis, la clarté et la perfection grecques
à l'ivresse et à l'énormité asiatiques, et qui
devait, dans les temps modernes, créer une mo-
rale individuelle plus saine et plus fière que la
morale asiatique dépravée par le despotisme
avilissant et par le fatalisme déprimant, — •
supériorité qui, du reste, est actuellement re-
connue par tous les Orientaux éclairés, puisque
les Japonais ont adopté les institutions et la
science européennes et que les Jeunes Turcs
tendent à doter la Turquie d'un régime conçu
par l'Europe, le régime constitutionnel.
l N INTRODUCTION
Même après la submersion de la dernière
épave de liberté politique, les Arméniens n'ont
jamais cessé de conserver leurs attaches avec
l'Occident: c'est qu'ils espéraient toujours obs-
tinément le triomphe inévitable de la civilisa-
tion occidentale dans l'Orient tout entier et, par
lui, leur résurrection future. Dans sa Lamenta-
tion sur la prise de Constantinople , écrite au
lendemain de l'entrée de Mahomet II à Byzance,
le poète arménien Khatchatour prédit cette
revanche future de l'Occident :
Divine Byzance, merveilleuse Byzance,
Magnifique Byzance, Byzance œil du monde,
Joie des célestes et des terrestres^ ô Byzance,
Tu devins aujourd'hui misérable et digne de pleurs.
Toi qui étais une vigne opulente fleurie de grappes
claires, ô Byzance,
Tes fruits aujourd'hui se sont changés en épines.
Mais j'ai l'espoir que dans les temps futurs tu te relè-
veras, ô Byzance,
Et que tu seras délivrée du joug des infidèles.
Car les Francs se lèveront par la volonté du roi céleste,
Tous les peuples vaillants se mettront en campagne,
Unis et embrasés par l'amour divin;
Ils viendront par mer et par terre, innombrables comme
les étoiles,
Ils prendront Constantinople par la volonté omnipo-
tente du Sauveur,
INTRODUCTION lï
Puis ils se répandront dans tout l'Orient et ils anéanti-
ront les infidèles :
ls prendront Jérusalem où s'est accomplie la passion
du Seigneur,
ls prendront tous les pays des Roumis, arriveront jus-
qu'en Egypte,
ls pénétreront en Perse, s'avanceront jusqu'à Tauris ;
es Arméniens se relèveront, délivrés du joug des
infidèles.
Les Arméniens ne se sont pas contentés d'at-
enclre passivement la réalisation de cette vision
Drophétique, qui s'est déjà partiellement accom-
plie ; ils ont tenté de la hâter par leurs propres
efforts; à plusieurs reprises, ils ont prouvé à
'Europe qu'une étincelle de vie occidentale
ubsistait dans le coin d'Orient où ils s-e tenaient
crispés sous les chaînes, et qu'il dépendait de
'Europe de transformer en un foyer vivace cette
)âle mais tenace étincelle.
En 1550, les Arméniens déléguèrent à Venise
e catholicos Stéphanos pour inviter la Répu-
)lique vénitienne à venir les délivrer du joug
)ersan; cette démarche demeura sans effet.
Vu début du xvme siècle, les Arméniens du
harabagh, qui avaient conservé, grâce à la
orte position de leur pays montagneux, un ré-
gime féodal quasi-autonome sous la direction
le leurs Méliks, songèrent à secouer défîniti-
lu INTRODUCTION
vement la domination persane et s'adressèrent J
encore aux nations occidentales pour s'assurer ]
d'avance l'assistance d'une ou de plusieurs puis-
sances; ils déléguèrent en Europe un de leurs
compatriotes, Israël Ori; celui-ci s'adressa j
d'abord, sans aucun succès, à Louis XIV, puis |
au grand électeur Jean-Guillaume de Bavière, 1
qui lui fit un accueil fort encourageant, promit I
son concours et le recommanda chaudement à J
Pierre le Grand. Le monarque russe écouta j
Ori, prit ses propositions en sérieuse considé-
ration, comprit l'importance qu'une puissance
européenne désireuse de s'étendre en Orient
pourrait trouver dans l'élément arménien, et
conçut dès lors le plan des campagnes asiati-|
ques de la Russie, qu'il ne put exécuter lui-j
même, étant pris par sa guerre avec la Suède, 1
mais crue ses successeurs ont mis en œuvre. 1
L'impossibilité où Pierre le Grand se trouvait^
de secourir les Arméniens dans un soulèvement j
contre la Perse, força donc ceux-ci à ajourner j
l'exécution de ce projet; il fut réalisé quelques!
années plus tard. Cette fois, les Arméniens sel
décidèrent à agir, ne comptant que sur eux-
mêmes. La honte et la douleur que leur inspi-
rait la situation misérable où leur peuple se
trouvait les poussaient à y mettre fin par un!
coup d'audace; car si les commerçants armé-'
INTRODUCTION lui
niens jouissaient des faveurs des despotes mu-
sulmans à cause des services matériels qu'ils
rendaient à leur empire et à eux-mêmes, si les
Méliks menaient, grâce à leurs armes, une
existence à peu près libre, bien que continuel-
lement agitée par la nécessité de se défendre
contre les attaques musulmanes, la grande ma-
jorité du peuple arménien était contrainte,
sous un régime fondé sur l'arbitraire et la féro-
cité le plus illimités, à supporter une condition
d'esclave, voyant sa vie, ses biens et l'honneur
de son foyer à la merci des tyrans. Les Méliks
du Gharabagh invitèrent le général David-Bek,
leur compatriote, qui avait donné les preuves
d'une rare vaillance dans les guerres de la
Géorgie, à venir passer à la tète de l'insurrec-
tion. David-Bek accepta l'invitation, se rendit
dans le Gharabagh, et, groupant autour de lui
tous les Méliks et leurs combattants, réussit, en
l'espace de trois ans (1722-1725), à la suite d'une
longue série de combats sanglants menés contre
les Persans et les Turkmènes, à soustraire ce
pays presque complètement à la domination
persane. En 1726, l'armée turque, commandée
par Keuprulu 'Abdullah Pacha, attaqua l'Armé-
nie persane, occupa plusieurs villes, Erivan,
Nakhitchévan, poussa plus loin, prit Tauris et
Hamaclan, puis marcha sur le Sunik pour écraser
ï,iv INTRODUCTION
le nid construit par David-Bek; elle fut battue
par David et forcée de quitter ce pays. Le schah
Thahmaz, heureux d'apprendre la victoire rem-
portée par David sur les Turcs, ennemis de
la Perse, le nomma par décret « prince des
princes », et lui reconnut le droit de gouverner
le Sunik et de battre monnaie à son nom.
David mourut bientôt; les Turcs revinrent
attaquer le Sunik ; les successeurs de David ne
purent résister cette fois, et le pays fut conquis
par les Turcs, et, un peu plus tard, réoccupé
par les Persans.
Sous l'empereur Paul Ier et surtout sous
Catherine II commencèrent les guerres russo-
persanes et russo-turques, qui furent pour-
suivies sous leurs successeurs. Dans toutes ces
guerres, les populations arméniennes prêtèrent
aux Russes une importante assistance, espérant
que leur dévouement serait récompensé non
seulement par leur délivrance du joug musul-
man, mais par l'obtention d'un régime auto-
nome sous l'égide de la Russie. Pendant la
guerre russo-persane de 1827, le catholicos
Nersès d'Achtarak conduisit lui-même les
Arméniens à la guerre. Paskévitch, le comman- l
dant en chef de l'armée russe, lui avait promis,
par ordre de l'empereur Nicolas Ier, de fonder
dans la région araratienne prise aux Persans un
INTRODUCTION lv
royaume arménien sous la suzeraineté de la
Russie; il avait même rédigé à cet effet un projet
détaillé. La campagne fut victorieusement ter-
minée, mais ce projet ne fut pas exécuté : les
Arméniens, en passant sous la domination russe,
ont, seulement, trouvé une parfaite sécurité
de là vie et des biens et l'égalité devant la loi,
choses qui leur manquaient complètement sous
le régime musulman.
Cette attitude des Arméniens surexcita, con-
tre ceux d'entre eux qui restaient sujets de la
Perse et de la Turquie, la haine de leurs maîtres
musulmans, et leur situation devint pire qu'au-
paravant, malgré des répits partiels et passa-
gers dus au bon plaisir de quelques monarques
de caractère tolérant. Cela ne les empêcha pas
de continuer à marcher dans la même voie
périlleuse, mais fatale. En 1862, les Arméniens
de Zeïtoun, ayant remporté une brillante vic-
toire sur les troupes d'Aziz-Pacha, s'adressèrent
à Napoléon III, demandant son intervention
pour instituer en Cilicie un régime analogue à
celui du Liban, garanti par l'Europe. Leur appel
fut écouté ; Napoléon III intervint et empêcha
le sultan Aziz d'envoyer, comme il l'avait décidé,
une nouvelle armée de cent cinquante mille
hommes pour détruire le Zeïtoun. Il voulait
même établir en Cilicie un régime autonome
lvi INTRODUCTION
arménien sous le protectorat français ; mais ce
projet ne put être réalisé, à cause du fana-
tisme de Pie IX qui posait comme condition la
conversion de l'Eglise arménienne au catholi-
cisme et la substitution du latin à l'arménien
dans les cérémonies religieuses: les Zeïtou-
niotes se refusèrent à accepter l'abandon de
leur Eglise et de leur langue nationales.
En 1878, Nersès, le patriarche des Arméniens
de Turquie, envoya au Congrès de Berlin une
délégation demandant pour les six provinces
arméniennes de la Turquie une autonomie
administrative ; cette démarche aboutit à l'ob-
tention de l'article 61 du traité de Berlin par
lequel l'Europe et le gouvernement turc ontj
admis la nécessité et la possibilité d'introduire
des réformes répondant aux besoins spéciaux
de l'Arménie turque ; et comme cet article resta
lettre morte pendant vingt ans et que le sultan
Abdul Hamid, loin d'appliquer la moindre ré-j
forme, prit toutes sortes de mesures barbares]
pour opprimer, affaiblir et supprimer les Ar-M
méniens de son empire, la jeunesse arménienne]
fut poussée par le désespoir à recourir à desj
moyens révolutionnaires pour défendre l'exis-
tence menacée de la nation. Le sultan Hamid
répondit à l'action révolutionnaire d'une mino-
rité ardente par le massacre de centaines de
INTRODUCTION lvii
milliers de paysans désarmés. Mais le dernier
acte de cette tragédie n'est pas encore joué ;
les scènes qui se déroulèrent jusqu'ici ne sont
que la préparation douloureuse et nécessaire à
l'entrée fatale, dans une vaste région de l'O-
rient, des forces et des idées européennes qui
la régénéreront.
A ces services rendus à la civilisation euro-
péenne par l'œuvre que l'Arménien a accomplie
clans son propre pays, il faut ajouter ceux qu'il
lui a rendus par la part qu'il a directement prise
à l'histoire occidentale. Nersès, l'héroïque
capitaine qui rendit invincibles les armées de
Justinien, était d'origine arménienne; et c'était
un Arménien que Proeresios, le plus grand
rhéteur d'Athènes au ive siècle, le maître
de saint Grégoire de Nazianze, de saint Basile
et de l'empereur Julien et auquel Rome, qu'il
avait magnifiée dans un de ses discours, éleva
une statue avec l'inscription suivante :
Regina reruin Roma régi eloquentiœ.
Les Arméniens ont formé un des éléments
lviii INTRODUCTION
essentiels de l'empire byzantin. « Les Armé-
niens, écrit M. G. Schlumberger1, jouaient,
à cette époque (xe siècle), un grand rôle à
Byzance. C'était alors une race guerrière, et
les plus aventureux parmi ses fils affluaient
à Constantinople, les uns fuyant les persécu-
tions musulmanes ou les haines de clans, les
autres venant chercher fortune sur le territoire
de l'Empire. » « Les Arméniens, dit le chroni-
queur syrien Aboulfaradj, formaient dans toutes
les guerres une infanterie excellente pour les
armées du Basileus, combattant constamment
avec courage et succès aux côtés des Romains».
Quelques-uns des plus remarquables hommes
de guerre de Byzance, les Lécabène, les Gour-
gen, ainsi que Mleh, « véritable héros national,
fondateur du thème de Lykandos2», étaient
d'origine arménienne; et le trône du Bas-Em-
pire a été occupé par une dizaine d'empereurs
arméniens, dont quelques-uns, comme Léon V,
Jean Tzimiscès, Léon l'Isaurien, Basile Ier, l'au-
teur du Basilicon, Basile II, sont parmi les
plus grandes figures de l'histoire byzantine.
M. H. Gelzer, le savant byzantologue allemand,
déclare, dans son « Histoire sommaire des
empereurs byzantins », que le Bas-Empire
i. Nicêphore Phocas, par G. Schlumberger.
2. Ibid,
INTRODUCTION lix
« atteignit son apogée sous la dynastie des em-
pereurs arméniens ».
En même temps, les Arméniens tenaient une
large place dans le mouvement intellectuel et
artistique de Byzance ; selon Açoghig, chroni-
queur arménien du xe siècle, c'est à l'architecte
arménien ïiridate, celui qui a élevé la magni-
fique cathédrale d'Ani, que l'empereur Basile II
confia la tache délicate de restaurer la Sainte-
Sophie dont un tremblement de terre, en 989,
avait fait écrouler la grande coupole et l'abside
orientale; « l'illustre maçon et sculpteur Tiri-
date, alors de séjour dans la capitale grecque, dit
Acoghig (livre III, ch. XXVII), exécuta avec une
adresse admirable unplan nouveau et très savant
de l'édifice et en fournit le dessin ». « Ce fut ce
plan qu'on exécuta, ajoute M. G. Schlumberger
après avoir cité ce passage d'Açoghig, et Sainte-
Sophie en parut plus belle encore1. »
Dans les temps modernes, l'Arménien a con-
tinué à fournir son contingent de talent et de
dévouement à l'œuvre européenne, en Pologne,
en Hongrie, en Russie, en Egypte. Les émigrés
arméniens qui, à la suite de la chute de la dynas-
tie Bagratide, s'établirent en Pologne, prirent
une part importante à la vie morale et maté-
rielle de ce pays, auquel ils donnèrent nombre
i. (]. 8chlûrnl)erger. Basile II.
lx INTRODUCTION
de poètes, d'artistes, de diplomates et de mili-
taires remarquables. En 1410, toute la no-
blesse arménienne lutta avec la troupe de La-
dislas Jagello et clans la bataille de Grunwaldt
contribua à la victoire; en 1683, dans la grande
guerre entre les Autrichiens et les Turcs, cinq
mille soldats arméniens se battirent vaillam-
ment avec le roi Sobieski, aux portes de Vienne,
contre les Turcs.
Ce sont des généraux d'origine arménienne,
— Madatoff, Béboutoff, Loris-Mélikoff, Lazareff,
Cholkovnikoff, Ter-Ghoukassoff, qui ont com-
mandé les armées de la Russie dans ses cam-
pagnes asiatiques. Et c'est un Arménien, Nu-
bar-Pacha, qui, par une habileté géniale, put,
sans guerre, soustraire l'Egypte au joug turc et
y introduire, avec l'appui de l'Angleterre,
une administration européenne qui a régénéré
ce pays. Luca Belacz, le ministre libéral dont
la Hongrie a déploré la mort il y a trois ans,
le peintre Aïvazovsky et le minéralogiste An-
dréas Artzrouni, qui jouissaient d'une réputa-
tion européenne, étaient Arméniens, ainsi
qu'Adamian, le plus grand tragédien que l'Orient
ait produit et que la critique russe a proclamé
supérieur à Salvini et à Rossi dans Finte rpréta-
tion d' ttamlet. Arméniens encore, Ziein, le pres-
tigieux peintre de la féerie vénitienne ; Mangas-
INTRODUCTION lxi
sarian, un des apôtres les plus éloquents de la
grande société éthique qui s'est récemment
fondée aux Etats-Unis et qui se propose de
régler la vie sociale sur les seules vérités ra-
tionnelles, à l'exclusion de tout dogme ; Vittoria
Aganoor, qui est, à l'heure actuelle, selon Car-
ducci, de Gubernatis, Mathilde Serao, un des
meilleurs poètes de l'Italie ; Manouélian, le
jeune savant qui s'est fait une place notable
parmi les histologistes de notre temps ; Edgar
Chahine, le peintre-graveur dont l'œuvre a été
considérée par des critiques tels que MM. Roger-
Marx, Gustave Geffroy et Gabriel Moûrey
comme une des pages les plus intenses de l'art
contemporain.
L'Arménien s'est toujours caractérisé par
une ténacité indestructible dans sa foi en
soi-même et par le culte de la simplicité
dans la vie et dans l'art. C'est cette passion
de la simplicité qui a parfois poussé l'Arménien
à se trouver en opposition avec l'esprit byzantin
fascjné par une théologie compliquée et par
un art luxueux et raffiné ; les Arméniens
furent parmi les promoteurs du mouvement
d
lxii INTRODUCTION
iconoclaste de Byzance ; et ce sont encore eux
qui ont constitué le noyau de cette fameuse
secte des Pauliciens qui portait en germe
quelques-uns des principes sur lesquels devait
plus tard se fonder l'église protestante.
Nous avons mentionné la ténacité dans la foi
en soi-même comme une des principales carac-
téristiques de la race arménienne. En effet,
malgré tant de souffrances et d'humiliations
endurées au cours de sa longue et pénible
histoire, cette race est toujours restée fîère
d'elle-même. Elle sent une force en elle. A tra-
vers les multiples» et puissantes influences
qu'elle a subies, elle a toujours conservé une per-
sonnalité forte, nefttement accusée. Elle a une
langue à elle, une des plus riches et des plus
souples, qu'elle a gardée vivante jusqu'ici et qui,
dans sa forme ancienne, a pu superbement repro-
duire les chefs-d'œuvre des littératures byzan-
tine, syriaque et hébraïque, et, dans sa forme
moderne, réussit à refléter des pages de Shakes-
peare, de Dante et de Flaubert; elle a un style
spécial d'architecture, un alphabet propre, et
une église autocéphale qui porte profondément
son cachet, puisqu'elle est, de toutes les églises
chrétiennes, celle qu'anime l'esprit le plus
démocratique.
Ce puissant attachement à soi-même n'a
INTRODUCTION lxiii
jamais empêché le peuple arménien de montrer
un esprit ouvert à tous les progrès du monde
occidental et prompt à se les assimiler. Cin-
quante ans après la découverte de Guttemberg,
des émigrés établis à Venise s'empressaient de
se servir de cette invention, fabriquaient des
caractères arméniens et imprimaient quelques-
uns des manuscrits des vieux auteurs de leur
pays, — traduction de l'Evangile, méditations
mystiques, chroniques, traités de magie, etc.
Vers la fin du xvne siècle, un religieux de
Sivas, Mekhithar, parti tout seul du fond de l'Ar-
ménie plongée dans l'ignorance et la servitude
pour instituer en Europe un foyer intellectuel
et national, fondait à Venise le couvent de Saint-
Lazare, où quelques générations de moines
savants, suivant l'exemple tracé par Mekhithar,
publièrent les traductions des œuvres d'Homè-
re, de Sophocle, de Thucydide, de Xénophon, de
Démosthène, de Virgile, d'Horace, de Cicéron,
de Corneille, cle Racine, de Bossuet, de Klop-
stock, de Milton, de Byron, de Schiller, etc.,
initièrent leurs compatriotes d'Arménie au
mouvement littéraire et artistique de l'Europe,
tandis que leurs collègues du couvent de Vienne
inauguraient, suivant les données de la critique
allemande, une école arménienne d'études his-
toriques, linguistiques et archéologiques.
lxiv INTRODUCTION
Les Arméniens furent, avec les Grecs, les
plus prompts, parmi les peuples d'Orient, à
secouer la torpeur intellectuelle et morale où le
despotisme musulman avait plongé les pays où
il dominait, et à s'assimiler les idées de l'Europe
moderne. Ils furent des premiers à fonder une
presse en Orient; dès 1794, un périodique en
langue arménienne, YAztarar, commençait à
paraître à Calcutta, et en 1803, un autre, le
Yéghanak Buzantian , à Venise. Les ten-
dances des libéraux français et des carbonari
italiens, les théories sociales des libertaires
allemands et russes, ont trouvé un rapide
et puissant écho dans l'élément arménien :
Nalbandian, un des fondateurs de la litté-
rature arménienne moderne, était un disciple
et un ami intime d'Herzen; Osganian, le grand
publiciste arménien, a été hautement estimé
par Mazzini et par Gavour, dont il fut un mo-
ment le secrétaire et le collaborateur.
Les Arméniens ont d'ailleurs, de tout temps,
compté parmi les principaux agents de propa-
gation de la civilisation occidentale en Orient.
C'est par l'entremise des Arméniens que le
christianisme a pénétré chez plusieurs peuples
asiatiques, tels que les Géorgiens, les Agho-
vans, etc. C'est le vartabed Mesrop, l'inventeur
de l'alphabet arménien, qui a également fabri-
INTRODUCTION lxv
que l'alphabet géorgien et déterminé par là
Péclosion d'une littérature chrétienne en Géor-
gie analogue à celle qui se développa en Armé-
nie au ve siècle; c'est encore un Arménien, le
savant évêque Mekhitar Goche (xnG siècle) qui,
après avoir rédigé le code arménien, se basant
principalement sur le code de Justinien, a com-
posé, à la demande du roi Wakhtank de
Géorgie, le code géorgien, également basé sur
celui de Justinien. Les émigrés arméniens qui
ont, dès 1512, appliqué l'invention de Gutten-
berg et qui ont répandu en Orient les livres
qu'ils avaient fait imprimer en Europe, ont été
les premiers à faire connaître cette grande dé-
couverte européenne aux peuples orientaux.
Ce sont, pour la plupart, des professeurs
arméniens qui ont enseigné dans les Facultés
turques la langue et la littérature françaises,
l'économie politique , les sciences physiques
et mathématiques; le directeur de l'Ecole des
Beaux-Arts à Constantinople est actuellement
un Arménien, M. Yervant Osgan, un bon sculp-
teur ayant fait ses études en Italie et en France;
c'est un Arménien, Naoum, qui, vers la fin
de la première moitié du siècle dernier, a
fondé à Constantinople le premier théâtre à
l'européenne que la Turquie ait connu et où il
a fait représenter des opéras et des drames par
d.
lxvi INTRODUCTION
des troupes italiennes et françaises, ainsi quel
des pièces originales écrites par des auteurs
arméniens et jouées par une troupe arménienne. î
Ce sont des acteurs arméniens qui ont, pour |
la première fois, joué au sérail, devant le I
sultan Abdul-Médjid, puis sur des scènes!
publiques, des pièces européennes traduites
en turc par des écrivains arméniens, et c'est!
Tchouhadjian, un compositeur arménien ayant!
fait ses études en Italie, qui a créé la mu-J
sique dramatique ottomane où l'inspiration 1
demeure orientale, mais où la technique est!
presque entièrement européenne.
La même œuvre a été accomplie par les Armé-
niens au Caucase et en Perse! A Tiflis, ce sont '-.
les Arméniens qui publient le principal journal â
russe, le Novoé Obozrénié, ayant pour tâche
de mettre toutes les races du Caucase au cou-
rant du mouvement littéraire, artistique, scien-
tifique et social de l'Occident; le théâtre armé-
nien de Tiflis s'est toujours empressé de faire |
connaître au public caucasien les chefs-d'œuvre
de la dramaturgie européenne^ de Y Ennemi du %
peuple d'Ibsen à la Monna Vanna de Maeter- J
linck, de laMagda de Sudermann aux Tenailles $
de Paul Hervieu. C'est un Arménien qui al
fondé l'Institut LazarefFde Moscou, où se sont
formés la plupart des meilleurs orientalistes!
INTRODUCTION lxvii
de la Russie. En Perse, l'élément arménien a
joué durant tout le xixe siècle et joue encore,
dans la politique, le commerce, l'industrie et le
mouvement intellectuel, un rôle fort important
au point de vue du développement des rapports
de ce grand pays asiatique avec la civilisation
européenne. Le grand-vizir actuel de la Perse,
S. A. Athabek-Azam, un homme d'État de haute
envergure et dont on connaît la grande svm-
pathie pour la civilisation européenne, est
d'origine arménienne. Un groupe d'Arméniens
a récemment fondé, dans quelques villes de
Perse, des Universités populaires à l'exemple
de celles de Paris; et il y a un an, une troupe
dramatique arménienne jouait pour la pre-
mière fois, d'abord à la cour du Schah, en-
suite sur des scènes publiques, des traductions
persanes de quelques drames d'Hugo.
Aussi, S. M. le Schah Mouzaffereddine
lançait-il dernièrement un firman où il exprimait
son affection et son estime pour ses sujets armé-
niens et ordonnait à tous les fonctionnaires
de son Empire d'accorder aux Arméniens toutes
les libertés et toutes les facilités dans leur
activité intellectuelle et commerciale.
En suivant à l'égard des Arméniens une poli-
tique diamétralement opposée à celle pratiquée
par le Schah, le sultan Abdul-Hamid n'a fait
lxviii INTRODUCTION
que précipiter la ruine de son Empire. Mais il
est une force plus puissante que le caprice san-
guinaire d'un sultan : la fatalité historique. Les
revendications des Arméniens de Turquie sont
conformes aux intérêts supérieurs de la civili-
sation; elles seront réalisées tôt ou tard, malgré
le gouvernement turc, par la force des choses;
il est impossible que l'Europe maintienne per-
pétuellement la Turquie dans son désordre
barbare, qui est un anachronisme scandaleux
et un danger permanent pour la paix; ce dé-
sordre extrême aboutira à une transformation
radicale de l'Empire d'Orient, à l'établissement
d'un nouvel ordre de choses permettant à
chaque groupe ethnique comme à chaque indi-
vidu de se développer en toute liberté; ces
belles contrées où jadis régnait une florissante
civilisation et que le despotisme turc a plon-
gées dans la mort, renaîtront à la vie; cela sera
dû, en grande partie, au sang arménien géné-
reusement versé pour la sainte cause du Pro-
grès; et ce sera là une des pages les plus glo-
rieuses de l'histoire de la race arménienne.
III
Les manifestations esthétiques où le génie
arménien s'est cristallisé, reflètent l'âme de
INTRODUCTION lxix
cette race d'une manière plus complète encore
et plus précise que son histoire.
Le style gracieux qui se révèle dans l'archi-
tecture des vieux couvents et églises d'Armé-
nie, et surtout dans les nobles ruines d'Ani, ce
style si personnel malgré les éléments arabes et
byzantins qui s'y trouvent mélangés, et qui se
distingue par l'extrême sobriété de l'ornemen-
tation, traduit la prédilection de l'esprit armé-
nien pour la Beauté simple, sans fard.
« J'ai été frappé, dit M. Gabriel Mourey, par
la noblesse, par la simplicité austère de ces
vieilles églises, de ces vieux monastères, pres-
que tous plus ou moins en ruines, hélas! mais
dont la beauté demeure visible malgré toutes
les injures du temps... L'architecture armé-
nienne ancienne servirait de lien, selon les
archéologues, entre l'architecture assyrienne
et l'architecture arabe et byzantine. Elle n'est
pas surchargée d'ornements comme la persane ;
en un mot, elle n'est pas uniquement orientale ;
loin de là : elle doit beaucoup à l'occident. Avec
leurs coupoles polygonales ajourées, généra-
lement placées à la jonction de la nef et du
transept, certaines de ces églises font songer
aux fortes et gracieuses créations architectu-
rales du Moyen-Age français et italien 1. »
i. Gabriel Mourey. — La Poésie et VArt contemporains.
lxx INTRODUCTION
La musique, — la vraie musique arménienne,
dégagée des infiltrations byzantines, arabes et
turques, — d'une profondeur et d'une pureté?
de sentiment adorables dans les hymnes
d'église, et d'une fraîcheur ravissante de
coloris dans les chants populaires, toujours
sobre, sincère, jaillie du cœur, témoigne encore
du penchant inné de l'Arménien à une interpré-
tation directe et simple des élans du cœur, de
son horreur pour l'artifice inutile et pour lèsv
vaines fioritures.
La littérature, enfin, quoique plus envahie
que la musique et l'architecture par Texubé-^
rance ornementale de l'esthétique arabo-per-^
sane, montre, en ses meilleures pages, cette
même inclination à la forte simplicité dans le
sentiment et au naturel dans l'expression, qui
constitue une des caractéristiques du tempéJ
rament arménien.
La littérature de l'Arménie ancienne n'a
certes pas la richesse et la variété des grandes
littératures hindoue, persane et grecque-
Vivant dans une perpétuelle alerte, forcé de
concentrer le plus vif de ses énergies à l'œuvré,
de sa défense, le peuple arménien n'a guère pif
développer, en toute liberté et dans la vraie
mesure de ses forces, son génie poétique,
Les œuvres qui nous restent de cette période
INTRODUCTION lxxi
ancienne, ont été presque toutes conçues entre
deux cataclysmes, parfois au fort même d'un
orage ; elles sentent la hâte et la fièvre ; elles
n'ont pas, en général, la calme et mûre per-
fection d'œuvres lentement élaborées au sein
d'une puissante et heureuse sécurité. Elles
sont, par contre, toutes palpitantes d'une émo-
tion profonde, qui les anime d'une vitalité dou-
loureuse et intense.
Cette littérature de l'Arménie ancienne est,
du reste, dépossédée d'une de ses parties les
}lus intéressantes : la poésie païenne. Comme
'écriture arménienne n'a été définitivement
établie qu'au lendemain de l'adoption du chris-
ianisme en Arménie, et qu'elle fut l'œuvre du
clergé, les poèmes des aèdes païens, quijusque-
à étaient transmis oralement de générations
en générations, n'ont pas été recueillis par les
auteurs de la période chrétienne qui, au con-
traire, se sont efforcés à effacer de la mémoire du
peuple ces vestiges d'une civilisation païenne
qu'ils voulaient détruire entièrement. Tout un
cycle de beaux chants épiques et mytholo-
giques, dont il ne nous reste plus que quelques
fragments cités par Moïse de Khorène et par
Grégoire Magistros, a ainsi péri pour toujours.
La littérature arménienne classique n'est donc
qu'une littérature exclusivement chrétienne,
lxxii INTRODUCTION
ainsi que les littératures byzantine et syriaque.
Elle se compose d'hymnes religieux, de médi-
tations mystiques, de commentaires des Saintes
Ecritures et des livres des Pères de l'Église,
de dissertations théologiques, de poèmes histo-
riques, hagiographiques, gnomiques, didacti-
ques, erotiques, d'ouvrages médicaux, astrolo-
giques, philosophiques, de nombreuses tra-
ductions d'œuvres grecques et syriennes, dont
quelques-unes n'existent plus que par la ver-
sion arménienne, et enfin d'une longue série
de chroniques dont quelques-unes sont remar-
quables comme œuvres littéraires et dont la
plupart sont considérées par les orientalistes
européens comme des documents précieux, qui
non seulement fixent l'histoire de la race armé-
nienne, mais qui donnent une foule de rensei-
gnements inédits sur les nombreux peuples
orientaux avec lesquels les Arméniens ont été
en rapport.
Tout imprégnée qu'elle soit d'esprit chré-
tien, cette littérature n'est pourtant pas, comme]
certains critiques européens l'en ont injuste-
ment accusée, exclusivement « religieuse »; àj
côté de l'œuvre des écrivains de cabinet, presque I
tous des ecclésiastiques, et qui, en effet, ê&m
une œuvre sentant fortement l'Eglise, il existe 3
toute une vieille poésie laïque, en langue vul-|
INTRODUCTION lxxiii
gaire, exprimant les sentiments les plus humains
du cœur et composée par les « achough », ces
trouvères arméniens, parfois même par clés
ecclésiastiques qui entremêlent, en un trou-
blant alliage, une inspiration franchement char-
nelle à l'inspiration religieuse. Cette poésie
libre, d'une grâce charmante et vive, d'une
saveur souvent originale et forte, constitue la
partie la plus vivante, la plus personnelle de
la littérature arménienne ancienne. Les qua-
trains de Nahabed Koutchak, la perle la plus
pure de cette vieille poésie populaire, peuvent
être classés au rang des pages où les plus
exquis parmi les poètes de toutes les nations
ont interprété la douce souffrance de l'amour.
La littérature religieuse elle-même contient des
œuvres qui supporteraient la comparaison avec
les plus hautes productions de l'esprit humain
dans ce genre : le Livre dès Lamentations et les
poèmes mystiques de Grégoire de Narek, les
hymnes de Chenorhali, l'épopée mystique
d'Elisée, les sermons de Lambronatsi ne pâli-
raient pas à côté des chefs-d'œuvre de la litté-
rature chrétienne universelle.
La littérature arménienne moderne est plus
vaste, plus variée, plus libre; fondée et cultivée
par des hommes affranchis de toute en-
trave religieuse et ayant d'ailleurs presque
Lxxiv INTRODUCTION
tous fait leurs études dans les Universités
d'Europe, elle renferme la plupart des genres,
des styles, des tendances philosophiques et
esthétiques des littératures occidentales con-
temporaines dont elle a suivi les principales
phases, tout en gardant dans sa structure fon-
damentale un cachet fortement arménien : elle
est assurément une des plus riches, des plus
libres et, dans certains genres, une des plus
originales parmi les littératures modernes des
peuples d'Orient.
IV
Nous inaugurons cette Bibliothèque armé-
nienne par un recueil de chants populaires, — I
la poésie populaire constituant la base de toute
littérature et la production la plus intime, la
plus naturelle et la plus personnelle d'une race.
Les chants qui forment ce recueil sont tous
postérieurs à la christianisation de l'Arménie,
et si, parmi eux, il s'en trouve qui trahissent un
caractère païen, — ■ comme certains chants
d'amour d'une lumineuse sensualité, certaines
lamentations funèbres, et surtout certaines
prières qui ont l'air de vieilles incantations ma-
giques, — ceux-là mêmes se sont revêtus d'une
INTRODUCTION lxxv
empreinte chrétienne, de sorte que c'est la
psychologie de l'Arménien christianisé qui se
reflète presque exclusivement dans ces chants.
C'est ce qui explique le caractère mélancolique
et mystique qui y prédomine et qui diffère
profondément de celui qu'on remarque dans
les fragments de la poésie populaire de l'Ar-
ménie païenne. Celle-là vibrait d'une inspira-
tion tout épique ; elle chantait les dieux puis-
sants et sereins, Aramazd, la « souche du genre
humain », le « père des dieux et de tous les
héros », « l'architecte de l'univers », le « créa-
teur du ciel et de la terre », le « sage », le
« vaillant » ; Mihr, le feu invisible, fils d' Ara-
mazd, l'essence de la vie universelle, le dieu de
la lumière et de la chaleur, et celui qui donnait
les sentiments bons, loyaux et affectueux; Na-
née, la déesse de la maternité, la patronne de
la famille; Astlik, la déesse de la beauté et de
l'amour, la patronne des vierges ; Amanor, le
dieu du jour de l'an et celui de l'hospitalité ;
Anahit, déesse de la fécondité et de la sagesse,
la « dame sobre et immaculée », « la mère
aux ailes d'or », la patronne de l'Arménie;
Vahagn, dieu de la force, amant d' Astlik, qui
combattait les dragons, chassait les fauves,
et qui naquit de l'enfantement du Ciel et de la
Terre :
lxxvi INTRODUCTION
En mal d'enfant étaient le ciel et la terre,
En mal d'enfant était la mer empourprée,
Le mal d'enfant saisissait dans la mer le petit roseau
rouge ;
De la tige du roseau de la fumée sortait,
De la tige du roseau de la flamme sortait,
Et, à travers la flamme s'élançait un adolescent,
S'élançait un blond adolescent :
Il avait des cheveux de feu,
Il avait une barbe de flamme,
Et ses yeux étaient des soleils *.
Elle chantait les héros légendaires ou histo-
riques : Haïk, le « héros robuste, à la noble;
tournure, à la chevelure bouclée, aux jeux
vivaces et aux bras vigoureux, brave et re-
nommé entre les géants »2; Aram, qui vainquit
Nioukar, le tyran mède, le fit prisonnier et, de
sa main, le cloua par le front au sommet de lai
tour d'Armavir; Ara le Beau qui, fidèle à sa;
patrie et à son épouse Nouarte, refusa la maini
de l'impure Shamiram qui s'était violemment!
amourachée de lui et mourut dans le combat^
qu'il dut livrer contre la reine d'Assyrie qui
voulait l'avoir par la force des armes; le roi
Tigrane, qui tua le tyran Ajdahak, roi des|
Mèdes; le roi Artachès II, qui vainquit tous
i. Moïse de Khorène, Livre 1, ch. XXXI.
a. Moïse de Khorène ', Livre i, ch. X et XI.
INTRODUCTION lxxvii
les ennemis de son pays et éleva sa patrie à
une haute puissance et prospérité. Elle chantait
Artavazd, le sombre et fougueux dauphin, qui
maudit par son père, le bon roi Artachès, fut
précipité par les génies du mont Massis dans
un gouffre profond, où il demeure toujours,
éternellement vivant, enchaîné à un roc, car
« s'il sortait, il détruirait le monde » ; elle chan-
tait enfin Tork, le géant symbolisant la Force,
qui brisait des rochers dans ses mains, traçait
des aigles avec ses ongles sur des pierres, et
qui, un jour, fit s'engloutir un grand nombre de
vaisseaux dans la mer du Pont, en y lançant,
du haut d'une colline, des rochers immenses
qui soulevèrent une tempête.
Cette note épique résonne rarement dans les
chants populaires de l'Arménie moderne ; et
rien de plus naturel. L'âme qui entonnait jadis
ces hymnes de joie et ces glorifications de la
force, s'est sentie envahie pendant des siècles
par la tristesse chrétienne, accentuée en elle
par les malheurs qui l'ont perpétuellement
frappée ; la lyre arménienne, qui se consacrait
autrefois à interpréter une inspiration pan-
théiste et héroïque, a été amenée par la force
des choses à chanter avant tout la douleur, les
mornes rêves mystiques, et le sombre héroïsme
du martyre. Mais cette note claire et virile n'a
lxxviii INTRODUCTION
nullement été détruite dans l'âme arménienne ;
le christianisme Ta enveloppée d'ombre, les
malheurs l'ont voilée d'une épaisse brume : ils
ne l'ont jamais anéantie ; elle a subsisté dans
les légendes et les contes populaires où l'on ne
rencontre que des aventures épiques de vierges
guerrières se mesurant avec des athlètes ou de
jeunes princes terrassant des dragons et des
démons pour délivrer de belles captives. Elle
a subsisté dans cette merveilleuse épopée po-
pulaire de David-le-Sassouniote, l'athlète d'une
force fabuleuse qui dompta les lions et les
tigres, tua le tyran Mesramélik, délivra sa ville
natale du joug des oppresseurs et qui, héros
à l'âme magnanime, chaque fois qu'il se pré-
parait à se ruer sur ses ennemis, les invitait
d'avance à se tenir prêts au combat. Elle a
même subsisté dans la pénombre alanguie
de la littérature purement chrétienne : les
hymnes d'église s'illuminent souvent d'ima-
ges radieuses ; le « soleil », les « étoiles », le
« vin », les noms des fleurs magnifiques et des
pierres précieuses servent le plus souvent de
termes de comparaison dans les poèmes qui
glorifient la grâce infinie de la sainte Vierge,
la beauté du sang versé pour le Christ ou la
splendeur de l'œuvre créée par Dieu.
On sent passer parfois ce souffle épique
INTRODUCTION lxxix
l
jusque dans les pages des chroniqueurs, pour-
tant si assombries de fatalisme chrétien ; l'his-
toriographe se revêt par moments de l'âme des
vieux aèdes païens lorsqu'il retrace les hauts
faits de tel vaillant roi ou de tel martyr
héroïque.
Cette note hautaine et jeune subsiste enfin
dans un certain nombre des chants populaires,
dans les simples et rudes chants de Zeïtoun,
et dans les chants de révolte, tout récents, où
palpite la renaissance morale de la race se
redressant du milieu de la poussière profonde
d'une longue et dure servitude.
Quant à la littérature arménienne contempo-
raine, elle est dominée par cette note mâle; nos
poètes, nos romanciers, nos dramaturges, nos
satiriques, nos publicistes du xixe siècle ont
vaillamment ressuscité, sous une forme renou-
velée et plus vaste, l'inspiration lumineuse et
forte de notre poésie païenne.
Les poèmes qui se trouvent réunis dans ce
volume ont été traduits en grande partie d'après
des chants populaires1 recueillis par des fol-
i. Voici les livres ou périodiques où nous avons puisé le texte
de ces chants : « Hamov-Hodov », (choses savoureuses et parfu-
mées), Manne, par Mgr. Garékinn Servantsdiantz ; la Lyre de Van et
de Moush, par Mgr. Aristakès Sedrakiantz ; Le saz de Van, deux vo-
lumes, par M. Chérentz ; Parfums de Djavahk, par M. E. Lalayantz;
Miettes de poésie populaire, par Rev. Garékinn Hovsepian; Antiquités
d'Eghine, par J. Djanikian ; La lyre arménienne, par M. Miansarian
lxxx INTRODUCTION
kloristes arméniens et, en partie, d'après d'an-
ciens poèmes populaires retrouvés dans quel-
ques vieux manuscrits des couvents de Venise
et de Vienne.
Ils sont tous anonymes et appartiennent à la
grande lyre instinctive des « achough », des
poètes populaires, dont le nom est à jamais
perdu1, mais dont le peuple a adopté et con-
servé l'œuvre comme un de ses biens les plus
chers.
Ces achoughs, dont la race n'est pas encore
éteinte, sont eux-mêmes des poèmes vivants.
C'est dans l'Arménie turque que l'on retrouve
leur vrai type traditionnel. Dans l'Arménie
russe, les achoughs sont, en général, de simples
chanteurs, hommes bien portants et d'humeur
joviale, qui se font payer pour aller égayer de
Proverbes, chants et contes des Arméniens de Nor-Nakhtchèvan,
par Georges Tigranian ; Revue ethnographique, publiée à Tiflis par
M. E. Lalayan ; Haïrênik (journal quotidien ayant paru à Constan-
tinople de 1891 â 1896); Phortz, revue littéraire ayant paru à Tiflis
de 1877 à 1882; Chants populaires arméniens, texte et traduction
anglaise de dix-neuf chants, par P. Léonce Alishan ; Chants des
achoughs arméniens du moyen-âge (trois livraisons) par M. C. Costa-
niantz; Littérature orale et fables, par Rev. Vahan Ter-Minassian ;
Hymnes et chansons par A. Mekhitarian ; Dsaghig, Revue mensuelle
littéraire (Constantinople, 1894-1895); Zeïtoun, par Aghassi; Zeïtoun,
son passé et son présent, par « Zeitountzi » ; Les Arméniens et
Zeitoun, par Anatolio Latino ; Nouvelle lyre arménienne, par
H. Sissak; Recueil de chansons, par Vazken (Tigrane Déroyan); Le
rossignol d'Arménie, par A. Grigorian.
1. Les poèmes populaires dont les auteurs sont connus, et qui
présentent d'ailleurs un caractère plus personnel, formeront le se-
cond volume de cette série.
INTRODUCTION lxxxi
leurs improvisations les banquets et les fêtes.
Dans certaines parties de l'Arménie turque,
(Âlachkert, Van, Mousb, Bitlis, etc.), Fachough
a un tout autre caractère ; il n'est pas un amu-
seur, il est plutôt un inspiré, un personnage
quasi-sacré. Il est souvent aveugle ou du moins
faible de vue. Les mères qui, après avoir été en
pèlerinage à une église où règne un saint
illustre, donnent naissance à un enfant aux yeux
malades, le vouent à ce saint, puis le mettent
en apprentissage chez un maître-achough dont
il sera le guide en même temps que l'élève, jus-
qu'à ce qu'ayant atteint l'âge et appris l'art il
devienne lui-même un maître, pour chanter à
son tour l'âme multiple du peuple et pour con-
sacrer le plus pur de son inspiration à la
louange du saint auquel il a été voué. Vêtus de
noir, appuyés sur l'épaule de leur élève, s'ac-
compagnant sur le damboura (sorte de mando-
line) ou le saz (sorte de violon primitif), ils vont
chantant par les rues de tristes mélopées, ou
bien entrent dans les maisons où des gens se
tiennent réunis, pour y psalmodier leurs cou-
plets, sans rien demander en échange, se con-
tentant de recevoir l'offrande qu'on veut bien
leur donner. La plupart des chants religieux, les
chants d'émigré, les chants funèbres, les chants
d'amour empreints d'une grande tristesse sont
lxxxii INTRODUCTION
l'eur œuvre. Les autres chants, de caractère
moins grave, sont composés par des poètes
populaires, qui ne sont pas des achoughs pro-
prement dits, parfois même par de simples par-
ticuliers. Les chants de Zeïtoun sont composés
par des montagnards qui manient l'épée et la
lyre tout ensemble, qui sont poètes de leur mé-
tier, mais qui ne chantent les combats qu'après
y avoir eux-mêmes pris part.
A. T.
CHANTS POPULAIRES
ARMÉNIENS
CHANTS D'AMOUR
La rose s'est ouverte aux jardins de Van.
Pour l'amour de Dieu, envoie quelqu'un pour m'y
conduire.
0 ma coquette, ô ma mignonne, à qui es-tu ?
Le monde entier sait que tu es à moi.
La rose s'est ouverte, le coq du matin a chanté ;
Ma bien-aimée se tient au jardin, les deux mains sur
son sein;
La rose s'est ouverte sous la rosée du matin,
Ma bien-aimée cueille des roses au jardin des roses
La rose s'est ouverte le dimanche de la Fête des
roses * ;
i. La fête de la Transfiguration est appelée par le peuple Fête
des roses, en souvenir d'une vieille fête païenne, qui était célébrée
le même jour.
CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Ton amour a mis le feu au bosquet de mon cœur;
0 ma coquette, ô ma mignonne, à qui es-tu?
Le monde entier sait que tu es à moi !
Vani.
Esprits du ciel, gentils oiseaux,
Je voudrais monter sur vos ailes,
Me mêler à vous,
Fuir avec vous.
Je voudrais détacher mon âme de mon corps,
Vivre dans les nuages,
Y trouver mon aimée.
J'ai la nostalgie de ses yeux,
J'ai la nostalgie de son oreiller.
Je voudrais l'attacher par ses cheveux à ma ceinture,
Et rester suspendu entre ciel et terre
Jusqu'au jugement dernier,
Jusqu'à la sentence finale.
Kharpout.
i. Nous indiquons au bas des chants dont l'endroit de provenance
est connu, le nom du village, de la ville ou du district où ils ont
été recueillis.
CHANTS D'AMOUR 5
J'aime une belle qui a trois grains au visage.
Sa bouche est ronde et jolie comme un écrin de
romarin;
Ses joues, des pétales de rose, rouges comme des
grenades ;
Ses yeux sont comme des étoiles : qui les voit, perd
la raison ;
Ses seins, des coffrets d'or où l'eau de roses s'accu-
mule.
Sa bouche est toute pleine de sucre qui coule le long
de ses lèvres.
De la douceur de sa bouche, mon cœur brûle em-
brasé.
Celui qui la possède, comment peut-il dormir la
nuit?*
Si je l'avais un jour par an, ce jour serait égal à mille
ans.
Celui qui aime, et qui aime sans espoir,
Doit de sa propre main creuser son tombeau et s'en-
terrer vivant,
Et il doit laisser son cœur à découvert, pour que la
flamme en monte empourprée,
Et que les passants se disent : Voici un amoureux
qui brûle !
Eghine.
6 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Parée des pieds à la tête, tu te tiens debout;
Pourquoi ne me salues-tu pas ? tu feins d'être fâchée.
A qui puis-je porter ma plainte? l'objet de ma plainte,
c'est toi !
Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.
La cruche à l'épaule, tu arrives de la fontaine,
Ne te détourne pas de ton chemin, cruelle î
Mon cœur brûle, la fumée sort de mes veines ;
Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.
Mets bas ta cruche, bien-aimée, repose-toi une mi-
nute;
L'amour que j'ai pour toi m'a rendu comme ivre.
Moi, j'erre en pleurant; toi, tu passes en riant.
Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.
J'adore ton visage, il est rouge comme une rose.
Tes dents sont des perles, tes lèvres un sorbet;
Donne-moi un baiser, aie pitié de moi.
Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.
Ton visage est rouge comme du sang de perdrix;
Sois à moi, sois à moi ! pour l'amour de Dieu !
Nous nous embrasserions en automne comme au
printemps.
Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.
CHANTS D'AMOUR 7
Tu as mis des souliers trop petits pour tes pieds ;
Il est si bon d'embrasser le milieu de tes seins !
Un baiser pris sur ta joue guérirait les malades.
Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.
Tu as chargé tes bras de bracelets d'argent.
J'ai parcouru le monde, de Stamboul à Derdjan,
Je n'ai jamais vu, bien-aimée, une coquette comme
toi.
Tu es belle et gentille, écoute-moi un peu.
Moi j'erre en pleurant; toi, tu passes en riant.
Je suis sortie ce matin,
J'ai vu un beau jeune homme;
J'ai vu un beau jeune homme
Qui m'a si fort caressée au visage qu'il l'a fait saigner.
Ma mère m'a demandé :
— Qui donc t'a fait saigner le visage ?
— Je suis descendue au jardin, c'est l'épine de la
rose qui m'a piquée*
— Que l'épine de la rose se dessèche pour qu'elle ne
pique plus ton lumineux visage.
8 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
— Ne maudis pas, petite mère!
C'est un beau jeune homme qui m'a embrassée;
Il m'a embrassée pour désaltérer son cœur;
Si tu le maudis, il pourrait mourir avant d'avoir
atteint le bonheur.
Éghine.
Je voudrais être une lyre
Pour rester toute la journée sur ton sein;
Ou une ceinture de soie
Pour étreindre ta taille;
Ou de l'eau de fontaine
Pour entrer dans ta bouche ;
Ou de la rosée printanière
Pour m'égoutter sur toi;
Ou des cordes de soie
Pour te chanter toutes sortes de choses :
Ou du doux vin de grenades
Pour rester toute la journée dans ta bouteille,
Et pour pouvoir baiser ta langue.
Je voudrais être une hirondelle :
J'aurais construit mon nid sous ton toit,
J'aurais fait des petits et j'aurais gazouillé,
Je me serais rassasié de ton amour;
Du matin jusqu'au soir,
J'aurais contemplé ton visage;
CHANTS D'AMOUR
Lorsque la nuit serait tombée,
J'irais entrer dans ton lit :
La nuit, jusqu'au point du jour,
Je resterais couché près de toi ;
Lorsque l'aube serait venue,
Je remonterais gazouiller dans mon nid ;
Lorsque le soleil serait levé,
Je me promènerais sur le monde.
Notre vigne est en face de la vôtre ;
Que le sommeil abatte ceux qui nous épient.
Prends-moi dans ton lit, que je dorme d'un doux
sommeil ;
Ou bien, permets-moi de rentrer chez mon père.
— Je ne te prendrai pas dans mon lit pour que tu
dormes d'un doux sommeil,
Je ne te permettrai pas non plus de rentrer chez ton
père;
Je veux que tu restes errant dans la rue,
Jusqu'à ce que se lève la lumière du matin.
Au matin, je te recevrai dans le jardin,
Je cueillerai des roses chargées de rosée,
Je te frapperai à tel point le visage avec des roses,
Que je l'aurai lavé avec de l'eau de roses.
Van.
1.
10 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Coquette, gentille, cruelle, maudite, ô ma bien-
aimée aux yeux noirs,
Pourquoi ne viens-tu jamais demander de mes nou-
velles, bien-aimée, demander de mes nouvelles ?
J'ai beaucoup souffert pour toi, bien-aimée, j'ai beau-
coup souffert pour toi !
Tu as un front blanc, des sourcils fins et arqués, bien-
aimée, fins et arqués.
Tes yeux sont une mer; moi, pauvre batelier, bien-
aimée! moi, pauvre batelier;
Je suis comme un cormoran, je ne peux plus sortir
de cette mer, bien-aimée, sortir de cette mer.
Nuit et jour, le sommeil fuit mes yeux, bien-aimée,
le sommeil fuit mes yeux ;
Cruelle, écoute un peu ton esclave, bien-aimée,
écoute un peu ton esclave.
On te dit médecin, fais un remède à mes blessures,
bien-aimée, fais un remède à mes blessures ;
Je ne peux plus résister à ce feu, bien-aimée, résister
à ce feu.
Nuit et jour ton amour me consume, bien-aimée,
me consume;
Cruelle, je ne suis pas de pierre; je ne peux plus
résister, bien-aimée, je ne peux plus résister.
CHANTS D'AMOUR 41
Je n'ai pas de sommeil, pour me reposer une petite
minute, bien-aimée, une petite minute ;
Je m'en vais errer en pleurant, bien-aimée, puis je
rentre tout seul, bien-aimée, puis je rentre tout seul.
Nuit et jour, en pensant à toi, je soupire, bien-aimée,
je soupire.
Je veux crier ton nom partout, je n'ose pas, bien-
aimée, je n'ose pas.
Je ne peux plus garder mon secret, je vais le crier,
bien-aimée, je vais le crier ;
Cruelle, pense un peu, je ne suis pas de pierre, bien-
aimée, je ne suis pas de pierre.
J'ai bu et je ne suis pas ivre,
Je brûle et je ne suis pas tombé dans le feu ;
J'ai revêtu la chemise de l'amour,
Pour me tenir devant la porte de la belle.
La belle vint à la porte,
Le sein tout plein de pommes rouges.
— Laisse-moi en prendre une, lui ai-je dit.
Elle en fut troublée, ses yeux sombres se remplirent
de larmes ;
Elle pleura, et elle dit en pleurant :
— Bien-aimé, tu m'as rendue ridicule en plein jour :
!2 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Tu m'as pris un baiser malgré toute ma résistance ;
Cet unique baiser pris en plein jour
Vaut mille baisers pris dans la nuit.
Éghine .
Ta taille est pareille aux roseaux des lacs,
Ta poitrine est un jardin, tes seins sont des fruits.
Je veux embrasser tes joues vermeilles ;
Pour l'amour de Dieu, ne t'y oppose pas.
A quoi me sert cette vie sans brise, pleine de dou-
leurs et de peines?
*
Jeune fille, ta taille est comme polie au rabot,
Tes cils sont comme peints au kalame ;
A force d'avoir souffert pour toi, me voici consumé !
A quoi me sert cette vie sans brise, pleine de dou-
leurs et de peines?
Jeune fille, je t'ai aimée dès ta tendre enfance,
J'ai inscrit ton nom sur mon bras.
Si une seule minute je cesse de te voir, mon cœur brûle;
A quoi me sert cette vie 'sans brise, pleine de dou-
leurs et de peines ?
Mogk*
ARMÉNIENNE d'aKHALKHALAK (DJAVAHIv)
(Gravure extraite de la Revue Ethnographique de M. E. Lalayantz.
CHANTS D'AMOUR 15
Jusqu'àquandserai-je condamné à ne te voir quedeloin ?
Tu te dresses comme le roseau des rives ;
Tu es un bouquet de roses et de violettes.
Aie pitié, fais-moi voir ta face radieuse.
Dieu t'a parée de toutes sortes d'attraits :
Tes sourcils sont tracés avec un fin kalame;
Ton cou rayonne comme le soleil ardent;
Tu brûles ceux qui te voient d'un feu inextinguible.
Tu as un front vaste, tes yeux sont des lampes ;
Ta langue est plus douce que le sucre et le miel ;
L'amour que j'ai pour toi me prive de tout repos;
C'est toi, c'est toi seule qui peux guérir mes peines.
Chaque fois que je te vois, mon cœur défaille,
Et le jour me semble long comme une année ;
L'amour que j'ai pour toi m'a rendu ton esclave,
Tu ne m'affranchis pas, et tu n'as pas pitié de moi.
Je suis devenu malade de ce grand amour,
Je ne peux plus résister à cette torture.
Je suis fondu, épuisé, pourri comme du vieux bois.
Si tu ne me viens pas en aide, ton âme sera châtiée.
Tu m'as rendu fou, hypocondriaque.
Nuit et jour, le sommeil fuit mes yeux.
0 mon petit cœur! à qui puis-je me plaindre de toi?
Tu brûles, tu dévores mon cœur!
16 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
La belle que j'aime est comme un rosier;
Sa face est lumineuse, ainsi que mille soleils.
Si je la loue de la sorte, c'est parce que je l'aime;
Si je tremble de tout mon corps, c'est parce que je
suis trop heureux.
Viens, entrons au jardin, le printemps est arrivé;
Quand j'aperçois du vin, il me semble voir du sang;
0 mon aimée, la pomme rouge est pour la belle,
Et le vin, dit-on, est pour les poètes.
Je suis comme un émigré en ma propre ville;
En pleine terre, je suis comme un navire en mer;
Je suis comme un vent sans repos, comme un nuage
qui pleure.
A mon réveil, il me semble me trouver en ma ville,
Il me semble me trouver au jardin, et je ne suis
qu'en rêve;
Je suis ivre d'amour, je souffre d'être loin de toi;
Je ne sais plus que dire et que penser.
CHANTS D'AMOUR M
Ton visage est un sorbet de pomme douce,
Ta langue et tes lèvres fines sont du sucre candi ;
Ta voix est comme une corde de lyre; mon cœur a
soif de toi;
Tes yeux sont radieux, ton sein est un jardin.
Quand tu entres au jardin d'une allure hautaine,
Les fleurs par milliers viennent baiser tes pieds ;
Les arbres s'inclinent pour te saluer;
La lune fuit de honte, se cache sous les nuages.
Splendide et fière, tu marches comme un paon;
Ton teint est chatoyant comme un oiseau romain ;
Nul d'entre les oiseaux ne peut t'être comparé,
Et les filles de la mer ne peuvent t'égaler.
Cousez un manteau à ma bien-aimce,
Prenez le soleil pour étoffe,
Taillez la lune pour doublure,
Employez les nuages en guise de coton,
Empruntez le fil à l'écume de la mer,
Mettez les étoiles comme boutons,
Et de moi-même faites des boutonnières
18 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
DIALOGUE
LE JEUNE HOMME
Tu ressembles à un œuf de Pâques,
Tu portes des vêtements à raies bariolées,
Par l'amour que tu m'inspires, tu me fais perdre la
raison;
Tu as des cheveux d'or, des sourcils arqués.
LA JEUNE FILLE
Où tu vas, ne va pas seul ;
Emmène-moi partout avec toi.
Je dormais, je viens de m'éveiller :
Mon âme est près de toi, et tu n'en sais rien.
LE JEUNE HOMME
Tes cheveux sont noirs, tes joues sont vermeilles;
Mets dans ma bouche ta langue sucrée ;
Par ta voix tu m'as captivé ;
Laisse-moi du moins poser ma tête sur ton sein.
LA JEUNE FILLE
Je m'étais couchée à l'étable,
Dans mon rêve, je t'embrassais,
Et il me semblait qu'à Tinsu de ma mère
Je t'avais envoyé une paire de chaussettes.
CHANTS D'AMOUR 19
LE JEUNE HOMME
Tu as à tes poignets une paire de bracelets
Ornés de corail à gauche et à droite.
La mort elle-même ne pourra refroidir mon amour.
Tu es collée à moi comme le bandage à la plaie.
LA JEUNE FILLE
Tu n'as pas entendu tout ce que je t'ai dit;
Tu as de mon sein arraché mon cœur et tu Tas emporté ;
Je ne veux ni voile, ni ceinture rouge,
Et toi, ne porte, si tu veux, qu'un sac de poils.
LE JEUNE HOMME
Je te revêtirai d'un manteau vert,
Je te ferai monter sur mon cheval rouge ;
Je te ferai traverser la plaine verte ;
Je te ferai atteindre ton but.
CHANT DE CELUI QUI AIME EN SECRET
Les belles, par la plaine,
Reviennent, en bande, des vergers, des vallons.
Elles ont cueilli des roses et des violettes;
Leurs mains répandent de doux parfums.
20 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Que je meure pour toi, saint Talalos !
Fais que Chouchane soit à moi ;
Je suis captivé par Chouchane,
Je suis fou d'amour pour Chouchane.
Je voudrais me fondre, me changer en eau,
Me mêler à ta source et à ta fontaine.
Depuis minuit, jusqu'à l'heure présente,
O belle, ta voix m'arrive si douce ;
Tu m'as brûlé avec tes yeux, avec ta voix.
Tu as versé sur moi le feu de ton amour,
Belle au petit tablier bariolé,
Belle aux cheveux d'or.
Belle dont l'amour vaut mille et mille !
L'AMOUR
L'amour naît de l'amour, issu de la côte d'Adam;
L'amour est plus doux et plus précieux que toute chose;
L'amour fait sortir de terre le mort de sept ans ;
L'amour n'a ni mâle ni femelle ;
L'image de l'amour, c'est Ève5 notre mère.
Quand l'amour tombe dans le cœur,
Le cœur s'enflamme comme un feu attisé par le vent.
Le feu est passager, l'amour brûle sans feu;
Ni le vent ni l'eau n'éteignent la flamme de l'amour.
CHANTS D'AMOUR 21
L'amour peut aller d'un quartier à l'autre,
L'amour peut franchir les distances grandes ou petites ;
L'amour, comme un aimant, attire et entraîne l'amou-
reux ;
L'amour est une chaîne d'argent qui nous serre le cou.
Aime ! Ne reste pas sans amour !
Celui qui aime ira en paradis,
Il ira parmi les immortels du ciel.
Celui qui n'a pas d'amour, sera jeté parmi les âpres
ronces.
Van.
Les mules aux pieds, portant un petit tablier rouge,
Elle va de grand matin, la cruche fraîche à la main.
Charmante enfant, verse-moi une goutte d'eau ! arrose
un peu mon âme !
Pour que je ne meure pas, pour que je puisse encore
un peu supporter le mal dont tu me fais souffrir.
Tes frisons, le long de tes joues,
Jettent de l'ombre le long de tes joues ;
Tes boucles d'argent, le long de tes oreilles,
Tes cheveux d'or le long de ton dos !
Trop longtemps, ma belle, trop longtemps tu m'as
fait saigner l'âme,
En te balançant comme l'amandier fleuri du prin-
temps !
22 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Oh ! viens ! allons dans les champs
Sans rien dire à nos père et mère !
Toute la nuit, au clair de la lune,
Jouons jusqu'au point du jour,
Suçons le sucre des fleurs mielleuses,
Mangeons l'herbe et buvons la rosée;
Endormons-nous au chant des ramiers ;
Devenons de la terre comme la terre des champs;
Que de notre terre il pousse une fleur,
La fleur de la vie et de la mort1.
Celui qui n'a pas envie de mourir,
Qu'il arrache d'abord le pétale de la vie.
Kharpoul.
Tes sourcils, pareils à la lune de trois jours,
Tes yeux pareils à des lampes noires, m'ont l'ait
perdre la raison. '_
Tes joues blanches et vermeilles sont comme des
roses épanouies;
J'ai cherché et nulle part n'ai trouvé ta pareille.
Les arcades de tes sourcils ombragent les lampes de
tes yeux ;
Tes coquetteries font mal à mon tendre cœur ;
Les cils de tes yeux vastes comme la mer,
Ont, pareils à des flèches, percé mon cœur : je ne
peux plus résister! vois l'état où je suis!
i. La marguerite
CHANTS D'AMOUR 23
J'ai été captivé par les deux grenades de ton sein;
Tu as versé du feu sur l'huile de mon jeune cœur ;
L'amour que tu m'inspires m'a rendu semblable aux
fous;
Tu m'as laissé tout seul au milieu des grandes mon-
tagnes.
Nor-Nakhitchévan.
Une fontaine, sur le mont Menzour,
Coule sous le saule chevelu.
Par la bouche d'argent,
L'eau tombe dans la vasque d'or.
Deux belles brunes
Sont venues emplir leurs cruches.
Deux jeunes hommes, robustes comme des athlètes,
Passent par là à cheval.
— Jeune fille, par la jeunesse de ton frère !
Verse-moi une goutte de ta cruche.
— Mon eau n'est pas froide, elle est chaude !
Plus d'un est mort pour m'avoir aimée.
— Verse-moi une goutte, que je boive et que je
meure aussi,
Et qu'il en soit comme si ma mère ne m'eût jamais
mis au monde.
Éghine.
Z% CHANTS POPULAIRES ARMÉNIEN
— Mère noire au cœur noir,
Pourquoi as-tu dévasté ma maison?
Tu m'as fait perdre mon gars,
Tu as brûlé ma verte jeunesse.
— Fille noire au cœur noir,
Pourquoi donc aurais-je dévasté ta maison :
Pourquoi t'aurais-je fait perdre ton gars ?
Pourquoi aurais-je brûlé ta verte jeunesse ?
Fille noire au cœur noir,
Veux-tu que je te donne au fils du maire
Qui a une haute taille, un bonnet brun,
Des manches fr.angées, une casaque en peau de chèvre,
Des buffles de Moussoul, de grands bœufs,
Une grosse charrue et six couples,
Un troupeau de vaches, un troupeau de moutons,
Une maison opulente, un grand tas de bouse séchée1,
Des champs verdoyants, une vigne paradisiaque ?
— Mère noire au cœur noir,
J'immolerais bien le fils du maire
A mon Sakho, qui a une casaque de laine,
Un manteau de feutre épais,
Un « aba » 2 bariolé, avec des manches frangées,
i. Certaines parties de l'Arménie étant îtrès peu boisées, on em-
ploie pendant l'hiver la bouse séchée en guise de combustible.
2. Manteau.
CHANTS D'AMOUR 23
Des moustaches noires, des sourcils noirs,
Une haute stature, une âme puissante,
Des yeux en cristal, une taille élancée.
Je ne veux pas du buffle de Moussoul,
Je ne veux pas du troupeau de moutons;
La richesse et les biens, la maison opulente,
J'immole tout cela à mon Sakho.
— Fille noire au cœur noir,
Veux-tu que je te donne au marchand de Van
Qui te mettra dans une chambre parée,
Qui te fera porter des souliers noirs,
Qui te revêtira d'un manteau en châle de Damas,
Qui étalera sous toi un lit de soie,
Etreindra ta taille d'une fine ceinture,
Posera contre ta joue un coussin de satin,
Suspendra des pièces d'or sur ta gorge,
Passera à ton doigt la bague en diamant,
Pour que tu sois une grande dame dans sa chambre ?
— Mère noire au cœur noir,
J'immolerais bien le marchand de Van
A la haute stature de mon Sakho,
A son fin cou de cygne,
A son gilet foncé, à ses manches frangées,
A son bonnet noir, à sa casaque de laine,
A ses cheveux noirs, à ses yeux noirs,
A son grand nez, à ses fortes moustaches,
26 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
A la rangée de ses dents, à ses grandes oreilles,
A sa poitrine velue, à ses cheveux bouclés,
A son chalvar1 en châle, à sa \chemise en toile,
A sa ceinture, à ses chaussettes bariolées,
A ses sabots, à ses chaussures en feutre,
A sa gaule, à son manteau de laine.
Je voudrais que Sakho se promenât sur la montagne,
Le soir, avec son troupeau,
Qu'il fît hé! hé ! qu'il fît ho ! ho !
Qu'il rentrât chez lui en traversant notre village,
Pour que sa voix douce arrivât toujours à mes oreilles.
Je voudrais que nuit et jour il se promenât sur la
montagne.
Le matin, à l'heure où l'on chante le Gloria,
Allez avertir les oiseaux de mer,
Qu'ils rejoignent mon Sakho à mi-chemin,
Qu'ils me le ramènent.
.Mère, que je meure pour tes mains qui préparent
le lait caillé !
Que j'embrasse ton nourrisson!
Mère, donne-moi à mon Sakho,
Ne me rends pas la risée de notre village.
Je voudrais que Sako se promenât par monts et par
vaux,
i. Grande culotte à large fond pendant.
CHANTS D'AMOUR 27
Qu'il errât par les plaines et par les champs plantés,
Qu'il descendît de la montagne, le gibier au bras,
Qu'il se rçndit célèbre dans tout notre village.
Sakho, joyeux, descendrait chez nous,
Il souperait chez nous.
Que mon âme soit immolée pour Sakho!
Sakho serait mon unique aimé,
Sakho, mon œil, mon âme, mon poumon!
Sakho, dont la taille s'accorde si bien à la mienne !
Les peines-<le mon cœur seraient alors dispersées,
Les larmes de mes yeux seraient desséchées.
Sakho, le soir, rentrerait chez nous ;
Almo pourrait dormir d'un doux sommeil.
Van.
Malheur à toi, mère!
Qui ne m'as pas donnée au paon;
Tu m'as donnée au hibou aveugle,
Qui m'a conduite dans sa bande.
Malheur à toi, mère !
Qui ne m'as pas donnée à celui que j'aime :
Il m'aurait prise dans ses bras,
Il m'aurait emportée sur les hautes montagnes,
28 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Malheur à toi, mère!
Pourquoi ne m'as-tu pas donnée au paon ?
Il m'aurait emportée sur les hautes montagnes,
Il m'aurait posé sur les arbres hauts.
Il aurait fait un nid parmi les rochers ;
Du matin jusqu'à la tombée de la nuit,
Il m'aurait chanté des chansons, il m'aurait embrassée,
Il aurait apaisé les peines de mon cœur.
Au matin, à l'heure où la bonne lumière scintille,
Il m'aurait réveillée de mon doux sommeil,
Il m'aurait lavé la tête avec de l'eau de teghtir i ;
Il aurait peigné mes cheveux avec des peignes d'or.
Malheur à toi, ma petite mère!
Qui m'as donnée à l'aveugle hibou;
Il m'a jeté parmi les pierres,
Il a construit un nid au milieu des ronces.
Van.
Je suis sortie cette nuit.
Il faisait nuit noire, il n'y avait pas de lune;
J'ai rencontré mon bien-aimé;
Il portait à la main un flambeau d'or;
Il me prit par le bras et m'emmena chez lui.
i. Nom d'une plante d'Arménie.
CHANTS D'AMOUR 29
Il ferma la porte, poussa le verrou,
Etala le lit de plumes,
Rangea dessus les coussins moelleux,
Dressa la table d'or,
Posa dessus la poule rôtie et la perdrix.
— - Bois, lui dis-je, bois, pour que je dise : « A ta santé ! »
L'amour convient à celui qui sait aimer,
Le vin à celui qui aime à boire.
Je te chanterai un chant, un chant si doux
Que ton verre en tremblera dans ta main ;
Ton verre en tremblera dans ta main,
Et tes moustaches d'or sur tes joues.
Eghine*
Avez-vous vu au ciel la lune radieuse qui se lève,
Ou parmi les feuilles vertes, l'abricot rouge qui brille ?
Avez-vous vu au jardin la rose vermeille épanouie,
Entourée par le chœur des lys, des œillets et des
nénufars?
Mais la lune est bien sombre auprès de la jeune
Arménienne,
L abricot, l'œillet et le nénufar ne valent pas un seul
de ses baisers.
2*
30 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Sur ses joues des roses sont assises et sur son front
un beau lys ;
Le sourire plein d'innocence ne quitte jamais ses lèvres.
Voyez! en rougissant, elle a pris le dahira1 des mains
de sa compagne,
Elle l'a fait résonner sous ses doigts fins et s'est mise
à danser la lezginka 2;
Sa taille souple ondule comme un arbre svelte,
Tantôt elle s'élance fougueuse, tantôt elle glisse dou-
cement;
Les pauvres jeunes gens sentent leur cœur fondre à
sa vue,
Et les vieillards se maudissent d'avoir si tôt vieilli.
DIALOGUE
LE JEUNE HOMME
Jeune fille, je deviendrai un joueur de damboura,
J'irai m'asseoir au jardin de ton père;
Je jouerai, je chanterai sans repos,
Jusqu'à ce que ma chair soit fondue et que mes os
tombent.
i. Sorte de tambourin,
2. Danse lezghienne.
CHANTS D'AMOUR 31
LA JEUNE FILLE
Aujourd'hui on m'a tant battue à cause de toi !
Puis on a pris de la soie d'Alep pour bander mes bles-
sures;
On a pris du sucre de Damas pour arrêter le sang ;
On a pris du coton de Perse pour essuyer le sang;
Mais si mon œil rencontre ton œil,
Il me semble qu'on ne m'a même pas frappée avec des
roses et des basilics.
LE JEUNE HOMME
Jeune fille, l'amour que j'ai pour toi me brûle !
Ma chair s'est fondue, mes os se sont fondus,
L'amour que j'ai pour toi m'a rendu pareil à un ago-
nisant.
LA JEUNE FILLE
Jeune homme, n'aie pas peur;
J'irai encore demain au jardin de mon père, '
Viens-y, je te donnerai un baiser,
Je ne laisserai pas ton jeune cœur privé de moi,
Quand même on me battrait
Et qu'on me laisserait à moitié morte.
Mogk.
32 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
LA MAUVAISE NOUVELLE
J'ai interrompu mon travail,
J'ai versé de l'eau, j'ai lavé mes cheveux,
J'ai mis du pain et du fromage dans un paquet,
J'ai rempli de vin la cruche verte.
Je me suis revêtue de ma robe verte et rouge,
J'ai orné ma tête de fleurs,
J'ai oint mes cheveux avec de l'huile de musc et d'ambre.
J'ai pris des roses, j'en ai fait un bouquet,
Je suis sortie. Arrivée au milieu de la plaine,
J'ai rencontré mon ennemi, la [mauvaise nouvelle à la
bouche»
Je l'ai questionné, pour avoir une petite nouvelle. "
Il m'a donné la noire nouvelle : il avait à la main le
papier noir.
— « Où vas-tu? me dit-il, où vas-tu?
Où t'en vas-tu à pas pressés?
Ton aimé est mort! à quoi bon t'y rendre ?
Il a amené le jour noir sur ta vie. »
Mon pied resta suspendu, ma force fut brisée;
Monts et vaux s'assombrirent à mes yeux;
La cruche se cassa, le vin coula par terre ;
Des milliers de fleurs en jaillirent.
CHANTS D'AMOUR 33
— (( Fleur ! fleur du balsamier !
Que la fleur du balsamier pousse désormais sur la peau
des serpents noirs!
Mon aimé est mort; à quoi me servent désormais les
ornements ?
Pendant des années je le pleurerai.
« Ennemi, que te dirai-je?
Mon cœur est agité! malheur à toi si je te maudis!
Ennemi, tu m'annonças la mauvaise nouvelle;
Ennemi, que ta maison soit démolie! que tu restes
sans enfants!
« Ennemi, que ta maison soit démolie ! que tu restes
dans les champs déserts!
Que ta porte s'ouvre au méchant Scribe l !
Que ta lucarne s'ouvre à l'ennemi, au vent mauvais !
Que le Scribe puisse entrer chez toi à son aise durant
toute la journée,
Quxil enlève de dessus son trône ta nouvelle mariée 2
Et ton nouveau marié de dessus les sept sièges 3.
i. Messager de la mort, qui inscrit sur son registre ceux qui
doivent mourir et les emmène.
i. On élevait jadis en Arménie, dans la chambre où l'on fêtait le
mariage, un trône où l'on faisait asseoir la mariée, près de laqueUe
s'asseyait la grand-mère. Dire à quelqu'un : « Qu'on enlève de dessus
son trône ta nouvelle mariée », ou « que ta mariée meure sur son
trône », c'était prononcer la plus terrible des malédictions.
3. On plaçait sept sièges près du trône de la mariée, pour le
marié et ses compagnons, autour desquels dansaient et chantaient
en rond les vierges et les adolescents.
34 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Que le Scribe fasse retentir ta maison de lamentations,
Et qu'il la plonge dans le deuil.
Va n.
J'ai tant soupiré que le soupir s'est mis à m'aimer;
J'ai fait un rêve, mais le Destin Ta dissipé.
Que puis-je faire, ô Destin, contre ta volonté ?
Tu ne m'as jamais laissé accomplir mon vœu.
Qui possède la bien-aimée, n'a plus d'amour dans son
cœur;
Qui aime la bien-aimée, n'a plus de graisse dans son
cœur.
Van,
Jusqu'à quand resteras-tu loin de moi ?
Mon cœur frémit ici.
Viens ici, viens !
Sors de ta maison et viens ici !
Je vais mourir ici, à l'instant même,
Et tu porteras mon sang sur ton front.
Si tu ne veux pas de moi,
Prends un couteau, égorge^moi ici,
Verse mon sang dans un verre
Et garde-le près de toi;
Chaque fois que tu te rappelleras mon amour, '
Trempes-y tes lèvres, bois-en une goutte,
Eghine,
CHANTS D'AMOUR 35
Cette nuit, je suis sorti,
Un nuage sombre glissait doucement.
Il glissait vers la montagne.
Bien des saluts à ma bien-aimée !
Ma bien-aimée dormait au jardin,
Ayant posé la tête sur des coussins de Brousse;
Elle dormait et elle était toute en sueur;
Je me suis baissé pour lui donner un petit baiser;
J'ai trébuché et je suis tombé dans un cachot,
Un cachot, un grand cachot,
Tout plein de roses et de basilics.
J'ai mis mon espoir en saint Serge i ;
Il vint et me délivra.
Boulanek.
Combien de fois je t'ai dit :
« N'aime pas la rose, elle a des épines;
Aime la violette,
Elle n'a pas d'épines et elle a un très doux parfum,
N'aime pas la rose épanouie
Qui vient se faner sur ton sein ;
Aime la rose en bouton,
Qui vient s'épanouir sur ton sein. »
i. Saint Serge est celui parmi les saints que les prisonniers, les
captifs, tous les hommes se trouvant en peine ou en péril appellent
à leur aide, et que les jeunes filles invoquent pour avoir un beau
fiancé.
36 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Je voudrais me fondre et me changer en eau,
Me mêler aux fleuves à Tonde abondante,
Aller jusqu'à la source des fleuves.
Ma bien-aimée viendrait emplir sa cruche,
Je coulerais en glougloutant dans sa cruche ;
Elle poserait sa cruche sur son épaule,
Je m'égoutterais le long de ses seins.
Djavahk.
J'ai dressé ma tente dans la forêt, sur la montagne;
D'un côté paissent les béliers, de l'autre les agneaux ;
Tu m'as ensorcelé, je le crains fort.
Mon cœur coule comme un fleuve, ma langue s'est
paralysée.
Du soleil ou de l'ombre, lequel est le plus doux?
La grande rose rouge s'est épanouie, plus belle que toute
fleur;
Je ne sais s'il est plus doux d'aller en paradis
Ou d'aller avec mon aimée aux vallons ombragés.
Mogk.
CHANTS D'AMOUR 37
Sont venus, sont venus, les longs jours du printemps ;
Je vais monter sur les montagnes avec ma douce bien-
aimée ;
La tenant par le bras, je vais cueillir des roses et des
violettes.
0 mon aimée! au milieu des neiges, si je te serrais
toute nue dans mes bras,
L'hiver pour moi serait changé en été .
Zeïtoun.
Montagnes, montagnes? ô froides, froides eaux !
Vos demeures sont maintenant sans âme, puisque ma
bien-aimée ne vous visite plus.
Que tu es heureux, rossignol des jardins,
Qui n'as jamais connu le mal des poumons !
Si tu avais connu le mal des poumons,
Tes plumes colorées seraient tombées.
Van.
38 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Ne dormons pas,bien-aimée, restons ainsi jusqu'au jour;
Nous aurons beaucoup à dormir!
Nous dormirons bien des automnes et bien des prin-
temps,
Pour ne plus jamais nous réveiller.
Erzeroum .
Je ne veux pas dire mes peines au soleil,
De peur qu'il n'en perde sa lumière;
Je les dirai à la lune
Qui se renouvelle chaque mois.
Èghine.
Viens danser, Choghère, ma petite âme!
Une eau froide tombe de la haute montagne;
Viens danser, ma chère petite aine ;
Que je meure pour ta taille et pour ton aspect!
Une eau tombe de la haute montagne;
La source descend à flots limpides ;
Elle sort en chantant du profond cachot;
Elle va arroser les champs et les arbres.
Au matin, au point du jour,
Je vais invoquer le Dieu unique.
Viens danser, Choghère, ma petite âme!
Une eau froide tombe de la haute montagne.
CHANTS D'AMOUR 39
Les oiseaux se sont rassemblés en nos vastes plaines;
Ils se sont attablés dans notre champ ;
Qu'il est doux, le chant du rossignol !
Les voici qui s'envolent tous ensemble.
Viens ! allons en notre champ et verger,
Cueillons des roses et des violettes;
Tressons des couronnes à nos fronts,
Aimons-nous, seuls l'un avec l'autre ! j
Promenons-nous, reposons-nous en plein soleil;
Je te dirai mes noires peines ;
Viens, Choghère, donne-moi ta main;
Cruelle, qu'as-tu donc à me reprocher ?
Heureux, mille fois heureux, le jour
Où moi je labourerai, toi tu porteras le repas,
Quand nous attellerons ensemble la charrue,
Et que le conducteur chantera les chants de labour!
Tu as pris ta cruche à ton épaule,
Tu t'en vas vers la source.
Je voudrais poser ma tête sur ton genou,
Et m'endormir doucement.
La nuit, dans mes rêves,
Comme tu m'apparais charmante !
Ta clarté se reflète dans la source.
Tu es la houri demeurant au manoir.
40 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Viens, Choghère, promets-le-moi !
Nous allons monter sur un cheval puissant,
Tu vas enlacer ma forte taille;
Je ne te donnerai à personne, tu es à moi !
Je vais prendre mon arc, mes flèches et mon épée,
Je mettrai en pièces ceux qui viendraient contre nous.
Viens me donner un petit baiser,
Et que ma mère devienne ta belle-mère.
Que le monde entier vienne contre nous !
J'ai mon épée à la ceinture, mon bouclier à la main,
Tu verras comment ton vaillant amoureux
Va les égorger tous et les mettre en fuite.
Viens, Choghère, mon âme! promets-le-moi!
Donnons l'un à l'autre la bague ornée d'un diamant!
Que notre père le prêtre nous bénisse!
J'adore ta bouche mignonne!
Je vais attacher sur ma poitrine les deux mouchoirs
en forme de croix,
De couleur verte, rouge et jaune;
Je vais tenir une pomme sous mon nez
Et la croix du parrain sur ma tête.
Tu es mon âme, douce Choghère!
Mets tes boucles à tes oreilles,
CHANTS D'AMOUR 41
Pends tes zilifs i le long de tes joues,
Et ton large collier le long de ta gorge.
De quarante maisons, de quarante portes,
Les gens viendront à notre mariage.
On nous conduira à l'église...
Le tendre amour que j'ai pour toi me fait perdre la
tête !
Grande fête de noces, avec tambour et fifre !
Toi la mariée, moi le marié.
Qu'y a-t-il de plus doux en ce monde ?
Ton nom est Choghère, mon nom est Vardan.
Le garçon d'honneur tiendra le nourk 2 ;
La marraine te prendra par un bras,
La belle-sœur te prendra par l'autre,
Le voile rouge sur ta tête.
A cheval, en foule,
Nous irons à l'église.
Nous recevrons le sacrement du mariage,
Nous ferons le vœu d'un cœur ferme.
i. Ornement d'or, ou d'argent que les jeunes filles pendent à
leur coiffure et laissent tomber le long de leurs joues.
a. Arbre artificief orné de plumes de coq et de fleurs, et "chargé
de toutes sortes de fruits, que l'un des garçons d'honneur porte ,
devant les mariés, de l'église jusqu'à la maison.
42 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Viens, chérie! je vais te dire encore une petite chose
douce :
Laisse-moi couper une mèche de tes cheveux,
Portons-la à Saint-Karapet, le souverain de Moush,
Pour qu'il accomplisse le désir de notre cœur.
Moush .
II
CHAÎSTS DE DANSE ET DE FETE
CHANTS DE DANSE
I
Au mont d'Arderth plein de cailloux,
Allons avec des chaussettes fines et bariolées,
Au mont d'Arderth plein de cailloux,
Paré de roses rouges et vertes.
Viens, que je t'emmène sur notre mont,
Que je t'orne de fleurs de la tête aux pieds,
Au mont d'Arderth plein de cailloux,
Avec des chaussettes fines et bariolées.
Viens, que je t'emmène sur notre mont,
Vois comme les pelouses sont jolies.
Essuie tes yeux, ne sanglote pas,
J'y trouverai un remède à ton mal.
46 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Le mont d'Arderth s'est revêtu
De beaux atours,
Il a mis une couronne à la tête, il a passé au cou
Un collier de violettes et de lys.
Quand tu essuies à ton front la neige du printemps,
Toi, incomparable mont d'Arderth !
Le monde entier s'enivre à ton doux parfum ;
Tu te pares de fleurs de mille sortes.
Du mont d'Arderth une eau froide
Coule à flots limpides;
Allons cueillir avec toi
Des grenades et des pommes délicieuses.
Le berger avec ses agneaux
Est monté sur la brune colline;
Il s'est fait une couronne avec des perce-neige ;
Que je sois immolé pour toi, beau sommet!
Les vents frais de l'est
Frôlent tes tendres flancs,
Tes larges bras verdoyants
Ombragent les vastes plaines.
0 vents, vents errants,
Soufflez doucement autour d'Arderth;
Passez par la vallée, je ne vous embrasserai pas;
Apportez-moi seulement une nouvelle de ma bien-aîmée,
CHANTS DE DANSE ET DE FETE 47
Arderth, ton sommet est charmant;
Cette haute forteresse s'y est majestueusement assise.
Tes flancs sont pleins de suaves senteurs;
Respire-les toujours, insatiable Arderth!
Allons avec des chaussettes fines et bariolées,
Au mont d'Arderth plein de cailloux,
Qu'entourent de nombreux villages
Couverts de feuillages verdoyants.
Moush.
Il
J'ai cueilli des roses en des corbeilles
Je les ai mises par terre dans la rosée.
Et voici mon aimé qui arrive
Sur son fougueux cheval rouge.
Celle que j'aime est comme le lait avec la crème dessus,
Elle est comme le basilic avec le duvet dessus;
Ceux qui ne me donneront pas mon aimée,
Que le feu de Dieu tombe sur eux!
J'ai une pomme, qui est mordue;
Elle est toute dorée.
Mon frère l'a demandée, je ne la lui ai pas donnée.
J'ai dit : C'est mon bien-aimé qui me Ta envoyée.
te CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
La pluie tombe doucement,
Les feuilles du saule frissonnent;
Voici mon frère qui arrive
Sur son fougueux cheval rouge.
Jeune fille, tresse tes cheveux,
Frotte tes joues contre les miennes,
Monte sur mon oreiller,
Et chante comme un rossignol.
La porte de ton jardin est ouverte,
Tes pieds sont humides de rosée];
Tu te trouves loin de ton aimée,
Tes yeux sont chargés de larmes.
III
Sont venues, sont venues les jeunes filles de Mogk,
Grakhanor nananor !
Les jeunes filles de Mogk portant des lyres.
Grakhanor nananor !
Sont venus, sont venus les jeunes hommes de Segh,
Grakhanor nananor !
CHANTS DE DANSE ET DE FETE 49
Les jeunes hommes de Segh portant des poignards.
Grakhanor nananor !
Y-
Nous sommes allés à Bitlis ;
Grakhanor nananor !
Sa taille était fine, son cou, élancé.
Khanik nanik, djan nanik !
Pour l'amour de Dieu, donne-moi un baiser.
Khanik nanik, djan nanik !
Nous sommes allés à Bitlis en pèlerinage à saint Nichan ;
Khanik nanik, djan nanik !
Nous sommes allés embrasser le bon saint Nichan ;
Khanik nanik, djan nanik !
Nous avons passé l'alliance d'or à ton doigt,
Khanik nanik, djan nanik!
Allons, viens! beau jeune homme de Moush !
Khanih nanik, djan nanik!
Viens, beau jeune homme au poignard d'argent!
Khanik nanik, djan nanik !
Moush.
IV
J'ai un boisseau et demi de blé pour semer;
Les moineaux sont venus en foule pour le manger;
Je me suis baissé, j'ai ramassé des pierres, pour les
frapper ;
$0 » CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Ils ont pris leur vol, ils sont allés sur le toit de la for-
teresse pour se plaindre.
Les notables sont venus pour les juger,
Les curés sont venus pour les bénir,
Les garçons sont venus pour les tuer.
Les nouvelles mariées sont venues pour en faire des
sachets à khôl ;
Les jeunes filles sont venues pour en faire des pin-
ceaux à khôl.
0 les moineaux
Au petit ventre blanc,
Aux petits pieds rouges !
Ils mangent les grains,
Ils boivent l'eau
Au bord du ruisseau.
Puis ils s'enfuient et vont se promener.
J'ai un boisseau et demi pour semer;
Donnez, par maison, deux hommes, pour semer;
Attelez, par maison, deux bœufs, pour labourer;
Donnez, par maison, deux hommes, pour herser;
Donnez, par maison, deux hommes, pour arroser;
Donnez, par maison, deux hommes pour récolter ;
Donnez, par maison, deux hommes, pour battre ;
Veillez bien, afin que les moineaux ne dispersent pas
le blé pour le manger.
CHANTS DE DANSE ET DE FETE 51
0 les moineaux
Au petit ventre blanc,
Aux petits pieds rouges !
Ils mangent les grains,
Ils boivent l'eau
Au bord du ruisseau,
Puis ils s'enfuient et vont se promener.
Van.
IV
Je te donnerai le diadème de ma tête,
Va chercher dans la mer le << dsamtel i » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur,
Mais je n'irai pas chercher dans la mer le « dsamtel »
de tes cheveux.
— Je donnerai la parure de ma tête,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur,
Mais je n'irai pas chercher dans la merle « dsamtel »
de tes cheveux.
— Je donnerai la chemise que je porte,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
i. Le « dsamtel » est une longue et épaisse « faveur » terminée
par de lourds glands de soie, que les jeunes filles des villages
arméniens nouent au bout de leurs deux nattes et qu'elles laissent
pendre le long de leur dos jusqu'aux jambes.
52 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
— Je te donnerai la parure de ma gorge,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai les manchettes de mes bras,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai le collier de mon cou,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai le « djetik A » de mes joues,
Va chercher dans la mer le « dsamtel» de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai mes cheveux soyeux ,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai mon large front,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai mes sourcils arqués,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai mes yeux de faïence,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai ma bouche de miel,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
i. Sorte de pendant attaché à la coiffure et tombant le long des
joues.
CHANTS DE DANSE ET DE FÊTE 53
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai ma face rondelette,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai mes mains menues,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur, etc.
— Je te donnerai ma gorge blanche,
Va chercher dans la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
— Je suis un bon nageur,
Mais je n'irai pas chercher dans la mer le « dsamtel »
de tes cheveux.
— Sous le poids de ma chevelure
Mon a dsamtel » se cassa et tomba dans la mer;
Va chercher mon « dsamtel » et donne-le moi,
Pour l'amour de ta jeunesse!
— Sur mes deux yeux !
J'irai chercher ton «dsamtel » et te le donnerai.
Quand est-ce que Dieu nous accordera ce jour
Où Ton dira de nous : « Ils sont bien heureux? »
Van.
Dans une variante d'Alachkerte (publiée par M. Lalayantz,
dans sa Revue Ethnographique), ce chant a un commencement dif-
férent; le voici :
Je ne peux, ne peux, ne peux danser
A cause de la lourdeur de ma chevelure ;
Elle est si épaisse, ma chevelure,
Que la perdrix y a fait son nid.
54 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Comme mon « dsamtel » froufroutait trop,
La perdrix s'envola avec ses petits;
Mon « dsamtel » se cassa et tomba dans la mer.
Que dois-je donner au nageur,
Pour qu'il retire de la mer le « dsamtel » de mes cheveux, etc.?
VARIANTE
Que dois-je donner au nageur?
Koma koma heï !
Je donnerai ma chemise au nageur.
Zoma zoma heï !
Il n'en a pas voulu, il ue l'a pas prise,
Koma koma heï!
Il n'a pas retiré de la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
Zoma zoma heï !
Que dois-je donner au nageur?
Koma koma heï !
Je donnerai ma ceinture au nageur.
Zoma zoma heï !
Il n'en a pas voulu, il ne l'a pas prise.
Koma koma heï !
Il n'a pas retiré de la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
Zoma zoma heï!
Que dois-je donner au nageur?
Koma koma heï !
Je donnerai ce que j'ai au-dessus de ma ceinture.
Zoma zoma heï!
Il n'en a pas voulu, il ne l'a pas pris.
Koma koma heï!
Il n'a pas retiré de la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
Zoma zoma heï!
Que dois-je donner au nageur ?
Koma koma heï!
Par une nuit de clair de lune, je lui ai donné un baiser.
Zoma zoma heï !
11 Fa trouvé bon, il l'a pris.
Koma koma heï !
11 a retiré de la mer le « dsamtel » de mes cheveux.
Zoma zoma heï !
Van-Mousk.
CHANTS DE DANSE ET DE FETE 55
CHANT DE NOËL1
Aujourd'hui il naquit de Marie, alléluia!
Marie se rendit à la grotte, alléluia !
Elle s'adossa contre la pierre, alléluia!
Elle mit au monde son fils Jésus, alléluia!
Tu es heureuse, sainte Rhipsimé, alléluia !
Tu fus la sage-femme du Christ, alléluia !
Tu es heureuse, sainte Euphrosine, alléluia !
Tu chantas la berceuse au Christ, alléluia !
Tu es heureux, lange de laine, alléluia !
On emmaillota le Christ en toi, alléluia!
Tu es heureuse, crèche haute, alléluia !
C'est en ton sein qu'on berça le Christ, alléluia!
Tu es heureux, fleuve du Jourdain, alléluia !
On baptisa le Christ en toi, alléluia !
Tu es heureux, saint Jean-Baptiste, alléluia !
Tu fus le parrain du Christ, alléluia!
(Ils demandent :)
— Comment votre fils s'appelle-t-il ?
— Grégoire.
i. La veille de Noël, les petits garçons pauvres de chaque quar-
tier des villages d'Arménie se promènent de terrasse en terrasse
ou de porte en porte, portant des courges transformées en lan-
ternes, chantent ce chant et reçoivent des fruits et des gâteaux.
56 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
La grappe de Grégoire a mûri, alléluia !
Elle monte plus haut que le tremble, alléluia !
Le père en mangea et se réjouit, alléluia !
La mère en mangea et devint immortelle, alléluia!
La sœur en mangea et tomba dans l'âtre, alléluia 1
Et sa coiffe fut brûlée, alléluia !
Le troupeau de Grégoire arrive des champs, alléluia!
Ses brebis paissent aux champs, alléluia !
Sa charrue grince aux champs, alléluia !
Sa cave est bondée de vin, alléluia !
Allons près du romarin, alléluia !
Scions-le, que le sang en jaillisse, alléluia !
Frappons-le avec la hache, que le tronc gémisse, alléluia !
Nous l'avons coupé, c'est fait! alléluia!
Nous l'avons mis sur la charrette, alléluia !
Nous y avons attelé quarante buffles, alléluia !
Nous l'avons fait monter par la pente, alléluia !
Nous l'avons porté pour soutenir l'église, alléluia !
Pour un pilier, il était trop long, alléluia !
Pour une poutre, il était trop court, alléluia !
Nous l'avons arrangé, c'est fait ! alléluia !
La langue du serpent a deux pointes, alléluia!
L'une pour le bien, l'autre pour le mal, alléluia !
L'une se darde vers la gauche, l'autre vers la droite,alleluia!
Que celle du bien se dirige sur cette maison, alléluia !
Que celle du mal se dirige vers les montagnes, alléluia !
CHANTS DE DANSE ET DE FETE 57
Grand'mère, grancTmère, je suis ton serviteur, alléluia!
Mets tes souliers qui craquent, alléluia, !
Va donc un peu jusqu'à la porte du cellier, alléluia !
Congédie mes camarades, alléluia !
Donne notre part, garde la tienne, alléluia !
Grand'mère, grand'mère, que fais-tu là1 ? alléluia !
— Je teins de la laine, je file de la laine, alléluia!
Je couds des chemises pour les diacres, alléluia !
Je couds des capuchons pour les archimandrites, alléluia!
Van.
CHANTS DE LA FETE DE « VIDJAK »
La fête de « Vidjak » (Sort) est une des principales
fêtes arméniennes, et l'une de celles qui semblent des
restes de Tère païenne. Elle commence la veille du jeudi
de l'Ascension et dure jusqu'au dimanche de la Pente-
côte. La veille de l'Ascension, les jeunes filles du village
se rassemblent et choisissent un groupe d'entre elles
pour organiser la fête; les membres de ce comité pren-
nent une cruche en terre cuite, l'emplissent d'eau
qu'elles puisent à sept fontaines ou à sept puits, bou-
chent l'ouverture avec des fleurs cueillies en sept
champs, puis chaque jeune fille y jette un objet (bra-
celet, bague, bouton, grain de chapelet, etc.,) chacune
faisant dans l'esprit un souhait de bonheur pour son
i. Les petits répètent ce couplet jusqu'à ce que la maîtresse de la
maison leur donne des fruits ou des gâteaux.
58 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
frère, son père ou son amoureux; elles doivent fermer
les yeux en jetant l'objet dans la cruche, et méditer
leur souhait avec un profond recueillement. La nuit du
mercredi au jeudi, elles cachent la cruche au coin d'un jar-
din, en plein air, pour l'exposer à l'influence des étoiles, et
elles veillent à ce qu'elle ne soit pas enlevée par
les garçons qui, toute la nuit, rôdent par là et
tâchent de la découvrir pour l'emporter. Si les
jeunes gens parviennent à l'enlever, ils ne la rendent
aux jeunes filles qu'en échange d'une grande quantité
d'œufs et d'huile d'olive qu'elles doivent leur offrir; si,
au contraire, les garçons ne réussissent pas à s'em-
parer de la cruche, les jeunes filles chantent des chants
où les jeunes gens sont raillés.
Le dimanche qui suit le jour de T-Ascension, les
jeunes filles apportent la cruche à l'endroit où la fête doit
avoir lieu, et là, en dansant et en chantant, elles enfon-
cent dans la cruche un bâton, qu'elles enveloppent
d'étoffes de toutes couleurs, pour lui donner une appa-
rence de petite poupée ; elles l'habillent de vêtements
de couleurs vives, la parent de pièces d'or, de verrote-
ries, de rubans diaprés: elle devient la Vldjak, la petite
vierge symbolique qui représente le sort. Les jeunes
gens s'efforcent encore à enlever la Vidjak, autour de
laquelle les jeunes filles montent la garde avec une
extrême vigilance.
Le dimanche de la Pentecôte, les jeunes filles se ras-
semblent une dernière fois, mettent la cruche au milieu,
chargent l'une d'entre elles de garder la « Vidjak »
entre ses bras, après l'avoir toutes embrassée; puis
une jeune fille, élue pour être la « mariée » de la fête de
« Vidjak», et parée comme une mariée, tire de la cruche
un objet, au moment où une vieille femme chante un
CHANTS DE DANSE ET DE FÊTE 59
couplet. Les couplets contiennent des présages heureux
m malheureux, de bons souhaits ou de** railleries. Les
lunes filles se réjouissent ou s'attristent selon qu'un
•uplet bon ou mauvais correspond à l'objet qu'elles
>nt jeté dans la cruche en pensant à leur aimé.
(Ces détails sont tirés d'une notice du Saz de Van,
le Chérentz ; ils décrivent la fête de Vidjak telle
qu'elle a lieu spécialement dans les villages de la pro-
vince de Vaspourakan; dans d'autres parties de l'Ar-
ménie, la fête de Vidjak commence la veille de l'Ascen-
sion et se termine le jour de la fête.)
i
I CHANT QU'ON CHANTÉ
EN PRÉPARANT LA « VIDJAK »
Vidjak chérie! chère petite Vidjak!
Vidjak est montée sur l'âne ;
Elle s'est revêtue d'habits bariolés;
Les garçons sont les chiens de Vidjak :
Chère, chère, chère Vidjak !
Vidjak, assise, passe tout au creuset;
Des roses ombragent sa face,
\ Chère, chère, chère Vidjak !
f
Viens, Vidjak, je vais t'emmener,
Je vais te promener de toit en toit,
Je vais t'envelopper dans un large manteau,
Chère, chère, chère Vidjak !
60 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Voyez ce que fait Vidjak,
Voyez ce que son cœur désire :
Elle désire du blé plein les puits,
Elle désire de l'orge plein les champs,
Chère, chère, chère Vidjak !
Vidjak est tombée captive
Aux mains des garçons.
Je vais ramasser deux œufs par maison,
Je vais te délivrer de la captivité,
Chère, chère, chère Vidjak !
Vidjak, Vidjak est sortie;
Une lumière descend sur Vidjak !
A ma tendre bien-aimée
Quel beau sort est échu ?
Chère, chère, chère Vidjak !
Van.
II
COUPLETS DE VIDJAK
Jeu de sort! jeu de sort! bouton d'or!
Je souhaite que ma mère mette au jour sept fils robustes,
Qui se promènent de boutique en boutique,
Et qui scellent avec le sceau d'or.
CHANTS DE DANSE ET DE FETE 6*
Oreiller sur oreiller! $
Viens, assieds-toi dessus!
Je souhaite qu'il se lève douze étoiles,
Et que toutes se lèvent sur ton sort.
Heureux le jour où tu naquis !
Le ciel et la terre s'en sont réjouis ;
Les étoiles ont battu des mains;
Tu as été un si bon fruit!
Elle ressemble à une grande dame,
L'or tombe autour d'elle comme une pluie ;
Elle est montée sur le trône ;
Le monde entier est jaloux de son sort.
•
Du ciel une bague est descendue,
Elle est venue se mettre à mon doigt,
Je croyais que la pierre en était fausse;
J'ai de la chance : c'est un diamant.
Je do rmais, je me suis réveillé ; un nuage sombre glissait ;
J'ai vu ma bien-aimée endormie,
Sous une couverture de perles.
Bien-aimée, lève-toi, assieds-toi;
4
62 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Que mon amour touche le tien !
Élève tes mains, invoque Dieu,
Que la vieille à la tête de chienne soit anéantie !
Que mon amour touche le tien !
Jeune mariée, tire un sort heureux!
Que l'Ascension réalise ton désir!
Que le souhait de ton cœur soit accompli.
La lune, la lune de la fête de la Croix,,
La lune est descendue dans notre verger;
Elle l'a parcouru d'un bout à l'autre;
Elle a fait son nid dans le parterre de roses
Jeune mariée, tire un sort heureux, etc.
Que la mer soit pour toi changée en vin,
Que le bateau soit pour toi changé en coupe ;
Verse toi-même, et bois !
C'est Dieu qui te le donne.
Petite mariée, tire un sort heureux, etc.
Je suis sorti la nuit au clair de lune,
J'ai vu du linge, tout blanc, étalé;
J'ai vu une chemise de mousseline,
Les pans brodés à la main,
Le col peint au kalame.
Petite mariée, tire un sort heureux, etc
CHANTS DE DANSE ET DE FETE 63
Une clef est tombée du ciel,
Notre maison s'est emplie de soleil;
Notre pain, c'est le pain du père Abraham,
Notre eau, c'est le lait de la Sainte-Vierge.
Petite mariée, tire un sort heureux, etc.
Van.
III
Je voudrais être une colombe d'or,
Becqueter sur une table d'or;
Je voudrais me parer d'un collier de perles,
Devenir la reine du monde entier.
Un jeune homme s'est couché sous l'arbre,
Il a sous la tête des monceaux d'or,
Et du pain cuit à ses côtés :
Il est celui que le sort a écrit sur ton front.
Une clef est tombée du ciel,
La porte du temple s'est ouverte,
Le temple s'est empli de soleil,
Le saint autel s'est paré.
64 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
J'ai un bateau tout en or;
Avec une échelle d'argent,
Il est tout chargé de fils d'or ;
Partout où il va, il porte le bonheur.
Je suis un roseau élancé,
Je m'appuie contre ta porte ;
Que tu veuilles ou non me prendre,
Je suis celle qui est écrite sur ton front
Le ciel s'est déchiré,
La sainte Vierge est apparue ;
Va, ma petite sœur, rentre chez toi
Ta prière a été exaucée.
Un petit oiseau s'est envolé du Paradis,
Il porte au bec une couronne de roses,
Il l'a posée sur ma tête;
Il m'a dit : « Depuis longtemps, tu es élue. »
Le cheval rouge descend dans la mer,
Un jeune homme est monté dessus;
Il est revêtu d'une étoffe d'or,
Le nom de Dieu est marqué dessus.
Nor-Nakhitchévan,
CHANTS DE DANSE ET DE FÊTE 65
IV
Tember! temberl temb, temb, temberï
Je suis une petite fille mignonne,
Je suis l'eau de sept petites sources,
Je suis la branche de sept arbres,
Je suis le pétale de sept fleurs,
Je suis une petite fille, je suis la petite Vidjak.
Temb, temb, tember! temb, temb, temberl
Levez-vous, levez-vous, jeunes filles,
Le soleil filtre par la lucarne.
Ce jour n'est pas pareil aux autres jours.
C'est un soleil printanier qui se lève ;
Aujourd'hui, c'est le jour de Vidjak :
Levez-vous plus tôt que le soleil.
Tember! tember! temb, temb, tember!
Allez de toit en toit réveiller tout le monde.
Que ceux qui en ont mettent leurs vêtements neufs,
A ceux qui n'en ont pas, donnez-en vous-même.
Je suis la petite Vidjak,
Je vous apporte bien des saluts,
Ce jour n'est pas pareil aux autres jours.
Levez-vous plus tôt que le soleil.
Tember! tember! temb, temb, tember!
Je vous donnerai tout ce que vous me demandez.
66 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Ma cruche est toute pleine de bonnes choses :
Des pendants, des bracelets, des bagues. *
Venez prendre ce que le sort vous donnera.
Tember! tember! temb, temb, temberl
Kharvoui
CHANT DE JEUX
Holà! les enfants! jouez aux osselets;
En les roulant, apprenez votre sort :
Serez-vous des notables? serez-vous des moines ?
Donnez-nous-en des nouvelles.
Vous, les jeunes filles, tenez-vous par le petit doigt,
Piangez-vous, debout, côte à côte;
Allons, commencez
La danse à la file ; jetez
Le voile fin de votre visage, et lentement
Dansez, tournez en rond.
Hé ! les garçons ! jouez au tutuche i .
Prenez la verge, lancez le bâton recourbé,
Ou bien prenez une canne souple,
Jouez au djibod les uns avec les autres.
i. Le « tutuche » est une sorte de balle que chaque joueur
lance avec une large palette; celui des autres qui réussit à saisir
la balle au vol recommence lui-même le jeu.
CHANTS DE DANSE ET DE FÊTE 67
Et vous, jolies nouvelles mariées,
Jouez au gap i, lancez vite la pierre,
Faites-nous voir vos talents,
Et buvons gaiment nos vins.
Et le kekoudj 2, qui le jouera?
Voici mille et une noix,
Et voilà une petite fosse fraîchement creusée là-bas.
Ne vous inquiétez pas du gain et. de la perte.
Que grands et petits jouent à la balle,
Qu'ils n'oublient pas non plus Yalapechtik 3;
Le collin-maillard est un jeu charmant,
Le patinage est un jeu d'hiver.
Que les jeunes gens jouent aux barres,
En courant très loin.
Que nos petites princesses
Jouent la gracieuse grande-ronde et le dzapik K
i. Le « gap » est le jeu de cailloux ou de petites pierres que les
jeunes filles tiennent sur le dos de leur main, lancent en l'air et
tâchent de laisser tomber sur leur paume ou réciproquement.
2. Jeu qui consiste à lancer de loin, dans un petit trou creusé
dans la terre, des noix ou des noyaux d'amande.
3. L' «alapechtik » est le jeu suivant: les enfants s'asseoient par
terre en rond ; l'un tord son mouchoir, lui fait un nœud au bout,
en frappe un d'entre ceux qui sont assis, puis prend la fuite; il
est poursuivi par celui qui a reçu le coup et qui tâche de l'at-
teindre et de le frapper au dos avec la main; s'il y réussit avant
que l'autre soit arrivé à l'endroit où il s'était assis, il prend lui-
même le mouchoir et recommence le jeu.
4- Les jeunes filles se tiennent debout, en deux rangées, les unes
en face des autres, puis elles s'avancent en dansant et se frappent
dans la main ; cela s'appelle le jeu du « dzapik ».
68 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Jouez à la ronde et au tempik 4,
Et nous, nous ferons résonner le fifre et le tambour;
Pourquoi ne jouez-vous pas le tsatktan 2,
Et pourquoi ne commencez-vous pas le jeu de l'âne?
Holà! les gamins! apportez le vin,
Apportez-le par verres tout pleins.
Dites : « Qu'il soit doux, que le vin vous soit doux !
Et que le bon Dieu donne une voix douce
Au saz bariolé
De votre achough ! »
i. « Tempik ». — Un enfant est choisi au sort ; l'un des autres
joueurs le frappe au dos; il doit courir après celui qui l'a frappé
j usqu'à ce qu'il l'atteigne et le frappe à son tour; s'il y réussit,
celui qui est frappé par lui, recommence le jeu; si, avant de l'avoir
frappé, il est lui-même frappé au dos par un autre, il doit courir
après celui-ci, et ainsi de suite.
2. « Tsatktan », jeu du saut. — Le « Jeu de l'âne », est analogue
au jeu français de « saute-mouton ». On désigne un point, et tous
les joueurs doivent sauter, d'un bond, jusque-là; celui qui ne
réussit pas, doit se recourber, tête en bas, le dos en voûte, et les
autres sautent par-dessus son dos; celui qui est recourbé, se
redresse de plus en plus : les autres doivent sauter toujours; si
un d'entre eux tombe en sautant, il remplace celui qui est recourbé,
et le jeu continue.
III
CHANTS DE MARIAGE
LE CHŒUR
On souffla la cornemuse, on frappa les tambours.
On attela le jeune taureau, on fit monter Guedo dessus,
On s'en alla à l'église ;
Les bavards1 étaient là, debout.
Ils ont récité un tas de choses, et nous avons ri beaucoup.
Ils ont tourné des milliers de feuillets,
Ils ont longtemps lu et raconté ;
Puis tous formèrent la ronde et dansèrent;
Lesjeuneshommesallérent prendrela mariéepar lebras,
Ils l'ont fait sortir de l'église avec la croix et l'évangile.
i. Les prêtres.
72 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
LA MARIÉE
Le jeune Chadakhiote me prit par la main,
Mon cœur se mit à palpiter.
Il toucha mon pied de son pied, ma main de sa main,
J'ai eu la chair de poule par tout le corps.
Je pleurais ! oh! je pleurais !
Je versais des larmes de sang.
Ma mère disait : pourquoi pleures-tu ?
Pourquoi fais-tu la coquette, pourquoi gémis-tu ?
Tu t'en vas aujourd'hui, demain tu reviendras ;
Tu t'en vas une, tu reviendras deux ;
Tu t'en vas vide, tu reviendras pleine ;
Tu t'en vas aujourd'hui, tu reviendras à Pâques;
Tu reviendras, portant dans tes bras le petit bébé.
0
LE CHŒUR
Le dimanche des Rameaux on doit ramener
La bonne mariée chez ses père et mère ;
Pour sa première visite, on doit sortir
Les vêtements neufs de la jeune mariée,
Le beau collier et la collerette jaune.
Van.
Saluons l'aube ;
Saluons la Sainte-Vierge,
Pour qu'elle donne longue vie à la reine.
CHANTS DE MARIAGE 73
Saluons l'Illuminateur \
Pour qu'il donne longue vie au roi2.
Invités, salut à vous ! invités, salut !
Nous vous saluons bien, vous qui êtes venus !
Saluons le soleil
Pour qu'il donne longue vie au roi.
Invités, salut à vous ! invités, salul !
Nous vous saluons bien, vous qui êtes venus !
Saluons l'aurore
Pour qu'elle donne longue vie à la reine.
Invités, salut à vous ! invités, salut!
Nous vous saluons bien, vous qui êtes venus !
Saluons la lune,
Pour qu'elle donne longue vie au marié et h la mariée.
ELOGE DU MARIE
Viens t'asseoir, notre frère le roi,
Pour que nous te louions des pieds à la tête.
Nous dirons tes cheveux
Qui ressemblent à des fils d'or.
i. Saint Grégoire l'Illuminateur, l'apôtre du christianisme en
Arménie.
£ 2. En Arménie, on donne au nouveau marié le nom de « roi » et
à la nouvelle mariée celui de « reine ».
74 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Puis nous dirons ton visage
Qui ressemble au halo de la lune,
Puis nous dirons tes yeux.
Qui ressemblent à une brume enflammée.
Puis nous dirons tes dents
Qui ressemblent à une rangée de perles;
Puis nous dirons ta taille
Qui ressemble à un cyprès.
ÉLOGE DU MARIE1
Jeunes gens, jeunes gens, ô robustes jeunes gens,
Allons, sortez, garçons et filles,
Vêtus d'étoffes de soie verte et rouge,
Formez une ronde et dansez autour du roi.
Roi, que pouvons-nous comparer à toi?
Ta verte jeunesse peut seule t'être comparée.
Notre rosier qui s'épanouit,
Que ta jeunesse s'épanouisse comme lui.
Le jasmin des montagnes qui s'épanouit,
Que ta jeunesse s'épanouisse comme lui.
i. Dans les villages de la province de Vaspourakan, ce chant est
chanté, au moment où le marié s'habille pour aller à l'église, par des
jeunes hommes et des jeunes filles qui dansent, battent des tam-
bours et sèment des roses et de Peau de roses:
CHANTS DE MARIAGE 75
Roi, que puis-je comparer à toi ?
Que puis-je comparer à ta verte jeunesse ?
Le « sang-des-frères »*, qui s'épanouit,/,
Que ta jeunesse s'épanouisse comme lui.
Roi, que puis-je comparer à toi ?
Que puis-je comparer à ta verte jeunesse ?
La fleur de lys qui s'épanouit, I
Que ta jeunesse s'épanouisse comme elle.
La fleur du balsamier qui s'épanouit,
Que ta jeunesse s'épanouisse comme elle.
Tu te tiens la face tournée vers l'aurore,
Vêtu de vert et de rouge ;
Sois heureux avec ta reine ;
Que Dieu te conserve toujours le front pur.
Tu te tiens la face tournée vers les deux Varak 2,
Paré d'écarlate, de vert et de rouge;
Sois heureux avec ta reine,
Que Dieu te conserve toujours le front pur.
Tu te tiens la face tournée vers Sourp-Nichan,
Tu es comme un jardin plein d'oranges rouges.
i. Nom cl^une fleur d'Arménie.
2. Le marié se tourne vers tous les couvents qui se trouvent aux
alentours de Van.
76 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Jouis en paix de ta couronne;
Que Dieu te conserve toujours le front pur.
Tu te tiens la face tournée vers Anabat,
Tu es devenu plus rouge qu'une pomme rouge;
Jouis en paix de ta sainte couronne,
Que Dieu te conserve toujours le front pur.
Tu te tiens la face tournée vers Aghtamar,
Le visage plus joyeux que celui d'un ange.
Sois heureux avec ta r,eine,
Que Dieu te conserve toujours le front pur.
Van,
Mère du roi, viens donc voir *,
Viens voir qui nous t'amenons.
Nous t'amenons un cygne des lacs,
Nous t'apportons une langue longue de six mètres.
Mère du roi, viens donc voir,
Nous t'apportons un cellier plein d'amandes ;
Nous t'apportons un rosier tout en fleur;
Nous t'apportons des œillets et des lys.
i. On chante ce chant en revenant de l'église, au moment d'arri-
ver devant la maison du mariti, quand la mère du marié sort de
chez elle portant sur la tête un plateau plein de sucreries et de
pâtisseries, cl s'avance en dansant vers les mariés, accompagnée des
sœurs et des vierges, proches parentes du marié, qui conduisent
l'cponx et Pépouse à In chambre nuptiale.
CHANTS DE MARIAGE 77
Mère du roi, viens donc voir,
Nous t'amenons celle qui balaiera le plancher,
Nous t'amenons celle qui allumera l'âtre;
Nous t'amenons celle qui traira les vaches;
Nous t'amenons celle qui traira les brebis;
Nous t'amenons celle qui fera la lessive.
Mère du roi, viens donc voir,
Nous t'amenons celle qui te cognera sur la lête,
Nous t'amenons celle qui te disputera tout;
Nous t'amenons celle qui troublera ta maison.
Mère du roi, viens donc voir,
Nous t'amenons celle qui préparera ton lit,
Nous t'amenons celle qui fera ta cuisine ;
Nous t'amenons celle qui t'habillera.
Mère du roi, viens danser ;
Nous t'amenons une perdrix des montagnes,
Nous t'amenons une génisse des montagnes,
Nous t'amenons un couple de gazelles.
Venez saluer, hé ! venez saluer !
Longue vie au roi et à la reine!
Le roi monte sur le siège.
Le roi est l'agneau de Dieu.
Van .
VARIANTE
Mère du roi, viens donc voir,
Viens voir qui je t'amène.
Viens avec des sucreries et des pâtisseries.
78 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Viens avec la gourde d'eau-de-vie,
Viens avec tes amis.
Mère du roi, viens donc voir,
Viens avec des bougies allumées,
Viens avec tes amis,
Viens avec la marraine.
Mère du roi, viens donc voir,
Viens avec du henné à tes doigts,
Viens avec du khôl à tes yeux,
Viens avec des babouches à tes pieds.
Mère du roi, viens donc voir,
Allons! vite! viens, te dis-je!
Viens voir qui je t'amène.
— Je t'amène celle qui balaiera ta maison.
— Je t'amène celle qui te lavera la tète.
— Je t'amène celle qui fera ta lessive.
— Je t'amène celle qui aplatira ta pâte.
— Je t'amène celle qui secouera tes arbres.
— Je t'amène celle qui balaiera les feuilles desséchées.
— Je t'amène celle qui arrachera les broussailles.
— Je t'amène celle qui cueillera les fruits.
— Je t'amène celle qui peignera tes cheveux.
— Je t'amène celle qui raccommodera tes vêtements.
— Je t'amène celle qui rangera les souliers.
— Je t'amène celle qui traira les brebis.
/ — Je t'amène celle qui peignera la laine.
— Je t'amène celle qui filera au rouet.
— Je t'amène celle qui te cognera sur la tête.
On a paré notre roi ;
On l'a revêtu de beaux habits dorés;
On l'a fiancé selon la loi arménienne.
Que le Seigneur le protège !
Que saint Karapet bénisse sa jeunesse!
Que le bon Dieu le protège!
CHANTS DE MARIAGE 79
On a paré notre roi,
On Ta marié selon la loi arménienne ; .
Que le «ressusciteur des morts » * bénisse sa jeunesse,
Que le Seigneur le protège!
Notre roi porte la croix,
Il porte la croix sur son sein,
Il a à la tête le djigha 2 rouge, tout rou'ge,
Et rouge, toute rouge, brille sa jeunesse;
Sa couronne est rouge, le nœud en est vert,
Le manteau est rouge, sa jeunesse est verte;
Que le soleil de notre roi demeure toujours ardent;
Que Dieu le protège jusqu'à son dernier jour.
Sa ceinture est rouge, son manteau est rouge;
Ses souliers sont tissés de fils d'or, sa jeunesse est rouge.
Salut à la reine ! salut à la reine !
Longue vie à la reine! salut à tous !
Allons de la montagne amener la perdrix,
Pour qu'elle vienne cueillir les fruits verts de l'arbre,
Pour qu'elle s'agenouille devant le saint autel,
Et qu'avec sa bouche elle salue le roi.
i. Le « ressusciteur des morts » est le nom donné à un Évangile
inscrit sur du parchemin, les marges ornées d'enluminures, se
trouvant dans le village d'Avantz qui est le premier port du lac
de Van.
2. Le djigha est la parure enrichie de pierres précieuses, en
forme d'un grand peigne, que les mariés portaient jadis sur leur
front.
£0 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Allons de la montagne amener le psalmiste,
Pour qu'il vienne cueillir les fruits mûrs de l'arbre,
Que les fleurs épanouies sur les montagnes
Saluent notre roi.
Que la croix protège le roi,
Que la croix protège la reine.
Que tout le monde rentre chez soi,
Que le roi et la reine dorment d'un doux sommeil.
Van
ELOGE DES NOUVEAUX MARIES 4
Bonjour, ô belle, bonjour!
Que le bienfait de la bonne lumière tombe sur toi,
Que le soleil rayonne sur toi !
Belle, quelle mère t'a mise au monde ?
C'est cette mère aux yeux noirs qui t'a mise au monde,
C'est pour nous que ta mère t'a mise au monde,
C'est pour toi que nous sommes venus au monde.
O ma belle sans pareille,
Il n'est pas de belle comme toi.
i. Après la cérémonie du mariage, lorsque les mariés, revenant
de l'église, arrivent devant la maison du marié, les invités et les
musiciens chantent ce chant.
CHANTS DE MARIAGE 81
/
Belle, tu as mis des vêtements rouges;
Viens, marche sur le tapis ; $
Marche, et marche à pas menus,
En retroussant ta petite robe rouge.
0 ma belle, etc.
Au matin, le soleil se lève ;
Le marié salue sa mère ;
Sois le bienvenu, soleil ardent,
Qui t'es levé sur notre maison !
0 ma belle, etc.
Au matin, tombe la douce rosée ;
La mariée descend au jardin cueillir des roses ;
Elle s'asseoit et tamise du sucre,
Elle se couvre de la poussière du sucre.
0 ma belle, etc.
«
Au matin, au grand matin,
Je voudrais entrer au jardin cueillir la menthe;
Le cœur de la mariée est troublé,
Le cœur du marié est plein de fumée.
0 ma belle, etc.
La pluie miroite d'en haut,
Elle descend par la grande montagne ;
Le cheval du marié se cabre,
Le cœur de la mariée tressaille.
0 ma belle, etc.
82 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Nous avons maintenant deux perdrix au nid,
Leurs figures ruissellent de rougeur ;
Vous êtes le pilier d'or de notre maison ;
Vous avez ensoleillé notre maison.
O ma belle, etc.
Mère du roi, viens donc voir,
Viens, parais à ta porte :
Ton fils le roi est arrivé,
Il était parti un, il revient deux.
O ma belle, etc.
Eghine
CHANT QU'ON CHANTE
AU MOMENT DHABILLER LE MARIÉ
■
Par ces hautes montagnes un vif soleil s'est levé sur
nous,
Aux autres, il tombe par le toit, il entre chez nous
par la porte.
Venez tous, cousez le manteau du roi;
Prenez la lune pour doublure et le soleil pour étoffe ;
Mettez les grandes et petites étoiles en guise de bou-
tons à ses manches.
Eghine.
CHANTS DE MARIAGE 83
Les parentes du marié vont chez la mariée la revêtir des
vêtements qu'il lui offre, puis elles chantent y
Jeune fille, tu es vêtue toute en rouge;
Retrousse ta petite robe rouge,
Marche, et marche à pas menus,
Et fais-nous voir ta belle taille svelte.
Puis elles font asseoir la mariée au coin de la chambre et
elles chantent :
Tu t'es levée le matin, tu t'es lavé le visage;
Tu as mis du henné à tes cheveux de soie;
Laisse-nous prendre un baiser à tes joues charmantes ;
Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit.
Tu es une pierre précieuse, tu es un diafaiant blanc.
Quand tu te lèves le matin, le soleil resplendit;
Quand tu ouvres la bouche, il en coule du miel ;
Viens t'asseoir près de nous et cause gentiment.
Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit.
Tu es une pierre précieuse, tu es un diamant blanc.
Tu te lèves le matin quand soufflent les vents frais;
Le rossignol dresse sa tente tout près de la rose;
L'un cueille la rose, l'autre cueille les feuilles.
Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit.
Tu es une pierre précieuse, tu es un diamant blanc.
84 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Tu viens, tu passes, tu t'en vas, tu ne me salues pas;
Plus radieuse que la lune et le soleil du printemps ;
Et moi je te dis : Soleil, sois le bienvenu !
Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit.
Tu es une pierre précieuse, tu es un diamant blanc.
Jusqu'à quand, jusqu'à quand toutes ces coquetteries ?
Lave tes cheveux avec l'eau de l'Immortalité J.
Si je m'en vais, à qui feras-tu ces coquetteries ?
Cache tes boucles fines, tu brûles qui te voit.
Tu es une pierre précieuse, tu es un diamant blanc.
Puis, elles chantent le chant suivant :
0 toi, fille de riches parents,
Ton sein est un verger, tu es un dattier ;
C'est sur toi que poussent les dattes,
C'est sur tes branches que se pose le rossignol.
Ton arbre et tes branches sont en or,
Tes feuilles ressemblent à des roses;
Je voudrais posséder ton sein,
Cueillir des dattes sur tes branches.
Eghine.
i. Il existe une fontaine portant ce nom, aux bords de l'Eu-
phrate, près d'Éghine, en un endroit qui est un lieu de pèleri-,
nage.
CHANTS DE MARIAGE 83
CHANT QU'ON CHANTE
AU MOMENT OU LA MARIEE QUITTE LA MAISON PATERNELLE
LE CHŒUR.
Le vent du soir s'est levé,
Les notables se sont assemblés ;
Que je sois immolée pour ton âme qui s'exile!
On a desserré les cordons de la bourse,
On a séparé la fille de sa mère;
L'avalanche descend de Dilif,
Elle emporte notre petite lune ;
Les cloches du soir ont sonné,
On a passé son pied dans l'étrier,
La mère pleure en la voyant partir.
LA MARIÉE
Je ne veux pas partir, maman ! je ne veux pas partir !
On m'emmène de force ;
Toi, petite mère, souhaite qu'il me porte bonheur,
Le lait que tu m'as donné, qu'il me porte bonheur.
Toi, petit père, souhaite qu'il me porte bonheur,
Le pain que tu as gagné pour moi, qu'il me porte
bonheur.
Ne gémis pas, seuil de ma maison,
C'est à moi de gémir ;
Ne rampe pas, ô sol,
C'est à moi de ramper;
CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Ne t'agite pas, petit arbre,
C'est à moi de m'agiter;
Ne tombe pas, feuille,
C'est à moi de tomber ;
Ne brille pas, étoile,
C'est à moi de briller;
Ne te lève pas, lune,
C'est à moi de me lever;
Ne pleure pas, maman,
C'est à moi de pleurer.
Djavahk.
CHANT POUR BENIR LE MARIE
Sois heureux, ô roi, sois mille fois heureux,
Tu es une rose avec des feuilles vertes ;
Que Dieu bénisse ta jeunesse,
Par la puissance du ciel et de la terre.
Roi, sois heureux, mille fois heureux,
Tu es une rose avec dés feuilles vertes ; .
Que Dieu bénisse ta jeunesse,
Par la puissance de Jérusalem.
Roi, sois heureux, mille fois heureux,
Tu es une rose avec des feuilles vertes 'r
Que Dieu bénisse ta jeunesse,
Par la puissance d'Etchmiadzin. !
i. Siège pontifical de l'Église arménienne.
CHANTS DE MARIAGE
87
Roi, sois heureux, mille fois heureux,
Tu es une rose avec des feuilles vertes
Que Dieu bénisse ta jeunesse,
Par la puissance de saint Karapet.
IV
BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS
CHANT
QUE LA MÈRE CHANTE EN BAIGNANT LE NOUVEAU-NE
Que l'eau coule,
Qu'elle enveloppe ta petite chair !
Que le sommeil d'une foule de gens tombe sur toi !
Que les jeunes mariées restent éveillées,
Que leur sommeil aille au nouveau-né!
Allons ! allons ! qui te fera un reproche
De ce que tu dormes bien avant l'arrivée de la nuit?
Allons ! allons ! celui qui dira du mal de toi,
Que son père perde tous ses ânes,
Que l'âne aille s'asseoir sur ses plates-bandes.
Que l'âne trempe ses oreilles dans son lait caillé,
Que son père mange et ne lui donne rien.
Van.
9i CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
I
DANDANS j
Hop! hophmon enfant! hoppala!
Saute, mon enfant ! dandana !
Mange des gâteaux et grandis;
Augmente la vie de tes père et mère,
Prends ma vie et donne-moi un baiser,
Donne un salut à l'Illuminateur.
Petite main, petite main empourprée !
Le vent emporte ses cheveux fil par fil.
Viens, que je t'embrasse ! pour que le Scribe,
Ce chien boiteux de Scribe, ne t'emporte pas.
Qu'il emporte qui il voudra,
Mais qu'il n'emporte pas notre petit monsieur
II
A qui ressemblera-t-il?
A qui mon petit ressemblera-t-il ?
Qu'il ne ressemble pas à sa grand' mère décrépite.
Qu'il ressemble à son grand-père.
Chéri ! chéri!
i. Le « dandan » est un chant que la mère chante en balançant
son petit entre ses bras ou en le faisant sauter, pour l'amuser ou
pour le faire cesser de pleurer.
BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 93
A qui ressemblera-t-il ?
A qui mon petit ressemblera-t-il?
Qu'il ne ressemble pas à sa tante toquée,
Qu'il ressemble à son oncle robuste.
Chéri! chéri !
A qui ressemblera-t-il ? (
A qui mon petit ressemblera-t-il ?
Qu'il ressemble' au soleil et à la lune,
Qu'il ressemble à son père et à sa mère.
Chéri ! chéri !
A qui rèssemblera-t-il?
A qui mon petit ressemblera-t-il ?
Qu'il ne ressemble pas à la mer empourprée,
Qu'il ressemble à Dieu.
Chéri! chéri !
A qui ressemblera-t-il,
A qui mon petit ressemblera-t-il?
Qu'il ne ressemble pas au soleil et à la lune,
Qu'il ressemble à rilluminateur.
Chéri! chéri!
Que notre petit à sa ceinture
Attache Farc-en-ciel.
Qu'il ressemble, qu'il ressemble
Qu'il ressemble à saint Karnpet.
Chéri ! chéri !
94 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
La couronne d'or à la tête,
Les souliers d'or aux petons,
A qui ressemblera-t-il ?
Qu'il ressemble à la sainte Vierge.
Chéri ! chéri !
A qui ressemblera-t-il ?
A qui mon petit ressemblera-t-il?
A qui ressemblera-t-il ?
Que mon petit ressemble à moi !
Chéri ! chéri !
DANDAN POUR LE PETIT GARÇON
J'ai un garçon aux jolies boucles ;
Je lui amène une mariée avec son voile;
Le père vient au-devant de lui avec des cierges,
La mère vient au-devant de lui avec de l'encens;
Il est le trésor de sa mère, il est le trésor de son père,
Il est la couronne de sa femme.
Dandan ! dandan !
Dandan a mon Karapet !
Dandan ! dandan I
On vient appeler mon fils.
Attendez ! qu'il passe sa ceinture,
Qu'il pende son épée à son coté :
BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 95
Amenez le cheval pommelé de mon fils,
Apportez son bonnet rouge \.
Et le fouet aux fils d'or !
Fouettons ! qu'il s'envole !
Qu'il s'en aille jusqu'au couvent de saint Karapet!
Nov'Nakhf'tchévan .
DANDAN POUR LA PETITE FILLE
J'ai une petite fille à marier,
Je veux pour gendre un beau gaillard ;
J'ai une petite fille aux jolies boucles,
J'en ferai une mariée avec son voile,
Parmi des cierges verts,
Parmi des rubans dorés.
Ma petite fille remue les mains,
Ma petite fille saute, saute.
A qui la donner ? à qui ne pas la donner ?
Je vais la donner au fils du prince.
Je lui donnerai en dot dix voitures chargées de richesses,
Et si cela ne suffit, j'en donnerai encor.
Je donnerai une petite coiffe pour sa tête rondelette,
Je donnerai un peigne pour ses cheveux d'or,
Je donnerai une ceinture pour sa taille fine,
Je donnerai des souliers pour ses petits pieds,
Je donnerai tout ce que j'ai de la porte à la lucarne.
Nor-Nakhitchévan.
93 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
BERCEUSES
Je souhaite que tu vives avec tes père et mère,
Que tu te mettes à table avec un couple de frères;
Je souhaite que tu vives avec tes père et mère,
Et que ton petit cœur soit empli de soleil ;
Que ton petit cœur soit empli de soleil,
Et que notre maison soit remplie de pommes rouges;
Que ceux qui passent cueillent tes roses,
Que ceux qui reviennent cueillent tes pommes rouges,
Rose rouge aux larges feuilles,
Tu t'es épanouie au-dessus de ma chambre;
Autant qu'il est de feuilles au jardin,
Je te souhaite d'avoir autant de soleils.
Le rossignol, par amour pour la rose,
Ne peut dormir de toute la nuit,
Il ne peut dormir ni la nuit
Ni le jour jusqu'au soir.
Couche-toi et dors doucement,
Jusqu'à ce qu'arrive la lumière du matin,
Jusqu'à ce qu'arrive la bonne lumière ;
Alors mon rossignol se réveillera,
Mon rossignol se réveillera,
Les veux mi-ouverts et mi-clos.
BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS
%
Ton arbre est d'or et les branches tout en or,
Tes feuilles ressemblent à des roses,
Ton eau est comme du vin pur,
Ta beauté n'a nulle part sa pareille.
Tu es si beau dans ton petit lit!
Qui puis-je t'amener pour compagne de jeu ?
Je vais t'amener la lune
Et l'étoile du matin pour compagnes de jeu.
Ton petit sein est pareil à l'aurore ;
La rosée du matin brille dessus;
Rosée, va-t'en, évapore-toi,
Pour que le soleil tombe dessus.
Je chante la berceuse pour qu'en l'écoutant
Tu te couches et t'endormes doucement.
Endors-toi, mon enfant, et grandis,
Grandis et deviens un grand ;
Etends-toi et deviens un village ;
Au village où il n'est pas de grand,
Deviens le grand de ce village;
Deviens une grande foret,
Enfonçant tes racines tout au fond de la terre;
98 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Enfonce tes racines tout au fond de la terre,
Et que tes arbres jettent partout de l'ombre avec
leurs branches.
Dodo! dodo! les biches sont venues,
Elles sont venues, les biches, descendues des mon-
tagnes ;
Elles font apporté le doux sommeil,
Elles Font versé dans tes yeux grands comme des
mers;
Elles t'ont endormi avec le doux sommeil,
Elles t'ont rassasié avec le doux lait.
Dodo! dodo! Que le Seigneur te donne le sommeil!
Que la mère Marie t'accorde la paix,
Que la mère Marie accorde la paix,
Pour que tu te couches et t'endormes doucement.
De la mère Marie nous ferons ta mère,
Et de son fils unique, ton protecteur.
J'irai à l'église
Conjurer les saints de prier pour nous;
Du saint crucifix je ferai un frère,
Pour qu'il tienne toujours ses bras étendus sur nous.
Eghine.
BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 99
LA BERCEUSE DE L'ORPHELIN
Sahak sur la montagne,
Le père sous la pierre.
Les roseaux, ton berceau ;
La pierre recourbée, ta couverture.
Que le vent du sud te balance,
Que les étoiles mignonnes te chantent la berceuse,
Que la brebis sauvage t'allaite,
Pour que tu bourgeonnes et que tu fleurisses,
Pour que ta taille grandisse.
tDodo ! mon enfant ! dodo ! mon chéri !
Des lys sur ta face rose!
Dodo! mon petit! dodo! mon fils!
Que le vent chantant passe sur ton berceau.
Que la brebis sauvage t'allaite,
Que la lune te chante la berceuse,
Que le soleil te serve de nourrice!
Dodg! mon chéri, dodo!
Dodo ! mon petit ! dodo !
Van.
100 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
LE CHANT DE LA CHÈVRE
La chèvre alla jouer sur la glace.
Elle tomba et se cassa le pied;
Elle dit : « Glace, tu es donc très forte ? »
— Si j'étais très forte, dit la glace,
Le soleil ne m'aurait pas fondue,
Elle alla près du soleil et lui dit:
— Soleil, tu es donc très fort ?
— Si j'étais très fort, dit le soleil,
Le nuage ne m'aurait pas voilé.
— Nuage, dit-elle, tu es donc très fort ?
— Si j'étais très fort,
Le vent ne m'aurait pas dispersé.
— Vont, dit-il, tu es donc très fort?
— Si j'étais très fort,
Je n'aurais pu glisser par la fente du mur.
— Fente du mur, tu es donc, très forte ?
— Si j'étais très forte,
La souris n'aurait pas régné sur moi.
— Souris, dit-elle, tu es donc très forte ?
— Si j'étais très forte,
Le chat ne m'aurait pas saisie.
— Chat, dit-elle, tu es donc très fort?
Le chat dit, en secouant la queue :
— Je suis fort, je suis fort, je suis le chef des forts ;
BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 101
Je suis la fourrure des grands seigneurs,
Je suis la coiffure des nobles dames ;
L'été, par le village, l'hiver, près de I'âtre,
Je dors d'un doux sommeil ;
Si l'on fait pssst ! je m'envole,
Je vais m'asseoir au sommet de l'arbre.
Van,
LE CHANT DU MATIN
Il fait jour ! il fait jour !
Voici la bonne lumière !
Les moineaux sont sur l'arbre,
Les poules sur le perchoir.
Le sommeil des paresseux dure un an,
Travailleurs, levez-vous, mettez-vous à l'œuvre !
Les portes du Ciel sont ouvertes ;
Le siège d'or est posé,
Le Christ y est assis ;
L'Illuminateur se tient debout :
Il porte à la main la plume d'or,
Il inscrit les grands et les petits ;
Les damnés pleurent,
Les élus se réjouissent.
102 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
LE CHANT DU SOLEIL
Soleil, soleil, viens dehors !
Nous venons te féliciter.
Ta petite sœur, la lune,
Nous apporta un bol plein de raisins secs.
Le nuage est venu, il a tout assombri,
Nous ne voyons même plus nos raisins secs.
Fais-nous voir ta face, petit soleil !
Nous te donnerons une poignée de raisins secs.
Tiens ! nous avons trompé le soleil !
Nous l'avons fait sortir de dessous le nuage !
Nor-Nakhitchévan
CHANT DE LA PETITE FILLE
• POUR SON FRÈRE CHERI
J'ai fait du pilaff dans le pot,
Je l'ai donné aux poules à manger;
Le forgeron m'a donné un couteau,
Je Tai donné au berger.
Le berger m'a donné un agneau,
Je l'ai donné au bon Dieu.
Le bon Dieu m'a donné un frère.
BERCEUSES, CHANTS D'ENFANTS 403
Frère, frère, frère chéri,
Que je meure pour ta taille ! .
Que portes-tu sur ton âne ?
— De l'encens, du henné, de la soie.
— A qui les portes-tu? — Aux abeilles.
— Où sont les abeilles ?
— Sur les montagnes.
Elles peignent la laine des loups.
Elles font des chemises pour les veuves.
Van.
La mère est comme du pain chaud;
Qui en mange se sent rassasié.
Le père est comme du vin pur,
Qui en boit se sent enivré.
Le frère est comme le soleil
Qui éclaire les monts et les vaux.
Eghine,
V
CHANTS SATIRIQUES
ET BADINAGES
ELOGE DE LA MECHANTE VIEILLE
Viens ça, vieille ! je vais faire ton éloge :
Tu ressembles à un démon sorti du moulin;
Tu ressembles à un ange de bain;
Tu ressembles au derrière du diable.
Viens ça, vieille; je vais faire ton éloge;
Tu ressembles à une bûche de l'enfer;
Ton corps et tes vêtements sont usés:
Tu ressembles à un oiseau qui vient de muer.
Tu as passé une serviette autour de la tête ;
Tu as pris l'air d'une servante de bain.
Tu es comme un tambour, ton nez comme une trompette,
Tes yeux comme deux bassins de bain.
Les chairs sont parties de ton visage,
Il n'y reste plus que les os ;
Plus de dents dans ta bouche !
Tu ressembles à de l'argile tassée.
108 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Tu es assise et tu files au rouet,
Tu fais du fil mince et fort ;
Tu tues tes brus en les regardant d'un œil mauvais;
Tu es le Scribe et la Mort, tu es une femme-fléau.
Tu es assise au pied des murs,
Tu as les jambes plongées dans la mer;
Ahî si tu tombais dans la mer profonde,
Nous pourrions vivre à notre aise, ô méchante vieille.
Ton oreille est vieille, mais tu entends vite 5
Tu frottes tes doigts l'un contre l'autre :
Tu dis à tes fils des choses plus fausses que vraies,
Tu les pousses à nous battre, ô méchante vieille!
Tous les jours tu cherches querelle à tes brus;
Tu te bats comme un buffle cruel;
Qu'un feu ardent te brûle,
O méchante vieille toute desséchée.
Amenez, jeunes gens, un fossoyeur; creusons la terre,
Jetons dans la fosse la tête de la vieille.
Djavahk.
LE PETIT LABOUREUR
Le printemps est venu, les oiseaux arrivent,
Le soleil s'est chauffé, les eaux murmurent,
Le moment est venu de labourer et de semer.
CHANTS SATIRIQUES ET BADINAGES 109
J'ai attelé les grues en guise de premier couple,
J'ai attelé les oies en guise de second couple.
J'ai loué le moineau en guise de bouvier,
J'ai pris la perdrix en guise de porteur de vivres,
J'ai labouré mon champ et je l'ai semé,
Je l'ai semé, c'est fini.
Le moment est venu d'arroser le champ ;
De mes yeux j'ai fait des sources,
J'ai exprimé toutes mes larmes.
De mes bras j'ai fait des pelles,
J'ai arrosé, c'est fini.
Le moment est venu de récolter,
De mes mains j'ai fait des faucilles ;
J'ai récolté, c'est fini.
Le moment est venu de râteler;
De mes doigts j'ai fait un râteau,
J'ai râtelé, c'est fini.
Le moment est venu de mettre en gerbe ;
J'ai enroulé mes cheveux comme une corde,
D'une de mes mains j'ai fait un crochet,
J'ai réuni les gerbes et je les ai attachées,
Puis je les ai pilées, c'est fini.
Le moment est venu de transporter;
De mon dos j'ai fait un traîneau,
110 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
J'ai transporté et j'ai mis dans l'aire,
J'ai étalé, c'est fini.
Le moment est venu de battre le blé ;
J'ai attelé la cigogne pour écraser les grains,
J'ai fait monter sur elle la huppe,
Et j'ai crié : En avant! marche!
J'ai battu le blé, c'est fini.
Le moment est venu d'entasser les gerbes écrasées,
De mes doigts j'ai fait un van.
J'ai battu le blé, c'est fini.
Le moment est venu de vanner;
De ma bouche j'ai soufflé un vent,
J'ai vanné, c'est fini.
Le moment est venu de sceller *,
Je suis allé chercher un scelleur :
J'ai fait sceller mon tas, c'est fini.
Le moment est venu de mesurer;
Je suis allé chercher le percepteur de dîme,
De mon oreille j'ai fait un « chenik » 2.
J'ai mesuré, c'est fini.
i. Dès que le blé est rais en tas, le percepteur de la dîme
scelle les tas avec le tadj\ une planche gravée de certains signes,
pour que jusqu'au moment où la dîme sera prélevée, les tas
restent intacts.
2. Le chenik est une caisse qui sert à mesurer le blé; il en
contient approximativement soixante kilos.
CHANTS SATIRIQUES ET BADINAGES 111
Le moment est venu d'enlever;
De mes chaussettes j'ai fait des sacs,
J'ai rempli deux sacs à moitié ;
A mes oiseaux bouviers et laboureurs,
A chacun j'ai donné sa juste part ;
Le reste, je Pai enlevé,
Et je l'ai fait moudre pour ma maison.
CHANT DE MARIAGE
Ces grands tas d'herbes, dites, qui est-ce ?
Ces grands tas d'herbes, ce sont les notables du village.
Ces lions qui rugissent, dites, qui est-ce?
Ces lions qui rugissent, ce sont les vartabeds i.
Ces perdrix qui chantent, dites ! qui est-ce ?
Ces perdrix qui chantent, ce sont les curés.
Ces oiseaux qui gazouillent, dites ! qui est-ce ?
Ces moineaux qui pépient, ce sont les diacres.
Cette poutre épaisse qui se dresse au milieu, dites ! qui
est-ce?
Cette poutre épaisse qui se dresse au milieu, c'est le
père du roi.
i. Prêtre non marié qui correspond à peu près dans la hiérar-
chie aux archimandrites et aux archidiacres.
112 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Cette pelote de coton avec un trou au milieu, dites !
qui est-ce?
Cette pelote de coton avec un trou au milieu, c^est la
mère du roi.
Cette étoile brillante derrière eux, dites! qui est-ce ?
Cette étoile brillante, derrière eux, c'est la reine.
Ce balai derrière la porte, dites! qui est-ce?
Ce balai derrière la porte, ce sont les domestiques.
Ce chien qui arrive un sac à la bouche, dites ! qui est-ce ?
Ce chien qui arrive, un sac à la bouche, c'est le Kezir1
du village.
Ce rat qui arrive, tout couvert de farine, dites ! qui est-ce ?
Ce rat qui arrive, tout couvert de farine, c'est le
meunier.
LES PUCES
Aïe ! les puces! les terribles puces!
Les puces rouges à la noire cagoule!
La nuit, elles grimpent le long des jambes;
Le jour, elles se retirent sur les poutres.
Aïe! les puces! les terribles puces !
Les puces rouges à la noire cagoule !
i. Domestique du maire de village qui « crie » ses
t'ait exécuter; personnage traditionnellement mépris
ordres et les
méprisé.
CHANTS SATIRIQUES ET BADINAGES 113
Les puces sont venues, noires et jaunes,
Elles sont entrées dans tes moustaches, I,
Elles ont mis tes moustaches sens dessus dessous,
Elles t'ont rendu ridicule dans tout le village.
Aïe ! les puces ! les terribles puces !
Les puces muettes qui se faufilent partout!
Les puces sont venues par bandes,
Elles sont venues assaillir ma belle-mère,
Elles l'ont forcée à fuir la maison en pleine nuit,
Sans attendre l'arrivée du jour.
Aïe! les puces! les terribles puces!
Les puces muettes à la noire cagoule !
Les puces sont venues par bandes nombreuses ;
Elles tissent, sans se faire payer, une toile bariolée ;
Elles s'envolent, psst, d'un coin à l'autre,
Elles ne laissent pas tranquilles le marié et la mariée.
Aïe! les puces! les terribles puces!
Les puces rouges qui se faufilent partout!
Les puces sont venues, toutes maigres, toutes petites ;
Elles ressemblent aux percepteurs d'impôts.
Aïe ! les puces ! les terribles puces !
Les puces rouges à la noire cagoule !
Van.
m CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
DIALOGUE
Le mari dit à sa femme :
— Allons, vendons le four de notre cour,
Achetons avec la recette une paire de vaches.
La femme dit à son mari :
— Si tu vends le four de notre cour,
Si avec la recette tu achètes une paire de vaches,
De ma main je te trairai du lait,
Avec, dessus, un pouce de crème.
— Si de ta main tu me trais du lait,
Avec, dessus, un pouce de crème,
Je t'achèterai une jarre à la bouche recourbée,
Avec un couvercle grinçant par-dessus.
— Si tu achètes une jarre à la bouche recourbée
Avec un couvercle grinçant par-dessus,
Je te ferai du beurre tout plein une outre,
Pour que tu te reposes à son ombre.
— Si tu me fais du beurre tout plein une outre,
Pour que je me repose à son ombre,
Je t'achèterai du khôl
Avec le pinceau à manche d'argent.
— Si tu m'achètes du khôl
Avec le pinceau à manche d'argent,
Je me peindrai les yeux jusque dans les coins,
Je me tiendrai à la porte devant tout le monde.
— Si tu te peins les yeux jusque dans les coins,
Si tu te tiens à la porte devant tout le monde,
CHANTS SATIRIQUES ET BADINAGES 115
Je te rosserai avec un bâton de chêne,
Tu te mettras à crier et à pleurer. |
— Si tu me rosses avec un bâton de chêne,
Je me fâcherai, j'irai chez mon père.
— Si tu te fâches, si tu vas chez ton père,
Je deviendrai une cigogne ailée,
Je te forcerai à me suivre en claquetant,
Je te ramènerai chez nous.
— Si tu deviens une cigogne ailée,
Si tu me forces à te suivre en claquetant,
Je deviendrai un sarment chargé de grappillons,
Je me suspendrai au mur de mon père.
— Si tu deviens un sarment chargé de grappillons,
Si tu te suspends au mur de ton père,
Je deviendrai un couteau aigu,
Je te couperai sur le mur même.
— Si tu deviens un couteau aigu,
Si tu viens me couper sur le mur même,
Je deviendrai du vin de grenades,
J'irai me mettre dans des tonneaux.
— Si tu deviens du vin de grenades,
Si tu vas te mettre dans des tonneaux,
Je deviendrai une tasse peinte de fleurs,
J'irai te boire avec délices.
— Si tu deviens une tasse peinte de fleurs,
Si tu viens me boire avec délices,
Je deviendrai un fleuve débordé,
Je te ferai éclater le ventre. Van.
VI
CHANTS FUNÈBRES
LAMENTATION DE LA MERE
SUR SON ENFANT MOïlT AVANT l'aGE l
Je regarde et je pleure, moi, la mère de cet enfant!
Je dis : Malheur à moi!
Que deviendrai-je maintenant, misérable que je suis?
J'ai vu mort mon fils d'or?
La rose parfumée,
On Ta ravie de mon seiu; mon âme a défailli!
Ma belle colombe d'or,
On Ta fait envoler de mes bras ; mon cœur est brisé !
i. Les chants funèbres sont chantés par les parentes et les amies
du mort, et par des chanteurs populaires. La veille du jour où
l'on doit porter le corps à l'église, les parents, les voisins et les
amis du mort se réunissent dans la maison, apportant chacun une
lampe à trois ou à sept mèches qu'ils rangent, tout allumées^
autour du cercueil, et ils se mettent à psalmodier à tour de rôle
des chants funèbres, la mère, l'épouse, la sœur pour pleurer leui
bien-aimé, les parentes et les amies pour consoler ceux qui sont
en deuil ou pour faire l'éloge du mort. Aux Jours des Morts, (il y
en a cinq par an, le lendemain des fêtes de Noël, de Pâques, de
l'Assomption, de la Transfiguration et de l'Invention de la Croix),
les familles invitent un poète populaire à chanter au cimetière,
sur le tombeau, l'éloge de leur mort le plus récent.
120 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Ma gentille tourterelle doucement roucoulante,
Le faucon de la mort l'a frappée, et m'a blessée;
Ma petite alouette à la voix suave,
On Ta prise et emportée au ciel.
Mon grenadier verdoyant, tout couvert de fleurs,
La grêle l'a détruit sous mes yeux!
La pomme rougie sur mon arbre,
Le fruit parfumé parmi mes feuilles !
Mon bel amandier tout fleuri,
On l'a secoué et Ton m'a laissé sans fruit;
On l'a saisi et jeté par terre,
Et Ton a piétiné la terre où il gît.
Oh! que deviendrai-je, misérable que je suis!
Des tristesses nombreuses m'ont envahie;
Reçois du moins, mon Dieu, l'âme de mon enfant,
Et fais qu'elle repose dans le ciel lumineux.
CHANT DES PLEUREUSES
SUR UN JEUNE EMIGRE MORT EN PAYS ETRANGER
On est venu m'annoncer
Qu'un jeune homme est mort dans une vallée étrangère.
Il est mort et personne ne l'a su;
Son corps est resté trois jours dans le han i ;
Un marchand est venu pour une affaire,
i. Hôtel.
CHANTS FUNEBRES \<i\
II a ouvert la porte du han,
Il Ta ouverte et il est entré,
Il a trouvé mort le jeune homme, fils unique de sa mère.
Il en a avisé les portefaix,
Ils l'ont transporté au bord de la mer;
Ils ont pris de l'eau à la mer,
Et ils ont lavé le corps du jeune homme.
Ils ont détaché le bandeau de sa tête,
Ils en ont fait un linceul ;
Ils ont coupé un fil de ses cheveux,
Ils en ont cousu le linceul.
Des mères étrangères sont venues le voir,
Des sœurs étrangères sont venues le voir,
Elles sont venues et elles ont dit : Malheur à celle qui
l'a mis au monde,
A celle qui l'a mis nu monde et Ta allaité,
A celle qui Ta veillé du soir au matin!
Éghine.
* CHANT DES PLEUREUSES
SUR UN JEUNE MORT
Viens, nous t'enterrerons clans le jardin,
Et la terre que nous jetterons sur toi, nous la tamise-
rons à travers des mousselines ;
Nous sèmerons des fleurs sur ton tombeau,
Et nous l'entourerons d'une haie de roses rouges.
^
122 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
LAMENTATION DE LA MÈRE
SUR LA MORT DE SON FILS
Sur le cimetière la brume s'appesantit,
Mon enfant est couché là, il crie : « Pitié !
Pitié! maman! Pitié! Enlevez-moi d'ici!
Ou bien mettez des coussins à ma gauche et à ma droite. »
LAMENTATIONS
Tu étais un chapelet de perles, tu t'es défait, et tes
grains se sont éparpillés;
Petites sœurs, venez! ramassez tout, pour qu'il ne
s'en perde aucun.
Allons, montons sur la colline, moi l'appelant, toi le
cherchant.
Si nous ne le trouvons pas, nous trouverons sa
tombe, nous en baiserons la pierre.
Eghine.
LAMENTATION DE LA MERE
QUI A PERDU SON JEUNE FILS
Je n'irai plus au jardin sous le rosier.
Il est tombé, le diamant de ma bague.
Oh! qu'il est pénible de pleurer une mort prématurée!
CHANTS FUNÈBRES 12$
SUR LA MORT D'UN MALHEUREUX
Il est mort si lamentablement!
Les nuages sont descendus pour le pleurer;
Qui dormait s'est réveillé ;
Qui était éveillé, s'est senti défaillir de pitié.
Eghine.
LA BRU
SUR LA MORT DE SA BELLE-MÈRE
Petite mère, petit voile de mon visage !
N'enlève pas ton petit voile de mon visage!
Si tu enlèves ton voile de mon visage,
Ne démolis pas ta haie bordant mon mur;
Si tu démolis ta haie bordant mon mur,
J'en serai bien malheureuse!
Eghine.
SUR LA MORT DES ENFANTS
Comme les feuilles desséchées d'automne,
Vous êtes tombés par terre.
Oh! revenez-nous, revenez-nous
Avec les fleurs du printemps !
Eghine.
124 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
LE JEUNE HOMME MORT
A SA BIEN-AIMÉR
Je suis atteint d'un mal pénible;
Prends des fruits et viens me voir.
Pose les fruits au-dessus de ma tête,
Et ta main sur mon cœur.
Eghine.
LAMIÎNTAT10N PIEUSE
Si le malheur m'était venu des hommes,
J'aurais pleuré si fort que le monde entier m'aurait
entendu.
Mais le malheur m'est arrivé de Dieu :
Je pleurerai si bas que le seuil même de ma porte ne
pourra m'entendre.
Eghine.
SUR LA MORT DES JEUNES GENS
Le rossignol est descendu sur les jeunes fleurs du jardin,
Tantôt il module une lamentation, tantôt il gazouille
une chanson.
Il dit sa lamentation pour ceux qui sont morts jeunes,
Il chante sa chanson pour ceux qui sont heureux.
Eghine.
CHANTS FUNÈBRES 425
L'ÉPOUSE \
SUR LA MORT DE SON JEUNE ÉPOUX
Ni le jour ni la nuit il ne quitte mon esprit;
Je pose la tête sur l'oreiller : il m'apparaît en rêve.
Mais à le voir en rêve, ma soif ne s'assouvit pas.
Eghine.
SUR UN JEUNE EMIGRE
mort a l'étranger
Le jardinier s'est couché, le sommeil l'a saisi;
L'ennemi est venu, il a cueilli la rose.
Voici le courrier qui annonce la mauvaise nouvelle :
— « Ton fils bien-aimé est mort aujourd'hui;
Il est mort avant que son vœu soit accompli. »
Eghine.
SUR CELLE QUI A PERDU SON AIME
0 ma pauvre dame pitoyable,
Pourquoi pleures-tu si tristement?
Si tu pleures les roses qui s'en sont allées,
Le printemps prochain les ramènera;
Mais si tu pleures ton aimé qui s'en est allé,
Hélas! il est parti pour ne plus revenir!
Eghine,
126 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
SUR LA MORT D'UN HOMME VERTUEUX
Du sein de la sainte Vierge
Une perle précieuse est tombée.
Heureux qui la retrouvera!
Malheur à qui l'a perdue !
Eghine.
LA MORTE A SON EPOUX
Je vais me changer en un aigle,
J'irai me percher devant ta fenêtre ;
Je gémirai si fort
Que le sommeil te fuira pour toujours.
Tout autre peut dormir,
Mais toi et moi, désormais, nous ne pourrons plus
dormir.
Eghine.
L'ÉPOUX
SUR LA MORT DE SA JEUNE ÉPOUSE
Je voudrais me pencher et verser une rosée
| Sur ton beau sein blanc ;
Tu te réveillerais en sursaut :
— « Quelle est cette rosée qui tombe sur moi? »
Eghine.
CHANTS FUNEBRES 127
LES PLEUREUSES'
A LA MÈRE QUI A PERDU SON FILS
Il n'est pas mort, ton fils ! il n'est pas mort!
Il s'en est allé par le jardin.
Il a cueilli des roses, il les a mises à son front;
Il s'est endormi à leur doux parfum.
LA MERE A SON FILS MORT
0 ma petite perdrix chantante, .
Chante et montre-moi le nid où tu t'es caché,
LE FILS MORT
Mon nid est de pierre dure,
Et la main gauche du Scribe est là-dessus.
LAMENTATION
DE LA MÈRE QUI A PERDU SON FILS UNIQUE
Allez chercher du bois et des buissons,
Brûlez la mère qui a perdu son fils.
Brûlez, réduisez-la en cendres,
Et jetez ses cendres au vent.
Eghine.
128 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
SUR LA MORT D'UN VIEILLARD
Heureux, toi qui as eu cette mort-là !
Heureux, toi qui es mort ainsi !
Heureux, toi qui es parti paisible par ce calme chemin.
Éghine.
SUR LA MORT D'UNE VIERGE
Une rose poussa à Arapkir,
Elle alla voir la sainte lumière à Jérusalem.
Les démons la poursuivirent avec leurs griffes et la
saisirent.
Les monts retentirent, les arbustes pleurèrent.
On planta sur Horope une pierre grande comme sa taille,
On suspendit à l'arbre deux pommes rouges,
On acheta de l'encens et des cierges,
Et la veille de chaque dimanche,
On fume l'encens pour son âme.
CHANT FUNEBRE
CHANTÉ LE JOUR DES MORTS
Ne crois pas que je t'ai oublié.
Je ne t'ai pas oublié, il n'est pas possible de t'oublier.
Tu étais entré dans mon cœur,
Tu ne sortiras jamais de mes yeux.
Eghine.
CHANTS FUNÈBRES 129
SUR LA MORT I
DE CELUI QUI S'EST ETEINT AVANT DE VOIR REVENIR
SON FILS
Il est mort et nous a laissé ce testament :
— Enterrez-moi au milieu du chemin,
Plantez une pierre sur moi.
Lorsque mon fils reviendra,
Je vous ferai signe des yeux.
* Eghine.
LAMENTATION DE LA MERE
QUI A PERDU SON FILS
Je suis sortie cette nuit,
J'ai entendu une petite voix dolente,
Je me suis baissée et j'ai tendu l'oreille,
Elle ressemblait à la voix de mon fils :
- — Je ne peux plus résister, au fond de la terre,
Aux sifflements aigus des serpents noirs.
Les serpents appellent leurs petits :
« Voici de la chair fraîche et abondante,
Nous mangerons la chair des côtes,
Nous boirons l'eau de ses yeux de faucon. »
Cette nuit, jusqu'au point du jour,
J'ai crié: Viens à mon aide, ô couteau!
Eghine.
Î30 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
LAMENTATION DE LA SŒUR
SUR LA MORT DE SON FRÈRE
Le frère est l'artère du cœur de la sœur;
Il n'a qu'à dire une douce parole, et elle se sent heu-
reuse.
Viens, mon frère ! viens, eau de ma fontaine !
J'ai soif de toi, où t'en es-tu allé?
Tu m'as laissée dans l'ombre, fais jaillir une lumière.
Le mur de mon amour s'est écroulé, viens le recons-
truire.
EgJiine.
VII
PRIERES ET POÈMES
RELIGIEUX
PRIÈRE DU MATIN
L'aube a blanchi,
La croix est devenue visible;
Dieu est devenu doux.
Les portes du paradis se sont rouvertes,
Les portes de l'enfer se sont écroulées.
Mon âme est délivrée de ses chaînes,
Jésus a eu pitié de nous.
Djavahk.
PRIERE DU SOIR
Mère de Dieu, protège-moi !
Je tiens la croix entre mes bras.
Que le Malin n'entre pas chez moi à travers le mur;
J'ai sur les lèvres le saint sacrement;
8
134 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS ,
J'entre au sein de ma mère la tombe;
Endors-moi toi-même, réveille-moi toi-même,
Ramène ma pauvre âme à la lumière à travers la nuit
ténébreuse.
Djavahk.
PRIERE DU SOIR
EN ENTRANT AU LIT
Le feu s'est éteint,
Le Malin est chassé ;
Le Christ, la face voilée,
Entouré de ses anges,
Est descendu du ciel,
Il est entré dans les maisons chrétiennes.
— Seigneur, où vas-tu ?
— J'ai du feu ardent
Dans mon encensoir;
Chaque fil en est lumineux.
Je suis allé au berceau,
Je me hâte maintenant d'aller à la messe.
Djavahk.
PRIERES ET POEMES RELIGIEUX 13E>
PRIÈRE DU SOIR I
Je suis sorti cette nuit,
J'ai vu une lumière immaculée,
J'ai été saisi d'épouvante quand je l'ai vue,
Je me suis senti emmailloté dans les langes de la mort.
Le ciel est serein, empourpré ;
Marie, assise sur le saint autel,
Prie dans la sainte église.
Elle tient dans ses bras son fils flamboyant,
Elle intercède de bonne grâce pour nous,
Elle ne lui rappelle pas nos péchés pour le jour du
jugement.
Djavahk.
PRIERE DU SOIR
La bougie s'est consumée,
Le démon s'est évanoui ;
Saint Serge est arrivé à notre secours,
Sur son cheval blanc,
Avec sa tunique verte,
Avec son manteau lumineux.
— Petite lumière, petite lune, d'où viens-tu?
— J'ai traversé la mer du père Abraham.
— Tu es jaune, ton cheval est jaune;
Ta barbe a poussé, la couleur en est jaune.
136 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
La droite de Dieu et la croix sur mon oreiller!
Que le Père m'entende, que le fils m'entende!
Que le Saint-Esprit me réveille!
Ma tête sur l'oreiller,
Mon âme entre tes mains, o Sainte Vierge!
PRIERE DU SOIR
Seigneur, mes péchés sont plus nombreux que les
monts et les vallons,
Plus nombreux que les pierres et que les cheveux de ma
tête;
Ils sont comme une colonne du ciel, comme un nid de
démons;
Seigneur, sauve ma pauvre âme,
Ne m'abandonne pas !
r. Djavakk.
PRIERE DU SOIR
J'ai posé ma tête sur l'oreiller,
J'ai confié mon âme à l'ange gardien
Pour minuit,
Pour la pleine nuit,
Pour l'heure où chante le coq,
Pour l'heure qui précède l'aube,
PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 137
J'ai confié mon âme
Au roi des cieux;
Je suis entré dans la fosse de la mort.
Endormi, ou assoupi,
Je voudrais rendre mon âme entre tes bras, Mère de
Dieu !
Djavahk.
PRIERE DU SOIR
EN FERMANT LA PORTE
J'ai une maison en fer,
Les murs en acier pur;
Le Christ y est descendu;
Toutes les portes sont fermées.
L'anneau de la lucarne est solide.
Que celui qui viendra par la porte retourne sur ses pas !
Que celui qui viendra par le toit soit changé en pierre !
Djavahk.
PRIERE DU SOIR
Notre maison est toute en fer,
Les murs sont en acier;
La Sainte Vierge est à la porte,
Saint Grégoire est sur le toit.
S.
138 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Son manteau couvre le toit,
Sa crosse protège la porte.
Celui qui s'approchera de la porte, qu'il soit changé
en pierre ;
Celui qui marchera sur le toit, qu'il soit changé en ferl
Djavahk.
PRIERE DU SOIR
Mère de Dieu, tu nous donnes une ceinture.
Pour l'amour de ton fils unique,
Prends et anéantis tout ce que je sais.
Donne-moi tout ce que tu sais.
Mère de Dieu, qui as la lune pour ceinture,
Toi qui es une mer de feu,
Conduis-moi vers la porte du Paradis,
Fais que mon âme y repose,
Eclaire-moi avec ton esprit radieux,
Délivre-moi de mes mauvais péchés.
Les portes du Paradis se sont ouvertes
Les élus poussent des cris de joie,
Les damnés tombent à genoux et pleurent;
Je n'ai pas de provisions à emporter avec moi;
Pour traverser le cheveu-pont *,
i. Suivant une vieille croyance arménienne, un pont formé d'un
seul cheveu est jeté entre le paradis et l'enfer, au-dessus du
PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX lc9
Pour répondre aux questions du Christ,
Et il n'y a plus moyen de revenir.
Mère du Seigneur, mère de Dieu,
Accorde-moi une ceinture de lumière,
Je donnerai ma vie pour toi !
Accorde-moi la force,
Conduis-moi au paradis.
La chandelle tombe et s'éteint,
Le diable et les démons se dispersent,
Le Christ étend son ombre sur nous.
Au nom de Moïse l'inextinguible,
Au nom du Christ éternel,
La lettre sur la lettre,
L'EYangile sur mon cœur,
Flambeau, flambeau de vérité,
Prophète Elie !
Que j'ouvre la porte de bronze,
Que j'entre au paradis de délices,
Que je cuçille des fleurs impérissables,
Que j'en fasse un bouquet et que je le pose sous ma tête 1
Que je m'endorme d'un sommeil paisible,
Et qu'en me réveillant mes rêves me soient propices !
Que Dieu accomplisse tout ce que je lui demande !
fleuve de feu qui se jette dans l'enfer; les coupables, chargés de
péchés, ne peuvent traverser ce pont et tombent dans le fleuve de
feu qui les emporte dans l'enfer; les justes le traversent et vont au
paradis.
140 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
J'arrive de notre ville, hors d'haleine,
Je me rends en une ville excellente ;
J'ai du feu ardent,
J'ai un encensoir lumineux.
Jésus, forteresse, le Christ, murailles,
Nous abritent dans leurs enceintes.
Que le Père ferme, que le Fils ouvre,
Que la clef du Christ soit sur la porte.
Le lait sacré de la Vierge,
Le sang précieux du Christ,
Ont effacé nos péchés.
PRIERE
Mon pauvre bateau sur la mer,
Penche, à demi naufragé.
O mon Dieu, aie pitié de moi,
Délivre des flots mon pauvre bateau
Djavahk.
Eghine.
PRIERE A LA SAINTE VIERGE
Marie, notre mère, mère de la lumière,
Temple du Verbe-Dieu !
Donne-moi la vie et le pardon,
PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 141
Fais que je possède la lumière e la croix.
Fais-moi oublier tout ce que je sais,
Apprends-moi ce que tu sais.
Aide-moi à dépasser la porte de l'Enfer,
Montre-moi la porte du Paradis.
0 Séraphins, ô Chérubins,
Qui jouissez du Paradis, notre demeure,
Ouvrez-moi la porte. y
Seigneur, accueille ma pauvre âme.
Egfiine.
PRIERE
POUR LES FEMMES'EN COUCHES
Il vient une odeur de pain frais.
Allez voir qui arrive ?
— Trois hommes montés sur des chevaux blancs,
Tous les trois vêtus de manteaux verts,
L'un est Jésus, l'autre est le Christ,
L'autre est un enfant, saint Cyriaque.
Ils viennent de la montagne, ils descendent dans la
vallée,
Pour aller au-devant de l'ange.
— Seigneur, où vas-tu avec ton escorte?
— Je vais chez la malade,
Dans la maison de la femme en couches;
142 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Je vais mettre une chaîne sur le mur,
Je vais mettre une clef sur l'oreiller,
Pour que son cœur ne s'éteigne pas dans son sein,
Pour que sa langue ne soit pas enchaînée dans sa
bouche.
Djavahk.
PRIERE POUR ENTRAVER LES LOUPS
Avec huit doigts et deux pouces,
Avec la crinière du cheval de saint Serge,
Avec le bâton du seigneur Moïse,
Avec la lance aiguë de saint Georges,
Avec la foi lumineuse de saint Grégoire,
Avec le doux lait de la sainte Vierge,
Saisissez-le, liez-le !
Obscurcissez ses yeux dans son visage,
Clouez sa langue dans sa gueula,
Emoussez ses griffes pointues,
Aveuglez ses yeux e& plein jour!
Au nom de Jésus-Clmst, que nos peines
Tombent sur la bête malfaisante !
Djavahk.
PRIERE CONTRE LE MAUVAIS ŒIL
Le bœuf noir sur la noire montagne,
Les noires courroies du joug sur l'épaule,
PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 143
Le corps attaché par sept cordes:
Mauvais œil, mauvaise épine,
Mauvais dessein, mauvais conseil !
Je suis ton serviteur, divine Providence,
Que l'œil s'obscurcisse, que la vie s'éteigne
De celui dont le mauvais œil poursuivra ton serviteur.
Le mauvais œil, la mauvaise épine,
Le mauvais dessein, le mauvais conseil
Ont renversé la noire montagne,
Ont trait du lait dans le seau noir;
Qui a vu s'est étonné,
Qui a goûté, a crevé.
Sur le crâne du serpent noir,
Mauvais œil, mauvaise épine,
Mauvais dessein, mauvais conseil!
Par Je temple de Salomon,
Par le bâton du prophète David,
Par la parole d'Aaron,
Par la clef de Jonas,
Mauvais œil, mauvaise épine,
Mauvais dessein, mauvais conseil!
Je vais chasser le Malin par la porte,
Qu'il sorte par le toit ;
Je vais le chasser par le toit,
Qu'il sorte par la porte !
Mauvais œil, mauvaise épine,
Mauvais dessein, mauvais conseil.
144 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Mauvaise heure, où vas-tu?
— Vers la pâte sans signe de croix,
Vers le berceau découvert,
Vers la lucarne ouverte,
Vers l'épaule du bon bœuf,
Vers l'épaule du bon buffle,
Vers la crinière du bon cheval,
Vers le troupeau des bons moutons,
Vers l'orge du bon champ,
Vers tout ce qui est bon.
Djavahfc.
PRIERE CONTRE LE MAUVAIS ŒIL
Il y avait un arbre dans un abîme,
Il y avait un serpent noir sur cet arbre;
Nous l'avons descendu sans nous servir de nos mains,
Nous l'avons égorgé sans couteau,
Nous l'avons cuit sans feu.
Qui en mange, crève ;
Qui n'en mange pas, éclate.
Eghine.
PRIÈRE CONTRE LES VOLEURS
Saint Serge, viens passer la nuit dans notre maison;
Ferme la porte avec ton épée,
EGLISE DU COUVE.NT DE SAINT KAtlAPET A MOUSti
(Gravare extraite de 'Arménia, de M. H. F. B. Lynch.)
PRIERES ET POEMES RELIGIEUX 147
Couvre la lucarne avec ton manteau;
Celui qui s'approchera de la porte, qu'il soit paralysé,
Celui qui montera sur le toit, qu'il tombe évanoui.
. Eghine.
PRIERE CONTRE LES VOLEURS
ET LES SCORPIONS
Notre père rilluminateur se tient près de moi,
Il me couvre de son manteau,
Il ferme ma porte avec sa crosse;
Il monte la garde, il protège,
Il paralyse et fait évanouir.
' Eghine.
PRIERE A SAINT SERGE
Saint-Serge, forte muraille !
J'ai à mon bras la croix forte.
On sent une odeur de pain frais ;
Allez voir qui arrive ?
Il arrive trois hommes montés sur des chevaux blancs;
L'un est Jésus, l'autre est le Christ,
L'autre la Sainte-Vierge de Kendanantz i ;
I. Village au sud de la ville de Van.^
148 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
— Où allez-vous ?
— Nous montons sur les montagnes, nous errons par
les vallées,
Avec une escorte de cinq mille anges ;
Nous allons frapper à la porte du malade,,
A la lucarne du fiévreux.
Nous attacherons une chaîne le long des murs,
Nous mettrons une clef sur l'oreiller,
Pour que son cœur ne soit pas effrayé dans son sein,
Jusqu'à l'arrivée du jour du jugement.
Van.
PRIERE A SAINT SERGE
Je tombe à tes pieds;
Quel est ton nom ? — Saint Serge.
— - Et le nom de ton fils ?
— Saint Karapet.
— Je frapperai à toutes les portes
Pour que tu viennes à mon aide,
Sur le dos de ton cheval,
De ton cheval robuste,
Par-dessus la mer immaculée.
Beaucoup d'hommes sont en captivité;
Cours à leur aide ;
Tire ton épée, sauve-les!
Djavahk
PRIERES ET POÈMES RELIGIEUX 149
LOUANGE DE SAINT KARA^ET l
On te loue, saint Karapet ;
Tu es le souverain de la plaine de Moush;
Tu fus le parrain du Christ ;
Tu es le chef de tous les saints.
Tu as prophétisé dès l'âge de six mois;
Tu as précédé le fils de Dieu;
Tu as ouvert aux impies la voie du salut,
Aux pécheurs tu as accordé l'expiation.
Les pèlerins du désert,
Les pécheurs ont afflué vers toi;
Tu as donné à tous une réponse.
Tu étais l'ami des publicains.
Dans le Jourdain au cours sinueux
Se jetaient beaucoup de pécheurs;
Les péchés des pécheurs,
Tu les lavais avec l'eau du fleuve.
i. Saint Karapet (Jean-Baptiste) est considéré en Arménie comme
le plus puissant des saints. Son siège est à Moush, où se trouvent
ses reliques dans l'église qui porte son nom, et qui est un des
principaux lieux de pèlerinage des Arméniens. Il est défendu aux
femmes de pénétrer dans l'enceinte où se trouve le tombeau du
saint, parce que ce sont des femmes, Hérodiade et Salomé, qui ont
fait décapiter Jean-Baptiste. Les jeunes filles donnent une aiguille
à leurs amis qui vont embrasser la tombe du saint, en les priant de
la frotter contre le tombeau, pour qu'elles puissent, grâce à cette
aiguille sanctifiée, produire des merveilles de broderie. Les jeunes
filles ne peuvent aller embrasser la tombe qu'en faisant vœu de
ne jamais se marier. Celles qui ont fait ce vœu sont admises à
chanter pendant la messe avec le chœur.
150 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Tu es la tourterelle du désert,
Tu es le premier des anachorètes,
Tu es le patron de notre pays,
Saint Karapet, qui exauces les vœux.
Les grands et les humbles viennent à ta porte,
Des pèlerins par milliers.
Tes faveurs valent plus que le musc et l'ambre,
Saint Karapet, qui accordes les faveurs.
Tu es entouré de villes et de villages ;
Nous ne te louerons jamais trop;
Tu es le rossignol de la montagne du paradis,
Tu es la grande gloire de la ville de Moush.
Tu possèdes des mulets par caravanes nombreuses,
Des vaches et des brebis par milliers;
Tu accomplis les vœux des achoughs,
Saint Karapet, qui exauces les vœux.
Mous h.
A SAINT KARAPET
Tu es le soleil, tu es la lune,
Tu fus le parrain de la Vierge Marie,
Tu restas trente ans dans la caverne,
Tu as ouvert la langue enchaînée de ton père,
PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX loi
Tu as construit un couvent dans les montagnes de
Moush.
Tu as dressé des dômes colorés,
De jolis dômes polygonaux ;
Le vizir même et le pacha te viennent en pèlerinage.
Tu es toi-même vizir et pacha;
Tu es le premier de tous les saints ;
D'où qu'on appelle, tu entends.
On a mis saint Karapet debout,
On a allumé des cierges de cire,
On a allumé des lampes d'or,
On Ta revêtu de vêtements lumineux,
On lui a mis dans la main des cierges verts.
Moush.
PRIERE
DES VIEILLES FEMMES A LA LUNE
Jeune, jeune, rajeuni,
Roi vert et rouge,
Tu es parti vieux, tu reviens enfant.
Quelle nouvelle apportes-tu du bout du monde?
— Au monde, bonheur et paix,
Aux rois la concorde,
152 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Pour la mort, le renchérissement,
Pour le pain, le bon marché,
Aux braves gens, longue vie,
A mon âme, le paradis.
Bonlanek.
PRIERE
Le Seigneur arriva, monté sur le nuage;
De quatre côtés le monde trembla;
Il vint s'asseoir sur son siège de gloire,
Il appela les anges;
Arriva Paul, arriva Pierre.
Celui qui dira cette prière par trois fois,
S'il tombe au feu, ne sera pas brûlé,
S'il est frappé par l'épée, ne sera pas blessé;
Ses yeux ne verront jamais l'enfer,
Il méritera le paradis.
Boulanek.
LE DERNIER JUGEMENT
La porte est ouverte,
Le siège d'or est posé,
Le Christ y est assis,
Il tient à la main la plume d'or,
PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 153
Il accorde aux élus
La gloire et l'honneur de la droite,
La clef de la porte du paradis,
Pour qu'ils aillent s'y réjouir,
Qu'ils glorifient le bon Dieu
Et qu'ils jouissent de l'infinie béatitude;
Aux pécheurs, les tortures,
Les pleurs amers et les remords;
Le feu de l'enfer
Consumera leur âme.
Van.
MALHEUR AU PECHEUR
Du côté de l'Orient, le Seigneur arrive pour le Jugement ;
Il s'assied majestueusement sur son siège et prononce
l'arrêt*
Ainsi que nous l'a dit le Saint Evangile,
Heureux le juste, malheur au pécheur!
Nos mères nous ont mis au monde pour mourir;
La vie est un pont jeté sur ce monde mensonger;
Que la Sainte Vierge intercède pour nous ;
Heureux le juste, malheur au pécheur!
Les gloires de ce monde ne sont pas éternelles ;
Prends soin toi-même de ton âme, nous ne sommes
rien par le corps;
Un beau jour Gabriel sonnera sa trompette;
Heureux le juste, malheur au pécheur !
■ ■ • , s 9.
154 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
L'ange Gabriel arrive tout en feu,
Il vient construire le cheveu-pont;
Les élus se réjouissent, ils courent au paradis ;
Heureux le juste, malheur au pécheur.
Les hommes sont attirés par les biens de ce monde;
Ils se sentent satisfaits avec cinq mètres de châle;
Mais un beau jour ils seront jugés dans l'aire d'Ornav * ;
Heureux le juste, malheur au pécheur!
Korkh (Village près d'Akhalkhalakj.
L'AME ET LE CORPS
L'âme et le corps, qui sont frères,
Devinrent ennemis l'un de l'autre.
L'ârne et le corps se disputèrent;
L'âme, fâchée, voulut s'en aller.
Le corps, en pleurant, se jeta à ses pieds.
Il lui dit : Où vas-tu, ô mon frère aîné?
Je viens seulement d'arriver en ce monde.
Viens, construisons un grand palais,
i. Selon la tradition, l'aire d'Ornav se trouve près de Jérusalem,
et c'est là qu'aura lieu le jugement dernier.
PRIERES ET POÈMES RELIGIEUX 155
Préparons une chambre richement ornée,
Entrons-y et faisons fêle; , v
Nous devons mourir un jour ou l'autre,
L'âme lui dit : Corps ignorant,
Prête l'oreille à mon conseil :
Au jour du jugement dernier
On doit nous jeter au feu de la géhenne.
A quoi me sert donc ce monde vain et mensonger?
L'ange est venu, apportant le firman de ma mort.
Il arrache à mes mains le monde et la vie.
A quoi me sert ce monde vain et mensonger?
L'ange s'est assis sur ma tête,
Il m'a fermé la bouche, il m'a saisi la langue,
Il m'a ravi la lumière des yeux;
A quoi me servent mon père et ma mère?
Tous les voisins se sont assemblés ;
L'ange Gabriel m'a paralysé la langue,
Il m'a détachée de ce monde,
A quoi me servent mon père et ma mère ?
Sitôt sortie du sein de ma mère, j'ai aimé le monde,
J'ai acheté lourd, j'ai vendu léger;
J'ai excité la colère de Dieu contre moi.
Malheur à une pécheresse telle que moi î
A quoi me sert ce monde vain et mensonger?
156 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Écoutez, je vais dire les choses de ce monde :
Ne désirez pas les choses de ce monde;
Priez nuit et jour,
Pensez toujours à votre pauvre âme,
Pour que vous ne soyez pas confondus au jugement
dernier.
A quoi me sert ce monde vain et mensonger?
Notre Seigneur s'est assis sur le sombre nuage, .
Il ordonne à Fange Gabriel :
« Faites sonner toutes les trompettes,
Que chaque âme aille monter sur son corps. »
Chaque âme se hâte de monter sur son corps;
Celles qui ont péché ont une main sur la poitrine,
l'autre sur la face;
Elles disent : « Lève-toi, corps abject,
De l'endroit où tu gis; tu n'as jamais donné au pauvre
un morceau de pain ;
Tu m'as noircie par tes péchés ;
Viens au moins à mon secours en ce jour du jugement. »
Les âmes qui furent justes
Rejoignent leur corps avec joie;
Elles disent : « Lève-toi, corps, mon frère,
Tu as fait souvent l'aumône aux pauvres,
Tu m'as conservée pure au monde,
Allons nous présenter au tribunal de Dieu,
Où l'on pèse les péchés et les récompenses. »
PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX 157
Tous se rendent devant le tribunal du Dieu créateur.
Les justes s'agenouillent, Dieu les remet *
Aux mains des apôtres Pierre et Paul.
Les pécheurs, Dieu leur dit : « Allez dans le feu éternel ;
Je ne reconnais personne parmi vous. »
Alors ils invoquent la Sainte Mère de Dieu :
« Ne laisse pas périr les âmes que tu créas! »
Grandes sont les souffrances des pécheurs.
Van-Moush.
VIII
CHANTS HISTORIQUES
CONTES
COMPLAINTE DE LEON *
Je pleure mon Léon
Qui tomba captif aux mains des musulmans ;
Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge !
Q ue la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !
Le Sultan vient sur la place,
Il joue avec son globe d'or;
Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge !
Que la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !
Il joue et passe le globe à Léon :
« Prends, joue, et passe-le à ton père. »
Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge!
Que la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !
i. Héthoum Ier, roi de la Petite Arménie, s'étant rendu auprès
du khan Mango, empereur des Tartares, pour demander son
assistance contre les Mameluks, Funduktar, le sultan d'Egypte,
Vint attaquer en Pan J268 le royaume arménien. Thoros et Léon,
les deux fils de Héthoum, défendirent leur pays contre l'agresseur,
mais Thoros fut tué dans le combat, et Léon tomba entre les mains
des Mamclucks qui le menèrent en Egypte. Il y resta jusqu'au
jour où son père, rentré en Aménie, courut au secours de son fils
et réussit à le délivrer.
162 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
« Léon, si tu te convertis à l'Islam,
Mon père et moi nous serons tes esclaves. »
Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge!
Q't3 la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !
Léon, assis dans la forteresse,
Le mouchoir aux yeux, pleurait.
— Caravane qui t'en vas vers Sis *,
Porte de mes nouvelles à mon père.
Lorsque le père l'apprit,
Il mit en campagne de nombreux cavaliers,
Il marcha contre le Sultan,
Il fît couler des fleuves de sang.
Il reprit son fils Léon,
Il accomplit le vœu de son cœur.
Ma lumineuse, lumineuse et sainte Vierge!
Que la Sainte Croix vienne en aide à Léon et à nous tous !
COMPLAINTE DES ARMENIENS DE
DJULFA2
Malheur à vous, pauvres Arméniens !
Sans avoir commis aucune faute, et sans aucune raison,
vous avez été dispersés ;
i. Sis était la capitale du royaume de la Petite Arménie.
2. Ce chant a été composé à la suite de la destruction, par
Ghahabbas Ier, de la ville de Djulfa.
CHANTS HISTORIQUES, CONTES (63
Vous allez en captivité à Khorassan,
Affamés, assoiffés, nus et misérables.
Vous avez jusqu'ici subi cent mille maux,
Mais vous n'aviez jamais quitté votre doux pays;
Maintenant vous abandonnez les tombeaux de vos pères,
Vous laissez à des étrangers vos maisons et vos églises.
Ces plaines délicieuses, cette grande ville,
Ces eaux douces, ces villages opulents,
A qui les laissez-vous, puisque vous partez?
Est-il bien possible que vous les oubliiez?
J'ai peur qu'ils ne s'effacent de votre mémoire;
Ne les oubliez jamais, tant que vous serez en vie!
Raconte?: au moins à vos fils et à vos petits-fils
Gomment vous avez été chassés de votre patrie en
ruines.
Le nom du mont Massis, de l'arche de Noé,
De îi plaine de TArarat, du saint Etchmiadzin,
De la caverne profonde \ de la Sainte Lance de
Moughni,
Qu'ils ne l'oublient jamais jusqu au jour du jugement.
Il eût mieux valu que mes yeux fussent aveuglés, que
mon cou fût cassé,
i. La caverne profonde est l'endroit où, selon la légende, le roi
Tiridate enferma Grégoire l'Illuminateur.
464 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Pour que je ne t'eusse pas vue dans cet état, pauvre
Arménie!
Il eût mieux valu que je fusse mort,
Plutôt que d'être vivant et de te voir telle!
NAREKATSl !
LÉGENDE
Narékatsi portait un pain;
Les laboureurs l'envoyèrent chercher de l'eau,
Ils mangèrent le pain,
Ilsmirentàsaplace,dansla serviette, de la bouse séchée :
Ils voulaient éprouver Narékatsi.
Narékatsi revint, appela les laboureurs :
« Venez manger avec moi. »
Les laboureurs lui dirent : « Toi, commence à m; nger,
i. Grigor Narékatsi, ou Grégoire de Narek, le plus grand des
mystiques arméniens, a vécu vers la fin du xe siècle, au couvent
de Narek, à Van. Il a laissé un commentaire du Cantique des
Cantiques, des poèmes religieux, une Louange de la Sainte- Vierge et
le Livre des Lamentations, une suite de prières qui est an chef-
d'œuvre de sensibilité suraiguë et de lyrisme puissant; ce recueil
de prières est considéré par le peuple arménien comme un livre
sacré, dont certaines pages peuvent guérir des maladies, chasser
les démons, éloigner les serpents et les fauves. L'imagination
populaire a auréolé la figure de Narékatsi d'une série de miracles
qu'il aurait accomplis et dont quelques-uns sont rapportés dans
ce chant.
CHANTS HISTORIQUES, CONTES 165
Nous reviendrons à l'instant. »
Narékatsi ouvrit la serviette
Et la vit remplie de bouse séchée ;
Il se mit à genoux par terre,
Fit le signe de la croix sur la'serviette ;
Les laboureurs, au retour,
Virent la bouse changée en pain,
Ils en furent fort émerveillés.
Narékatsi se rendit au défilé de Gharzid,
Il vit que le berger était mort,
Et les brebis restaient abandonnées.
Il y exerça sept ans la fonction de berger,
Il reçut son salaire et entretint des orphelins, —
Narékatsi, protecteur des orphelins !
Il faisait paître ensemble les agneaux et les loups.
Ceux qui le voyaient en étaient tout émerveillés.
Narékatsi s'en alla au pays de Moush,
Il entra chez quelqu'un comme domestique.
C'était un débiteur sans ressources;
Il battit le blé dans son aire.
Ses créanciers vinrent en bande et s'y rassemblèrent;
Il quitta l'aire, rentra chez lui et se mit à pleurer.
Narékatsi dit aux créanciers :
— Voulez-vous prendre du blé à la place de votre argent ?
Ils dirent: Si tu nous donnes du blé, nous serons très
contents.
466 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Narékatsi se mit à genoux par terre,
Fit le signe de la croix sur le tas de blé,
Il donna du blé à la place de l'argent,
Les créanciers furent satisfaits et partirent.
Narékatsi appela son maître:
— Maître, où est le puits ? nous allons y entasser le blé.
Le maître dit : « Va-t-en ! es-tu donc venu verser de la
moutarde sur mon cœur ? »
Narékatsi dit: «Viens donc voir, ils sont tous partis
satisfaits. »
La femme sortit et vit que le tas était le même qu'avant.
Elle cria à son homme: « Viens, portons le blé che/,
nous. »
Il vint et ils portèrent le blé,
Ils en comblèrent le puits,
Et ils emplirent la maison de grain.
Narékatsi, libérateur des débiteurs !
Narékatsi a étonné le monde entier.
Il quitta cette maison, il vint en un village,
Il vit un nouveau marié mort sur son siège ;
Le père, la mère pleuraient leur agneau;
Narékatsi se mit à genoux par terre,
Il fit une prière au créateur :
Le marié ressuscita sur son siège,
Le père, la mère en furent réjouis.
Narékatsi quitta ce village et rentra à Narek, —
Narékatsi, ressusciteur des morts !
CHANTS HISTORIQUES, CONTES 167
Les vartabeds de Sis apprirent ces choses et en furent
étonnés,
Ils invitèrent Narékatsi et voulurent l'éprouver.
Ils remplirent d'eau un petit panier,
Ils l'envoyèrent en cadeau à Narékatsi.
Narékatsi égorgea deux pigeons,
Il appela les vartabeds :
— Venez manger avec moi.
— Mais, que fais-tu donc ? .
— J'avais oublié qu'il est aujourd'hui vendredi.
Donnez donc à ces pigeons l'ordre de s'en aller.
— Nous n'avons pas cette puissance.
C'est toiKjui les as égorgés, donne-leur toi-même l'ordre
de s'en aller.
Narékatsi se mit à genoux par terre,
Fit le signe de la croix sur les pigeons;
Ils prirent le vol et s'en allèrent ;
Les vartabeds le virent et furent émerveillés.
Narékatsi remplit d'eau le panier,
Mit du feu sur l'eau,
Mit du coton sur le feu ;
Il dit : — Prenez cela et portez-le, comme cadeau, à votre
supérieur.
Ils le prirent et s'en allèrent;
Le supérieur s'aperçut
Que l'eau n'avait pas éteint le feu,
168 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Et que le feu n'avait pas brûlé le coton.
Il en fut grandement émerveillé.
— Saint Narékatsi, faiseur de miracles!
Mogk.
LA CROIX DE KAROSS
CONTE
Ce soir de samedi à dimanche,
Quarante bergers s'assemblèrent ;
Ils formèrent une croix avec du raifort,
Ils l'enveloppèrent avec des feuilles de noyer,
Ils mirent des pommes aux quatre bouts,
Ils se tinrent devant et se signèrent,
Ils invoquèrent le bon Dieu,
Ils firent, à genoux, une petite prière;
Avec l'ordre de Dieu ils changèrent le raifort en argent,
Les pommes en or;
Ils se tinrent devant et se signèrent,
Ils firent, à genoux, une petite prière,
Ils dirent chacun un Miserere,
Avec l'ordre de Dieu ils firent descendre du ciel une
relique dans la croix;
La croix s'envola, alla au champ de Kaross ;
La nuit, elle éclairait le champ de Kaross ;
Le jour, elle ombrageait le champ de Kaross ;
On l'appela la croix de Kaross.
CHANTS HISTORIQUES, COUTES 169
On en avisa le maire du village,
— Que Dieu lui accorde ses bienfaits ! —
Le maire en informa le peuple de son village,
Il rassembla le peuple de son village,
Il en forma une longue procession
Qui vint passer devant la croix en chantant le Miserere ;
La croix s'élança dans les bras du curé;
En chantant le Miserere, on alla la placer dans l'église;
La nuit, elle éclairait l'église;
Le jour, elle ombrageait l'église.
Il y avait au village — sauf votre respect! — un chien
de « kezir » ;
Ce chien alla informer le seigneur kurde,
Il lui donna un conseil;
« Une croix, dit-il, vient de tomber entre les mains
des Arméniens,
La nuit elle éclaire l'église,
Le jour elle ombrage l'église.
Les Arméniens ne méritent pas de la posséder,
Elle conviendrait mieux à ton palais.
La nuit, elle éclairerait ton palais,
Le jour, elle ombragerait ton palais. »
Le seigneur kurde fut tenté,
Il envoya au village Ali et Youssouf
Demander au maire la croix de Kaross :
— Que Dieu comble ce maire de tous ses bienfaits ! —
10
170 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Le maire prit un sac plein d'or,
Un sac plein d'argent,
Pour le seigneur kurde ;
Il dit : « Je prie le seigneur kurde,
Je supplie le seigneur kurde,
Qu'il ne touche pas à la croix des Arméniens ;
S'il veut de l'or, voici de l'or;
S'il veut de l'argent, voici de l'argent.
Pour lui l'or et l'argent valent certes mieux que cette
croix. » ; \v:
Ali et Youssouf n'en furent pas persuadés.
Alors, en pleurant et en grommelant, ils les condui-
sirent à la porte de l'église ;
Ils portèrent la croix devant Ali ;
Ali fut pris de rage, son cheval fut pris de rage,
Youssouf fut pris de rage, il se mit à mordre la peau de
son bras,
Comme un cheval mordant son orge.
On les mit dans un grand sac en poils,
On les envoya au seigneur kurde,
On lui dit : « Voici de la conserve d'automne. »
Le chien de ;< kezir » âgé de cent cinquante ans
Expliqua la chose à sa manière au seigneur kurde;
Il dit :« Ce n'est pas la croix de Kaross qui a fait cela,
ce sont les Arméniens qui l'ont fait.»
Le seigneur kurde lui ajouta foi,
CHANTS HISTORIQUES, CONTES 171
Il monta au sommet de sa tour,
Il cria par toute sa ville,
Il souleva sept mille cinquante hommes contre la croix
de Kaross.
Ils partirent; arrivés au milieu de la plaine,
Les derniers se tournèrent contre les premiers,
Les premiers se tournèrent contre les derniers,
Ils se passèrent les uns les autres au fil de l'épée,
Ils élevèrent des forteresses avec des cadavres,
Ils formèrent des fleuves avec le sang versé.
Un seul put s'échapper,
Qui alla informer le seigneur kurde,
Et dit : « Que Dieu démolisse ta maison!
A peine arrivés au. milieu de la plaine,
Les derniers se sont tournés contre les premiers,
Les premiers se sont tournés contre les derniers,
Ils se s mt passés les uns les autres au fil de l'épée,
Ils ont élevé des forteresses avec des cadavres,
Ils ont formé des fleuves avec le sang versé.
Moi, j'ai pu m'échapper
> Et t'apporter cette nouvelle. »
Le repentir tomba dans le cœur du seigneur kurde;
Il se mit à genoux
Et dit : « Je prie la croix de Kaross,
Je supplie la croix de Kaross;
172 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
J'ai quarante béliers puissants,
Je les immolerai à la croix de Kaross;
J'ai quarante vases pleins d'or,
Je les donnerai en offrande à la croix de Kaross ;
Qu'elle ne fasse pas de mal à mon palais. »
Il dit encore : « Je prie la croix de Kaross,
Je supplie la croix de Kaross,
J'ai quarante génisses vierges,
Je les immolerai à la croix de Kaross,
Qu'elle ne fasse pas de mal à ma forteresse. »
La croix de Kaross n'écouta pas cette prière :
L'enfant fut pris de rage dans son berceau,
Le dame fut prise de rage en son boudoir,
La forteresse s'ébranla sur ses fondements,
Le « kezir » eut la bouche envahie par la gale,
Les chiens vinrent et le mangèrent,
Et tout le monde accourut pour voir ce spectacle l
Mogk.
i. Dans une variante (de Van), la fin de ce conte est un peu diffé-
rente; la croix de Kaross y paraît plus clémente et ne réserve son
courroux qu'au traître :
La croix de Kaross exauça la prière du seigneur kurde,
Elle exauça la prière de la femme dans sa chambre,
Elle exauça la prière de l'enfant dans son berceau,
Mais le « kezir » resta enragé sur le parquet.
CHANTS HISTORIQUES, CONTES 178
LE SEIGNEUR ASLAN
CONTE
Le seigneur Aslan est assis dans la chambre parée,
Il mange son pain, il boit son vin,
Il mène sur la terre une vie douce,
Il ne soupire pas après les biens de ce monde.
Le pain manqua, le vin manqua,
Il appela son domestique :
« Voici de l'argent, va au marché,
Achète du pain, achète du vin,
Dépêche-toi, apporte-les avant que mon banquet ne
soit terminé. »
Le domestique se rendit au marché,
Il vit un pauvre mort dans la rue ;
Il donna au prêtre le bandeau de sa coiffure,
Et il donna sa ceinture pour qu'on en fît un linceul.
Puis il acheta le pain, il acheta le vin,
Il arriva en retard au banquet de son maître.
« Pourquoi reviens-tu si tard?»
Dit le seigneur Aslan.
« Que je sois immolé pour toi ! seigneur Aslan, dit le
domestique;
En me rendant au marché,
J'ai vu un pauvre mort dans la rue,
10.
174 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
J'ai donné au prêtre le bandeau de ma coiffure,
J'ai donné ma ceinture pour qu'on en fît un linceul,
Et l'on a enterré le pauvre;
Voici pourquoi je suis en retard. »
Les yeux du seigneur Aslan se figèrent sur leurs tiges ;
Il dit : « Qui est-ce donc qui a pris l'âme de mon pauvre ?
S'il le peut, qu'il vienne prendre ma douce âme à moi. »
« Seigneur Aslan, que je sois immolé pour toi!
C'est l'ange Gabriel
Qui a pris l'âme de ce pauvre. »
Le seigneur Aslan cria à son domestique :
« Fais sortir mon cheval Boz-Bédavi,
Mets sur lui la selle en nacre;
De quel droit vient-il donc prendre l'âme de mon
pauvre ? »
Le seigneur Aslan se rendit au marché,
Il appela l'ange Gabriel,
Et lui dit : « Qu'as-tu à faire avec mon pauvre?
Pourquoi prends-tu l'âme de mon pauvre ?
Viens prendre, si tu peux, ma douce âme à moi. »
L'ange Gabriel
Se battit avec le seigneur Aslan ;
Ils se battirent jusqu'à midi.
L'ange Gabriel frappait doucement le seigneur Aslan ;
Le seigneur Aslan frappait l'ange de tout son cœur.
CHANTS HISTORIQUES, CONTES 175
A midi, l'ange lança un regard oblique sur le seigneur
Aslan,
Le seigneur Aslan vint, tout étourdi, tomber sur son lit.
Son père dit : « Que je sois immolé pour toi, mon fils !
Pourquoi es-tu venu, tout étourdi, tomber sur ton lit? »
Aslan dit : « Je me suis battu avec l'ange Gabriel,
Il veut me prendre ma douce âme. »
Le père dit : « Donne-lui ton cheval Boz-Bédavi ,
Donne ta selle de nacre,
Donne ton sabre bien trempé,
Donne fes sept tas d'or,
Donne tes sept tas d'argent,
Ne donne pas ta douce âme. »
Aslan dit : « C'est l'ange Gabriel!
Il ne fait nul cas des biens de ce monde,
Il demande une âme en échange de la mienne. »
Le père dit : « J'ai vécu trois cents ans,
Mais je suis encore comme un marié sur son siège d'or;
Je ne veux pas donner mon âme en échange de la tienne. »
La mère vint et dit : « Que je sois immolée pour toi,
mon fils !
Pourquoi es-tu venu, tout étourdi, tomber sur ton lit? »
Aslan dit : « Je me suis battu avec l'ange Gabriel,
Il veut me prendre ma douce âme. »
176 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
La mère dit : « Donne ton cheval Boz-Bédavi,
Donne ta selle de nacre,
Donne ton sabre bien trempé,
Donne tes sept tas d'or,
Donne tes sept tas d'argent,
Ne donne pas ta douce âme. »
Aslan dit : « C'est Fange Gabriel !
Il ne fait nul cas des biens de ce monde. »
La mère dit : « Je suis en vie depuis trois cents ans,
Mais je me sens encore comme une nouvelle mariée au
visage voilé,
Je ne veux pas donner mon âme en échange de la
tienne. »
L'épouse vint et dit : « Que je sois immolée pour toi,
seigneur Aslan !
Pourquoi es-tu venu, tout étourdi, tomber sur ton lit ? »
Aslan dit : « Je me suis battu avec l'ange Gabriel,
Il veut me prendre ma douce âme. »
Elle dit : « Donne ton cheval Boz-Bédavi,
Donne ta selle de nacre,
Donne tes sept tas d'or,
Donne tes sept tas d'argent,
Ne donne pas ta douce âme. »
Il dit : « C'est l'ange Gabriel !
Il ne fait aucun cas des biens de ce monde,
Il demande une âme en échange de la mienne. »
CHANTS HISTORIQUES, CONTES 177
Elle dit : « Je ne savais pas qu'il demande une âme en
échange de la tienne :
Je donne, de bon cœur, mon âme en échange de la
tienne. »
L'ange Gabriel fît monter l'âme de l'épouse jusqu'à la
gorge,
Et lui dit : « Ne donne pas ton âme en échange de la
sienne;
Le père ne l'a pas donnée, la mère ne l'a pas donnée ;
Pourquoi donnes-tu ton âme en échange de la sienne ? »
Elle dit : « Je donne, de bon cœur, mon âme en
échange de son âme,
Pour que je ne devienne pas une veuve lamentable. »
L'ange Gabriel monta au ciel,
Il consulta le Seigneur,
Et dit : « Le père et la mère n'ont pas donné leur âme
en échange de l'âme de leur fils,
L'épouse donne son âme en échange de l'âme de son
homme. »
« Va, dit le Seigneur, prends l'âme du père et de la
mère;
J'accorde aux deux époux cinq cents ans d'existence,
Qu'ils mènent sur la terre une vie douce. »
Mogk.
17S CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
L'ASCÈTE AMOUREUX
CONTE
Il y avait un petit homme,
Qui demeurait au monastère.
Il ne'mangeait par jour qu'un pain de millet.
Et il en donnait une partie aux pauvres.
L'amour tomba
Dans le bosquet de son cœur.
Nuit et jour, délaissant les psaumes^
Il se disputait avec les démons.
L'un d'eux dit : Frappons et laissons-le évanoui;
L'autre dit : Non, frappons et laissons-le aveuglé,
Inspirons-lui l'amour de Saltchoun-Paché *.
A peine eut-il fait quelques pas,
Il laissa choir l'Evangile ;
A peine eut-il fait quelques pas encore,
Il oublia jusqu'au Pater ;
Il oublia canons, psaumes et liturgies,
Il oublia la croix et l'Évangile ;
Embrasé par l'amour, il oublia
Les règlements du monastère.
Il abandonna la croix, prit le damboura,
Et il ne quitta plus l'amour.
Van.
i. Vierge imaginaire, d'une beauté idéale, de laquelle s'amoura-
chent les jeunes gens dont le cœur s'ouvre à la vie.
IX
CHANTS D'ÉMIGRÉ
CHANTS D'ÉMIGRÉ
Les chants d'émigré occupent une grande place dans la
poésie populaire arménienne.
Depuis que la plus grande partie de l'Arménie fut
conquise par les Turcs, c'est surtout à Constantinople
que la plupart des émigrants arméniens sont venus
exercer un métier quelconque pour pouvoir payer les
lourds impôts dont le gouvernement les écrasait et pour
délivrer, en outre, leurs maisons et leurs terres des mains
de cet autre tyran, l'usurier. Presque tous quittaient le
pays après s'être mariés, laissant leur femme enceinte,
pour rester attachés à leur pays par le plus puissant des
liens. Ils acceptaient les charges les plus dures (ils
étaient ouvriers, portefaix, domestiques) pour pouvoir
venir en aide à leur famille. Ils habitaient dans les hans,
sorte d'hôtels sales et primitifs, souvent entassés trois
11
182 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
ou quatre dans une seule chambre : et malgré tous leurs
efforts pour amasser une petite somme, la plupart mou-
raient à l'étranger, usés par une vie d'extrême fatigue,
de lourdes privations, et par l'incurable nostalgie qui les
minait.
Les chants suivants expriment la douleur de ces
malheureux et la souffrance de leurs épouses s'épuisant
là-bas dans une longue et pénible attente.
CHANT DU JEUNE MARIE QUI EMIGRE
Douce bien-aimée, je te salue enjpleurant,
Je m'en vais loin de notre ville !
Viens, que je t'embrasse les yeux et les sourcils,
Pour que, quand je serai loin, je souffre un peu moins
de nostalgie.
Je resterai privé de ta face
Et de ton sein façonné par Dieu.
Tu t'es épanouie comme une rose,
Moi, je pleure devant toi comme un rossignol.
Que je cesse d'être un homme si jamais j'aime une autre,
Ou si j'oublie ton amour,
Ou si je laisse sortir de mon cœur et si je renie
Ton doux petit baiser.
CHANTS D'EMIGRE 183
Quand même je mangerais amandes et bonbons,
Sans toi ma vie est amère ;
Je n'ai que vingt ans, mais j'ai déjà entassé
Mille ans de douleur.
Que me vaut de vivre longtemps
Si je dois vivre privé de toi ?
Nous devrions vivre ensemble, ma petite âme,
Et que le monde fût notre lit !
Nous devrions vivre ensemble, mes yeux!
Et que les montagnes fussent notre auberge!
Dis cela, ma petite âme, dis cela,
Et que je mange tes yeux avec tes sourcils.
LE DEPART DE L'EMIGRANT
L EMIGRANT
— Je m'en vais, je m'en vais!
Moi, je m'en vais! vous autres, demeurez en paix!
Je vous confie une fleur,
Conservez-la parmi des roses.
184 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Asseyez-vous toujours chacun à votre place,
Gardez mon siège toujours vide.
Que vous soit doux tout ce que vous boirez,
Versez ma part devant mon siège vide.
LE CHŒUR DES FEMMES
Bel homme au manteau rouge,
Où t'en vas-tu tout seul ?
Attends! que saint George t'accompagne,
Pour te défendre contre les cavaliers qui t'attaqueraient.
Que saint George monte sur son cheval,
Saint Nicolas sur son blanc mulet.
Saint George ! saint Démètre !
Saint Nicolas ! écoutez ma prière :
Tenez mon émigrant par le bras,
Aidez-le à passer les montagnes lointaines *.
t. Ce chant provient des villages de Vank et de Tzorak (Eghine),
où se trouvent les Haï-Horom, les Grecs arménisés, qui parlent
l'arménien, appartiennent à l'église arménienne, mais portent encore
des noms grecs et ont conservé le culte de saints grecs comme
saint Démètre et saint Nicolas.
CHANTS D'ÉMIGRÉ 185
CHANT D'ÉMIGRÉ
L'émigré en pays étranger
A le cœur serré : sa vie se consume.
A voir la fièvre de son cœur,
Les rochers même se fendraient.
Quand vous voulez maudire quelqu'un,
Dites-lui : « Deviens un émigré !
Que la montagne te serve de chevet ;
Que tu te couches sur le sable;
En te rappelant ton pays,
Que toute ta personne soit endolorie. »
Mon cœur est comme une cruche fêlée;
J'ai beau y verser de l'eau, il ne s'emplit pas.
Chaque oiseau a trouvé sa compagne,
Moi, je reste tout seul;
Chaque pierre s'est arrêtée à sa place,
Moi, je roule toujours.
Va
LE RÊVE DE L'EMIGRE
Je suis un petit oiseau sauvage; on m'a pris et mis
dans cet étroit cachot.
Mon cœur est affligé de ce que je me trouve séparé
186 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
de mes compagnons et que je ne suis plus dans leur
bande.
Mon cœur est brisé, mon échine cassée, je n'ai aucun
moyen de salut, que vais-je devenir ici en captivité ?
Si l'on m'amène comme chanteurs le rossignol et la
tourterelle, cela ne pourrait me réjouir.
Si l'on m'apporte comme présent mille plumes de
toutes couleurs, cela ne pourrait me réjouir.
Si l'on m'apporte des bonbons avec de l'eau-de-vie,
cela ne pourrait me réjouir.
Si Ton me donne le pouvoir de mille trônes, et qu'on
me fasse le maître de cent mille hommes, cela ne pour-
rait me réjouir.
Si l'on me donne des serviteurs par milliers et des
cavaliers innombrables, cela ne pourrait me réjouir.
Si l'on élève pour moi un palais tout orné d'or et de
pierres précieuses, cela ne pourrait me réjouir.
S'il y avait un moyen pour moi de sortir de cet étroit
cachot,
Si je pouvais m'envoler, monter dans l'air et voir ma
bande,
M'y mêler en voletant, en folâtrant et en chantant,
Alors, me trouvant dans ma bande,
Mon cœur, qui souffre de rester séparé des miens,
serait réjoui.
CHANTS D'ÉMIGRÉ 187
A LA GRUE
Chante, grue, chante, puisque nous sommes encore
au printemps;
Le cœur des émigrés est gonflé de sang!
Tu ne te reposes que sur des lieux verdoyants.
Le soleil, qui éclaire le monde entier, est pour moi
sombre comme de la fumée.
Chante, grue, chante sur les hautes montagnes;
Je suis^en pays étranger, et j'ai peur d'y mourir.
Ne pleure pas, ma mère, ne pleure pas ! je suis en
pays étranger,
Mais j'aspire à revoir la terre et l'eau de mon pays.
Djavahk.
J'étais un arbuste de cognassier,
Poussé sur un rocher.
On est venu m'arracher, .
Et l'on m'a transplanté dans un verger étranger;
Avec de l'eau sucrée on m'a arrosé.
Frères, venez me reporter sur mon sol,
Et arrosez-moi avec l'eau des neiges.
Eghine.
188 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
La petite lune se détache du sommet,
Ronde d'un côté, creuse de l'autre ;
Elle monte lentement,
Elle s'arrondit comme une nouvelle mariée.
Petite lune, je te souhaiterai de garder toujours ta
lumière,
Si tu restes là une petite minute;
J'ai deux mots de plainte à te dire,
Ecoute ma plainte, puis va-t-en.
Va dire à mon absent,
Qu'il ne demeure plus là-bas, qu'il revienne ;
Va dire à mon bien-aimé :
« Ton aimée pleure affolée,
Elle pleure,, et elle pleure à faire pitié,
Ses yeux sont baignés de sang. »
— Tes paroles sur ma tête!
Mais je ne connais pas la porte de ton bien-aimé r
— Attends ! je vais te l'expliquer.
A Stamboul, au han de Chekren,
Assis au jardin des cyprès,
Il mange des amandes et vend du sucre;
Il le vend à tout le monde à bon marché,
A moi seule il le v.end cher;
Il a fait de ses yeux une balance,
Il la soulève avec ses sourcils.
Eghine.
CHANTS D'ÉMIGRÉ 189
CHANT DE L'ÉMIGRÉ AGONISANT
Dans les profondes vallées de Stamboul,
Le fruit de mes dix ans de travail fut perdu.
Malheur à ma mère qui me donna naissance,
Qui m'allaita la nuit, me berça le jour !
Je n'ai pas mon petit père qui me demande comment
je me porte;
Je n'ai pas ma petite mère qui soigne mes blessures ;
Je n'ai pas ma petite sœur qui prépare mon lit ;
Je n'ai pas mon petit frère qui coupe le drap et me
fasse des habits.
Djavahk.
CHANT DE L'EMIGRE AGONISANT
Menez-moi devant la porte de ma bien-aimée ;
Ouvrez mes blessures, montrez-les à la cruelle ;
Coupez mes doigts, allumez-les comme des cierges ;
Jetez sur moi du sable, et brûlez-le comme de l'encens ;
Enterrez-moi devant la porte de ma bien-aimée.
Djavahk.
II.
190 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
CHANT DE L'ÉMIGRÉ AGONISANT
Pitié ! pitié ! transportez-moi à Scutari1,
Faites-moi traverser la Mer Noire, montrez-moi le
chemin,
Conduisez -moi devant la petite porte de ma mère,
Mettez-moi là par terre, et pleurez un peu,
Faites descendre ma bien-aimée, dénouez ses cheveux
tressés,
Faites descendre ma petite sœur ; que ses yeux teints
de khôl pleurent sur moi !
Elles ne sont pas là!.,, elles ne viennent pas !...
Enterrez-moi tout seul, abandonné de tous!
Eghine,
CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRANT
Abaissez-vous, montagnes ! abaissez-vous, rochers
Pour que je puisse passer par-dessus ;
Mon doux bien-aimé part pour l'étranger, je voudrais
aller le rejoindre !
Qui sait, hélas! si je pourrai jamais le revoir?
Eghine.
i. Faubourg de Constantinople, [situé sur la "rive asiatique du
Bosphore.
CHANTS D'ÉMIGRÉ 191
CHANT DE L'ÉPOUSE DE L'ÉMIGRÉ
En me frappant le sein, j'ai mis en route mon bien—
aimé.
A regarder son chemin, mes cheveux ont blanchi.
Qu'il neige aujourd'hui, que la grêle tombe avec la
neige,
Mais que mon aimé revienne, que je puisse dormir
d'un doux sommeil !
Misérable Bey-Oghlou1! maudite Scutari !
Qui m'avez accaparé mon bien-aimé !
Malheureux Boulanek! qu'il était doux d'y vivre!
Qu'il m'était doux d'y dormir sur le sein de mon aimé !
Son baiser était du miel indissoluble,
Il était un remède à mon cœur embrasé.
Reviens, bien-aimé, reviens, je ne te ferai nul reproche!
Je pourrais en mourir, je te le jure! mes blessures
sont profondes !
Chaque cime a son maître,
Chaque biche a son homme :
Moi, gentille biche, je n'ai pas de maître ;
Celui qui ne m'aime pas n'a donc pas d'amour dans
son cœur.
i. Bey-Oghlou (Péra) est le ^quartier européen de Constant!-
nople<
192 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Je t'ai aimé dès ton enfance,
J'ai inscrit ton nom sur mon bras;
Tu m'étais plus précieux que quatre-vingts toumans *.
J'ai tant pleuré en te voyant partir!
Je voudrais avoir de la fortune pour t'acheter;
Je t'aurais mis du henné aux mains et aux pieds ;
J'aurais bu avec toi du vin de grenades,
J'aurais dormi, grisée, dans tes bras.
Je t'aurais pris un petit baiser, et j'aurais poussé un
soupir de soulagement.
Reviens, bien-aimé, reviens, ne reste pas là-bas.
Ce monde mensonger n'est pas éternel.
Tu entres dans la mer et tu nages,
Tu sors de l'eau et tu grelottes ;
Tu es plus brillant qu'un grain de grenade;
Tu agites mes vieilles douleurs.
Une eau tombe de la montagne,
Elle vient couler par la fontaine de marbre ;
Ne touchez pas à la blessure de mon cœur.
Mon bien-aimé a violé son pacte !
Tu es rentré dans le navire d'or,
Le vent murmure, amoureux de toi.
Le navire s'avance sur la mer sans fond;
Tu exposes ta poitrine à la fraîche brise.
1 Le touman, monnaie persane, vaut cinq francs.
CHANTS ETÉMIGRÉ 193
Reviens, bien-aimé, reviens, je ne te ferai nul re-
proche;
Je pourrais en mourir, je te le jure! mes blessures
sont profondes !
Le navire apparaît sur la mer ;
La voile se déploie, gonflée par le vent;
J'aperçois le visage de mon bien-aimé
Que je meure sur les chemins de mon absent,
Qui a réduit en cendres l'espoir de sa biche.
Reviens, bien-aimé, reviens, je ferai pleurer les mon-
tagnes,
Je ferai revenir par mes pleurs beaucoup d'émigrés !
Van.
CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRE
O mon charmant bien-aimé,
Qui es au loin depuis douze ans,
Comme je brûle du désir de te revoir !
J'ai oublié les traits de ton visage.
Comme je voudrais te voir de mes yeux !
Comme je voudrais te parler avec ma bouche!
Pendant les douze mois de l'année,
Tu restes là-bas, de l'autre côté de la mer ;
Tu prétends que c'est la mer qui t'empêche de revenir.
19t CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Je voudrais pouvoir allonger mes bras comme un pont,
Pour que tu passes dessus et que tu viennes.
Viens ! je te mènerai au bain,
Je laverai tes boucles dorées ;
Au sortir du bain,
Tu rentreras chez nous,
J'étalerai un tapis de soie,
Que j'ai mis douze ans à broder ;
J'étendrai un lit de plumes,
Avec des draps de tulle ;
Je rangerai des oreillers les uns sur les autres,
J'étendrai une couverture bordée de broderies d'or.
Je dresserai une petite table d'or,
Sur laquelle je mettrai la perdrix rôtie;
J'apporterai le vin de grenades,
Dont la couleur ressemble à ton teint ;
Tu boiras, et je dirai : « Que ce vin te soit doux!
Qu'ils te soient doux, l'amour et le vin!
L'amour convient à celui qui sait aimer,
Le vin à celui qui sait boire. »
Eghine.
CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRE
Reviens, bien-aimé, reviens dans ton jardin!
Que notre jardin se remplisse de ton doux parfum!
Moi, vin de grenades, toi, doux gobelet,
Verse toi-même et bois, et dis-moi tes peines!
CHANTS D'ÉMIGRÉ 195
CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRE
Une eau trouble arrive des flancs de la montagne,
Une odeur de sang monte des bords du fleuve.
J'ai mis mon aimé en route par les longs chemins;
Je souffre d'être privée de sa douce odeur.
Hélas ! je n'ai pas joui de mon Asli;
Asli est parti et m'a oubliée ;
Depuis lors, je n'ai rien eu de mon Asli.
Malheur à moi ! je n'ai même pas reçu une petite
nouvelle de lui.
Mon père est berger, mon frère pasteur d'agneaux;
J'ai mis en route mon aimé qui disparut derrière ces
montagnes,
Derrière ces montagnes, derrière ces rochers.
Et toute mon âme est répandue sur les chemins de
mon absent!
Le vent s'est agité sur la mer ;
Je suis montée au toit de ma maison, j'ai regardé :
Le visage de mon absent m'est apparu là-bas,
11 a réduit en cendres ma pauvre vie.
Van.
19f> CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
CHANT DE L'ÉPOUSE DE L'ÉMIGRÉ
Le rossignol, par amour pour la rose,
Se lamente à grands cris ;
Et moi, par amour pour mon homme,
Je suis devenue pareille au rossignol.
i
0 mon petit homme chéri,
Je souffre d'être privée de ton radieux visage ;
J'ai soif de tes lettres d'amour,
Je suis devenue faible comme une biche.
Ton amour est doux, tes paroles sont douces,
Douces comme le clair de lune ;
Et tu sens bon
Gomme les fleurs du printemps.
0 mon petit homme qui es si loin,
Ta taille est pareille au cyprès,
Ton visage est pareil au soleil ;
Tes mèches sont pareilles à des fils d'or;
Tu as des yeux noirs et des sourcils arqués ;
Tes regards sont comme la clarté de la lune,
Et tes lèvres comme des cerises,
Surmontées des violettes de tes moustaches.
Je brûle de nostalgie,
Comme un rossignol privé de son nid;
Je me consume comme un phtisique:
Et nul remède à ma blessure !
CHANTS D'EMIGRE 197
Mes bras ont perdu leur force,
La lumière de mes yeux est obscurcie,
C'est toi, le seul espoir de mon cœur!
C'est toi, la seule lumière de mes yeux !
Viens! asseyons-nous l'un près de l'autre;
Disons-nous l'un à l'autre de douces paroles d'amour ;
Ne passons point nos beaux jours de jeunesse
Dans des chagrins et des douleurs.
Eghine.
CHANT DE L'EPOUSE DE L'EMIGRE
Le chemin par où va mon absent,
Je voudrais être ce chemin.
Le cours d'eau où il va boire,
Je voudrais être la source de cette eau;
Il se serait baissé pour boire à cette eau :
Le désir de mon cœur serait accompli.
A la ville où il descendrait,
Je voudrais être l'aubergiste,
Pour qu'il vînt descendre en mon auberge :
Je l'aurais conduit dans ma meilleure chambre,
J'aurais de mes bras enlacé son cou,
Et causé gentiment avec lui.
Eghine.
198 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
CHANT DE L'ÉPOUSE DE L'ÉMIGRÉ
J'ai semé du coton dans les champs de Kharpout.
0 mon rossignol, ne détruis pas le nid de mes petits!
Reviens, toi que j'aime, reviens dans ta maison.
Je ne veux pas de cadeaux, prends ta jeunesse et viens!
J'ai teint mon tablier avec de la garance de Kendj ;
Mon petit cœur est inondé de gros flots de sang;
Bien-aimée, construis une fontaine, pour que j'aille y
boire !
Fais de tes sourcils une perche, pour que j'aille m'y
poser.
Reviens dans ta maison, reviens, mon bien-aimé!
Nous avons du pain et du vin, prends ta jeunesse et
viens!
Les eaux de la vallée sont devenues chaudes, on dirait
que mon aimé s'y est baigné ;
Le parfum des violettes a rempli les monts et les vaux.
Reviens dans ta maison, mon bien-aimé! ne me
pousse pas à me jeter à l'eau ; ne rne laisse pas devenir
la proie des loups ; reviens dans ta maison !
LA FEMME DE L'EMIGRE ET LA LUNE
Voici la lune rondelette :
— Je ressemble, dit-elle, à ton absent.
— N'as-tu pas honte, petite lune?
CHANTS D'ÉMIGRÉ 199
En quoi donc ressembles-tu à mon absent?
Mon absent avait des yeux noirs,
Des sourcils noirs et une bouche charmante;
Il avait des lèvres vermeilles
Ornées de moustaches en fils d'or.
Eghine.
Le vent des hautes cimes
Vient frapper à la porte.
La nouvelle mariée, toute émue,
Se lève pour ouvrir la porte.
Hélas ! ce n'est pas son homme.
Elle rentre, le cœur brisé.
Sa belle-mère lui demande :
— Petite bru, où donc as-tu mal?
— Petite mère! pour ton fils, j'ai mal partout.
— Ne pleure pas, petite bru,
J'écrirai à mon fils pour qu'il revienne.
— Si tu écris à ton fils pour qu'il revienne,
Tu posséderas la lumière de Dieu;
Si tu n'écris pas à ton fils pour qu'il revienne,
Je te maudirai, tu seras changée en pierre.
Eghine.
200 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
CHANT DE LA SŒUR DE L'ÉMIGRÉ
Mon frère s'est couché dans le jardin,
La rosée tombe et mouille sa couverture.
Lève-toi, petit frère, rentrons à la maison;
La rosée tombe et mouille ta couverture.
Mon frère, à Stamboul,
Vend du sucre, assis à l'ombre ;
A tous il le vend à bon marché,
A moi seul il le vend cher.
Mon frère est parti
Pour un pays étranger ;
Il a ouvert une boutique
Dans un pays étranger.
Il salue tous les passants;
Sa sœur passe, il ne la salue pas.
Frère ! petite eau de ma fontaine !
Verse-moi une goutte d'eau.
Aie pitié ! j'ai soif! je suis venue à ta fontaine,
Et j'ai trouvé bouchée la fontaine de mon frère!
Frère, je suis venue à ta fontaine,
Et j'ai trouvé tarie l'eau de ta fontaine!
Hélas ! mon âme est démolie !
Et je ne peux même plus pleurer.
Bardizak.
CHANTS NATIONAUX
CHANTS DE ZËÏTOUN
La ville de Zeïtoun, dont les neuf chants suivants
magnifient les hauts faits, est le dernier vestige qui sub-
siste du royaume de la Gilicie arménienne ou de la Pe-
tite Arménie, que le prince Roupen fonda vers la fin du
xie siècle à la suite de la chute des Bagratides de la
Grande Arménie, et que les Mamelucks ont détruit au
XIVe siècle. Cette ville s'est conservée presque entière-
ment indépendante, refusant de payer l'impôt au gou-
vernement turc, jusqu'en 1865; elle était gouvernée
par quatre princes, dont chacun étendait son pouvoir
tout particulièrement sur l'un des quatre quartiers de
Zeïtoun, et qui, élevés à ce poste grâce à la vaillance
exceptionnelle dont un de leurs ancêtres avait fait
204 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
preuve, transmettaient leur pouvoir de père en fils. Ces
quatre familles princières, qui existent jusqu'à présent,
se nomment Sourénian, Yaghoubian, Yéni-Dunia et
Ghorvoian.
Les Zeïtouniotes ont victorieusement mené, pendant
tout le xixe siècle, une longue et âpre lutte contre les
Turcomans, les Tcherkesses et les Turcs. En 1865, les
gouvernement turc réussit, à force d'habileté, à intro-
duire l'autorité turque à Zeïtoun, en y établissant un
caïmacam, et vers 1879, une garnison turque y fut ins-
tallée. L'autorité de ce caïmacam ne fut que nominale.
Zeïtoun, dont les habitants sont d'ailleurs aussi pauvres
que braves, continua toujours à ne payer aucun impôt.
En 1895, eut lieu la dernière révolte de Zeïtoun; à
l'énorme armée d'Edhem Pacha qui fut envoyée par le
sultan pour détruire ce nid d'aigles, les Zeïtouniotes ont
opposé une résistance héroïque de six mois et ont ob-
tenu, grâce à l'intervention de la France, de la Russie et
de l'Angleterre, des garanties pour le maintien de leur
régime ; ils sont, depuis lors, gouvernés par un chré-
tien, actuellement un Grec, ayant pour conseillers les
quatre princes arméniens.
Les poèmes suivants, — ou, selon l'expression de
Zeïtoun, les « avetch », '■ — composés, pour la plupart, par
des poètes populaires et quelques-uns par des prêtres-
guerriers, chantent les principaux faits d'armes des
Zeïtouniotes.
UN COMBATTANT ZE1TOUNIOTE
(Gravure extraite de Zeïtoun, son passé et son présent,
par « ZeïtQuiHsi »,)
CHANTS NATIONAUX 207
Kalender Pacha marcha sur Zeïtoun.
Il lui demandait de payer l'impôt au gouvernement;
Zeïtoun mangea du raisin sec en guise de pain ;
Kalender, ennuyé, proposa de faire la paix f.
Au grondement des fusils ottomans
Les fusils de Zeïtoun n'ont attaché aucune importance,
Ils ont couché par terre les soldats de Tchapan;
Tchapan, mon ami, laisse tranquille le Zeïtoun 2.
Sado-le -boiteux attaqua Zeïtoun,
Il convoitait nos vierges de douze ans ;
Nous avons dressé le fusil entre nos deux jambes,
Sado-bek fut tué de notre propre main 3.
i. Fragment d'un « avetch » composé à la suite de la résistance
qu'opposa Zeïtoun aux efforts déployés par Kalender Pacha, en
1808, pour le contraindre à payer l'impôt au gouvernement turc.
2. Fragment de l'avetch composé à la suite de la victoire rem-
portée par les Zeïtouniotes en 1819 sur les troupes deTchapan-Oglou
qui crut pouvoir soumettre Zeïtoun comme il avait facilement sou-
mis Alep et qui s'aperçut bientôt de son erreur.
3. Fragment de 1' « avetch » composé à la suite de la victoire écla-
tante remportée par les Zeïtouniotes, en 1847, sur l'énorme armée
de Topal-Sado.
208 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Le Prêtre-Fou dit : « J'ai donné le signal du combat,
J'ai fait descendre sur les cadavres des vautours et des
corbeaux ;
N'écoute pas les méchants, Youssouf Pacha!
Dieu entend toujours la prière de Zeïtoun. »
Yaghoubian dit : « Tu sais qui je suis,
Tu sais de quels lions se forme mon bataillon,
Le sang est monté à mes yeux, je ne crains pas la mort;
Pour nous, Zeïtouniotes, le combat est une fête de
noces. »
Sourénian dit : « Camarades, n'ayez pas peur ;
Nous sommes prêts à venir à votre secours, comptez
sur nous. »
Yéni-Dunia dit : « Ne vous inquiétez pas,
Zeïtouniotes ! c'est mon tour de commander le combat. »
Chovroian dit : « Hé ! Youssouf Pacha,
Tu es devenu la risée de la tribu des Tédjirli,
Tu ne peux pas venir à bout des Zeïtouniotes.
Ton renom, ô Zeïtoun, est monté jusqu'au ciel. »
Je suis le poète Khalil, votre humble serviteur,
La tribu des Tédjirli s'étant trouvée en danger,
Zeïtoun se hâta de voler à son secours,
Le mont Ghandel fut témoin de ta gloire, ô Zeïtoun J.
1. Cet « avetch » a été composé à la suite du combat livré par
Zeïtoun en 1842 contre Youssouf Pacha pour secourir la tribu voi-
sine des Tédjirli, qui, attaqués par les Turcs, avaient demandé l'as-
sistance des Zeïtouniotes ; ceux-ci mirent en déroute les troupes de
Youssouf Pacha et sauvèrent les Tédjirli.
CHANTS NATIONAUX 209
En l'an mil huit cent soixante-deux,
Le deuxième jour du mois d'août,
Les Tcherkesses furent égorgés sur le pont de Kerken.
Les monceaux de cadavres effrayèrent les oiseaux.
Aziz Pacha vint braquer ses canons,
Il lança quarante-et-un boulets, il ne tua qu'un âne;
Tachdjian visa l'artilleur et l'abattit ;
Le Pacha, d'épouvante, tomba par terre.
Le lien des genoux du Pacha se rompit,
Il eut, de peur, le foie déchiré.
D'un seul coup les Tcherkesses furent écrasés ;
Les quarante mille soldats furent soudain dispersés1.
AVETCH D'AZIZ PACHA 2
Ghorvoian dit : « Je me trouvais clans la bataille;
Je suis resté pendant cinq heures clans la fumée et la
poudre.
Il n'est pas de combat sans dépense, j'ai perdu quel-
ques âmes.
Mais n'ai-je pas fait périr le décuple des vôtres ? »
i. « Avetch » composé à la suite du grand combat victorieux
mené en 1862 par les Zeitouniotes contre les 40,000 soldats d'Aziz
Pacha.
2. Cet « avetch » fut également composé à la suite du combat
contre Aziz Pacha.
12.
210 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Aziz Pacha dit : « J'ai fait venir dix mille soldats
d'Alep et d'Aïntab,
Ils sont restés campés pendant cinq jours sur le pont
de Zeïtoun ;
J'ai conduit à la guerre quarante-trois mille soldats;
N'ai-je pas vu la bataille de Kébir? »
Sourénian dit : « J'ai vaincu tout le monde ;
J'ai tiré l'épée et je verserai du sang;
Si l'on m'irrite, je passerai même la mer;
N'ai-je pas toujours accompli ce que j'ai dit? »
Le Pacha borgne reçut l'ordre et vint,
Il devint l'ami de Garabed Kéhia;
Ce furent les Béchenli qui suscitèrent cette affaire.
N'avons-nous pas produit des lions courageux?
Garabed Kasparian dit : « Nous avons foi en Dieu.
Nous nous battons toujours à pied ;
Allons, Zeïtoun, en avant! Tes monts et tes rochers
sont solides.
N'ai-je pas résisté dans le passage de Ghaker ? »
Mon fils Mekhitar dit : « Il n'est pas d'autre moyen :
Il faut que nos monts et nos vaux retentissent.
Les douleurs et les blessures sont nos gloires ;
Pour chaque homme perdu n'en faisons-nous pas
périr dix mille ? »'
CHANTS NATIONAUX 211
AVETCH DE BABIK PACHA1
Veyci Pacha dit : « J'irai à Zeïtoun,
Je démolirai la ville, je pillerai les biens;
J'habiterai quelque temps dans le couvent de Zeïtoun;
Je brûlerai votre Zeïtoun, ô princes ! »
Babik Pacha dit : « Je ne crains personne; je ne fais
pas grand cas du vali d'Alep ;
Quand même tu amènerais contre moi cent mille sol-
dats, je ne bougerai pas.
Vous ne pouvez pas nous subjuguer avec des pa-
roles, ô princes ! »
Veyci Pacha dit : « Mes soldats rugissent, les boulets
que je lance renversent les montagnes ;
A force de me craindre, Zeïtoun tremble et pleure du
sang . »
Babik Pacha dit : « Retiens bien ton serment ;
J'ai fourré votre juge dans le §ac aux ordures;
Je supprimerai à Marache le nom même du Turc ;
Je brûlerai votre Alep, ô princes. »
Veyci Pacha dit : « Il a perdu la tête ;
Tout ghiaour qu'il est, il croit pouvoir supprimer le
Turc;
i. « Avetch » composé à la suite du combat mené en 1879 par les
Zeïtouniotes, commandés par l'héroïque Babik (surnommé « Pacha »
par les Turcs eux-mêmes à cause de sa grande bravoure), contre
les troupes de Veyci Pacha;
212 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Il ne se rappelle pas les crimes qu'il a commis ;
Je détruiraipar force votre honneur, 6 princes. »
Babik Pacha dit : a J'ai tiré l'épée,
J'ai abattu Pertiz, Kurtul, Nédirli,
J'ai brûlé la tribu de Bozdoghan ;
Par Dieu! j'ai soif de sang, ô princes! »
LES BRAVES
Lorsque les braves montent sur leurs chevaux arabes,
Ils deviennent intrépides devant l'ennemi ;
L'aigle, même vieilli, ne lâche pas sa proie ;
Le fils du vieux loup devient toujours un loup.
Je voudrais monter au balcon de ma maison,
Je voudrais mener une vie joyeuse et contempler ma
belle ;
Je voudrais monter sur mon cheval noir
Et montrer comment et où Ton se bat.
Les jeunes braves vont se promener dans les champs ;
Le jour ils regardent les roses, et la nuit, la lune.
L'écho de leurs armes est répété par les monts et les
rochers.
Quand leurs armes grondent, on ne voit plus l'ennemi.
CHANTS NATIONAUX 213
Mon fils me fait savoir ce qu'on voit sur les montagnes;
Ceux qui voient le combat des braves, pleurent;
Je le dis à vous, ô beys et aghas,
Ce brave seul est noble qui succombe avec sa foi.
AVETGH DE KHOURCHID PACHA1
Khourchid Pacha dit : « Je m'en vais assiéger le
petit Zeïtoun,
Si Ton m'irrite, je le détruirai;
Je suis le fameux Khourchid et je commande une armée».
Le Zeïtouniote dit : » Oh ! Khourchid Pacha, ne crois
pas à tout ce qu'on raconte.
Zeïtoun te le dit, qui tient sa parole ;
Notre parole est faite de diamant, nos guerriers sont
des lions.
Zeïtoun te le dit, qui s'élance comme un faucon. »
Khourchid Pacha dit : « Ne m'irritez pas,
J'envelopperai vos montagnes dans la fumée de mes
canons.
Mon épée est puissante par la foi de l'Islam ;
C'est le sanguinaire Khourchid Pacha qui vous le dit. »
i. « Avetch » composé à la suite de la victoire remportée par les
Zeïtouniotes en i85? sur les troupes de Khourchid Pacha.
21 'f CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Le Zeïtouniote dit : « Ne crois pas, Khourchid Pacha,
que Zeïtoun est débile:
Il a comme patrimoine le mont Bérid ;
Chaque maison possède sept sacs de poudre :
Zeïtoun te le dit, qui te résiste et t'anéantira. »
Khourchid Pacha dit : « Attendez, je vais conduire
mon armée au couvent;
Attendez, je vais réunir des peuples de diverses langues ;
Attendez ! je vais t'anéantir complètement, ô Zeïtoun ;
C'est le sanguinaire Khourchid Pacha qui te le dit. »
Chorvoian dit : « Moi, Chorvoian, je parle brièvement :
Jésus nous soutiendra !
Quand même les lois de Moïse seraient à votre avantage,
Par Dieu, ô Pacha, j'exterminerai tes soldats. »
Khourchid Pacha dit : «Attendez, je vais assiéger votre
Zeïtoun.
Je renverserai vos montagnes et vos rochers,
Je réduirai en cendres vos vignes et vos jardins.
Khourchid vous le dit, qui a conquis tant de villes. »
Yéni-Dunia dit : « Que dis-tu là-bas ?
Pour nous c'est une honte d'être attaqués par toi.
J'ai cinq mille tireurs, ils sont tous intrépides,
Zeïtoun te le dit, qui détruira tous tes soldats. »
Khourchid Pacha dit : « Qu'ils viennent, tous les princes,
Et que chacun porte à sa ceinture son linceul ;
CHANTS NATIONAUX 215
Que la bataille se fasse sur les bords du Djihan.
C'est le belliqueux Khourchid qui vous le dit.»
Sourénian dit : « Tu seras couvert de confusion ;
Quand même dix pachas viendraient encore, ils ne me
feraient pas peur.
Ici se trouvent les cadavres de beaucoup de pachas. »
Khourchid Pacha dit : « La bataille est commencée ;
elle est trop dure.
Hélas! personne ne sait combien Zeïtoun est sauvage;
Je veux prendre la fuite et j'espère y réussir.
Oh! comme ce Zeïtoun est cruel et sauvage! »
Baghdjian dit : « Par le Tout-Puissant que j'adore,
Je ferai construire des barricades en or et en argent;
Vous allez voir comment je lancerai mes lions
contre ses soldats.
N'est-ce pas moi qui ai égorgé ses beys circassiens? »
Kourchid Pacha dit : « Je suis perdu !
Attendez un peu, jusqu'à ce que mes soldats soient
rassemblés ;
J'ai demandé beaucoup de victimes pour les immoler
à Dieu ;
Kourchid le dit, qu'il a offert à Dieu beaucoup de
moutons en sacrifice. »
Yaghoubian dit : « Mon fils Jacob dit que le jour est
arrivé :
216 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Battons-nous, et que nos coups résonnent jusqu'à
Gonstantinople!
Nous sommes orphelins, personne ne prendra notre
sang.
Zeïtoun le dit, qui se bat Tépée haute. »
Kourchid Pacha dit : « Prenons la fuite, abandonnons
les munitions que je perds pour toujours ;
Quelle honte pour moi si le sultan Aziz l'apprend !
C'est Zeïtoun qui 'nous poursuit jusqu'à cinq heures
de distance. »
AVETCH DE KHOURCHID PACHA '
Accourez, mes frères, venez entendre le récit de nos
hauts faits, comment l'infidèle Khourchid, qui voulait
nous anéantir, fut écrasé.
Ecoutez, mes frères, le récit de l'agression de Khour-
chid Pacha. Oh! cette année-ci fut glorieuse pour nous.
L'impie était décidé à nous massacrer, afin d'enlever
nos femmes, nos enfants et nos biens.
Mais qu'il ne compte plus sur ses milliers de soldats,
qu'il tremble désormais devant nous et que ceux de '
Marache apprennent aussi à respecter la foi du serment.
i. Cet avetch, qui chante le même sujet que le poème précédent,
a été composé par un [prêtre- combattant ayant pris part à la ba-
CHANTS NATIONAUX 217
Salut ii nos chefs qui nous conduisirent sur le champ
de bataille, salut à nos sages gouverneurs qui veillent à
notre sûreté, salut à nos valeureux princes, et vive
notre pays!
En ce moment sublime, Yéni-Dunia s'écrie : « En
avant tous ensemble! plus de crainte : je vous procu-
rerai un riche butin. »
Sourénian répond : « Je commande à mille guerriers
qui vont courir à la mort défendre l'indépendance; mar-
chons à l'ennemi! »
Khosroian crie à son tour : « Arrêtez, c'est à moi de
marcher le premier à la tête de mes guerriers ; c'est à
vous de suivre mon exemple et de repousser l'invasion
musulmane. »
Balian reprend : « Admirez mes braves, enviez et ma
poudre et mon plomb ; prenez tout et tirez juste ; mes
biens, mes fusils et ma vie sont à la nation. »
Garabed le Kaïa dit à son tour : « Libre montagnard,
c'est à moi, gardien de Zeïtoun, de défendre le chemin
de la liberté. A moi, mes fils, à moi! Ayons foi en Dieu,
et montrons-nous dignes de nos ancêtres en abaissant
l'orgueil d'un pacha exécré.
Jtaille de 1862. Nous reproduisons ici la traduction qu'en a donnée
Victor Langlois en son étude sur Zeitoun publiée dans le numéro
du i5 Février i803 de la Revue des Deux Mondes.
13
218 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
« Mes greniers sont garnis de blé, ne comptez plus
sur des secours; un pain par jour et combattons dix ans.
Nous avons bien assez vécu ; il faut nous sacrifier au sa
lut de nos frères. Dieu et la croix sont avec nous ! »
CHANTS DE REVOLTE
LE KURDE1
Le Kurde arriva des flancs de la montagne,
Il nous demanda de lui payer le tribut;
Boghos, le fils du curé,
Frappa ce chien-là et le tua.
Nous allâmes nous réfugier
Au milieu des rochers;
L'ennemi tira l'épée contre nous;
Que cette année-là ne revienne plus !
On a enlevé nos mariées au voile rouge ;
Nous sommes restés à la merci des loups ;
Nos petits garçons et nos filles,
Nous ne savons plus où ils sont perdus.
i. Ce chant et les suivants sont de date très récente ; ils expriment
les sentiments qui animèrent les Arméniens dans le dernier quart
du xix° siècle, et qui aboutirent à l'effort tenté par ce peuple
pour abolir les conditions de servitude où le gouvernement turc
les maintenait. Ils traduisent la douleur et la rage d'une race qui
souffre de se voir odieusement exploitée et opprimée par les ban-
dits kurdes et par les fonctionnaires turcs, et qui, poussée par le
souvenir de son glorieux passé, se décide à accepter les suprêmes
sacrifices pour mettre fin à une situation intolérable.
CHANTS NATIONAUX 219
Jeune homme, retrousse tes manches,
Frappe au flanc ce chien de cheikh;
Grands et petits, tous ensemble,
Assommons-les d'un seul coup.
Il n'y a plus pour nous ni jour ni soleil ;
Nous ne pouvons même plus causer entre nous
Et Dieu voit tout cela,
Assis au-dessus de nos têtes!
Les Kurdes féroces, rassemblés,
Nous ont assiégés.
Ils ont emporté par force
Nos troupeaux et nos biens.
Que le Scribe étrangle Alo
Qui tua le pauvre Galo ;
Que la balle noire atteigne
Le chien Selo de Kadjed !
Maudit soit le cheikh Sofi
Qui a éteint la fumée de notre maison !
Que Dieu éteigne de même
La fumée de sa maison !
Je n'aspire qu'à atteindre mon but !
Je ne crains pas le gibet.
Du haut du gibet, d'une voix étranglée,
Je crierai encore : « Douce Arménie! »
220 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Douce Arménie ! je te voue
Mon cœur et mon âme !
Je veux bien mourir si, par ma mort,
L'Arménie doit revenir à la vie.
Si l'on m'emprisonne pour toi,
La prison sera un palais à mes yeux;
Si l'on enchaîne mes mains et mes pieds,
Je m'en sentirai heureux.
Douce Arménie, charmante mère,
Jusqu'à quand tes fils
Gémiront-ils ainsi ?
Jusqu'à quand seront-ils errants et malheureux?
Ce chagrin, je le crains, me fera mourir,
Et je descendrai bientôt dans le noir tombeau.
Du fond de mon tombeau, d'une voix morte,
Je crierai toujours y « Pauvre Arménie! »
Un cri s'est élevé des montagnes d'Erzeroum,
Les cœurs des Arméniens ont bondi au cliquetis des
armes.
Le paysan arménien, qui depuis des siècles vivait
désarmé,
Quitta son champ, et prit, au lieu de la pelle, le fusil
et l'épée.
CHANTS NATIONAUX 221
Le vieillard, courbé sur son bâton, demande en
pleurant
A voir la délivrance de sa patrie, puis mourir.
Les femmes exhortent leurs maris
A se rendre au combat pour donner et recevoir des
blessures.
La vie tendre semble lourde aux jeunes filles;
Les armes à la main, elles encouragent les combat-
tants.
Trop longtemps tu as pleuré, Arménie, notre mère,
terre de gloires !
Tes soldats, bien qu'affamés, sont toujours vaillants.
Prends-les dans tes bras, presse-les contre ton sein,
Ces braves, qui versent leur sang sur ton sol sacré !
Que le rossignol ne gazouille plus dans les plaines
de Moush,
Que des chants ne s'élèvent plus sur les monts de
Sassoun;
Que le sourire ne brille plus sur les figures armé-
niennes,
Que la tristesse règne seule dans les cœurs armé-
niens. \
222 • CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Les mains des Arméniens sont toutes rouges de sang,
Les cœurs des Arméniens sont envahis de douleur;
À quoi bon désormais le lys odorant ?
S'épanouirait-il dans les beaux champs de TEden
d'Arménie?
Puisque les jeunes filles arméniennes ne peuvent plus
Parer leur sein avec les fleurs des champs,
Que le rossignol ne gazouille plus sur les monts de
Sassoun;
Que des chants ne s'élèvent plus dans les plaines de
Moush.
BERCEUSE
Voici la chemise du brave;
Je l'ai cousue de ma main;
Elle est toute rouge de sang;
Je l'ai lavée avec mes larmes.
C'est la chemise du brave
Qui fut ton père !
Du fond de la tombe,
Il t'invite à le venger du cruel ennemi
Grandis, mon enfant,
Et bois le sang des tyrans,
Pour que le cœur de ta mère
Se réjouisse et soit consolé.
CHANTS NATIONAUX 223
Camarade, il ne faut pas te décourager,
Sois vaillant, reste debout!
Regarde, une lumière brille là-bas :
Bientôt nous nous reposerons.
Courage, camarade! sois vaillant!
Continuons à marcher!
Ecoute! il me semble que des cloches
Résonnent au sommet des montagnes.
Voici l'aube qui rougeoie;
Camarades, marchons avec confiance !
Nous sommes les soldats de la justice;
Nous atteindrons sûrement notre but.
ELOGE DE SEROP-AGHBUR
Dans le monde entier
Ton nom fut célèbre,
Cher Aghbur,
Lion vaillant
De l'Arménie.
i. Sérop, originaire d'Akhlat (vilayet de Bitlis), était le chef d'une
bande de révolutionnaires qui, retranchée dans les montagnes,
s'était donné pour tâche de riposter par des représailles aux atro-
cités des Turcs et des Kurdes. Le gouvernement turc s'efforça
pendant trois ans, sans réussir, à s'emparer de lui et de sa bande; à
la fin de l'année 1898, un bataillon de réguliers parvint enfin à
224 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Tu as rehaussé
L'honneur de rArménie,
Cher Aghbur,
Tu as éveillé
Les cœurs endormis.
Tu es parti
En nous laissant un exemple,
Cher Aghbur,
Tu as ouvert des portes
A la jeunesse.
Tu n'as jamais abandonné
Ta douce patrie,
Cher Aghbur,
Tu as lutté
Jusqu'à ton dernier souffle.
Tu as aimé l'œuvre sainte,
Tu as formé des bandes,
Cher Aghbur,
Tu as épouvanté
Les Turcs et les Kurdes.
cerner Sérop, et après une longue lutte sanglante, où tombèrent
plusieurs dizaines de Turcs, Sérop fut tué avec ses compagnons
et sa femme Sossé, qui s'était toujours battue à ses côtés. La tête
de Sérop fut transportée par les soldats turcs à Bitlis et promenée
en triomphe dans les rues. Sérop était surnommé Aghbur (fon-
taine) par ses camarades, et les Turcs, qui admiraient sa grande
bravoure, l'appelaient Sérop Pacha.
CHANTS NATIONAUX 225
Tu as soulevé
Le vilayet de Bitlis,
Cher Aghbur,
Tu as donné du courage et de l'espoir
Au pauvre peuple.
Nuit et jour
Pleure Akhlat tout entier,
Cher Aghbur,
Il appelle sans cesse
Sérop et Sossé.
Tu dors maintenant
Sous la terre noire,
Cher Aghbur,
Nous ayant légué la tâche
De défendre notre peuple.
Poursuivons de tout cœur
L'œuvre d'Aghbur ;
Notre cher Aghbur
Nous invite à la vengeance;
Frères, vengeons-le!
XI
CHANTS DIVERS
LE CHANT DE LA PERDRIX
Le soleil tomba sur la cime du mont ;
Gentillette, gentillette,
La perdrix sortit du nid ;
Elle salua les fleurs,
Elle s'envola et vint au sommet de la montagne,
Gentillette, gentillette,
0 la jolie petite perdrix !
Lorsque j'entends la voix de la perdrix,
Je sors la tête par la lucarne et je regarde;
La perdrix vient, en chantant,
En se dandinant, par la montagne.
Gentillette, gentillette,
0 la jolie petite perdrix !
230 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Ton nid est émaillé de toutes sortes de fleurs,
De basilics, de narcisses et de nénufars ;
Ton lit est imbibé de rosée;
Tu te délectes d'ineffables parfums.
Gentillette, gentillette,
0 la jolie petite perdrix!
Tes plumes sont moelleuses,
Tu as le cou long, le bec petit,
Tes ailes sont multicolores,
Tu es plus douce que la colombe.
Gentillette, gentillette,
0 la jolie petite perdrix!
Lorsque la petite perdrix se pose sur l'arbre,
Elle chante de sa douce voix,
Elle égayé le monde entier,
Elle fait sortir le cœur de la mer de sang.
Gentillette, gentillette,
0 la jolie petite perdrix!
Tous les oiseaux envient ton sort,
Us viennent avec toi en bandes nombreuses,
Ils gazouillent tous autour de toi,
Mais pas un ne peut t'être comparé.
Gentillette, gentillette,
0 la jolie petite perdrix !
CHANTS DIVERS 231
LE CHANT DE LA CIGOGNE
Cigogne, sois la bienvenue,
Sois la bienvenue, cigogne;
Tu nous annonces le printemps,
Tu nous réjouis le cœur.
Cigogne, descends chez nous,
Descends dans notre maison, cigogne;
Construis ton nid sur notre frêne,
0 notre gentille cigogne.
Cigogne, je vais me plaindre à toi,
0 cigogne, je vais me plaindre à toi,
Je vais te dire mes mille douleurs,
Les douleurs de mon cœur, mille douleurs.
Cigogne, lorsque tu es partie,
Lorsque tu es partie de notre arbre,
Des vents destructeurs ont surgi,
Ils ont desséché nos riantes fleurs.
Le ciel brillant fut assombri,
Ce brillant ciel fut assombri.,
La neige tomba sur nous,
Arriva l'hiver, qui flétrit les fleurs.
Du sommet du mont Varak,
Du sommet de ce mont Varak,
La neige descendit et s'étendit;
Il faisait bien froid dans nos vertes plaine* I
232 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Cigogne ! notre petit jardin,
La neige couvrit notre petit jardin ;
Notre rosier verdoyant
Fut desséché par le froid de l'hiver.
Cigogne, sois la bienvenue,
Sois la bienvenue, cigogne !
Tu nous annonces le printemps,
Tu nous réjouis le cœur.
LA COMPLAINTE DE LA PERDRIX
La perdrix se tenait assise sur une pierre,
Et pleurait : « Oiseaux! »
Elle se plaignait aux petits :
« Vous qui volez dans l'air, oiseaux!
Je suis montée sur les hautes montagnes,
J'ai contemplé les vertes prairies,
Vous qui volez dans l'air, oiseaux!
Je suis descendue, je suis tombée dans le piège,
Dans le filet tendu au milieu du lac,
Vous qui volez dans l'air, oiseaux!
On est venu m'empoigner,
On a levé sur moi le terrible couteau ;
Ma gorge chantante,
On Ta coupée d'une oreille à l'autre;
CHANTS DIVERS 2M
Mon petit sang rouge,
On l'a versé par terre ;
Mon petit bec rougeâtre,
On Ta rais sur le feu étincelant ;
Mes pieds à pas menus,
On les a coupés à partir du genou ;
Mes plumes multicolores,
On les a jetées aux monts et aux vallées ;
Celles qui sont tombées sur les monts,
Le petit vent les a emportées;
Celles qui sont tombées dans les vallées,
Le torrent les a emportées ;
Pareille à saint Grégoire,
On m'a fait descendre dans la caverne profonde.
On est venu me saisir
Et l'on s'est mis à table ;
Pareille à saint Jacques,
On m'a coupée pièce par pièce;
Avec du pain on m'a fait un linceul,
Avec du vin rouge on m'a enterrée ;
J'ai poussé le cri de Jérémie,
Du premier père et de la mère Eve.
LE CHANT DU PIGEON
0 pigeon! le printemps s'en est allé, l'automne est
arrivée ;
234 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
O pigeon, comme ta voix est douce
A mes peines nombreuses !
O pigeon, que je meure pour tes petits pieds roses !
O pigeon, que tu as de chagrins !
O pigeon, comme elles sont jolies,
Les couleurs que Dieu a données à tes ailes
Et que les hommes admirent!
O pigeon, ta voix est si douce
Qui erre par les monts et les vaux !
O pigeon, quelle jolie petite gorge tu as!
O pigeon, que je meurepourtes yeux diaprés!
O pigeon, combien de blessures
Tu portes dans ton cœur!
LA TOURTERELLE ET LE GEAI
La tourterelle dit au geai : « Pourquoi pleures-tu?»,
Le geai dit : « L'automne est arrivé, je vais pleurer à
tel point
Que du sang va tomber de mes yeux;
Car comment pourrais-je maintenant nourrir mes ;
petits ? »
La tourterelle dit : « Ne pleure pas, c'est l'automne
à présent,
Mais le'printemps va bientôt arriver.
CHANTS DIVERS
Je te prendrai avec moi, nous monterons'
hautes cimes,
Nous jetterons nos douleurs au vent du sud,
Nous bâtirons une maison parmi les ronces,
Nous ouvrirons une porte au vent de Soundk.
Mogk.
LE CHANT DE L'EAU
Par cette montagne qui est là-bas
L'eau descend et traverse le village.
Un beau brun s'approche de l'eau,
Y lave ses mains et son visage ;
Il les lave, heï ! il les lave,
Puis il s'adresse à l'eau et lui demande :
Eau, de quelle montagne arrives-tu,
Ma petite eau fraîche et douce ?
— J'arrive de cette montagne
Où il y a de la neige vieille et nouvelle.
— Eau, vers quel ruisseau t'en vas-tu,
Ma petite eau fraîche et douce ?
— » Je vais vers ce ruisseau
Au bord duquel il pousse des violettes en abondance,
— Eau, vers quelle vigne t'en vas-tu,
Ma petite eau fraîche et douce ?
236 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
— Je vais vers cette vigne
Dont le possesseur est le vigneron lui-même.
— Eau, vers quel jardin t'en vas-tu,
Ma petite eau fraîche et douce ?
— Je vais vers le jardin
Où le rossignol chante doucement.
— Eau, quelle plante arroses-tu,
Ma petite eau fraîche et douce ?
— J'arrose cette plante
Dont les racines donnent de l'herbe à l'agneau.
— Eau, à quelle fontaine t'en vas-tu,
Ma petite eau fraîche et douce ?
— Je vais à cette fontaine
Où ta bien-aimée vient boire de l'eau ;
Je veux embrasser son menton
Et m'enivrer de son amour.
VARIANTE
— Petite eau, de quelle source arrives-tu
Ma petite eau fraîche et douce ?
— Je viens de cette source
Où il y a de la neige vieille et nouvelle.
Je marche nuit et jour,
Je n'ai pas de sommeil, je veille sans trêve.
L'eau a bien aussi son bien-aimé,
Elle se dirige vers le jardin de son aimé.
— Que le jardin de ton aimé se dessèche,
Pour qu'en faisant un détour tu viennes vers notre jardin,
J'ai des roses et des grenades à arroser,
Mon basilic commence à s'épanouir,
Je voudrais les cueillir, en faire un bouquet
Et l'envoyer comme cadeau à mon absent. Eghine.
CHANTS DIVERS 237
NOCTURNE
Le soleil s'est couché,
Les étoiles scintillent;
Elles tournent la ronde,
Avec la lune. ,
Mais nos gars sont plus jolis
Que les étoiles et la lune.
Les fleurs rient,
Les épis ondulent,
Les arbustes, sous la brise,
Se balancent.
Mais nos filles sont plus jolies
Que ces fleurs aux couleurs vives.
Les eaux murmurent,
Les ruisseaux coulent,
La mer flotte, s'agite,
On dirait qu'ils sont tous pressés.
Mais nos mariées sont plus jolies
Que toutes ces eaux douces.
Les oiseaux gazouillent,
Ils causent entre eux,
Le rossignol et l'alouette
Chantent de douces chansons ;
Mais plus doux que tous ces chants
Est le chant de nos gars.
238 CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
NOCTURNE
La lune est douce, le vent est doux,
Le sommeil du villageois est si doux.
La lune se lève au ciel,
La flûte du berger est douce ;
Le bouvier fait paître ses bœufs,
Le laboureur dort d'un doux sommeil.
Le vent souffle en murmurant,
La brise marine est si douce !
Les eaux clapotent avec un bruit doux;
Les oiseaux sont rentrés dans leurs nids;
Le chant du rossignol est doux ;
Un parfum délicieux flotte dans l'air :
C'est de la rose le parfum si doux.
Van
AU POINT DU JOUR
De douces brises soufflent,
Les jolis épis ondulent ;
Au murmure du mince ruisseau,
Les petits flots battent des mains.
La liane s'est enroulée autour du chêne,
L'églantinea fait sortir ses bourgeons;
Par amour pour la rose, le rossignol
Chante toute la nuit jusqu'au jour.
CHANTS DIVERS
Les chevreaux et les agneaux paissent
Aux bords verdoyants des ruisseaux;
Les fleurs des arbustes de la plaine
Répandent de douces senteurs.
L'abeille vole, rapide, .
D'une fleur à l'autre ;
Elle prend des fleurs sa part,
Et revient à son joli nid.
Le laboureur a attelé sa charrue,
Il a pris le soc en main ;
Les bouviers, à l'unisson,
Entonnent leur « horovel « l.
Tout est joli,
Tout est clair et tendre ;
Mais l'automne est proche :
Gela seul nous attriste le cœur.
La vieille grand'mère, blottie,
S'agenouille, la face vers l'aurore ;
Les yeux remplis de larmes,
Elle dit tout bas son « Pater ».
i }hant de labour.
240 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
LE CHANT DES QUATRE SAISONS
Heï ! ho ! sont venus ces oiseaux,
Ho ! heï ! sont venus ces oiseaux,
Ils sont revenus, ces oiseaux
Qui arrivent chaque printemps.
Ils sont revêtus d'un manteau vert,
Ils se promènent sur la verdure.
Chante, mon rossignol, chante !
Chante, ma petite perdrix, chante !
Chante, ma tourterelle, chante !
Je suis fou de votre voix ;
Que je sois l'esclave de celui qui vous créa.
Heï ! ho! sont venus ces oiseaux,
Ho ! heï ! sont venus ces oiseaux,
Ils sont revenus, ces oiseaux
Qui arrivent chaque été.
Ils sont revêtus d'un manteau rouge,
Ils se promènent sur les roses,
Chante, mon rossignol, etc.
Heï ! ho ! sont venus ces oiseaux,
Ho ! heï ! sont venus ces oiseaux,
Ils sont revenus, ces oiseaux
Qui arrivent chaque automne.
CHANTS DIVERS 241
Us sont revêtus d'un manteau jaune,
Ils se promènent sur les feuilles desséchées ;
Chante, mon rossignol, etc.
Heï ! ho ! sont venus ces oiseaux,
Ho ! heï! sont venus ces 'oiseaux,
Ils sont revenus, ces oiseaux
Qui arrivent chaque hiver.
Ils sont revêtus d'un manteau blanc
Ils se promènent sur la glace.
Chante, mon rossignol, etc.
AU MONT BER1D1
De tes sources l'eau coule abondante,
Tes grands cerfs jettent de longs regards.
Tes «t baitaran » 2, tes hyacinthes sentent si bon !
Ton sommet est délicieux, ô Berid !
La perdrix chante sur tes cimes,
Personne ne connaît ton âge ;
De tes rochers on tire du fer ;
Tu es une source de richesses, ô Bérid!
i. Le Bérid est la plus haute des montagnes situé-s au nord de
Zeïtoun.
2. Nom de fleur.
14
m CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
A ta droite se trouve le mont des Sept-Frères,
Tes mines donnent du fer et de la pierre ;
Ta tête est toujours couverte de neige ;
L'Erdjias seul peut t'être comparé, ô Bérid î
Ceux qui pénètrent dans tes mines,
Pour arriver à leur but,
Bravent tes orages, tes pluies, tes bourrasques ;
Que ton hiver est rude, ô Bérid !
Ton grand renom m'a rendu poète ;
Personne ne connaît ton âge ;
Tu existais déjà aux jours d'Adam et de Noé ;
Ton âge est inconnu, ô Bérid !
Zeïtoun.
LE CHANT DU* MONT VARAK
Alons nous asseoir aux sons du saz,
Buvons du vin dans des coupes d'or;
Ta bouche est suave, ta langue savoureuse !
Il est doux de chanter sur le mont Varak.
Allons au délicieux Dracht1,
Il en arrive d'adorables senteurs ;
î. Les deux sommets du mont Varak, le haut et le bas Varak,
sont situés à l'est de Van ; aux flancs du Bas-Varak se trouve le
couvent célèbre qui porte son nom.
î. La vigne qui se trouve dans l'enceinte orientale du couvent
de Varak s'appelle « Dracht » (Paradis terrestre)»
CHANTS DIVERS 243
Des roses autour de toi, et du basilic.
Il monte de doux parfums du mont Varak,
De ce haut rocher.
A Varak, s'érige un siège d'or,
L'autel, les voûtes sont splendides ;
La puissante croix nous protège ;
Sourp Grigor * au milieu de la vallée ;
En face de Van, se trouve Karmervor 2 :
Tous les couvents sont magnifiques ;
Il monte de doux parfums du mont Varak,
De ce doux endroit, du mont Dracht.
Allons nous asseoir autour du bassin^
Jouons au saz, chantons des chansons ;
Buvons ce doux arak,
Avec du pain azyme pour maza3.
Il monte de doux parfums du mont Varak,
De ce haut rocher, du mont Dracht,
Van.
i. « Sourp Grigor » est un vieux couvent, entouré de forêts, sur
un beau site, près du village de Koghpantz, au nord-est de Van.
2 « Karmervor » (tout en rouge) est un couvent consacré à la
Sainte Vierge, se trouvant à Test de Van.
3. Les maza sont des sortes de hors -d'oeuvre (languettes de
pain, olives, petites bouchées de homards, caviars, petits mor-
ceaux de fromage, etc.) que l'on mange en buvant V « arak», eau-
de-vie d'Orient.
2H CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
CHANT DE VARAK
Allez, frères éphémères, ayez toujours le cœur en
joie,
Entrez en cette cave bénie, ouvrez le grand tonneau ;
Emplissez les cruches de vin doux, allez-vous-en à
Varak,
Allez à Varak, buvez l'eau de la froide fontaine.
Emplissez les cruches de ce vin doux, mettez-les
dans le bassin.
Buvez doucement, chantez des chansons.
Qu'un d'entre vous joue au boulgari, l'autre au kia-
mantcha i.
Que l'un chante une chanson, l'autre une hymne ; per-
sonne d'entre nous n'est immortel.
La rhubarbe acide a poussé sur la pierre desséchée.
Tout le monde est accouru pour assister à sa cueille.
Des violettes, des tulipes y sont épanouies.
Que la sainte croix de Varak soit votre aide et votre
gardienne.
Van.
i Instruments de musique.
CHANTS DIVERS 245
LE CHANT DU LABOUREUR
La nuit vint envelopper le monde, mon âme s'est
fanée ;
Le sommeil a envahi mes yeux, mon corps s'est
engourdi ;
Les rêves sont tombés sur moi, j'ai longtemps dé-
liré.
Lorsqu'arriva l'heure de la ténèbre d'Adam1, tous
les rêves se sont enfuis.
Le jour n'avait pas encore lui, je m'étais déjà ré-
veillé.
J'ai vu briller l'étoile du matin du côté de l'aurore.
La Balance et le Carvanghéran 2 s'étaient approchés
de la Pléiade.
Ayant attelé mes deux bœufs, je suis allé à mon
champ.
J'ai labouré ma terre avec la herse et la charrue;
Avec ma charrue j'ai parcouru mon champ 'en fre-
donnant une chanson;
A l'heure du déjeuner j'avais fini de labourer;
i. L'heure de la nuit où il fait le plus sombre, celle qui précède
l'aube, est appelée en Arménie « heure de la ténèbre d'Adam ».
2. « Carvanghéran » (coupeur de caravanes) ou « gogh » (voleur),
est le nom populaire de Pégase.
U.
246 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Alors je me suis mis à niveler la surface de la terre I
labourée;
Puis j'ai ramassé mes instruments, je suis rentré ;
chez moi,
J'ai mangé un morceau de pain, je me suis endormi.
Le lendemain avant l'aube, j'ai travaillé tout autour j
de mon champ;
J'ai labouré, j'ai défriché jusqu'au soir.
Le champ^que j'ai labouré a donné du blé s'élevant
jusqu'à ma ceinture.
Les épis se sont enchevêtrés les uns dans les autres
avec leurs jolies barbes;
Ils ont jauni, ils ont pris la couleur de l'encens, ils I
sont devenus pareils à une forêt ;
Puis ils se sont fendus : le moment de la récolte
arrivait.
J'ai récolté, j'ai fait des tas, et je les ai piles ;
J'ai battu, j'ai éventé, j'ai séparé le blé;
J'ai rendu grâces à Dieu, mille fois grâces;
J'ai payé mes dettes avec la sueur de mon front,
Il existe toutes sortes d'hommes;
C'est la Sainte Vierge qui nous donne ce que nous
rêvons ;
-M
CHANTS DIVERS 247
L'homme orgueilleux est pourri à l'intérieur;
Tout ce qu'il dit est mensonge;
A quoi me sert le fruit de tels jardins ?
Il est des hommes qui sont des pièges, il en est
d'autres qui sont naïfs;
Il en est qui sont tendres, mais il en est d'autres qui
sont épineux.
Il en est qui vous cachent tout
Et qui n'élèvent la voix que pour mentir.
A quoi me sert l'existence de tels hommes?
Van.
LE CHANT DE LA MORT
Il est mort, celui qui avait amassé une grande fortune ;
Il est mort, celui qui commençait à en amasser une.
Il est mort, le médecin Djalalentz,
Qui guérissait toutes les plaies :
Il eut au cœur une plaie qu'il ne put guérir.
Il est mort, le prophète David,
Qui, du fond de son cœur, a dit huit canons de
psaumes.
Il prit la cognée, se rendit à la forêt,
Coupa du bois, façonna sa harpe colorée,
Il y passa les cordes d'acier :
Quand il la touchait, elle chantait.
248 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Il est mort, Salomon le Sage,
Qui bâtit un temple lumineux,
Où il ouvrit trois cent soixante fenêtres ;
Un rayon, une fois entré, n'en sortait qu'au bout
d'un jour.
Toutes les villes accoururent pour admirer ce
temple.
Il y arriva une fille de la maison d'Arabie :
Elle était revêtue d'une chemise en papier,
Elle portait, par-dessus, une chemise en mousseline ;
Salomon en tomba amoureux.
Les anges vinrent enlever sa couronne lumineuse.
Il se mit à conjurer Dieu,
La couronne lui fut rapportée, mais les diamants n'y
étaient plus.
Mogk.
LE NAUFRAGE
Nous sommes partis d'Akhtamar en bateau,
Nous nous sommes mis en route pour Van ;
Lorsque nous sommes arrivés devant Vostan,
Nous avons vu le noir soleil du jour noir.
De sombres nuages enveloppèrent le ciel,
Ils ont englouti les étoiles et la lune ;
Des vents violents ont soufflé,
Ils ont dérobé les rivages à mes yeux.
CHANTS DIVERS 249
Le ciel gronda, la terre gronda,
L'eau de la mer bleue se troubla;
De toutes parts des éclairs sillonnèrent le ciel ;
Une noire épouvante s'abattit sur mon cœur.
On voit le ciel, on ne voit plus la terre,
On voit la terre, on ne voit plus le ciel ;
Des vagues arrivent, grandes comme des montagnes;
Elles creusent devant moi des gouffres profonds.
0 mer, si tu aimes ton Dieu,
Aie pitié du pauvre malheureux que je suis ;
Ne fais pas éteindre ma douce jeunesse,
Ne me livre pas à la mort au cœur de pierre.
Pitié, ô mers, terribles mers!
Ne me jetez pas dans les vents glacés !
Mes larmes vous supplient
Et les mille souffrances de mon cœur.
La bête fauve qu'est la mer n'a vraiment pas de pitié;
Elle n'écoute pas la voix plaintive de mon cœur
brisé ;
Le sang se glace dans mes veines,
Une nuit noire descend dans mes %eux.
Allez dire à mes parents
De pleurer leur fils au sort noir ;
Dites-leur que Hanès fut dévoré par la mer
Et que sa jeunesse s'est évanouie!
Van.
250 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
ÉLOGE D'UNE MÈRE POUR SA FILLE
Tu te tenais là, toute gracieuse;
Vint le colporteur à pas lents ;
J'ai acheté un miroir pour ta face radieuse,
J'ai acheté un peigne pour tes cheveux roux,
Un petit sachet cle khôl pour tes yeux,
Une paire de souliers pour tes petits pieds ;
Une paire de franges pour suspendre à tes cheveux,
Blanches au dedans, noires au dehors;
Tes cheveux tressés à la chirvaniote,
Tu les as pendus le long de ton dos, à la manière
kurde ;
Tu allas t'asseoir à l'ombre de l'arbre,
Tu peignis tes yeux et tes sourcils ;
Les garçons te virent,
Ils en perdirent la soif et l'appétit ;
Ils vinrent nous proposer de se mettre domestiques
chez nous,
Ils voulaient t'enlever cle notre maison.
Tu t'asseyais, tu te levais comme une petite dame,
Pareille à la lune et aux étoiles ;
J'ai couvert ta tête d'un aralitchi * en fils d'or,
J'ai passé des pendants d'or à tes oreilles ;
J'ai égorgé le coq chantant,
1 . Calotte brodée de soie.
CIUNTS DIVERS 251
Je t'ai fait manger son jabot ;
Le coq valait deux sous,
J'ai donné, pour l'avoir, deux pièces d'or.
J'ai acheté deux coraux,
Pareils à tes joues brillantes.
Tu pleurais et tu disais : « Maman ! »
Des milliers d'hommes sont accourus, attirés par
ton cri ;
L'un disait : « Dieu ! quelle voix elle a ! »
L'autre disait : « Au secours î je meurs de cette
voix. »
Te souviens-tu de tout cela ?
CONSEIL
Bois deux verres,
Pour que tu deviennes pareil à un grain de grenade
Ne bois pas trois verres,
Pour que tu ne te heurtes pas d'un mur à l'autre.
v E glane .
Que je meure pour toi, petite lune.
Où t'en vas-tu toute seule, toute seule ?
J'ai planté un arbre pareil à toi ;
252
CHANTS POPULAIRES ARMENIENS
Il a donné des raisins noirs et blancs ;
Allons les cueillir dans 'des corbeilles,
Entassons-les dans des tonneaux,
Et que Nounouche en mange avec ses petits-enfants.
Alachkert.
Une petite étoile au fond du ciel
Aime un petit poisson dans la mer,
Mais ni l'étoile ne peut descendre
Ni le petit poisson monter au ciel.
Eghine,
LE MALHEUREUX ET LES MONTAGNES
LE MALHEUREUX
0 montagnes, je vous envie
De demeurer si haut!
LES MONTAGNES
Il ne faut pas nous envier";
Nos douleurs sont bien nombreuses
L'été, nous brûlons au soleil,
L'hiver, sous les neiges.
Eghine.
CHANTS DIVERS 253
LE CHANT DE L'ABEILLE
A la nouvelle lune de la fête de la Croix,
Ils m'ont soufflé de la fumée dans les yeux,
Us ont pris mon miel si blanc,
Ils n'en ont pas laissé à mes gentils petits.
Si je parle, je perdrai la vie;
Si je ne parle pas, je perdrai mes petits.
Je préfère perdre ma vie
Que renoncer à mes petits.
Eghine.
CHANT DE BERGER
Pour matelas, le sein de la montagne,
— Oh! quel doux matelas!
Pour oreiller, la pierre
— Oh! quel moelleux oreiller!
Un vieux tapis sur les épaules,
— Oh! le joli tapis coloré!
C'est là le lit du berger,
— Oh! le gentil petit lit!
Lorsque la pluie s'égoutte, s'égoutte,
Et que sur le tapis elle clapote, clapote,
Le berger, plongé dans un doux sommeil,
13
54 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
Voit un rêve exquis, et il rit, il rit!
0 le gentil petit berger !
Que son sommeil est doux!
CHANT DE LABOUREURS
Nous nous levons de bon matin,
Pour nous livrer au doux travail des champs ;
Nous avons le cœur plein de joie, et nous chantons
Nos simples chants de paysans.
La nuit sombre s'est écoulée,
Nos fraîches plaines nous sourient,
Le soleil radieux s'est levé
Au-dessus de nos vertes montagnes.
Allons, alertes, nous mettre à l'œuvre;
Les chants des oiseaux nous y convient;
Le travail aux champs
Est le trésor du pauvre.
Que le riche reste plongé dans son sommeil profond
Ou dans des voluptés diverses;
Je n'envie pas son sort,
Bien que je ne mange que des oignons.
La vie du laboureur est une vie d'or,
Douce, sans soucis et paisible;
Le chant de la paysanne est plus suave
Que le ramage d'un rossignol amoureux.
CHANTS DIVERS 355
Le riche, à son réveil,
Se trouve envahi par des soucis;
Notre vie est pareille
A la vie future.
Nous nous levons de bon matin,
Pour nous livrer au doux travail des champs ;
Nous avons le cœur plein de joie, et nous chantons
Nos simples chants de paysans.
LE CHANT DU TRAVAIL
Sur la plaine fleurie brille la rosée ;
Adolescent, le matin t'appelle :
Tâche de gagner des heures d'or,
C'est le moment d'agir, bientôt la nuit doit venir.
Le jour arrive à sa moitié ;
Homme, midi te convie :
Il fait encore chaud, ne quitte pas ton travail;
Ta récompense sera grande lorsqu'arrivera la nuit.
Les ombres s'allongent, le jour touche à sa fin ;
Vieillard, le soir t'exhorte :
Il te reste peu de temps, tes mains s'amollissent,
Achève ta besogne, car la nuit est proche.
256 CHANTS POPULAIRES ARMÉNIENS
La rosée est tombée sur les arbustes,
Elle brille comme du corail;
Voici la belle qui se promène
Portant au bras un bracelet.
Elle jeta un regard autour d'elle,
Puis doucement elle chanta un beau chant.
Le paon laissa tomber sa queue,
Le rossignol eut le chant arrêté dans sa gorge
Le bec ouvert, la pauvre bête
Regardait, assise sur la branche ;
La voix de la belle
Arrachait son âme.
La belle chantait en pleurant;
Elle louait Sassoun et Khnouss.
Elle évoquait les braves ;
Et elle chanta jusqu'au matin.
Le rossignol eut le cœur déchiré,
Il sentit son âme s'enfuir de son corps;
Il chanta lui-même un chant de louange,
A faire tressaillir tous les cœurs.
Tous les deux unirent leurs voix,
Ils embrasèrent tous ceux qui les entendirent,
Ils oublièrent le bien-aimé et la rose,
Ils chantèrent la louange de nos braves.
CHANTS DIVERS 257
Le chant était doux et triste
Comme une hymne d'église;
Il traversait le cœur comme une flèche,
Il allait atteindre jusqu'à l'âme.
Lorsqu'ils eurent fini de chanter,
Ils donnèrent l'un à l'autre un petit baiser,
Puis la belle s'en alla,
Et le rossignol s'envola vers la plaine.
KIN
TABLE
TABLE
Préface.. .' i
Introduction xvn
I
CHANTS D'AMOUR
Pages.
La rose s'est ouverte 3
Esprits du ciel. w 4
J'aime une belle 5
Parée des pieds à la tête 6
Je suis sortie ce matin 7
Je voudrais être une lyre 8
Notre vigne est en face de la vôtre 9
Coquette y gentille, cruelle, maudite 10
J'ai bu et je ne suis pas ivre 11
Ta taille est pareille aux roseaux des lacs 12
Jusqu'à quand 15
La belle que j'aime est comme un rosier . 16
Viens, entrons dans ton jardin 16
Je suis comme un émigré en ma propre ville 16
Ton visage est un sorbet de pomme douce 17
262
TABLE
Pages.
Cousez un manteau à ma bien-aimée 17
Dialogue 18
Chant de celui qui aime en secret. 19
L'amour 20
Les mules aux -pieds, portant un tabliez rouge 21
Tes sourcils pareils à la lune de trois jours 22
Une fontaine sur le mont Menzour 23
Mère noire au cœur noir 24
Malheur à toi, mère. . -. 27
Je suis sortie cette nuit 28
Avez-vous vu au ciel 29
Dialogue 30
La mauvaise nouvelle 32
J'ai tant soupiré 34
Jusqu'à quand resteras-tu loin de moi? . . . 34
Cette nuit j e suis sorti 35
Combien de fois je Fai dit 35
Se voudrais me fondre et me changer en eau . 36
J'ai dressé ma tente 36
Du soleil ou de l'ombre lequel est le plus doux? 36
Sont venus, sont venus les longs jours du printemps. ... 37
0 mon aimée 37
Montagnes, montagnes! ô froides, froides eaux! . .... 37
Que tu es heureux, rossignol des jardins! 37
Ne dormons pas, bien-aimée 38
Je ne veux pas dire mes peines au soleil 38
Viens danser, Choghère, ma petite âme 38
II
CHANTS DE DANSE ET DE FÊTES
Chant de danse 45
J'ai cueilli des roses en des corbeilles 47
Sont venues * 48
j'ai un boisseau et demi 49
Je te donnerai le diadème de ma léte 51
Variante 5£
TABLE 263
Pages.
Chant de Noël 55
Notice sur les fêtes de « Vidjak » 57
Chant qu'on chante en préparant la « Vidjak » 59
Couplets de Vidjak 60
Je voudrais être une colombe d'or 63
Tember! tember!. . . , , 65
Chant de jeux 67
III
CHANTS DE MARIAGE
On souffla la cornemuse, on frappa le tambour 71
Saluons l'aube , . 72
Éloge du marié. 73
Éloge du marié 74
Mère du roi, viens donc voir 76
Variante 77
On a paré notre roi. . . . , 78
Éloge des nouveaux mariés 80
Chant qu'on chante au moment d'habiller le marié. . . 82
Jeune fille, tu es vêtue toute en rouge 83
Tu t'es levée le matin. . 83
0 toi, fille de riches parents 84
Chant qu'on chante au moment où la mariée quitte la
maison paternelle 85
Chant pour bénir le marié 86
IV
BERCEUSES, CHANTS D'ENFANT
Chant que la mère chante en baignant le nouveau-né. . 91
Hop! Hop! Mon enfant! Hoppala! (« Dan dan ») 92
A qui ressemblera- t-il (« Dandan ») 92
o Dandan » pour le petit garçon 94
« Dandan » pour la petite fille 94
Berceuses. . . . , 96
264 TABLE
Pages.
La berceuse de l'orphelin 99
Le chant de la chèvre 100
Le chant du matin 101
Le chant du soleil 102
Chant de la petite fille pour son frère chéri 102
La mère est comme du pain chaud 103
V
CHANTS SATIRIQUES, BADINAGES
Éloge de la méchante vieille 107
Le petit laboureur ' 108
Chant de mariage 111
Les puces 112
Dialogue 114
VI
CHANTS FUNÈBRES
Lamentation de la mère sur son enfant mort avant rage. 119
Chant des pleureuses sur un jeune émigré mort en pays
étranger 120
Chant des pleureuses sur un jeune mort 121
Lamentatiou de la mère sur la mort de son fils 122
Lamentations 122
Lamentation de la mère qui a perdu son jeune fils. . . 122
Sur la mort d'un malheureux 123
La bru sur la mort de sa belle-mère. .......... 123
Sur la mort des enfants 123
Le jeune homme mort à sa bien-airaée 124
Lamentation pieuse 124
Sur la mort des jeunes gens 124
L'épouse sur la mort de son jeune époux 125
Sur un jeune émigré mort à l'étranger 125
Sur celle qui a perdu son aimé 125
Sur la mort d'un homme vertueux. 126
TABLE 265
Pages.
La morte à son époux 126
L'époux sur la mort de sa jeune épouse. 126
Les pleureuses à la mère qui a perdu son fils 127
C ma petite perdrix chantante .... 127
Lamentation de la mère qui a perdu son lils unique. . . 127
Sur la mort d'un vieillard 128
Sur la mort d'une vierge ■. . . . 128
Chant funèbre chanté le jour des morts 128
Sur la mort de celui qui s'est éteint avant de voir revenir
son fils 129
Lamentation de la mère qui a perdu son fils 129
Lamentation de la sœur sur la mort de son frère .... 130
YII
PRIÈRES ET POÈMES RELIGIEUX
Prière du matin 133
Prière du soir 133
Prière du soir, en entrant au lit 134
Prière du soir . 135
Prière du soir 135
Prière du soir. 135
Prière du soir 136
Prière du soir, en fermant la porte 137
Prière du soir 13T
Prière du soir 138
Prière 140
Prière à la sainte Vierge 140
Prière pour les femmes en couches 141
Prière pour entraver les loups 142
Prière contre le mauvais œil 142
Prière contre le mauvais œil 144
Prière contre les voleurs 144
Prière contre les voleurs et les scorpions 147
Prière à saint Serge 147
Prière à saint Serge 148
Louange de saint Karapet 149
366 TABLE
Pages.
A saint Karapet 150
Prière des vieilles femmes à la lune 151
Prière. ... 152
Le dernier jugement , . 152
Malheur au pécheur . 153
L'âme et le corps 154
VIII
CHANTS HISTORIQUES, CONTES
Complainte de Léon 161
Complainte des Arménie as de Djiilfa 162
Narékatsi (légende) 164
La croix de Kaross (conte) 168
Le seigneur Aslan (conte) 173
L'ascète amoureux (conte) ' 178
IX
CHANTS D EMIGRE
Notice . . 181
Chant du jeune marié qui émigré 182
Le départ de l'émigrant 183
Chant d'émigré 185
Le rêve de l'émigré 185
A la grue 187
J'étais un arbuste de cognassier 187
La petite lune se détache du sommet 188
Chant de l'émigré agonisant 189
Chant de l'émigré agonisant 189
Chant de l'émigré agonisant 190
Chant de l'épouse de l'émigrant 190
Chant de l'épouse de rémigré 191
Chant de l'épouse de l'émigré. . 193
Chant de l'épouse de l'émigré 194
Chant de l'épouse de l'émigré 195
TABLE 267
Pages.
Chant de l'épouse de rémigré t 1%
Chant de l'épouse de l'émigré 197
Chant de l'épouse de l'émigré. . . 198
La femme de l'émigré et la lune 198
Le vent des hautes cimes 199
Chant de la sœur de l'émigré 200
X
CHANTS NATIONAUX
Chants de Zeïtoun (notice) 204
Kalender Pacha marcha sur Zeïtoun 207
Au grondement des fusils ottomans 207
Sado-le-Boiteux attaqua Zeïtoun 207
Le Prêtre-Fou dit: J'ai donné le signal du combat. . . . 208
En Van mil huit cent soixante-deux 209
Avetch d'Aziz Pacha 209
Avetch de Babik Pacha 211
Les braves 212
Avetch de Khourchid Pacha 213
Avetch de Khourchid Pacha 216
Le Kurde 218
Je ri aspire qrià atteindre mon but 219
Un cri s'est élevé des montagnes d'Erzeroum 220
Que le rossignol ne gazouille plus 221
Berceuse 222
Camarade, il ne faut pas te décourager 223
Éloge de Serop-Aghbur 223
XI
CHANTS DIVERS
Le chant de la perdrix 229
Le chant de la cigogne , 231
La complainte de la perdrix 232
Le chant du pigeon 233
268 TABLE
Page
La tourterelle et le geai 234
Le chant de Feau ...... 235
Variante 236
Nocturne 237
Nocturne . . 238
Au point du jour 238
Le chant des quatre saisons 240
Au mont Bérid 241
Le chant du mont Varak 242
Chant de Varak. 244
Le chant du laboureur. 245
Il existe toutes sortes d'hommes 246
Le chant de la mort 247
Le naufragé. . 248
Éloge d'une mère pour sa fille 250
Conseil 251
Que je meure pour toi, petite lune 251
Une petite étoile au fond du ciel 252
Le malheureux et les montagnes . 252
Le chant de l'abeille 253
Le chant du berger 253
Chant de laboureurs ' 254
Le chant du travail 255
La rosée est tombée sur les arbustes 256
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