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Full text of "Figures littéraires : écrivains français et étrangers"

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FIGURES  LITTÉRAIRES 


"  Copyright  i.>  Perrin  .<m.i  <:•  I9H. 


LUCIEN    MAURY  0CT111973 


FIGURES 


LITTERAIRES 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    KT    ÉTRANGERS 


PARIS 

LIBRAIRIE     ACADÉMIQUE 

PERRIN    KT  (>.    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

•  >•>.    <>i    \l     DES    GRANDS-AUGUSTINS,    35 


fous  droils  de  reproduction  el  de  \tàk\clion/H!*tr\ts  jtaj- 


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PAUL    FLAÏ 


FIGURES  LITTÉRAIRES 


ALBKHT   VANDAL 


Retracer  sa  carrière  serait  superflu;  il  travailla,  il 
iiut  un  grand  talent,  il  n'en  fut  pas  moins  des  qua- 
rante ;  une  double  convenance  et  des  sympathies  réci- 
proques le  prédestinaient  aux  succès  académiques; 
1  fut  de  ceux  qui  relèvent  à  nos  yeux  ces  succès  et 
îarent  de  jeune  gloire  la  tradition  sommeillante. 

Il  est  trop  tard  ou  trop  tôt  pour  évoquer  l'homme, 

ja  longue  silhouette  mince  et  forte  du  bourgeois  élé- 

|?ant,  son  apparente  froideur,  sa  cordialité  courtoise, 

a  réserve,  où  l'on  devinait  l'empire  d'une  prudente 

olonté  sur  une  intelligence  ardente;  d'avoir  si  lon- 

;uement  médité  les  affaires  de  ce  monde,  de  s'être  si 

réquemment    recueilli    parmi    de    grandes    ombres, 

avoir  interrogé  et  jugé  tant  de   morts  illustres  ou 

ubliés,  une  gravité  immuable  lui  était  restée,  et  peut- 

tre  quelque  mélancolie  désabusée,  ainsi  qu'il  arrive 

ans  l'exercice  d'une  haute  magistrature.  Il  était  venu 

u  droit  et  de  l  administration  à  l'histoire;  il  eût  été 


! 


2  FIGURES    LITTÉRAIRES 

en  d'autres  temps  l'un  le  ces  puissants  commis  à  qui 
les  monarchies  confient  L'Etat  ;  on  l'eût  vu,  dans  cette 
charge,  lucide,  ferme,  impitoyable;  encore  qu'il  ne 
l'avouât  point,  quelque  regret  dut  parfois  l'assombrir; 

il  ne  remplit  qu'à  demi  sa  vocation,  administrant 
l'histoire  —  avec  quelle  sagesse,  quelle  pénétration, 
quelle  connaissance  des  choses,  quelle  intuition  de 
l'homme!  —  au  lieu  de  la  vivre.  Et  peut-être  cette 
quasi  retraite,  où  le  condamna  un  âpre  souci  de 
dignité,  a 'est-elle  point  à  l'honneur  de  son  temps. 
Qu'un  tel  soupçon  paisse  naître  ajoute  au  prestige  de 
son  œuvre4;  mais  il  nous  plaît  de  le  penser  :  ce  que 
nous  perdîmes  en  loyaux  services  nous  fut  par  ailleurs 
restitué;  il  fut  le  bon  comptable  de  ses  forces;  de 
toutes  celles  dont  nous  étions  en  droit  d'attendre  un 
utile  concours,  il  fit  bon  usage  :  les  traits  qui  eussent 
marqué  son  activité  civique  caractérisent  ses  livres. 
Nous  considérons  sans  récriminer  son  sort,  puisqu  il 
nous  laisse  une  œuvre  grande  et  belle,  et  qui  nous 
invite  aux  longues  méditations. 

Lui-même  s'en  contentait  ;  s'il  formula  parfois  un 
avis,  ou  esquissa  une  critique  de  nos  mœurs  et  de 
nos  tendances  sociales,  ce  ne  fut  jamais  du  point  de 
vue  de  la  rancune;  il  n'était  point  amer;  sa  sérénité 
doublait  l'autorité  de  son  jugement;  il  jugeait  en 
toute  impartialité,  en  spectateur  attentif  à  nos  agita- 
tions, mais  qui  les  observe  avec  un  bienfaisant  recul t 
eu  juge  un  peu  lointain,  accoutumé  à  l'étude  des 
confuses  mêlées,  en  historien.  Historien,  il  s'enferma 
volontairement  dans  sa  tache;  il  mit  à  la  mener  à 
bien  son  point  d'honneur;  il  fut  avec  coquetterie  ce 
personnage  indulgent,  austère,  supérieur  à  l'éphémère 


\liu:rt   V-NNDAL 


Actualité,  qui  semblait  à  nos  pères  n'être  d'aucun 
temps  ni  d'aucun  pays.  Historien,  il  le  fut  avec  déci- 
sion, et  ne  voulut  point  être  autre  chose;  grand 
exemple  que  l'efficacité  de  son  persévérant  effort 
parmi  tant  de  contemporains  aux  talents  multiples 
et  médiocres. 


• 


Il  fut  l'historien;  il  connut  toutes  les  obligation»  à 
quoi   engage  ce  beau  titre,  et    les   remplit  avec   une 
allègre   ponctualité,    avec   aisance,    avec    succès;   de 
quelques-unes,    que  nous  étions  enclins  à  oublier,   il 
nous    fit    souvenir;   il    nous   révéla    l'ampleur   d'une 
lâche  que   l'on    s'efforce    trop   souvent  de  rapetisser. 
Ooyez-vous    donc    que    l'art    d'écrire   l'histoire  s'ap- 
prenne   tout    entier    dans    les   écoles?   que   la    sacro- 
<ainte  méthode  suffise  à  tout9  et  qu'un   bon  écolier, 
»rce  qu'on  lui  enseigna  honnêtement  le  «  métier,   »' 
;oi(  aPteà  «'etraeer  les  grands  événements  du  passé? 
Ussi  bien    qu'un  autre  ouvrage,   un   livre  d'histoire 
mus  donne  la  mesure  de  l'esprit  qui  le  conçut;  quoi 
pon  fasse,   l'équation  personnelle  est  ce  qu'il  cou- 
lent   d'envisager   d'abord;    ni    l'imagination    ni    la 
*ce  de  pensée  ne  doivent  faire  défaut  à  l'historien; 
étendue  de    sa   culture    n'est   point    indifférente;    et 
ertes   on  estimerait  plaisant,   qu'il  prétendît  décou 
ni  la  plus  petite  vérité,  s'il  n'a  point  une  connais- 
se approfondie  de  l'homme.  Imagination,  vigueur 
2  l'intelligence,  large  culture,  expérience  humaine, 
vn  1-ou   souci  d'exiger  tout  cela   de   quiconque  s  oc- 
ipe  d'histoire?  Il  n'est  que  trop  vrai,  la  présomption 


FIGURES    LITTÉRAIRES 


de  certains  érudits  dément  prodigieusement  leur 
apparente  modestie.  La  plupart  de  nos  historiens  sont 
gens  de  cabinet;  ceux  que  le  talent  n'effraie  point 
n'ont  pas  une  connaissance  directe  des  grandes 
affaires;  la  vie  même,  l'homme,  les  passions,  com- 
bien sont-ils  qui  n'en  ouïrent  parler  que  dans  les 
livres  et  les  poussiéreuses  archives? 

Albert  Vandal  n'en  est  pas  là;  il   n'est  si  parfaite- 
ment l'historien,  (pie  parce  qu'il  eût  su  remplir  une 
autre  fonction  et  y  exceller  ;  et  l'on  peut  déplorer  que 
l'occasion  lui  en  ait  été  refusée;  mais  à  la  seule  lec- 
ture  de  ses  travaux,   on  devine  qu'il  était  prêt;   on 
devine    son  éducation,    son  apprentissage    politique, 
la  riche  tradition  dont  il  hérita,  et  jusqu'à  ses  attaches 
mondaines;  une  préparation  et  une  expérience  bien 
rares  parmi  nos  historiens  secondent  son  don  d'ob- 
servation,  sa  pénétration  méthodique,   son  grave  ei 
beau  talent  de  psychologue  et  de  peintre.  Et  s'il  fal- 
lait lui  chercher  une  place  dans  un  catalogue  litté- 
raire, on  le  désignerait  d'abord  comme  le  successeui 
et  l'émule  des  Thiers  et  des  Guizot;  pour  l'ampleui 
des  vues  et  la  diversité  des  mérites,  il  leur  est  égal 
mince  avantage   aux   yeux   de   certains;   rapproche- 
ment peu  flatteur,  car  nos  jeunes  historiens  tiennen 
en  piètre  estime  l'Histoire  du  Consulat  et  de  l'Empire 
et  nous  le  font  bien  voir  ;  rare  éloge  aux  yeux  d'ui 
Vandal,  respectueux  du  «  grand  ouvrage  qui  a  établ 
sur  d'inébranlables  bases  la  gloire  d'historien   »   d 
l'adversaire  de  (iambetta. 

Albert   Vandal  envisage  de  haut   une  époque;    i| 
n'est  point    l'homme    des   patientes    et    trompeuse] 


ALBERT    VANDAL  .", 

mosaïques;    ce   qu'il    aperçoit    d'abord,    ce    sont    les 
lignes  maîtresses   d'une  société,    l'architecture   d'un 
Etat,    les   proportions,    les    forces    qui    se   contreba- 
lancent et  s'équilibrent;  il  ne  saurait  un  seul  instant 
perdre  de  vue  la  lutte  des  intérêts;  d'une  intrigue,  ce 
qu'il  relient,  ce  qu'il  pèse  et  juge,  ce  sont  les  chances 
de  succès;  on  dirait  d'un  calculateur  infiniment  sou- 
cieux de  toutes  les  données  d'un  problème.  Jamais  il 
ne  se  laisse  distraire  de  sa  constante  préoccupation  ; 
ai  l'imprévu  d'une  aventure,  ni  le  charme  d'une  figure, 
ou  la  séduction  d'un  milieu  ne  le  détournent  de  son 
dessein;   son  regard  traverse   les   plus  brillants  ori- 
peaux   et    atteint     l'armature....    Optique    d'homme 
J'Htat,  dirait-on,  bien  plus  encore  que  de  philosophe, 
et  dont  la  méditation  seule  ne  livre  point  le  secret  : 
pfat  d'esprit  bien  plutôt  que  méthode,  et   qui  résulte 
moins  de  l'étude  que  de  l'action. 

Ainsi  comprise,  l'histoire  nous  retient  par  son  pro- 
ond   sérieux  ;  rien  de   moins  frivole  :    nous   sommes 
'ort  éloignés  d'un  banal  divertissement;  nous  avons 
e  sentiment  de  toucher  à  de  grandes  et  émouvantes 
éahtés  dont  le  jeu  secret  domine  et  dominera  toujours 
îotre  propre   existence.  Parmi  tant  de  sortes   d'évo- 
ations   du  passé  où   s'attardent  nos  curiosités    non- 
•halantes,   Albert    Vandal   nous   a   rendu   la   grande 
listoire,  préoccupée  de  nos  destinées   et  capable  de 
ious  en   communiquer   le    souci,    l'histoire  selon    la 
Qnception  de   quelques    grands   esprits,    qui    accor- 
dent aux    gestes  de  l'humanité  une  importance  et 
m  sens,  et  ne  se  lassaient  point  de  scruter  avec  un 
Ne   passionné   1'apparenf    et    décourageant   désordre 
es  siècles  révolus. 


G  F1GU&ES    LITTERAIRES 

De  cette  ampleur,  Je  celte  solidité  qui  dépasse  de 
beaucoup  L'ordinaire  exactitude  de  nos  érudits,  nous 
avions  un  peu  perdu  l'habitude;  et  si  la  voix  d'Albert 
Validai  parut  dominer  si  fort  le  chœur  nombreux  des 
historiens,  c'est  que  nous  étions  peut-être  désaccou- 
tumés d'un   pareil   accent.    Le    ton   d'Albert   Vandal 
commande  l'attention;  il  s'élève  naturellement,  avec 
une  convenance  parfaite,  à  l'éloquence  sobre  et  forte  : 
il   n'est  point,  comme  celui  de  son  maître,  A.  Sorel, 
perpétuellement  oratoire  et  fréquemment  inégal;  une 
puissance  soutenue,  une  justesse  sans  défaut  caracté- 
risent sa  manière.  Et   quelle  admirable  ordonnance, 
quelle  étroite   subordination    du  détail  à  l'ensemble. 
quel  enchaînement  du  récit,  semblable  à  une   trame 
serrée  où  nul  interstice  ne  trahit   une  défaillance  de 
l'auteur  ni  une  insuffisance  de  la  matière!  Toutes  qua- 
lités que  l'on  aurait  tort  de  considérer  d'un  point  de 
vue  strictement  extérieur,  car  elles   découlent  logi- 
quement   de  la    conception    qu'Albert    Vandal    s'est 
aite    en    quelque   sorte    instinctivement   du    rôle  de 
l'historien;  elles  sont  le  bénéfice  naturel  de  quiconque 
s'élève  à  sa  hauteur,  et  acquiert  sa  vision  synthétique 
des  hommes  et  des  choses;  il  ne  doit  à  aucun  artifice 
ni  à  aucune  médiocre  habileté  cette  intensité,  ce  mou- 
vement,   cet    intérêt    dramatique    qui    décèlent    une 
interprétation  puissante  delà  vie;  pour  savant  qu'il 
soit,  l'art  d'Albert  Vandal  n'est  d'abord  qu'une  mani- 
festation spontanée  de  son  beau  génie. 

Ce  point  mis  en  lumière  —  il  est  essentiel,  s'il  est 
vrai  que  seul  un  principe  intérieur  explique  une 
grande  œuvre,  et  qu'il  convient  de  décourager  les 
imitateurs  empressés  à  la  recherche  de  faciles  procé- 


A LU EUT    YA>DAL  7 

dés  —  on  sera  fort  à  l'aise  pour  louer  l'agrément 
qu'Albert  Validai  sut  répandre  parmi  ses  livres;  rien 
de  tendu;  ni  sécheresse,  ni  dureté;  une  langue,  souple, 
et  d'abord  ferme  et  savoureuse,  mais  aussi  variée, 
insinuante,  toujours  pertinente,  aussi  propre  au  récit, 
a  laualvse  d'une  situation  ou  d'un  caractère  qu'à  Es 
description  minutieuse  ou  aux  raccourcis  puissants 
dos  vastes  compositions.  A  cet  égard  V Avènement  de 
Bonaparte,  que  les  lettrés  proclament  unanimement 
son  chef-d'œuvre,  émerveille  les  plus  avertis;  la  vir- 
tuosité de  l'écrivain  v  atteint  à  la  maîtrise.  Citez-moi 
dans  la  littérature  de  ces  vingt  dernières  années  un 
drame  plus  palpitant  que  ce  récit  fameux  des  jour- 
nées de  Brumaire,  une  narration  plus  alerte  et  en  même 
temps  plus  vibrante  de  tragique  émotion,  un  écri- 
vain plus  sûr  de  ses  effets,  plus  maître  de  son  stvle.... 
Est-d  dans  le  roman  quelque  chose  de  comparable'? 
Et  n  est-il  point  singulier  qu'une  telle  œuvre  surgisse 
en  pleine  période  d'érudition,  de  desséchante  analyse 
et  de  «nierre  au  talent? 


Albert  Vandal  élit  d'instinct  de  grands  sujets;  il 
n'ira  point  s'immobiliser  en  des  besognes  oiseuses; 
1  bistoire  ne  s  irait  à  ses  veux  que  le  hochet  de  la  plus 
vaine  curiosité,  si  l'on  négligeait  par  indolence  ou 
pur  aveuglement  d'en  tirer  de  précieux  enseigne- 
ments: quiconque  proclame  l'inutilité  de  l'histoire  — 
et  Ton  sait  plus  d'un  maître  dont  l'excessive  modes! ie 
sv    emploie  —    avoue    une    eonception     étrangement 


8  FIGURES    LITTÉRAIRES 

indigente  dune  complexe  et  instructive  discipline. 
Combien  plus  fécondes,  plus  pénétrantes  et  plus 
justes  les  vues  d'Albert  Vandal!  avec  quelle  aisance 
ne  nous  persuade-t-il  pas,  que  l'œuvre  d'un  authen- 
tique historien  est  riche  d'une  moelle  infiniment  sub- 
stantielle. Et  certes  il  serait  étrange  que  Ton  accordât 
quelque  valeur  à  l'expérience  individuelle,  pour  n'en 
reconnaître  aucune  à  l'expérience  collective  lente- 
ment acquise  à  travers  une  diversité  prodigieuse  de 
situations  et  d'aventures  ;  l'histoire  ne  serait-elle 
qu'un  merveilleux  répertoire  de  documents  humains, 
nous  ne  devrions  jamais  être  las  d'en  parcourir  les 
feuillets  innombrables;  et  je  ne  sache  pas  que  l'his- 
toire exclue  de  ses  investigations  les  passions,  les 
idées,  les  mœurs,  les  institutions,  ni  qu'il  nous  soit 
indifférent  de  comparer  hier  et  aujourd'hui,  de  multi- 
plier nos  comparaisons,  de  sortir  de  nous-même  pour 
nous  mieux  connaître.  L'histoire,  sujette  à  l'erreur, 
instrument  imparfait  d'une  imparfaite  humanité,  n'en 
demeure  pas  moins  l'auxiliaire  le  plus  efficace  du 
progrès  ou,  si  vous  préférez,  de  l'évolution  intellec- 
tuelle et  morale. 

Que  l'on  parcoure,  si  l'on  en  doute,  ces  livres  si 
pleins,  si  drus,  si  abondants,  Napoléon  et  Alexan- 
dre 7er,   V Avènement  de  Bonaparte Peut-être,  les 

ayant  lus  et  médités,  conviendra-t-on  qu'il  est  mes- 
quin de  louer  —  on  le  tenta  parfois  —  Albert  Vandal 
d'arrière-pensées  politiques.  L'actualité  de  son  œuvre 
tient  beaucoup  moins  à  de  vagues  similitudes  que  l'on 
tente  d'établir  entre  le  Directoire  et  notre  présent 
régime  politique,  entre  l'alliance  russe  aujourd'hui  et 
il  y   a   un  siècle,  qu'à  la  surabondance  d'idées,   de 


ALBKKT    VA.NUAL 


notions  et  de  points  de  comparaison  que  l'homme  de 
notre  temps  peut  y  puiser.  Yandal  lui-môme  n'encou- 
rageait guère  les  louanges  indiscrètement  intéressées  ; 
il  aimait  à  rappeler  cpie  l'histoire  «  manquerait  à  son 
but,  si  elle  ne  cherchait  dans  le  passé  des  avis  et  des 
leçons,  »  mais  qu'  «  elle  manquerait  à  son  caractère, 
si  elle  ne  se  dégageait  des  tendances  et  des  sympa- 
thies présentes,  quelque  légitimes  qu'elles  soient1.  » 
11  n'eût  point  souffert  que  l'on  rabaissât  son  œuvre, 
ni  que  l'on  en  dénaturât  par  de  vagues  soupçons  le 
caractère. 

Un  tel  esprit  est  naturellement  impartial  ;  il  est  de 
ceux,  que  leurs  goûts  ne   sauraient   détourner  d'une 
exacte    appréciation   des    faits   et    des    hommes;    les 
préférences  mêmes  d'Albert  Yandal  nous  garantissent 
l'indépendance  de  son  jugement;  il  ne  les  dissimule 
ni  ne  s'en  embarrasse;  cet  historien  de  la  Révolution 
—  consulaire  ou  impériale  —  avoue  sa   prédilection 
pour   la   France  ancienne,  si  grande  «    alors   qu'elle 
n'avait  pas  éprouvé  le  malheur  le   plus  difficilement 
réparable   qui   puisse    frapper    un    peuple,    la    perte 
(1  une  dynastie  tutélaire  et  consacrée  par  les  siècles2  ;  » 
nul  n'a   plus   violemment  stigmatisé  les   erreurs  ou 
les  vices  des  hommes  qui  renversèrent  cette  dynas- 
tie... nul  n'a  rendu  un  plus  juste  hommage  aux  heu- 
reux eilets  de  l'idéalisme  révolutionnaire  ;  un  Yandal 
est  capable  de  vouer  un  véritable  culte  à  la  mémoire 
de  ceux   mêmes  qu'il  déteste.  Il  est  toujours  et  par- 
tout un   modèle  de  clairvoyante  et  généreuse   raison, 
de  patriotisme  lucide  et  passionné... 

i.  i\;ipoléon  el  Alexandre  /",  t.  I,  Avant-propos 
2.  Ibid.  l 


10  F1GLRKS    LITTÉRAIRES 

11  est  le  modèle  de  l'historien  politique,  ou  mieux 
de  riiistorien  tout  court  :  rompu  aux  exigences  de 
la  critique,  on  ne  songe  point  à  glorifier  ses  élémen- 
taires qualités  de  métier;  nous  aimons  ses  larges 
horizons;  nous  admirons  qu'il  ait  pu  lier  aussi  forte- 
ment une  gerbe  géante  de  faits  et  d  idées;  son  art 
nous  est  aussi  cher  que  sa  science  nous  est  précieuse. 
Nous  pensons  qu'il  est  très  peu  d'écrivains  dont  la 
France  contemporaine  ait  aussi  sûrement  le  droit 
d'être  fi  ère. 


MAURICE  BARRÉS  KT  LA  LORRAINE 


Franchement....  Oh!  d'abord  mille  scrupules  vous 
saisissent  :  ce  sont  des  sentiments  si  profondément 
respectables  qu'exalte  ce  livre'  :  fierté,  fidélité  au 
■usé  douloureux,  constance  émouvante,  dignité  de 
ces  Lorrains  annexés....  Instituer  à  propos  de  cette 
«  histoire  d'une  jeune  fille  de  Metz  »  un  débat  pure- 
ment littéraire,  le  peut-on  sans  blesser  des  âmes 
auxquelles  nous  ne  saurions  refuser  une  a  Unirai  ive 
sympathie?  Et  certes,  je  ne  reprocherai  pas  à  M.  Mau- 
rice Barrés  d'exalter  de  pareils  sentiments,  je  ne  lui 
ferai  point  un  grief  de  nous  proposer  de  nouveaux 
motifs  d'admirer  ces  Français  de  Metz,  si  simplement 
krs  et  dignes;  nous  connaissons  de  ce  coté  de  la 
frontière  de  singulières  pudeurs;  parce  qu'une  cer- 
taine littérature  nous  a,  pour  longtemps,  dégonlés 
les    effusioni    chauvines    et     soi-disant    patriotiques. 


I.  Colette  Baadoekt 


12  FIGURES    LITTÉRAIRES 

sera-t-il  interdit  à  un  écrivain  de  rompre  la  prescrip- 
tion du  silence?  d'approfondir  une  psychologie  qui 
mérite  sans  doute  de  retenir  notre  attention  pas- 
sionnée? de  rappeler  même  à  nos  rêveurs  humani- 
taires et  à  nos  aimables  sceptiques  la  permanente 
réalité  du  conflit  des  races  et  des  cultures?  Témoi- 
gnons notre  gratitude  à  Maurice  Barrés  s'il  nous  offre 
une  conception  ample  et  pénétrante  de  l'un  des  plus 
angoissants  problèmes  de  ce  temps. 

A   parler    franc Ah!   je   voudrais  être  sincère! 

puisse-t-on  trouver  ici  l'exactitude  et  les  nuances 
convenables  à  un  jugement  que  semble  imposer  l'évi- 
dence. Ce  livre-ci,  parbleu,  est  d'un  maître  ouvrier; 
cet  art  est  prestigieux  ;  cette  sécheresse  qu'un  miracle 
empêche  de  tourner  à  la  stérilité,  cette  apparente 
simplicité  qui  n'est  que  le  comble  de  l'artifice  — 
Maurice  Barrés  est  bien  toujours  le  paradoxal  artiste 
dont  on  aurait  également  tort  de  prédire  avec  une  cer- 
titude confiante  l'évolution  prochaine...  ou  de  déses- 
pérer trop  vite.  Cet  art  est  si  séduisant,  d'une  grâce 
frêle  qui  n'exclut  pas  la  force,  si  sobre  en  sa  perpé- 
tuelle affectation,  si  capable  d'élan  en  dépit  d'une  na- 
turelle froideur,  qu'on  ne  se  défend  pas  d'admirer  une 
si  subtile  réussite  ;  et  de  même,  l'on  ne  formule  pas  sans 
d'expresses  réticences  quelques  très  nettes  réserves. 

Franchement,  ce  livre  est  d'un  virtuose;  et  peut- 
être  s'il  n'avait  point  été  écrit,  ignorerions-nous  jus- 
qu'où peut  aller  l'habileté  d'un  art  qui  se  suffit  à 
soi-même,  mais  rien  n'eût  été  perdu  pour  nous  de  la 
pensée  de  Maurice  Barrés.  Colette  Baudoche,  écrit- 
il,    est  la  sœur  de  l'Alsacien  Ehrman  ;  il  fallait  un 


MAURICE    BARRÉS    ET    LA    LORRAINE  13 

pendant  à  Au  service  de  V  Allemagne;  Maurice  Barrés 
a  voulu  contenter  les  amateurs  de  symétrie  :  j'avoue 
Épie  cette  complaisance  me  louche  peu,  et  qu'une 
perfection  moins  prévue,  un  sujet  plus  librement 
traité  m'eussent  paru  d'un  plus  grand  prix:  certes, 
nous  sommes  tentés  de  moins  admirer  les  chefs- 
l'œuvre,  quand  c'est  par  paires  qu'on  nous  les  offre. 


L'audace  de  Maurice  Barres  fait  frémir  :  audace 
calculée  :  Maurice  Barrés  ne  laisse  rien  au  hasard; 
nul  auteur  dont  l'œuvre  et  la  carrière  fournissent 
un  plus  magnifique  exemple  d'énergie  volontaire  et 
triomphatrice....  Délibérément,  n'en  doutez  pas,  Mau- 
rice Barrés  court  les  risques  d'une  esthétique  qui 
tout  droit  conduit  au  poncif  :  son  ardeur  en  face  du 
péril  et  son  impassibilité  n'en  sont  que  plus  impres- 
sionnantes. En  écrivant  Colette  Baudoche,  Mau- 
rice Barrés  soutint  une  gageure  :  je  crains  —  certes 
je  redoute  pour  l'avenir  une  semblable  victoire  — 
je  crains  qu'il  n'en  paraisse  trop  aisément  l'heureux 
gagnant. 

<:ar  la  maigreur  de  ce  petit  roman  n'est  pas  sans 
un  singulier  charme;  et  si  trop  constamment  j'v 
aperçois  le  dessein  de  l'auteur  -  qui  est  de  se 
repéter  sans  se  copier  -  si  ce  dessein  s'aflirme  avec 
une  insolence  de  défi,  je  ne  suis  pas  insensible 
aux  furtives  nonchalances,  aux  abandons  concertés, 
aux  ingéniosités  souples  d'un  impérieux  écrivain' 
Mais  enfin  n'est-il    pas  évident  que    Maurice   Barrés 


I  i  FHHJRES   i.un:i!.wKi:s 

s'il  nous  convainc  de  sa  maîtrise  ensorceleuse,  ne 
nous  laisse  tout  à  fait  satisfaits  ni  <Ie  lui  ni  de 
nous? 

Colette    est    une    petite     Lorraine    délicieuse;    en 
Mme    Baudoche   nous     admirons  le    bon    sens    clair- 
voyant, L'intelligence  nette  et  rapide,  l'esprit  d'ordre 
et  de  discipline  des  grand'mères  lorraines.    Le  doc- 
teur Frédéric  Asmus  est  un  jeune  savant  lourdaud  — 
et  je  ne    vous  cacherai  pas  que    son    tailleur    habite 
Kœnigsberg  —  au  reste  bon  garçon,  très  bon  garçon 
ma  foi....   Deux  Françaises,   un   Allemand   immigré, 
perpétuelle  confrontation  de  deux  traditions,  de  deux 
cultures,  de  deux  races  de  tempéraments  distincts  et 
de  tendances  antagonistes....  Certes  un  auteur  a  bien 
le  droit  de  réduire  au  minimum  le  nombre  de  ses  per- 
sonnages, de  restreindre,  comme  on  disait  naguère, 
le  champ  de  son  observation,    d'intégrer,   comme  on 
dira  demain,  les  données  d'un  vaste  problème  dans 
la  psychologie  de  quelques  héros  types  :  «  Pas  n'est 
besoin  de   grandes   machines.    A   ceux  qui  liront   le 
drame    sans  gloire    dont   une   heureuse    fortune   m'a 
fait  le  confident,  je  crois  que  je  rendrai  sensible  la 
position  pathétique  de  la  France,   battue  par  la  vague 
allemande  sur  les  fonds  de  Lorraine.   »  Certes,  mais 
qu'alors  la  tentation  sera  forte,  sinon  de  grandir  les 
humbles   protagonistes  de  ce  drame  sans  gloire,   du 
moins    d'exagérer   leurs   gestes   et   de  prêter  à  leurs 
moin  1res  démarches  une  signification  élargie  jusqu'à 
la  fausseté  et  à  l'erreur! 

Colette  et  Mme  Baudoche,  seules  en  ce  livre,  repré- 
sentent  les   mœurs,   la  culture,   l'esprit  français  :  le 


MAURICE    l!AIUU>S    ET    LA    LORRAINE  J5 

moyen,  je  vous  prie,  que  leur  supériorité  n'éclate  pas 
sans  défaillance,  d'un  bout  à  l'autre  du  récit?  Le  doc- 
leur  Frédéric  Asmus  incarne  la  lourdeur  et  la  lenteur 
prussiennes;  par  quel  prodige  échapperait-il  aux  con- 
séquences   dune    aussi   pesante   fatalité?   Cependant 
le   lecteur   s'arme   d'une    instinctive    défiance;    de   la 
défiance,    soyez   assuré    qu'il   passera   aisément   à    la 
contradiction;  fuyant  le  parti  pris  qu'il  soupçonne,  il 
s  en  créera  un  autre;  je  serais  assez  étonné  que  finale- 
ment ,1  ne  témoignât  pas  quelques  égards  à  Frédéric 
Asmus,  d'autant  que  Maurice    Barres   s'est  attaché  à 
i-en  Ire  cet   Asmus   fort    digne   d'intérêt....    Au    total 
une  (elle  œuvre,  écrite   ad  probandum,   ne  prouvera 
rien  du  tout   :  au    lieu  de  convictions,  ce  sont  plutôt 
des  doutes  qu'elle    suggérerait  :    telle  est  l'ordinaire 
faiblesse  des  neuvres  édifiantes. 

On    se  doute    bien   qu'un   livre  de  Maurice   Barrés 
a  est    pas   si  simple  et   que  pour  schématique  qu'en 
apparaisse  la  conception,   on   ne  remarque   nulle  rai- 
deur dans  le  détail    :   la  grâce  spirituelle  de  Colette, 
la  raison  de  Mme  Baudoche  nous  émerveillent,  encore 
que  nous  ayons  dès  le  début  du  livre  la  notion   très 
oette  qu'elles  ne  sauraient  avoir  jusqu'à  la  fin  d'autre 
onction;    ce    n'est   que   le  roman   fermé   que    l'on    se 
isit,  que  l'on  éprouve  des  scrupules,  et  l'oserai- 
e  dire,  connue  un  léger  malaise  :  on  se  rebelle  contre 
artifice;   pour  un  peu   on   en    voudrait  à  cette   chaî- 
nante Colette,   a   cette  aimable  Mme   Baudoche,   on 
eur  en  veut,  à  ces  humbles  femmes,  de  leur  excessive 
mporlance,  de  leur  perpétuel  et  trop  facile  triomphe, 
î    songerai!     presque     à    les    incriminer   de   pédan- 


lti  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Usine... .  Et  voilà  un  singulier  blasphème  :  soyez-en 
responsable,  o    Barres!... 

Quant  à  Frédéric  Asmus.  si  Maurice  Barres  a  redouté 
la  partialité,  et  qu'on  lui  reprochât  de  simplifier  et  de 
ridiculiser  à  l'excès  la  figure  de  ce   naïf  vainqueur, 
vous  m'en  voyez  ravi  :  visiblement,  ayant  doté  Fré- 
déric Asmus  des  travers   et  des  prodigieuses  lacunes 
de  sensibilité   et   d'éducation    par  où  se   distinguent 
entre  tous  les  peuples  de  la  terre  les  compatriotes  de 
ce  jeune  professeur,  Maurice  Barrés  l'a  voulu  gratifier 
des  plus  belles   qualités   de    la  race   germanique  ;  et 
voici  ce  qui  arrive  :  nous  rions  bien  un  peu  aux  dépens 
de  ce  Prussien  —  et  cela    peut-être  n'a  pas  grande 
importance  puisqu'il  serait  le  dernier  à  s'en  formaliser 
—  bientôt,  nous  rions  moins,  nous  ne  rions  plus  du 
tout  :  Frédéric  Asmus  est  très  intelligent;  il  a  l'intel- 
ligence bienveillante;  et  comme  dans  la  plupart  des 
personnages  de  Maurice  Barrés,  ce  qui  demeure  le  plus 
attachant,   c'est,   en  somme,    leur   idéologie,  comme 
c'est  avant  tout  l'activité  de  leur  cerveau  que  Maurice 
Barrés  s'efforce  de  suivre  et  de  nous  restituer,  on  ne 
sera  pas  surpris  que  Frédéric  Asmus  soit  le  person- 
nage le  plus  attachant  de  ce  roman  et  qu'il  en  paraisse 
la  figure  la  plus  vivante,  sinon  la  plus  sympathique.... 

Lui  refuserons-nous  même  quelque  sympathie?  Il 
vient  du  fond  de  sa  Prusse  pour  enseigner  aux  petits 
Lorrains  la  gloire,  la  vertu,  la  force  prussiennes;  ni 
son  pharisaïsme  natif,  ni  ses  préjugés,  ni  toute  sa 
science  nationaliste  et  agressive  ne  le  détournent 
d'étudier  et  de  considérer  avec  une  croissante  bien- 
veillance   la  Lorraine,  les   Lorrains,  tout  ce  qui,  en 


MAUHICB    BABRÈ8    ET    LA    LORRÀISE  17 

Lorraine,  dément  les  ambitions  de  sa  race  et  humilie 
es  espous  germaniques.  Et  sans  doute  l'influence  do 
Colette  et   de  Mme   Baudoche   y   est   pou,    quelque 
chose;   mais   Frédéric  Asmus  ne   résiste  guère  à  la 
douce  persuasmn  de  leur  bavardage  discret  et  surtout 
-le    eur  exemple  ;  et  certes  il  est  à  bonne  école  chez 
ces  logeuses  en  qui  survivent  les  plus  solides  qualités 
dune  race  très  anciennement  affinée;  admis  à   leur 
lover,    Frédéric   Asmus   y   découvre    „    une   certaine 
"Pnorile  d  hygiène  et  de  goût...  effet  modeste  dune 

nedlec.vfl.safon.-,  Ce  lovai  fiancé  ne  manque  pas 
^  semer  la   première  fois  qu'il  observe  parmi  aes 

-lut  .  „  Gela,  cest  une  scène  digne  dune  jeune 
«e  allemande.  „  H  est  intelligent  ;  non  qu'il  „" 
«e  tout  d'abord  les  nuances  et  discerne  a,!  pren"  r" 
';;'  u-  -i'ene  un  peu  rapide  :  ,.  es.  .  un  animal 
e  la  grosse  espèce;  ,,  le  soir  sous  la  lampe  „  ,1  faisait 
"»™«    "••  prodigieux  bibelot.  ,  Ce  bibelot  grossie 

:.nentequam„estpointsourdauxsuggestronsdu 
•■u,   '    'es  solhcte,  et  «mt  par  les  très  bien  corn- 
ât dès  I  aCCept!  qU'°n  IUi  i,1CUU'UL'  """  P'-  sié- 
ent des  leçons  de  grammaire,    mais  encore   „   de. 

.cq>esdecn.Isatr;,,tr:.svHeoce.leunecolos> 
W  a    on  msu  1  enchantement,  la  douceur  d'une  poli- 
-e  naturelle  et  constante;,,  vous  devine,  que  bien. 
I.  -  .1  compare  Colette  aux  jeunes  filles  allemande 
ne  se,a  plus  seulement  pour  la  juger  diirne  d'un 
"*>  parallèle  :  Frédéric  Asmus  .accorde  a"  Co,e„ 
e  smguhere  estime;  auprès  d'elle  ,1  oublie,  il  oublie 
--t.ven.ent  sa  lianeée,  la  forte  Walkvne  de  K.Z 


rsberg 


l#  i  LGUBJES    Ll!  ]  ÈMA 

Et  nous  n'aurions  là  qu'une  banale  aventure,  si 
Frédéric  Asraus  n'était,  je  Le  répète,  très  LnteUigentj 
et  si  son  expérience  sentimentale  ne  se  doublait  <l  un 
itès  lucide  roman  intellectuel  :  il  nd  de  la  Lor- 

raine; son  cas  semble  une  illustration  du  lied  fameux  : 

Au  Rhin,  au  Rhin,  ne  va  pas  au  Rhin 

Mon  Iris,  mon  conseil  est  bon. 

La  vie  t'y  paraîtra  trop  douce. 

Ton  humeur  y  deviendra  trop  joyeuse. 

Tu  y  verras  des  filles  si  vives  et  des  hommes  si  assurés  : 
Comme  s'ils  étaient  de  race  noble! 
Ton  âme,  ardemment,  y  prendra  goût. 

Et  il  te  sembler;!  que  ce  soit  jiute  et  bien. 

bit  dans  le  Meuve,  la  nymphe  surgira  des  profondeurs, 

VA  quand  tu  auras  vu  son  sourire. 

Quand  la  Loreîei  aura  chanté  pour  toi  de  ses  lèvres  pâle^ 

Mon  fils  tu  seras  perdu. 

Le  son  t'ensorcellera,  l'apparence  te  trempera. 
Tu  sera  pris  d'enchantement  et  de  terreur. 
Tu  ne  cesseras  plus  de  chanter  :  au  Rhin  !  au  Rhin! 
HT  tu  ne  retourneras  plus  chez  les  tiens. 

Frédéric-  Asmus  est  fort  tenté  de  ne  plus  retourne 

chez  les  siens  :  étranger,  il  a  entendu  cet  appel  de 

terre  et  des  morts  dont  Maurice  Barres  n'a  pas  ces* 

de  se  faire  l'interprète;   et   quand   son    rêve  secrou 

parce  que  Colette,    ayant   fort    hésite,    finit    par    1 

refuser  sa  main,  quand  cette  jeune  fille  héroïque, 

Cornélienne   à  sa  façon,  qui  n'est  pas   déclamatoii 

choisit  «  ia  voie  que  lui  assigne  l'honneur  à  la  ira 

caise,   »   nous  accordons  à   Frédéric   Asmus  quelq 

commisération     sympathique....     Songe/,    qui!    éti 

presque  devenu  Lorrain,  et  qu'avec  peu  d'effort  C 


MAURICE    UAMES    |.,     LA    LORRAINE  1;, 

lette  en  eût  fait  un  quasi-Français.  Maurice  lianes 
compare  certains  villages  de  sa  province  à  des  gau- 
faers     Est-elle   donc  si  puiss»nte,cette   terre,  quelle 
transfora,:,  les  hommes?  A-t-elle  donc  la  vertu,  non 
seulement  de  modifier  leurs  cœurs,  mais  de  leur  refaire 
■ne  .une  et  un  esprit?  Ou  bien  faut-il  croire  que  Vûàme 
est  moins  grand  qu'on  ne  le  peu.  entre  Allemand. 
-"'<•    Prussiens,   el    Français?   Il    faudra    l,ieil   ,,„,. 
quelque  jour  Mour.ee  Barrés  s'en  explique  davantage 
Lh»lo.re   ,1,.   Colette   Baudocbe   naurail   pas  besoin 
dune  plus  ample  justification  si  l'on  y  devait  découvrir 
«annonce  ,1  un  nouveau  développement  de.  doctrines 
le  Maurice  Barrés. 


1  a  Lorrain  m'a  dit  : 

Maurice    Barrés  peut  hua,   présider  -  avec  quelle 

tonnante  cord.alitô!     -  les  réunions  des  groupements 

«werguats  de  Paris  :  ,1  es»  notre;  ,1  l'est  par  tout, 

"»  œuvre;  notre  gratitude  enthousiaste  lui  est  assu- 

Bparcequila  magnifiquement  chanté  la  heaulé  ,1e 

•'t- l'elUc  pairie  ,1  pare  dune  dlustn.t,,,,,  neuve  nos 
-  chers  Lires  d'honneur.  Mais  ,|  ne  suffit  pas 
»»•  «es  ..«prescriptibles  puissances  du  pj£ 
us  prétendons  que  de  ce  somptueu,  romantisme  ,1 
t  temps  de  tuer  des  conclusions  nouvelles  ;  avanl 
obil.se  les  morts,  nous  attendons  que  Maurice  Barrés 
;'""lViU,;îl''"  souci  *<*  avants;  nous  attendons 
*  Lhos';  (et  "ous  donc,  qui  avons  grand  besoin  de 
jeuns  glone  de  Barrés  pour  soutenir  l'éclat  de, 
ttre.sfranca.ses!    notre  Lorraine  nesl  pas  unique- 


20  FIGURES   LITTÉRAIRES 

ment  le  pays  des  tombes  et  des  rêveries  de  novembre  : 
nous  vivons,  nous,  avec  ardeur  et  espoir!  nous  atten- 
dons   que    Maurice    Barrés    nous    découvre,    car    il 
semble  encore   nous   ignorer   :    puisse-t-il    découvrir 
nos  vallées  qu'enfièvre  une  prodigieuse  activité,  nos 
villes  qui  cessent   de  sommeiller,  nos  paysages  que 
transforme  un  acharné  labeur.   Il  est  bien  d'envoyé! 
un   Frédéric  Asmus   prendre  à  Nancy  une  leçon  d€ 
goût  français;  mais,  soyez-en  assuré,  ce  jeune  Prus- 
sien n'est  pas  si  exclusivement  esthète  qu'il  n'y  ail 
découvert  l'épanouissement  d'une  force  jeune  et  har- 
die   :    ce  n'est  pas   seulement   l'éloquence   du   pasJ 
qui  pénètre   et  étonne  l'étranger  au  pied  des  palan 
fameux  de  notre  Stanislas,  mais  un  concert  merveil 
leux  où  la  voix  du  présent  éclate  avec  une  singulière 
vigueur;   parcourez  nos  trois  places,  et   dites   si  er 
aucun  lieu  de   France  fut  jamais  réalisé  plus  émou 
vant  mariage  de  la  beauté  d'hier  et  de  la  vie  d'où 
jourd'hui  !  et  nous  sommes  fiers  aussi  de  nos  quartier! 
neufs,  de  nos  usines,  de  nos   écoles,   qui  déjà  nou: 
valent  quelque    renom.    Nous    attendons  que  Mau 
rice  Barrés  témoigne  enfin  de  notre  effort.  Que  si  un< 
tache  aussi  belle  ne  le  tente  point  encore,  nous  atten 
dons  de    lui   de    prestigieuses   visions,  de  nouveau: 
rêves:  Du  sang,  de  la  Volupté  cl  de  la  Mort.... 

Ce  Lorrain  était  intarissable  :  quelle  n'était  pas  s 
ferveur  envers  Maurice  Barrés  î 


ROMAIN   ROLLAND 


M.    Romain  Rolland,  ancien  élève  de  l'Ecole  nor- 
male supérieure  et  de  l'Ecole  française  de  Rome,  est 
professeur  à  la  Sorbonne;  il  est  l'auteur  dune  thèse 
Imposante,   mieux,  considérable,  et  de  mémoires  et 
"études  qui  font  autorité.  Il  enseigne  l'histoire  delà 
busique;  il  est  l'un  des  fondateurs  et  l'un  des  maîtres 
;  une  science  nouvelle,  la  dernière  née  de  celles  que 
-connaissent  nos    Facultés    des   lettres;  il  fait   des 
ours,  il  forme  à  la  critique,  à  la  méthode  sévère  et 
rudente,    les  jeunes  générations;    il   est   un  érudit 
>lide,  un  maître  écouté. 

Romain  Rolland  est  écrivain;  il  est  artiste;  il  a 
it,  il  refera  du  théâtre;  je  ne  connais  de  lui  qu'un 
•man,  mais  qui  en  contient  plusieurs,  et  qui,  achevé, 
I  renfermera  quelques  autres.  Jean-Christophe 
audit  d'année  en  année,  œuvre  inégale,  sans  doute, 
aïs   vigoureuse,  d'une  originalité  patiente  :  l'effort 

Romain  Rolland  est   l'un  des   plus    notables  — 


22  FIGURES    LITTÉRAIRES 

ôtant  l'un  des  plus  volontaires,  l'un  des  pins  dédai- 
gneux des  habiletés  connues,  et  l'un  des  plus  vraiment 
féconds  —  de  tous  ceux  par  où  Ton  tenta  de  renou- 
veler notre  littérature  romanesque. 

Tels  sont  les  titres  de  Romain  Rolland;  il  convient 
de  n'en   oublier  aucun;  d'abord  parce  qu'il   n'en  est 
point   qui   ne  méritent    une   juste    louange;    ensuit, 
parce  que  l'on  ne  saurait  pénétrer  une  œuvre  ou  un 
fragment   d'œuvre,    ni   en    rendre    témoignage    avec- 
précision,  si  l'on  néglige  une  seule  des  activités  aux- 
quelles s'appliqua  l'auteur  —  et  le  lecteur  le  moins 
attentif   remarquera   à    certains    endroits     des     plus 
savants    livres    de   Romain  Rolland  une  liberté,    un 
élan  qui  ne  sont  point  le  fait  de  L'érudition  pure,  de 
même  qu'il  faudrait  être  bien  ignorant  de  l'histoire  d< 
la  musique  et  des  musiciens  pour  ne  point  soupçonner 
on  Jean-Christophe  le  concours  de  la  science;  — en- 
fin, parce  que  la  diversité  même  des  travaux  accomplis 
nous  est  le  plus  précieux  des  indices  sur  la  véritable 
nature  de  celui  qui  les  conçut. 

Ce  «l'est  point  la  première  fois  qu'un  professeur  fait 
preuve  d'imagination  littéraire;  pourtant,  les  qualités, 
proprement    littéraires  de  Romain   Rolland  ne   sont 
point    de    celles   où  atteignent  le    plus  aisément  les 
esprits  entraînés  aux  méthodes  de  l'enseignement  et 
de    la    recherche    scientifique;    nul     normalien    plus 
affranchi  de   la  fameuse   tradition  normalienne;    nul 
érudit  plus  éloigné  de  la  tournure  d'esprit,  des  façons 
de  juger  et  d'écrire  que  favorise  la  pratique  de  1  éru- 
dition ;  nul  écrivain  plus  émancipé   de  l'influence  de 
l'école,    de  toutes  les  écoles  :  en  sorte  que  si  même 
nous  étions  disposés    à  juger    toute   naturelle    cette 


ROMAIN    ROLLAND  23 

double  vocation,  Romain  Rolland  nous  contraindrait 
d'abord  d'apercevoir  ce  qu'elle  a  d'insolite  et  de  para- 
doxal. 

VA  voici  que  nous  apparaît  le  trait  essentiel  de  sa 
personnalité  :  nous  découvrons   que    jamais  Romain 
Boïland   n'eût    affirmé  un  tel  détachement  des  doc- 
trines  consacrées,   un   si   tranquille   mépris  pour  les 
Recettes  apprises  et  les  secrets  du  «  talent  »,  si  doc- 
trincs:    recettes,     secrets,    il    n'en    eût    été    comme 
saturé...    il   a  tout  rejeté;    Romain   Rolland  dénonce 
quel. pie   part   le  mensonge  national;  il  y  a  un  men- 
songe  allemand,    un   mensonge  français   :    «   Chaque 
peuple  a  son  mensonge,  qu'il  nomme  son  idéalisme;  >• 
lertes,    il  n'est   point   de  discipline   qui  ne  soit   une 
paîtresse   d'erreur;    le    mensonge    universitaire    est 
bienfaisant    à    la    débilité   du    plus    grand    nombre; 
Romain  Rolland  le  rejette;  il  a  résolu  d'être  sincère: 
d   Test;    rien   de   plus    étonnant,    ni    qui   déconcerte 
davantage  nos  habitudes   de     rapide   généralisation; 
résignons-nous  a  constater  le  phénomène  le  plus  rare; 
a  travers  une  œuvre  déjà  touffue,  érudite,  fantaisiste, 
parfois   choquante,   voyons  s'affirmer   et   grandir  un 
homme. 


* 


Son  indépendance  d'esprit,  Romain  Rolland  la 
manifeste  de  mille  manières;  nous  en  saisissons  en  son 
style  l'un  des  plus  discutables  effets  ;  voici  un  écri- 
vain (pii  non  seulement  n'a  pas  le  culte  de  la  phi, 
mais  qui  semble  se  soucier  infiniment  peu  de  ce  que 
I  an  est  convenu  d'appeler  la  perfection  de  la  forme  : 


<4  FIGURES    LITTÉRAIRES 

reconnaissez  là  non  point  une  impuissance,  mais,  jV 
insiste,  une  prouve  d'extraordinaire  sincérité  :  Romain 
Rolland  entend  èlre  sincère  ;  le  mensonge  de  la  forme, 
dont  vivent  tant  d'écrivains  sans  âme  ni  originalité 
propre,  ne  saurait  non  plus  qu'aucun  autre  lui  impo- 
ser; Romain  Rolland,  qui  condamne  l'excessif  déve- 
loppement du  décor  au  théâtre,  sait  bien  que  nous 
sommes  jusque  dons  les  livres  les  dupes  complai- 
santes des  assembleurs  d'oripeaux  ;  il  méprise  des 
moyens  aussi  grossiers;  il  ne  veut  point  nous  duper, 
ni  même  nous  convaincre,  mais  s'exprimer  soi-même, 
en  toute  vérité,  et  nous  échauffer  au  contact  de  sa 
flamme.  Le  langage  le  plus  familier  sera  le  sien;  ce 
n'est  point  assez  de  dire  qu'il  évite  toute  recherche 
—  tous  les  mots  lui  sont  bons,  et  sa  syntaxe  est  sans 
préméditation  —  il  fuit  l'élégance;  et  l'on  soutiendrait 
que  c'est  un  bon  moyen  de  ne  point  rencontrer  la  bana- 
lité, si  l'on  pouvait  croire  que  Romain  Rolland  fût 
accessible  à  un  souci  aussi  vain Au  fait,  la  ques- 
tion du  style  semble  ne  pas  exister  pour  Romain 
Rolland  ;  Romain  Rolland  n'a,  pour  ainsi  dire,  pas  de 
style. 

Peut-être  une  conception  aussi  délibérément  ascé- 
tique du  métier  littéraire  mérite-t-elle  qu'on  s'y  arrête, 
quand  elle  est  mise  en  pratique  par  un  écrivain  ins- 
truit de  toutes  les  finesses  de  la  langue.  L'exemple  de 
Romain  Rolland  sera-t-il  suivi?  Il  n'est  pas  douteux 
que  la  subtilité,  la  constante  recherche,  la  passion  du 
rare  et  de  l'excessif  n'aient  abouti  à  doter  notre  temps 
de  stvles  —  si  on  ose  dire!  —  d'une  invraisemblable 
cocasserie  :  une  phraséologie  savante  peut-être,  mais 
sûrement  ridicule,  encombre    les  livres  de  notoires 


ROMAIN    ROLLAND  05 

contemporains  :  une  réaction  de  simplicité  rencontre- 
rait des  sympathies  nombreuses;  et  Ton  n'oublie  pas 
que  la  langue  écrite  ne  saun.it  être  rajeunie  sans  le 
secours  de  la  langue  parlée!  celle-ci  seule  est  vivante 
et  le  français  populaire  demeure  l'inépuisable  réservoir 
de  nos  richesses  verbales....  Sans  doute,  mais  si  l'on 
discerne  dans  l'oeuvre  de  Romain  Rolland  le  principe 
d  une  heureuse  impulsion,  je  ne  crois  guère  qu'on  v 
pmsse  découvrir  les  éléments  d'une  méthode;  encor'c 
une  fois.    Romain   Rolland   est   trop   indifférent  à  la 
forme;  il  a  trop  la  haine  des  vocables  et  des  rythmes 
qui  excitent  l'admiration  et  détournent  de  l'émotion 
t  de  la  pensée;   nous  aimerions  une  simplicité  très 
diverse    et  qui  n'excluerait  pas  l'opulence  :   Romain 
Rolland  semble  épris  dune  simplicité   monotone  et 
presque  de  pauvreté.  Maintenant,  le  dénuement  de  la 
orme  ne  nous  est  point  toujours  insupportable,  quand 
n  affaiblit   pas  l'intensité  du  sentiment;   telle   est 
•  ardeur  profonde,  telle  la  générosité  d'âme,  et  pour 
eut  dire  d'un  vieux  mot  plein  de  sens,  la  magnani- 
me  d  un   Romain    Rolland,    que   nous    consentons 
knivent  à   oublier  avec  lui,  comme  lui,  la   figure  et 
asquau  son  des  mots  qu'il  emploie;  il  arrive  mémo 
jue  notre  oubli  soit  total  :  c'est  le  triomphe  de  notre 
,uteur  ;    nous  sommes   en  un    monde  où   l'ordinaire 
hichement  des  èlres  humains  devient  inutile,  où  les 
pes  communient....  Mais  il   n'est  pas  rare  non  plus 
lue  nous  nous   rebellions  :  trop  de   pages  de   Jean- 
hnstophe    sont   insuffisamment    écrites;    quel    que 
!>ive  être,    l'œuvre   achevée,   notre  jugement  d'en- 
mble,  nous  voyons  bien  déjà  quelles  réserves  nous 
iront  imposées. 


1$  i  if;rr,K>    LITTtBAIRRS 


Ces  réserves   esquissées,   comment    ne  pas    recon- 
naître en  fean-Christophe  une  œuvre  très   belle   — 
un  jour  peut-être  il  faudra  dire  une  œuvre  vraiment 
puissante  —   très  belle  parce  que  noble,   généreuse, 
lout  entière  animée  d'un  souffle  de  foi.  que  ne  connaît 
plus  guère  notre  littérature  contemporaine?  Audace, 
originalité  de  cet  intellectuel  patenté,  qui  ne  s'attarde 
point  aux  vaines  idéologies,  qui    ne  nous  propose  ni 
formules   sonores,    ni  théories    subtiles,    qui    glorifie 
l'instinct,  les  suggestions  du  cœur  et  de  la  conscience, 
qui  subordonne,   eussent   dit  nos   pères,    le  beau  au 
vrai,  le  vrai  au  bien,  exalte  en  nous   les  meilleures 
puissances  —  nos  facultés  d'admirer  et  d'aimer  —  et 
ne  craint  pas  de  se  vouer,  parmi  nos  platitudes  et  nos 
désespérances,  àun  magnifique  apostolat  d'idéalisme! 
.Jean-Christophe  est    la  biographie  d'un  musicien   de 
génie,  biographie  d'un  personnage  imaginaire,  œuvre 
immense    —    au    huitième   volume    Jean-Christophe 
atteint  à  peine  la  maturité  —  fresque  gigantesque,  où 
se  meuvent  autour  du  héros  une  multitude  de  person- 
nages secondaires  ;  qui  donc,   parmi  nos   contempo- 
rains, n'eût  d'abord  été  séduit  en  un  pareil  sujet  par 
l'abondance  des  contrastes,  par  les  couleurs,  les  idées, 
les  aspects  extérieurs,  ou  purement  intellectuels?  Ce 
n'est  point  ainsi  que   l'entend  Romain  Rolland  :  uu 
être  humain  n'existe  vraiment  aux  yeux    de   Romain 
Rolland   que  par  sa  vie  intérieure,  si  humble,  si  rudi- 
mentaire  soit-elle  ;  là  est  l'unique  raison  de  l'intérêt 


ROMAIN    Jiol.LAND  27 

que  Je  romancier  porte  à  ses  personnages,  le  critérium 
auquel  il  les  juge,  et  d'après  lequel  il  leur  accorde 
une  place  plus  ou  moins  éminente  dans  la  hiérarchie 
■  le  ses  plans  successifs. 

Qu'un  tel  «ri  atteigne  à  une  profonde  Tenté,  rien  de 
moins  contestable,  qu'il  acquière  par  là   une  portée 
aerale  d.scernable  aux  yeux  même  des  moins  exer- 
ces   nen  de   plus  évident;  voilà,   n'en   doute/,  point 
de  1  art  social,  si  Ton  entend  par  là  qu'il  s'adresse  à 
Unis;   devant  des  émotions  d'un  certain   ordre    tous 
les   hommes  sont   égaux;   ce  sont  celles  dont    avec 
une   admirable   simplicité  de  cœur,  Romain   Rolland 
s  efforce    inlassablement    d'enrichir   son   œuvre        Je 
I"  trahirais  si  je  n'ajoutais  pas  que  Jean  Christophe 
vaul  aussi  par  l'évocation  de  la  réalité  concrète  ■  c'est 
surtout  à  nous  faire  pénétrer  la  signification  et  l'in- 
fluence d'un  milieu  qu'excelle  Romain  Rolland  ■  nul 
signalement,   nulle  description  qui  no   révèlent' une 
préoccupation  morale,  et  si  certaine  petite  cité  alle- 
mande, si  telle  petile   cour   princier*,  tel   salon,  tel 
intérieur  germanique,   ou  tel  coin  de   Paris  ou  de  la 
province,    et   tant  de   modestes   ou   opulents    foyers 
-!-■    France   nous   demeurent    inoubliables,   c'est  que 
me»  plutôt  que  la   vision,  Romain   Rolland  nous  en 
»  donne,  s,  j  ose  dire,  la  sensation,  en  nous  en  décou- 
vrant la  vie  secrète.   Enfin  Jean-Christophe  retentit 
lui,  assez  joli   fracas  d'idées....  Mérites  secondaires 
mpres  de  ee  fa,  qui  en  vivifie  toules  les  parties    de 
■o  souille  héroïque,  de  cet  ;„nour  des  humbles    cl  de 
"lie  glorification  de  la  vraie  grandeur  humaine,  qui 
ont  que  l'on  hésite  à  définir  ,e  livre  l'épopée  du  génie 
«1  évangile  de  la  moyenne  et  douloureuse  humanité 


>  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Mais  peut-être  les  œuvres  critiques  de  Romain 
Rolland  sont-elles  encore  plus  significatives  ;  a  travers 
ses  livres,  cherchons  sa  personnalité  :  elle  est  prodi- 
gieusement une;  certes  on  ne  saurait  en  Romain 
Rolland  découvrir  deux  personnages  :  le  critique  et 
l'artiste  ne  font  qu'un.  Romain  Rolland  ne  joue  point 
un  rôle,  celui-ci  aujourd'hui,  demain  celui-là;  ici  et 
là  ce  sont  les  mêmes  vérités  qu'il  affirme,  presque 
dans  les  mêmes  termes,  avec  la  même  fougueuse 
gravité;  il  écrit  :  «  Qui  dit  grand  homme,  dit  gron- 
deur d'âme,  hauteur  de  caractère,  puissance  de 
volonté,  et  surtout  unité  morale;  »  et  c'est  pourquoi, 
si  Ton  définit  le  génie,  la  puissance  créatrice,  Berlioz 
eut  plus  de  génie,  mais  Gluck  et  César  Franck  furent 
de  bien  plus  grands  hommes  [Les  Musiciens  d'au- 
jourd'hui —  Berlioz);  il  écrit  :  «  Quand  un  artiste  a 
quelque  valeur,  ce  n'est  pas  seulement  dans  son 
ouvrage,  c'est  dans  son  être  qu'elle  réside.  Il  faut 
donc  essayer  de  pénétrer  sa  personnalité.  »  Certes 
l'art  lui  est  de  bien  peu  de  prix,  quand  il  ne  révèle 
point  l'homme,  un  homme  audacieux,  et  qui  parle 
librement  ;  il  l'affirme  ;  il  y  revient  sans  cesse  ;  il  écrit  : 
«  J'ai  toujours  pensé  que  les  opinions  étaient  de  peu 
de  prix  dans  la  vie  et  que  seul  importait  l'homme.  La 
liberté  d'esprit  est  le  plus  grand  des  bonheurs;  il  faut 
plaindre  ceux  qui  ne  la  connaissent  point.  Il  y  a  une 
douceur  secrète  à  rendre  hommage  à  de  belles 
croyances,  qui  ne  sont  pas  les  nôtres.  » 

Ainsi  apparaît  jusque  dans  ses  essais  critiques  cette 
religion  de  l'héroïsme  moral  dont  il  se  fera  l'apôtre  au 
théâtre,  et  dans  ses  «  Vies  des  hommes  illustres;  » 
au  théâtre  il  apporte  avec  ses  grandioses  ambitions 


ROMAIN    ROLLAND  20 

scs  éternelles  préoccupations  :  fait-il  revivre  dans  le 
14  Juillet,   Danton,   les   Loups,  le    Triomphe  de  la 
Raison,  les  grandes  scènes  révolutionnaires,  il  écrit  : 
J'aurais    voulu   donner,    dans    l'ensemble   de  cette 
œuvre,  comme  le   spectacle   d  une    convulsion  de  la 
nature,  d'une  tempête  sociale,  depuis  l'instant  ou  les 
premières  vagues   se  soulèvent  du   fond  de  l'Océan, 
jusqu'au   moment    ou   elles   semblent   de    nouveau  y 
rentrer,   et    où   le    calme    retombe    lentement    sur  la 
mer.   >  Il  écrit  :  «  L'auteur  a  cherché  ici  la  vérité  mo- 
rale plus  que  la  vérité  anecdotique.  >,  Il  est  choqué  par 
«  la  place  disproportionnée   qu'ont  prise  aujourd'hui 
1  anecdote,  le  fait-divers,  la  menue  poussière  de  l'his- 
toire aux  dépens  de   l'Ame  vivante.  »  Ce  qu'il  veut, 
c'est   «   ressuscite)-    les   forces    du    passé...    rallumer 
l'héroïsme    et    la    foi    de  la   nation    aux    flammes    de 
1  épopée  républicaine.  ,  Car  vous  entendez  bien  qu'un 
tel  culte  serait  une  ridicule  duperie  s'il  n'était  insti- 
gateur d'action  :  «  La  fin  de  l'art  n'est  pas  le  rêve 
mais  la  vie.  L'action  doit  surgir  du  spectacle  de  l'ac- 
tion. »   Toutes  ces  tendances,  ces  affirmations,  ,1  Jes 
reprend  et  les  développe  avec  la  plus  émouvante  élo- 
quence   en    la    préface    qu'il    écrit    pour    sa     Vie    de 
Beethoven. 

1  -air  est  lourd  autour  de  nous.  La  vieille  Europe  s'en- 
gourdit dans  une  atmosphère  pesante  et  viciée.  Un  maté- 
rialisme sans  grandeur  pèse  sur  la  pensée  et  entrave 
I  action  des  gouvernements  et  des  individus.  Le  monde 
meurt  d  asphyxie  dans  son  égoïsme  prudent  et  vil  Le 
monde  étouffe.  Rouvrons  les  fenêtres.  Faisons  rentrer 
air  libre.  Respirons  le  souille  des  héros 

La   vie  est  dure.  Kilo   est   un   combat    de   chaque    jour 
fQur  ceux  qui  ne  se  résignent  pas  à  la  médiocrité  de  l'âme 


30  i  M.l  RES    Limas  \ii;i.s 

et  un  triste  combat  le  plus  souvent,  sans  grandeur,  sans 
bonheur,  livré  dans  la  solitude  et  le  silence...  il  y  a  des 
moments  où  les  plue  forts  Qéchissenl  -nn<  leur  peine.  Ils 
appellent  un  secours,  un  ami. 

C'est  pour  leur  venir  en  aide  que  j'entreprends  de 
grouper  autour  d'eux  les  Amis  héroïques,  les  grandes 
âmes  qui  souffrirent  pour  le  bien 

Je  n'appelle  pas  héros  ceux  qui  ont  triomphé  par  \u 
pensée  ou  par  la  force.  J'appelle  héros  seuls  ceux  qui 
furent  grands  par  le  cœur.  Comme  la  dit  un  des  plus 
grands  d'entre  eux.  celui  dont  nous  racontons  ici  même 
la  vie  :  je  ne  reconnais  pas  d'autre  signe  de  supériorité 
que  la  bonté. 

Un  tel  langage,  chaleureux  et  noblement,  viril,  n  es! 
point  si  fréquent  de  nos  jours,  que  nous  n'en  soyons 
étonnés  et  profondément  remués  :  l'œuvre  toul 
entière  de  Romain  Rolland  est  une  proclamation 
d'énergie,  un  appel  aux  sources  profondes  de  joie  et 
d'espérance  que  notre  temps  s'acharne  à  refouler; 
Romain  Rolland  sera  entendu,  parce  qu'il  a  la  voix 
puissante  d'un  prophète  et  d'un  libérateur. 


Nous  sommes  loin  du  lernpi  où  Voltaire,  surpris  et 
narquois,  disait  à  Grétry  :  a  Vous  êtes  musicien  et 
vous  avez  de  l'esprit  !  ;  »  nous  avons  appris  à  chérir 
la  musique  et  à  ne  point  mépriser  les  musiciens  : 
nous  aimons  la  musique,  nous  ne  refusons  point  aux 
musiciens  une  estime  admira tive  :  à  vrai  dire,  ni 
ceux-ci  ni  celle-là  n'obtiennent  notre  respect;  c'est 
un  des   signes  les  plus  désolants   de   notre   faiblesse 


ROMAIN    ROLLAM1  ;{  | 

|ue  la  frivolité  de  nos  passions  et  la  légèreté  de  nos 
amitiés;    nous   aimons  la   musique,   hélas!  une  sotte 
nuée  d'indiscrets  mélomanes  surgi!  et  se  répand  :  la 
dote    musique   n'est    plus   que    le   plus   odieux    des 
snobismes....   Puisse  l'œuvre  de  Romain  Rolland  ins- 
pirer à  nos  pianistes  amateurs  et    à    nos  eonlrapon- 
tisles  de  salon  un  sérieux  examen  de  conscience  !  Ali  ! 
voici  comme  il    convient  de   parier  de  la  musique  el 
des  musiciens,  avec  science,  avec  recueillement,  avec' 
enthousiasme  et   gratitude:   Romain  Rolland  a  voue 
s,i  vie  à  Pétude  du  rôle  de  la  musique  et  des  musiciens  ; 
il  a  de  la  musique  la  conception  !..  plus  humaine;  une 
froide  érudition  ne  le  satisfait  point  ;  les  questions  de 
technique  musicale  ne  le  retiennent  que  juste  ce  qu'il 
faut;  en  vérité  la  musique  l'intéresse  peu,  si  ellenesl 
d'abord   le   langage  dune  âme,   h   plus  spontané,   le 
plus  expressif  :  «    Si   la   musique  nous  est   si   chère. 
c'est  qu'elle  est  la  parole  la  plus  profonde  de  l'âme. 
te  cri  harmonieux  de  sa  joie  et  de  sa  douleur.  »  Par- 
courez  ses    vies   de   musiciens:    c'est  l'homme  qu'il 
ambitionne    de    nous    révéler:     la    musique    est    son 
guide;  il  l'abandonne  s'il  rencontre  ailleurs  un  cri  plus 
expressif;  il  commentera  longuement  les  pages  des 
V  'moires  de  Grétry  où  le  musicien  raconte  la  mort  de 
ses  trois  filles;  il   conciliera  :       Les  pages   de  Grêlrj 
que  je   viens   de   résumer,  sont    les  plus    belles   qu'il 
il  jamais  écrites,  plus  belles  que  toute  sa  musique  : 
"ai  le  malheureux  homme  s'y  est   mis  lui-même,  »  La 
musiqne  est  un  signe  :  la  profonde  réalité  qui  émeul 
I  iascine,  c'est  le  génie  grandiose  et  douloureux  doù 
die  émane:    que   nous  importe    Je   musicien,    quand 
ions    contemplons    l'homm  I    [uck    est,    comm, 


Al  F1GUHES    LITTÉRAIRES 

Beethoven,  bien  plus  qu'un  grand  musicien  :  un  grand 
homme  au  cœur  pur.  » 

Que  vient-on  après  cela  nous  parler  d'un  progrès 
de  la  musique  ?  celle  d'un  saint  Grégoire  ou  d'un  Pales- 
trina  vaut  la  nôtre  :  V Alléluia  jaillit  d'un  cloître  en 
plein  ive  siècle  barbare.  L'art  et  la  musique  sont  iné- 
puisables comme  l'humanité,  comme  la  vie  :  «  Rien 
ne  le  fait  mieux  sentir  que  cette  musique  intarissable, 
cet  océan  de  musique  qui  remplit  les  siècles.  » 

Cette  conception  de  la  musique,  cet  enthousiasme, 
cette  foi  dominent  ce  Jean-Christophe  auquel  il  faut 
bien  revenir,  puisqu'aussi  bien  c'est  l'œuvre  de  Romain 
Rolland  la  plus  compréhensive,  l'œuvre  centrale  que 
toutes  les  autres  semblent  annoncer  et  étayer  :  car 
Jean-Christophe  paraît  n'être  parfois  qu'une  transpo- 
sition romanesque  des  érudites  recherches  de  Romain 
Rolland;  certes  Romain  Rolland  n'a  pas  créé  de  toute 
pièce  le  personnage  de  ce  génial  compositeur  :  Jean- 
Christophe,  c'est  Beethoven  et  c'est  Wagner,  et  c'est 
aussi  Mozart  et  parfois  Bach,  et  je  serais  tenté  de  le 
reconnaître  en  ce  portrait  de  Gluck  : 

Dans  la  société,  il  prenait  d'abord  un  ton  guindé  et 
solennel.  Mais  tout  de  suite  il  s'emportait.  Burney,  qui  vit 
Haendel  et  Gluck,  les  rapproche  pour  le  caractère  : 
«  Gluck,  dit-il.  eU  d'une  humeur  aussi  sauvage  que  l'était 
Haendel,  dont  on  sait  que  tout  le  monde  avait  peur.  »  Il 
était  libre  et  irritable,  et  ne  pouvait  s'habituer  aux  règles 
de  la  société.  Il  appelait  crûment  les  choses  par  leur 
nom,...  il  scandalisait  vingt  fois  par  jour  ceux  qui  l'ap- 
prochaient. Il  était  insensible  aux  flatteries,  mais  il  admi- 
rait ses  propres  œuvres  avec  enthousiasme.  Cela  ne  l'em- 
pêchait pas  de  se  juger  exactement.  Il  aimait  un  petit 
nombre  de  gens.... 


KO.UAIN    ROLLAND  33 

Jean-Christophe  est  le  Musicien,  il  est  le  «renié  de 
a  musique,  et  Ton  ne  peut  que  savoir  gré  à  Romain 
Rolland  d  avoir  mis  tant  de  science  à  établir  la  psy- 
chologie d'un  héros  aussi  exceptionnel.  L'admirable 
est   que   ce   héros  composite  soit  vivant;   il  l'est •  il 
lest  prod.g.eusement;  il  est  un  Allemand  d'aujoùr- 
dhu.,  en  qui  se  reflète  limage  de  notre  monde  trou- 
dé  :  son  histoire  est   celle   de   notre   temps;    Jean- 
Christophe  naît  au  bord  du  Rhin  ;  c'est  une  peinture 
étrangement  pénétrante  de  la  vie  et  de  la  société  alle- 
mandes que  le  récit  de  son  enfance  et  de   son  ado- 
lescence ;  le  tumultueux  génie  de  l'enfant  se  révolte 
contre  le  mensonge  germanique.  Ah!  voici  de  la  cul- 
ture  allemande  une  âpre  critique  !  Mais  Jean-Chris- 
tophe se  réfugie  en  France;  ce  sera  donc  le  mensonge 
français  que  nous  apprendrons  à  haïr.  Ici  et  là  Jean- 
<  -hnstophea  des  amours  aussi  violentes  que  ses  haines  ■ 
autant    d  épisodes   où  parfois  le   narrateur  s'attarde 
s  attarde  au  point  de  composer  des  volumes  entiers' 
qui  semblent  ne  tenir  que  par  m,  fil  au  sujet  princi- 
pal -  tel  1  épisode  d'Antoinette,  qui  est  un  petit  roman 
•part,  un  merveilleux  petit  roman:  nul  ne  refusera  à 
auteur  d  Antoinette  le  don  des  larmes. 
Cette  biographie  gigantesque   embrasse  tout;  elle 
'lad  aux   esprits   les  plus    divers;   elle   soulève   des 
oicres;  un  hvre  de  pure  satire  comme  la  Foire  sur  h 
'lace,  volcnte,  injuste,  impitoyable,  touche  à  trop  de 
l'oses,    d  institutions   et    de   gens   pour  séduire    les 

mssançesde  réclame Vucunc  réclame  ne  s'agit, 

«lourde  Romain  Rolland;  il  a  son  public  qui  gran- 
«;  Ha  ses  fanatiques;  je  ne  sais  rien  de  plus  récon- 
>Hant  qu  un  tel  succès  qui  s'affirme. 


:i 


;;  1  rira  !;r.s    LITTÉRAIRES 

Et  certes  je  suis  loin  de  partager  toutes  l<>  opinions 
de  Humain  Rolland:  Jean-Christophe  est  une  œuvre 
hop  pleine,  pour  qu'on  tente  à  la  hâte  d'y  faire  un 
choix;  ce  qui  importe,  c'est  d'abord  d'en  marquer 
fortement  les  traits  essentiels:  une  personnalité 
vigoureuse  s'y  manifeste  :  œuvre,  personnalité,  je  n'en 
sais  guère  qui  soient  plus  dignes  d'une  respectueuse- 
sympathie. 


LOUIS   BERTRAND 


In    homme  pour   qui   |e   monde   extérieur  existe 
existe  vraiment  ! 

Un  contemporain,  un  homme  d„  xx-  siècle  in. 
•tant  cultivé,  sur  qui  pèse  l'atavisme  de  la  race  la 
I *»  lettrée  et  le  faix  écrasant  dos  souvenirs  d's 
idées,  des  théories  par  où  l'éducation  moderne  dompte 
»esP«ts  les  plus  indisciplinés  et  réduit  à  une  éter- 
nelle rumination  leur  activité;  un  contemporain  qui 
•  subi  notre  effroyable  culture  livresque  et  qui  sVu 
«tevadele  jugement   intact,  lesyeux  sains,  sauve  la 

-o.hte;   qui  de  toute  sa  sensibilité,  de  toutes  ses 
«e»  a  aune  le  monde  vivant,  la  aimé  d'abord  pour 
"-même,  pour  la  magnificence  variée  des  spectacles 
•«•très,  puis  peu  à  peu  en  a  découvert  la  fécondité 
«rricere,   si  parfaitement    méconnue    des  hvperci- 
"**s,  en  a  tiré  la  substance  dont  il  .,  voulu  vivre   e< 
mat.ere  don,     œuvre  abondanlc,  diverse   e»   nui* 
"""c,,"""e  '••'  IVatured'où  cil,,  est  issue 


36  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Une  semblable  aventure  devrait  être  celle  de  tous 
les  artistes  qui  aspirent  à  s'affirmer  originaux  par  le 
développement    indépendant    de    leur    personnalité; 
combien   cependant    ont    ce    courage,    cette   audace, 
cette  suprême   habileté  de  ne  se  lier  qu'à  eux-mêmes 
et  à   l'épanouissement    de    leur   propre    expérience? 
Combien    se  sentent    cette  réceptivité,  cette  sponta- 
néité d'émotion  et  d'imagination  qui  seules  légitiment 
une  telle  vaillance...  et  semblent   indispensables   au 
romancier?    Et    parmi   ceux  qui  possèdent  le  don  de 
sentir,  et  d'exprimer  la  vie,   combien  n'en  est-il   pas 
qu'un  bagage  délicat  et  fragile,    ou   encore  pesant  et 
encombrant,    embarrasse    et    préoccupe   jusqu'à    les 
détourner  du  véritable  objet  de  leur  art?  0  temps  des 
pastiches   jolis,    oiseux!    et   des   romans   historiques 
estimables  et  secondaires,  et  des  copies  de  copies  et 
du  plagiat  universel  et  quasi  inconscient  !  littérature 
où  s'étaient  la  stérilité  de  nos  esthètes,  et  l'impersonna- 
lité  prodigieuse  des  âmes  façonnées  parla  scolastique 
moderne, l'érudition,  la  science, une  certaine  science... 
littérature  de  reflets  et  d'échos,  distinguée,  médiocre, 
surtout  médiocre,  où  ne  dédaigne  point  de  s'employer 
—  pour  quelle  gloire  éphémère  —  le  zèle  même  de 
romanciers  fatigués  de  sentir,  d'inventer,  de  vivre  ! 

Le  cas  de  Louis  Bertrand  est  infiniment  rare, 
d'autant  plus  rare  qu'il  est  plus  caractérisé,  plus  coin- 
plet,  j'oserais  dire  plus  parfait  en  son  heureuse  évi- 
dence :  Louis  Bertrand  est  un  lettré  nourri  de  culture 
classique,  grecque,  latine,  française;  on  sait  de  lui  des 
pages  qui  témoignent  d'un  goût  critique  averti  et  sur, 
et  de  la  plus  séduisante  aisance  dans  l'analyse  des 
oeuvres  et  la  discussion  des  idées....  J'affirme  pourtant 


LOUIS    BERTRAND  37 

que  cette  culture  universitaire  est  comme  extérieure 
à   son  œuvre,  et  qu'il   ne  lui  doit  presque  aucun  des 
éléments  essentiels  de  sa  conception  de  la  vie  et  de 
1  art.  J  entrevois  la  formation  de  son  talent  :  il  n'em- 
prunte  aux    maîtres  glorieux  que  quelques  habiletés 
de  métier;  ce  sont  d'autres  leçons  qu'il  recherche  avi- 
dement, dont  il  se  remplit  les  oreilles,  les  veux,  l'être 
tout  entier  sans  jamais  éprouver  un  instant  de  satiété; 
les   vrais    professeurs   de  Louis    Bertrand,    ce  sont  : 
le    roulier    Rafaël,    Pepète   le    Bien-Aimé,   Carmelo, 
Poublanc,  Pascualeto  le  Borgne,  Mme  Cougourde  et 
Mme  Mangiavaechi,et  la  maestra  de  VInvasion,el  tous 
les  Emmanuel,  les  Attilio,  lesCosmo,  les  Coupon,  les 
Escartefigue,  les  Mares...    les  pêcheurs,  les   marins, 
les  charretiers,  les  débardeurs,  les  ouvriers  des  ports 
et    leurs  compagnes,  les  vagabonds,  le  peuple  divers 
de  langage  —  et  encore!  —  mais  un  par  les  instincts 
profonds,  les  usages,  la  notion  du  plaisir,  de  l'amour,  la 
compréhension  de  la  vie  et  de  la  mort,  qui  s'agite  dans 
tous  les  golfes  et  sur  tous  les  promontoires  des  côtes 
d'Espagne,  de  France,  d'Italie  et  d'Afrique,  le  peuple 
méditerranéen.  Et  comme  ce  peuple  fut  modelé  par  les 
impérieuses  conditions  du  sol  et  du  climat,  ce  sont  en 
fin  de  compte  ces  mêmes  influences  du  ciel,  de  la  terre 
■  des  eaux  que  Louis  Bertrand  sollicita.  Ce  Lorrain 
ftt  un  vivant  démenti  aux  théories  de  Maurice  Bar- 
Is  ;  plante  vigoureuse,  qui  dut  à  son  déracinement  un 
•mdigieux  afflux  de  sève;  artiste  original,  qui.  dédai- 
gnant l'héritage  de  sa  terre  et  de  ses  morts,  rêva  d'un 
lus  généreux  soleil,  d'une  race  plus  ardente,  au  total 
I  un  foyer  nouveau,   mal  exploré,  extraordinaire,  de 
M-ces  naturelles  et  d'humaine  énergie. 


•  s  FIGURES    LTTTÉRAIRES 

Louis  Bertrand  démontrerait,  tel  ce  Suédois  <lu  Jar- 
din de  la  Mort,  que  seuls  les  artistes  des  pays  septen- 
trionaux comprennent  profondément  les  peuples  H 
les  régions  du  Midi.  Certes,  nul  n'a  mieux  que  lui 
compris  le  Midi  méditerranéen:  nul  ne  fut  sans  doute 
plus  libéralement  récompensé  d'un  tel  élan  d'intelli- 
gente passion;  Louis  Bertrand  doit  à  ce  Midi  flam- 
boyant le  meilleur  de  soi-même  et  le  plus  précieux  de 
son  art,  cette  couleur,  eette  force  allègre  et  partout 
épandue,  cette  sincérité,  cette  crudité  de  la  notation, 
ce  pétulant  désordre,  cet  accent  de  jeunesse  qui  semble 
d'un  triomphant  barbare,  et  enfin,  et  par-dessus  tout, 
et  c'est  par  là  que  la  portée  de  son  œuvre  dépasse  celle 
d'une  simple  réussite  littéraire,  ce  sens  de  la  vie,  cet 
amouj  de  la  vie,  cette  foi  confiante  en  la  fécondité  de 
l'éternelle  Maïa,  que  nos  faibles  contemporains  sem- 
blent avoir  perdue,  et  dont  il  est  trop  certain  qu'aucune 
œuvre  de  ce  temps  ne  nous  apporte  une  aussi  fréné- 
tique affirmation. 

• 

Prestige  d'une  œuvre  tout  entière  consacrée  à  glori- 
fier la  vie! 

Certes  notre  temps  chérit  le  passé  d'un  amour  sin- 
gulier; l'humanité  vieillie  éprouve  une  douceur  a 
fouiller,  à  ressasser  d'immuables  souvenirs  ;  ceux 
mêmes  de  nos  écrivains  qui  ambitionnent  de  peindre 
le  train  des  existences  contemporaines  se  font  des 
âmes  d'antiquaires;  ils  ont  des  pudeurs,  des  délica- 
tesses dont  se  moque  bien  la  vie  injuste,  brutale, 
splendide  :    ces  timides,  ces  savants,  ces   raffinés  ont 


LOUIS    BEHTRAKD  3«J 

pour  de    la   vie,  ou  font   les  dégoûtés;  leurs  œuvres 
exhalent    un    parfum  de    mort  :    elles    nous  plaisent 
ainsi....  Quelle  n'est  point  toutefois  la  supériorité  de 
celui  qui  nous  arrache  à  nos  nostalgies,  à  nos  rêves 
familiers,  a  la  convention  de  nos  goûts  et  de  nos  théo- 
ries,   et   nous   met   faee  à  face  avec  la  pure  actualité! 
Emerveillement  de  voir  cet  homme  fort  n'envisager 
que  la  réalité  accessible,  s'y  installer,  s'y  développer, 
SB  l'aire  jaillir  intarissablement  des  éléments  de  drame, 
de  lyrisme,  d'épopée;  nous  l'écouterons  avant  tous  les 
autres,   car  nous  sommes  en    droit  d'attendre   de    lui 
des  frissons  inédits,   et  peut-être   des    paroles  essen- 
tielles. 

Louis    Bertrand    se    fixe   en    Algérie  :  il  entend  et 
>l    voit;    que    lui    importent    les    commentaires,    les 
£oses  accumulées  de  la  science  officielle  et  de  la  psy- 
îkologie    officieuse?    Il   écoute,  il  regarde,  il  fait  son 
nétier    d  artiste    consciencieux    et   indépendant,    qui 
i"l<'    nés  types,    des   aspects   de   nature,    sans   'autre 
unbition    que  d'enregistrer    des  parcelles    de    vérité 
«Moresque  el   de    se  satisfaire  soi-même  en  précisant 
es  raisons  de  ses  enthousiasmes;  il  décrit  l'Algérie,  ce 
[u'il  voit  de  l'Algérie,  Alger,  les  faubourgs  d'Alger, 
a  cote  ei  les  splendeurs  marines,  les    routes  qui  con- 
imisent  vers  le  sud  et  le  désert  hallucinant  :  les  hommes 
1,1    "nl    "«tenu    s<,o  attention    sont   les  plus  frusti 
»  plus  étroitement   soumis  aux  suggestions  élémen- 
ures,  1rs  plus   misérables,  les    plus    naïvement  vio- 
lets  el    passionnés,    humanité     primitive    et     com- 
lexe'    riche    de    contrastes,    car   (die  accueille    des 
limitants  accourus  de  France.  d'Italie.  d'Espagne 
<!<■  tous  les  pays  méditerranéens,  Louis   Bertrand 


40  FIGURES    LITTÉRAIRES 

explore  avec  admiration  ce  monde  de  la  canaille 
algérienne  ;  par  lui  il  est  initié  à  de  nouvelles  décou- 
vertes :  à  Marseille,  à  Barcelone,  à  Gènes,  à  Naples... 
il  rencontre  d'identiques  éléments  de  population  : 
il  sait  à  n'en  pas  douter  qu'une  secrète  parenté  unit 
les  Languedociens,  les  Provençaux,  les  Catalans, 
les  Italiens,  les  Mahonnais,  les  Corses,  les  Siciliens 
et  les  Maltais;  il  compatit  à  leurs  souffrances,  il  ne 
dissimule  pas  leurs  vices,  il  exalte  infatigablement 
leurs  vertus,  leur  force  de  résignation,  leur  puissance 
de  révolte,  la  beauté,  la  violence  de  leurs  amours, 
leur  indomptable  vitalité....  Telle  est  l'œuvre  à  laquelle 
Louis  Bertrand  se  voue  tout  entier  :  un  jour,  le  sens 
de  cette  œuvre  se  précise  de  soi-même  ;  une  grandiose 
vision  surgit  aux  yeux  du  romancier  qui  proclame  son 
ferme  propos  de  célébrer  la  «  renaissance  des  races 
latines  dans  l'Afrique  française.  »  Loin  de  nous  la 
pensée  de  contester  qu'il  n'ait  point  réalisé  son  dessein 
et  prouvé  son  idée  !  Voici  ce  qu'il  nous  importe  d'abord 
de  constater  :  nul  depuis  Zola  n'avait  su  rassembler  et 
animer  une  pareille  collection  d'humbles  et  caractéris- 
tiques héros,  nul,  depuis  l'auteur  de  Germinal,  n'avait 
aussi  heureusement  évoqué  les  foules,  et  en  des  œuvres 
débordantes  de  mouvement,  de  vérité  brutale  et  poé- 
tique, n'avait  au  même  degré  haussé  la  forme  roma- 
nesque au  rôle  de  moderne  épopée. 

Voit-on  maintenant  assez  nettement  d'où  l'art  de 
Louis  Bertrand  est  sorti,  et  qu'il  s'agit  en  somme  d'une 
floraison  superbe  et  spontanée  du  terroir  africain? 

Si  spontanée  que  soit  cette  œuvre,  si  étroitement 
liée  qu'elle  soit  à  la  réalité  contemporaine,  on  devine 


IIMIS    HERTItAND  4j 

que  l'auteur  devait  (enter  de  la  compléter  et  de  l'enri- 
chir de  quelque  idéologie  :  parti  de  la  sensation  et  de 
la  jouissance   esthétique,  Louis  Bertrand  aboutissait 
«  des  tentatives  de  généralisation,  et  à  une  conception 
historique  du  rôle  de  ses  héros;  alors,  alors  seulement 
1  s  inquiéta  du  passé:  il  ne  se  fia  point  aux  ratiocina- 
tions  des  érudits  ;  il  parcourut  les  ruines  de  l'Afrique 
du  Nord;  elles  seules  firent  sa  conviction,  et  le  per- 
suadèrent qu'une  heureuse  fatalité  prédestinait  l'Al- 
gérie à  accueillir  les  races  latines  et  à  favoriser  par 
la  vertu  des  rapprochements  et  des  croisements  le 
renouvellement  de  leur  génie....  Fidélité  d'un  artiste 
à  sa  véritable  nature  !  Louis  Bertrand  est  conduit  par 
la  logique  de  son  sujet  à  se  souvenir  de  l'antiquité  • 
il  est  guidé  par  Rafaël  et  Pépète  le  Bien-Aimé  aux 
nécropoles  et  aux  cites  romaines;  il  ne  consent  à  les 
-onsidererque  dans  la  mesure  où  ces  ruines  demeurent 
ssoc.ees  à  la  vie  contemporaine,  qu'elles  encadrent 
-arlois  d  une  somptuosité  mélancolique,  et  dont  elles 
ndent  à  comprendre  le  sens  caché. 

Au  reste,  Louis  Bertrand  ne  serait  point  un  Latin 
lève  de  Latins,  s'il  ne  s'éprenait  çà  et  là  de  sédui- 
antes   théories;    on   soutiendrait   qu'il    tient  de   ses 
hers  méridionaux  le  goût  des  rapides  généralisations, 
>Bt-il  dire,  quelquefois,  des  élégantes  galéjades  intel- 
ictuelles?...  il  écrit  des  préfaces  avec  une  verve  aisée- 
ébaucha  naguère  une  sorte  déprogramme  de  renais- 
se du  classicisme,  et  peut-être  le  surprendrait-on 
«jourd  hui  encore  en  découvrant  une  divergence  fon- 
ere   entre   les   tendances  de   l'art   classique   et    les 
..'aclères  les  plus  fortement  accusés  de  son  œuvre 
n  lui  reprocherait  quelques  autres  contradictions  :  en 


42  FIGrt  MES     11  II  Kit  AIRES 

vériké,  on  mirait  tort;  c'est  son  art  qu'il  importe  d'é-i 

tudier  et  de  louer  :  le  reste  est  littérature  :  Louis 
Bertrand  lui-même  nous  rappellerait  qu'une  logique 
excessive  est  révélatrice  de  sécheresse,  et  qu'en  somme 
la  vie  ne  s'accommode  point  d'une  régularité  géomé- 
trique; il  est  un  vivant  singulièrement  tumultueux  ; 
il  est  l'heureux  poète  de  la  vie  incohérente,  source  de 
toute  puissance  et  de  toute  beauté. 


Louis  Bertrand  venait  de  publier  Y  Invasion,  qui  n'est 
point  inférieur  au  Sang  des  races,  ni  à  La  Cinu,  non 
plus  qu'au  Rival  de   Don  Juan  ou  à  Pépète-le-bieM 
aimé;  il  y  avait  montré  les  magnificences  et  les  igno- 
minies de  Marseille,  avait  donné  des  ports,  des  usines, 
des  quartiers  ouvriers,  des  descriptions  émouvantes, 
conté  mainte  aventure,  amours,  rixes,  grèves,  ivresse- 
brutales,   misères,  famines  infligées   aux    femmes   et 
aux  enfants  —  ah!   voici   ces   foules  prodigieusement 
animées  que  Ton  distingue  autour  des  héros  de  Louii- 
Bertrand,  et  voici   des  héros  prévus,  mais  si  intensi- 
vement individuels,  l'Italien  jaloux,  sournois  et  meur- 
trier,  le  charretier  insouciant  et  ivrogne,  les  débar- 
deurs, les  marchands  des  halles,  les  cabaretiers...  de* 
héros  d'une  psychologie  moins  sommaire,  un  ouviiei 
théosophe,     hystérique,    illuminé,     des    intellectuel 
déchus,    tombés   à   l'anarchie,    des  «    militants    »   m 
divers  partis,  un  terrassier  chevaleresque,  héroïque  — 
au  total  un  beau  livre,  un  peu  long  et  désordonné,  ui 
beau  livre  où  demeurent  fixées  avec  un  inoubliabh 


LOUIS    I1K1ITHAND  ^3 

ftlief  les  péripéties  de  1'  »  invasion»  italienne  Louis 
Bertrand  partit  pour  la  Grèce  :  qu'allait  faire  au  pays 
des  grands  morts  ce  peintre  de  la  vie  exubérante' 

Non  point,  on  le  devine,  se  joindre  à  quelque  dévot 
pèlerinage.  En  Grèce,  Louis  Bertrand  rencontra  des 
archéologues;  c'est  peut-être  l'espèce  d'hommes  qu'il 

'  le  moins  apte  à  juger  avec  indulgence;  il  vit  des 
™nes  fort  propreS;  j^  étiquetéeSj  ,,s     (is(,os 

Jmblement   mortes;  il  vit  enfin  un  très   beau  pava 
«alta  la  lumière  et  les  paysages  helléniques,  médit 

*  ruines   dauba  sur  les  archéologues  :  son  livre  sera 
blasphématoire  et  infiniment  salutaire,  bourré  de 
s  bonnes  à  dire  et  tout  entier  édifié  sur  un  para- 
fe dont   la  gageure,  habilement  soutenue  jusqu'au 
«mer  chapitre,   se  trouve  tout  à  coup  démentie  a 
antépénultième  page.  On  soutiendra  que  Louis  Ber- 
•••"»l  n  a  point  signé  d'ouvrage  plus  éloquent:  qu'on 
"  '»'  connmssait  pas  ce  ton  -l'impertinent  badina*e- 
ue  cette  Grèce  du  Soleil  est  un  livre  bonne  foi,  de 
«oureuse   franchise,  un  livre  néfaste,  superficiel 
napressons-nous  de  féliciter  Louis  Bertrand. 

Nul  doute  que  notre  culte  de  la  Grèce  antique  ne 
'ère  parfois  en  fétichisme  :  s'il  fallait  un  exemple 
aterau ;  le  livre  -  d'ailleurs  graeienx  et  spirituelle- 
«t  idolâtre  ^  de  M.  Georges  Ance^  Athènes  cou- 
dée de  violettes.  Par  quel  chemin  détourné  le  dra- 
'turge  de  Ces  Messieurs  en  est-il  venu  à  composer 
gowe  du  touriste  Lettré  au  pays  grec? 

••  Ce  petit  peuple,  qui  véc, e  période  historique  de 

...  '.;■!;■;■•■'•'■'•'"  *> «»  dieu*  i„  ,•„,■;»,.  mJ, „ 

|".' «asc  <  es  avibsat.ons  f, es,  de  véritables  éta- 

«"w»l~en  ''es  vertu,  que  des  défaillances  humaines 


44  F1GUBKS    UTTÉBA1BES 

Tous  les  Restes  principaux  qui  furent  depuis  ceux  de  l'hu- 
«Tnité  v  furent  fait»  mieux  qu'ailleurs,  et  parUren.  sous 
leur  forme  la  plus  générale  de  cet  étroit  espace....  3  a. 
impression  qu'un  cataclysme  universel  eût  pu  survenir, 
Z Z  la  bâta  lie  de  Chéronée,  où  la  Grèce  trouva  sa  fin 
3C  avait  été  dit,  et  après  la  Grèce,  rien  n'eût  manque  . 
l'œuvre  humaine.... 

_   Qu'en  savez-vous?  riposterait   Louis  Bertrand. 
Que  savons-nous  de  la  Grèce  antique?  Les  modernes 
s'en  firent  au  gré  de  la  mode  des  images  fort  diverses  : 
Grèce  de  la  Renaissance  chantée  par  les  Ronsard  et 
les  du  Bellay  ;  Grèce  Louis-Quatorze  de  nos  tragédie» 
classiques,  de  nos  ballets,  de  nos  opéras  ;  Grèce  fade 
de  Fénelon,  sensible  et  éloquente  de  Chémer;  Grèce 
marmoréenne  de  Leconte  de  Lisle  ;  Grèce  moins  solen- 
nelle dont  les  statuettes  de  Myrrhina  et  de  Tanagra, 
les  Mimes  d'Hérondas,  et  toute  une  littérature  hellé- 
nisante firent  la  vogue  : 

Désormais  on  s'imagina  celte  terre  bénie  de  l'HelUdi 
non  plus  comme  un  temple  austère,  ma.s  comme  un  lupa 
„a  vaguement  sacré,  un  jardin  mi- voluptueux,  m.-devj 
Des  joueuses  de  flûte,  des  danseuses  et  des  court,  ane 
dévêtues  et  coiffées  comme  nos  dames  de  lettres  en  tenu, 
Je  sLe  littéraire  (fourreaux  de  gaze  ou  *•»-£*£ 
de  soie  grosses  touffes  de  fleurs  sur  les  oreilles  et  banc  g 
££*•«*.  dans  les  cheveux)  y  prirent  la  p a* ,  d 
Canéphores  et  des  Hélène  aux  bras  b flancs.  De ,jgM 
débauchés  couronnés  de  roses  et  drapes  d  étoiles  Liberty  J 

Et  voici  qu'une  Grèce  inédite  surgit  des  fouilles  d 
Crète-  les  savants  de  demain  s'apprêtent  a  noi 
recrée'.-  une  Hellade  aussi  fantaisiste  et  non  mon 
éphémère  que  toutes  celles  dont  notre  docilité  moi 


LOUIS    BERTRAND  45 

tonnière  s'émerveilla.  Car  la  Grèce  de  Périclès  est 
fiien  morte;  il  n'appartient  pas  à  la  science  d'en  res- 
susciter l'image  abolie;  tontes  les  «  restaurations» 
sont  condamnables,  pitoyables  les  essais  de  restitu- 
tion de  la  vie  antique....  Cela  est  le  bon  sens  même. 

Avant  condamné  «  les  gentillesses  d'anthologie 
chères  à  M.  Anatole  France,  »  répudié  avec  indigna- 
tion «  la  Grèce  intellectuelle  et  rationaliste  de  Taine 
et  de  Renan,  »  Louis  Bertrand  ne  commet  point  l'er- 
reur qu'il  reproche  à  tant  d'artistes  et  de  penseurs.  Il 
,se  borne  à  peindre  la  Grèce  d'aujourd'hui,  ses  gracieux 
paysages,  sa  lumineuse  atmosphère.  Cette  Grèce 
ensoleillée  ne  lui  parut  ni  moins  ensoleillée  ni  moins 
harmonieuse,  parce  qu'il  y  retrouva  à  chaque  pas  le 
lointain  souvenir  de  gloires  quasi  fabuleuses....  Il  ne 
méprisa  point,  à  Athènes,  le  très  moderne  Café  du 
Philosophe  Socrate;  il  lui  plut  de  retrouver  au  pied  de 

Acropole  la  pouillerie  nauséabonde  d'une  venelle 
Marseillaise  ou  napolitaine.  J'ajoute  que  si,  fermant 
•e  livre,  vous  ne  soupçonnez  pas  les  Bacchanales 
1  avoir  annoncé  assez  exactement  la  danse  du  ventre, 
.ous  aurez  mal  lu.... 

Louis  Bertrand  est  un  magicien  prestigieux  ;  il  est 
ID  romancier  magnifique,  et  justement  le  romancier 
ju  il  faut  pour  réhabiliter  parmi  nous  le  sens  de   la 

ie.  l'amour  de  l'activité,  la  foi  en  l'inépuisable  éner- 
ve de  la  race  et  la  fécondité  de  son  effort. 


J.-H.  ROSNY   JEUNE 


Il  en  est  des  divorces  littéraires  comme  de  tous  les 
autres;  qui  eut  tort?  qui  eut  raison  ?  lequel  des  «  asso- 
ciés »  fut  cause  du  naufrage?  Faiblesses  et  vertus  mises 
en  commun  semblaient  indivises  ;  ni  préférences  ni 
antipathies  ne  paraissaient  pleinement  justifiées  qui 
distinguaient  entre  les  deux  conjoints. . ..  Après  la  sépa- 
ration, chacun  reprend  sa  vraie  physionomie;  les  per- 
sonnalités s'affirment:  Madame  s'avère  une  âme  d'élite, 
Monsieur  un  être  méprisable,  à  moins  que  ce  ne  soit 
le  contraire,  ou  qu'une  égale  platitude,  ou  un  pareil 
mérite 

Deux  frères,  qu'une  longue  collaboration  avait  unis 
et  quasi  confondus  dans  l'attention  des  hommes,  se 
séparent;  pour  imprévu  qu'on  le  déclare,  le  fait  n'est 
pas  sans  précédent;  les  divorces  littéraires  sont  fré- 
quents depuis  quelques  années  :  divorces  à  l'amiable, 
ou  brouilles  retentissantes  ;  en  conclurons-nous  que  de 
moins  en  moins  l'association  favorise  le  labeur  litté- 


•l.-ll.    HOS.W    .ILTM;  47 

raire,  que  des  sympathies,  même  fraternelles,  ne  sau- 
raient résister  à  la  sollicitation  de  cette  foreecenirifuje 
f»ar  où  1rs  esprits  ,1c  noire  temps  sont  disséminés  dans 
le  vaste  champ  des  idées,  et  condamnés  à  ne  plus  se 
rejoindre?  Plus  simplement,  ne  conslatons-nous  point 
<>"  I  res  normal  phénomène  de  croissance  ?  Deux  artistes 
grandissent  ensemble,  l'un  pour  l'autre,  etcn  quelque 
sorte  Un  par  l'autre:  d'elle-même  la  nature  disjoint 
un  jour  ces  frères  siamois:  ils  sont  aptes  à  vivre  iso- 
Pment  un,,  vie  plus  riche  et  plus  active. 

Diversité  des  cas,  multiplicité  des  «  espèces,  ,,  oui 
ne  souffrent  point  la  simplification  d'une  généralisa- 
tion péremptoiro.  Deux  frères,  après  vingt  années  de 
collaboration   féconde,    s'aperçoivent  soudain  que    ni 
leurs  humeurs  ne  s'accordent,  ni  leurs  idéesne  se  con- 
fient :  incompatibilité  absolue,  contradiction  perpé- 
■«Ue....  Peut-être  bien:  les  jeunes  ménages  ne  sont 
m   les  plus  fragiles,   et  Ion  en   voit  d'anciens  que 
~h,re   '"    ^^if  aveu   dune  double   cl    lamentable 
«wur....   Deux  frères  se  séparent  :   la  malignité  de 
ertains  confrères  et  d'une  partie  du  publ.c  est  enfin 
■d.sl.ute  :  lequel  n'a  pas  de  tafent'car  les  médisants 
admettent  point  laparité  des  dons;  ils  pronostiquent' 
;  vonl   savon-:   ils  savent....  0  Wlenies,   douleurs,' 
««ères,  qu,  suivent  en  navrant  cortège  les  humaines 
quidations! 

Car  les  médisants  non!  point  nécessairement  tort  et 
■"un  des  plus  affligeante  privilèges  de  la  vie  qu'elle 

P1;use  l'op  fréquen ni  à   leur  donner  raison  •  les 

vorces  littéraires  son I  donc  actualité  brûlante  ; 'mé- 
»*n  la  leçon,  puisquaussi  bien  la  ne  littéraire  de 
temps  n  offre  guère  de  pins  tragiques  aventures 


48  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Je  m'empresse  d'ajouter  que  dans  le  cas  des  Rosny 
les  médisants  seront  déçus  :  J.-H.  Rosny  aîné  est  un 
vigoureux  esprit  dont  nul  ne  sera  seulement  tenté  de 
nier  l'écrasant  labeur,  non  plus  que  le  curieux,  et 
actif,  et  souvent  étrange  génie;  J.-H.  Rosny  jeune, 
à  qui  un  long  exil  volontaire  en  une  lointaine  province 
paraissait  conférer  je  ne  sais  quel  prestige  quasi  my- 
thique, semblera  d'autant  mieux  mériter  sa  part  d'une 
gloire  commune,  qu'il  s'empresse  de  manifester  les 
plus  rares  qualités  en  ce  poignant  récit  de  l'Affaire 
Dérive. 

Avouons  toutefois  notre  embarras  :  ce  livre  est  un 
début,  le  début  d'un  homme  qui  a  beaucoup  écrit; 
jugerons-nous  J.-H.  Rosny  jeune  sur  ce  livre  unique? 
Lui-même  nous  y  invite,  et  nous  interdirait  sans  doute 
de  prétendre  démêler  ce  qui  lui  appartient  dans  l'œuvre| 
considérable  qu'il  ne  signa  point  seul;  certes,  nom 
n'approfondirons  point  le  mystère  de  cette  collabora- 
tion :  toute  collaboration  est  mystérieuse  ;  on  ne  sau 
rait  guère  en  concevoir  de  possible  sans  un  constan 
effort  d'abnégation  réciproque  ;  quelles  actions  et  réac 
tions  fécondent  deux  cerveaux  appariés?  La  conceptioi 
de  l'œuvre  d'art  nous  semble  si  bien  le  fait  d'un  géni< 
unique,  que  nous  inclinerions  à  déclarer  monstrueus- 
une  parenté  double  ;  l'obscure  gésine  d'un  livre  nou 
échappe  —  et  je  ne  dis  rien  de  cette  soi-disant  littéra 
ture  que  l'on  se  met  à  deux  pour  fabriquer  et  lancer 
et  qui  n'atteste  que  les  aptitudes  industrielles  et  com 
merciales  de   ses  auteurs.  —  Posons  donc   ce  fait  \ 
J.-H.  Rosny  fut  naguère  un  remarquable  romancier 
nousavons  désormais  J.-H.  Rosny  aîné  et  J.-H.  Rosn 


J--II.    ROS.W   JEUNE  4a 

jeune;  total,  trois  écrivains,  que  nous  sommes  invités 
«considérer  «clément.  Le  pcuvons-ncns  cependant' 
Cro,t-on  que  nous  serons  aussi  prompts  à  oublier  tant 
■■  -es  ?  L  ombre  de  J.-1L  lîosn.v  l'ancien. s'étend  sur 
-II    Rosny  aîné  et  J.-H.  Itosnv  jeune;  effort  para- 
Icxal  de  ces  romanciers  en  lutte  contre  leur  propre 
«nçmrnée,  et  qui  ne  parviendront  à  la  gloire  Jen 
>ecl.psant  eux-mêmes;  car  la  condamnation  de  cette 
«archiquetnnité  serait  qu'on  fût  contraint  d'en  exnli- 
!«er  trop  aisément  le  prodige,   en  reconnaissant  un 
envam  en  trot-,  personnes. 


A  parler  franc,  il  semble  bien  qu'un  lecteur  non 
"-"»>  attnbuerait  indifféremment  l'Affaire  Dérive  à 
•nc.en,  «l'aîné  ou  au  cadet  :  l'étendue  et  la  profon- 
'«r  des  fondions,  l'élan  puissant  dune  massive 
eb.tecture,  1,,  multiplicité  des  plans,  la  noblesse  de 

ta'nes  ligne.,    la  poignante  perfection  de  certains 
a.ls  e„  contr;,ste  avec  ,.évWenl  ^  ^ 

eess,ve  mdmsit  fréquemment  les  constructeurs  à 
">-n  de  hvres  des  Rosnv  ne  s'appliquent  point 'les 
mes  d  une  sommaire  encore  qu'assez  ,,récise  délini- 

car  nul  de  nos  jours  ne  construit  plus  ainsi  • 
•sseurscjclopéens,  les  liosn.v  prétendirent  toujours 
«  étonner  p.„  l'assemblage  hétéroclite  de  blocs  mal 

».  Par  l  entassement  de  prodigieux  moellons, 

''  l'»"K  I     L .ardeur,  la  masse  démesurée  de  leurs 

oncertants  édifices.  Les  Allemands  diraient  de  cette 

''•  qu  elle  es>  colossale  ;  elle  l'est  ;  elle  étonne,  elle 


i 


;,D  FIGURES    LITTÉRAIRES 

choque,  clic  écrase;  clic  est  grossière  et  voisine  du 
sublime;  nous  en  éprouvons  jusqu'à  la  nausée  la  bar- 
barie dans  l'instant  où  elle  nous  exaltait  presque  à 
l'enthousiasme....  Quant  aux  ailleurs,  le  publie  les 
récompense  mal  de  leur  effort,  c'est-à-dire  très  insuf- 
fisamment :  je  pense  à  ces  athlètes  dont  la  foule 
admire  l'étonnante  vigueur,  qu'elle  considère  toutefois 
avec  une  défiante  inquiétude,  qu'elle  s'avise  rarement 
de  chérir  ou  seulement  d'entourer  d'une  active  sympa- 
thie. 

Les  Rosuy  sont  des  athlètes  de  lettres,  les  plus  mus- 
clés que  Ton  ait  vus  depuis  Zola;  J.-H.  Rosny  jeune 
démontre  qu'il  est  à  lui  seul  capable  de  mener  à  bien 
une  titanesque  entreprise;  et  c'est  d'abord  ce  qu'il 
importe  de  mettre  en  lumière;  nous  possédons  trois 
Rosny;  le  plus  jeune  n'est  pas  le  moins  surprenant  de 
la  troupe;  peut-être  l'eût-on  plus  sûrement  distingué 
des  deux  autres,  s'il  nous  eût  moins  brutalement 
signifié  l'audace  de  son  défi. 

De  l'observation,  de  la  plus  sincère,  de  la  plus  péné- 
trante; du  lyrisme,  du  plus  spontané,  du  plus  irrésis- 
tible, puisqu'il  nous  associe  au  balancement  prof  on  r 
de  je  ne  sais  quelle  marée  invisible,  à  je  ne  sais  que 
rythme  des  forces  naturelles;  des  idées,  une  âpre  e 
hautaine  critique  des  hommes,  des  mœurs  et  des  idées 
des  pages  brillantes,  des  pages  fortes;  un  mouvan 
océan  dont  on  ne  sait  si  Ton  admirera  devantage  1 
monotone  immensité,  les  aubes  étincelantes  ou  I 
colères  dévastatrices. 

Un    tel  livre  est   un  monde   :   vous  y    retrouver* 
jusqu'aux  habituels  défauts  dont  s'affligèrent  les  ph 


■'■-II.    ItOS.W    ,n;i  ME 


«trépides  partisans  de  l'ancien  J.-H.   l!o.snV  -des,,,. 
ace»...  est-ce  bien  de  négligences  qu'il  convie*)  de 

!''""''  i«,  cl  mu,  pus  dune  sorte  de  tranquille  mépris 
*  !■'   forme?  plate  ou  sublime,  qu'importe!  elle  est 
quelle  peut  être;  on  extrairait  de  ce  livre  de»  écftan- 
«ons   des  pires  sortes  de  styles;  on  en  tirerait  des 
l'^vs  el   presque  des  chapitres  .lune  fermeté,  d'un, 
':"i<-  -1  «»«  justesse  d'expression  dignes  des  plus 
sévères    anthologies.    Et    cette    veulerie   nous  serait 
;"""IS  °dleuse'  S|  »ous  jutions  moins  vivement  cette 
«««reuse  el   vivante    énergie.  J..H.   RoBBv   jeune  ne 
re«once  Poinl  avec  une  suffisante  résolution  à  certain 
W«    sm-disant  philosophique  ou  scientifique  dont 
K»s  gnnhons  depuis  quelques  autres  livres  un  ass,v 
méchant  souvenir. 

L*  science  !  devant   la  science  peut-être   ne  mani- 
ge-t-.l   pius  ee   s(upk,e   ehahisseineat 

?"  .'';;"  el'?  ,e  contraire  de  la  compréhension: 
-"•  »osnv  I  anc,en  nousen  fournit  un  spectacle  elfa- 
'""    »«    temp,   où  il   déversa   dans   la  li.lerature    la 

;""•■••  fûtes  les  sciences,  jusqu'à  saturation,  el  nous 
"■'"•"r,,,,  souvent  l'impression  dune  posante  mvs.i- 

''; ■'•'•'"'«'•J-II.   Hosnv  jeune  toutefois  denture 

T    "'  «  «»Pe»tiUoM  qui  l'entraînent  à  des  allir- 

*»t">ns.j  allais  dire  a  des  ges.es  où  nous  saluons  des 
-  I"-»  connus  :  quelle  n'est  point  la  foi  de  ce  peintre 

*«*  <*  psychologue  aux  dogme»  incertain»  dé  lan- 

"1-^,.-.   .on   vacillantes  lumières  ,le  lethnogra- 

".e.    Aucun  .1,   8es    personnages  dont   il    ne    dresse 

"'"--^dcment.-e,  c'est  fort  bien,  tout  le 

'     ' '•'-'- ceHe  précisions,  .jusqu'à  . VI.  Hortilion- 
""■"«.Mcu....  étudie  ses  personnages  au  point  de 


52  FIGURES    LITTÉRAIRES 

leur  consacrer  des  fiches  anthropométriques;  M.  Ber- 
tillon  toutefois  approuverait-il  ces  classifications  de 
races?  la  race?  qu'est-ce  donc,  en  vérité?  et  n'est-ce 
point  nous  vouer  à  d'étranges  incertitudes  que  de  pré- 
tendre déduire  de  la  qualité  de  Celte  ou  de  Celte-Ibère 
de  vivantes  psychologies?  L'Affaire  Dérive  se  déroule 
en  une  préfecture  qu'il  faut  situer  aux  enviions  du 
pays  béarnais  ;  tout  le  monde  y  est  plus  ou  moins  Celte- 
Ibère  :  <(  Les  jeunes  filles   ne  lui  déplurent  pas  moins 
que  les  parents,  jolies  Ibères  ou  Celtes-Ibères  à  la  tête 
ronde,  aux  yeux  bleus  ou  noirs,  faites  pour  les  escla- 
vages de  la  chair  comme  les  moutons   Durham  sont 
faits  pour  donner  des  gigots.  »  L'avocat  Grain  a  «  des 
yeux  bruns,   naïfs,  charmants,  et  sans  la  ruse  habi- 
tuelle au  regard  des  Ibères.  »  Admirateur  éperdu  de 
MmeCalde,  Dérive  «  ne  pouvait  s'empêcher  de  se  figu- 
rer le  corps  entier  sorti  de  cette  gaine  délicieuse  et  mon- 
trant le  contour  d'une  hanche,  la  ligne   suave   d'un 
ventre  et  toute  cette  beauté  des  Ligures  aux  attaches 
fermes  à  la  fois  et  assouplies.  »  Dans  les  rues,  Dérive 
rencontre  des  femmes  dont  «  la  plupart  avaient  le  type 
ligure,  brunes  élégantes,  aux  beaux  yeux,  à  la  bouche 
sensuelle.  D'autres  étaient  des  Celtes-Ibères  avec  des 
cheveux  noirs  et  des  yeux  bleus.  »  Lucette  elle-même, 
cette  jolie  Lucette,  induit  J.-H.   Rosny  jeune  en   de 
mirifiques  divagations.   Lucette  a  un  petit  nez    tout 
droit,  des  sourcils  noirs,  une  bouche  «  à  ravir.  > 

Mais  surtout,  elle  avait  une  finesse  de  traits  comme  oj 
en  voit  chez  certaines  Américaines,  quelque  chose  de  s;uu. 
de  robuste  et  de  sensitif.  Ses  yeux,  très  grands,  remon- 
taient un  peu  vers  les  tempes,  et  ils  étaient  d'un  blei 
délicat   avec    de    petits   triangles   noirs  disséminés.    San: 


J.-H.    ROSNY    JEUNE  53 

nie  quelque  Franc-Salien  revivait-il  en  elle,  mais  le 
iront  était  rond  et  large  comme  celui  des  Celtes,  la  pom- 
mette lorte  comme  celle  des  Ibères.  Ses  jolies  épaules  sa 
poitrine  petite  et  ferme,  sa  hanche  tombante  l'accusaient 
!  race  noble  et  déliée,  en  opposition  avec  ce  type  fré- 
quent chez  les  Ibères  qui  ont  la  hanche  en  saillie  et  le 
dandinement  canaille. 

De  tels  jeux,  un  peu  lourds,  ne  répugnaient  pas  à 
J.-II.  Rosny  l'ancien;  de  quelles  lectures  mal  assimi- 
lées ne   témoignaient-ils  pas?  de  quel  fatras  pseudo- 
scientifique,  puisé  en  de  multiples  manuels  lus  à  la 
hâte,    ne   s'encombraient-ils    pas,  ces   romanciers   si 
dignes,  d'ailleurs,  d'échapper  à  l'admiration  des  igno- 
rants et  des  sots  !  J  .-H.  Rosny  jeune  ne  renie  point  ces 
jeux  ;   il  se  souvient  encore    d'avoir  collaboré  à  des 
œuvres  que  caractérisait  d'abord  l'abondance  de   ce 
fatras;  il   nous  contraint  de  ne  point  oublier  sa  part 
de  responsabilité;  il  ébranle  en  nous  trop  de  réminis- 
cences- il  nous  impose  des  rapprochements,  des  com- 
paraisons...   Xous  conclurons  que  l'un  au  moins  des 
membres  de  la  trinité  Rosny   nous  demeure  encore 
peu  reconnaissante.  Souhaitons  qu'il  abandonne  plus 
résolument  une  importune  défroque;  souhaitons  que 
Affaire  Dérive  marque  le  point  de  départ  d'un  pro- 
gressif et  définitif  affranchissement. 


* 


Que  ce  miracle  soit  possible,  et  même  probable,  je 
5  crois  volontiers;  nous  devrons  à  une  féconde  palin- 
•om-sie  un  romancier  original.  Il  y  a  dans  ce  livre 
ant  de  germes,  une  si  luxuriante  poussée  de  sève  et 


51  l-ICl  1'.  I  S    LITTÉRAIBES 

d'espoir,  tant  de  jeunesse  et  de  force  vitale!  Quelle 
marâtre  nature  nous  priverait  de  la  Floraison  qui  s'an- 


nonce 


.*> 


A  peine  voit-on  ce  qui  reste  à  acquérir  à  ,1  .-II.  Rosnv 
jeune,  hormis  quelque  sévérité  dégoût,   et  le  courage 

d'ébrancher  ses  trop  abondantes  frondaisons  :  il  \ 
dans  Y  Affaire  Dérive  un  chef-d'œuvre  que  jugulent  et 
étouffent    de    voraces    parasites.    Certes,   on  ne   voit 
guère  ce  qui  reste  à  acquérir  à  J.-II.    Rosnv  jeune... 
s'il  consent  à  maîtriser  ses  monstres. 

Lisez  V Affaire  Dérive:  où  rencontrcre/.-vous.  je 
vous  prie,  une  psychologie  plus  aiguë,  plus  cruelle- 
ment aiguë  et  véridique  de  la  vie  provinciale?  U  petite 
ville  «  faiseuse  de  petites  âmes.  »  il  fallait  cette  pa- 
tience, ce  long  effort,  cette  flamme,  cet  art  souple  et 
puissant,  pour  dresser  contre  tes  crimes,  sans  peur  et 
sans  haine,  ce  formidable  réquisitoire. 


La  petite  ville....  Peut-être  est-elle  une  anomalie  dange- 
reuse? Tout  y  croupit;  rien  n'y  germe.  On  y  conserve  le 
néant  :  un  idéal  mort,  des  survivances  enlaidies,  des  vices 
honteux,  de  bas  appétits!  Lourde  main  que  le  cerveau 
n'électrisc  pas  encore  et  qui  a  perdu  l'habitude  du  travail. 
On  ne  s'y  affine  qu'en  maladies  transmises,  en  hérédité 
d'alcoolisme  et  de  dyspepsie.  Les  indigènes  de  petite  ville 
sont  un  produit  de  désassimilation.  Dans  la  solitude  morne 
de  leurs  heures,  sans  presque  de  lectures,  surnourris  de 
mangeailles,  continuellement  le  sens  voluptueux  s  éveille 
et  se  satisfait.  C'est  la  vie  de  singes  cyniques.  Ton-  les 
sadismes,  le  cercle  vicieux  d'une  volupté  qui  ne  se  spiri- Il 
Inalise  pas,  les  livrent  aux  lassantes  et  mornes  débauches 
dont  la  femme  sort  méprisée  et  l'homme  abruti. 

Que    r-i    cette    verve    vengeresse    vous   épouvante 
lisez   Y  Affaire   Dérive,   suivez  du    regard   toutes    cJ 


J.-H.    ROSNY    JEUNE 


;>.) 


silhouettes,  préfet,  trésorier  général,  juges,  avocats, 
militaires,  rentiers  petits  et  gros,  marchands  et  bouti- 
quiers, ouvriers,  paysans,  politiciens  de  haut  et  bas 
Itages;  applaudissez  la  justesse,  la  vivante  diversité 
le  cette  grouillante  et  gigantesque  fresque  et  con- 
cluez. 

Nullité  dos  âmes,  splendeur  du  décor.  Qui  donc 
l  plus  éloquemment  célébré  la  province,  le  luxe  des 
jardins,  l'opulence  des  ciels,  des  forêts  et  des  eaux, 
l'inépuisable  réserve  d'enthousiasmes,  de  rêves  et  de 
mélancolies,  parmi  laquelle  s'étale  et  se  vautre,  inerte 
et  aveugle,  la  petite  ville0 

Certes  lisez,  lisez  jusqu'au  bout  l'histoire  de  cet  infor- 
tuné  Dérive;  à  quarante  ans  ce  voluptueux  et  savant 
bohème  hérite  dune  fortune  ;  il  s'installe  à  Pont  de  Luz, 
en    ce    domaine  des    Peupliers,    où  tous   les    Pontois 
n  lendront  saluer  l'heureux  possesseur  de  cinq  millions  ; 
un  quadragénaire  parisien  affiné,  raffiné,  vibrant  et 
passionné  a  Pont  de  Lu/!  intrigues  et  jalousies,  flirts 
et  passionnelles;  Dérive  découvre  enfin  de  vrais  amis, 
le  docteur  Tincliand,  le  naturaliste  Teyrère,  le  chirur- 
gien Gassaigne  et  surtout  Lacave,  qui  est  un  merveil- 
leux instituteur,  et  le  professeur  Yitruve  qui  est  un  rai- 
sonneur plein  d'audace  et  enfin,  et  enfin,  les  Calde, 
délicieux   ménage.    Dérive  aimera   Mme  Calde;  pour 
lepouser  Mme  Calde    empoisonnera  mère,    tante  et 
mari;  Dérive  et  Mme  Calde  iront  en   Cour  d'assises; 
et  je  vous  lais  grâce  du  procès,  mais  jusqu'à  la  Cour 
d'assises   ce    livre  est    vrai,    poignant,    ce   livre    est 
presque  un  chef-d'œuvre  :  citez-m'e»  dans  Tannée  deux 
ou  dois  qui  lui  soient  seulement  comparables. 


\ 


ANDRÉ    GIDE 


Ouiconque  s'avouerait  insensible  au  charme  do  cei 

austère   roman,  la   Parle  étroite,   je   le  plaindrais 

Ah!  je  crains  que  quelque  satisfaction  vaniteuse  ne  se 
mêle  au  plaisir  dont  M.  André  Gide  nous  fournit 
l'occasion;  gardons-nous  du  pharisaïsme  littéraire,  et 
ne  concevons  point  un  excessif  orgueil,  parce  que 
nous  sommes  capables  de  joies  aristocratiques. 
André  Gide  a-t-il  eu  le  pressentiment  des  tentations 
où  il  induit  notre  faiblesse?  J'aimerais  être  assuré  que 
non  :  je  demeure  dans  le  doute  ;  qu'il  serait  donc  cou- 
pable s'il  avait  spéculé  sur  notre  complaisance  envers 
nous-même,  s'il  avait  froidement  médité  de  nous 
surprendre  au  stratagème  de  sa  subtilité  précieuse  î 
Il  m'offense  rien  qu'en  me  permettant  un  semblable 
soupçon  ;  combien,  s'il  m'en  eûtôté  le  prétexte,  j'eusse 
plus  chaleureusement  accueilli  la  leçon  de  son  livre  î 

Ce  livre-ci  n'est  point  à  l'usage  des  âmes  vulgaires  : 
André  Gide  n'est   point   de  ces    écrivains  qu'acclame 


ANDRÉ    GIDE 


l'universel   suffrage    du   public   liseur;   il   redoute  la 
tepide  conspiration  des  admirations  indiscrètes  ;  volon- 
tiers il  répéterait  ce  qu'il  écrivait  à  propos  d'un  pré- 
cédent roman*  :  «  L'intérêt  réel  d'une  œuvre  et  celui 
que  le  public  d'un  jour  y  porte,  ce  sont  deux  choses 
très  différentes.  On  peut,  sans  trop  de  fatuité,  je  crois 
préférer  risquer  de  n'intéresser  point  le  premier  jour' 
Ivecdes  choses  intéressantes  -  que  passionner  sans 
lendemain  un  public  friand  de  fadaises.  »  André  Gide 
choisit,  en  quelque  sorte,  ses  lecteurs  —  il  en  a  bien 
1"  <lroit  et  nul  ne  niera  que  ce   romancier  ne  se  fasse 
de  1  art  une  conception  très   noble,   et  digne   d'être 
citée  en  exemple  par  ce  temps  de  commercialisme  lit- 
téraire —   il  choisit  ses  lecteurs,  et  je  l'en  félicite  ; 
grande  est  sa  sévérité  ;  parmi  ceux  qu'il  élit,  toutefois,' 
m  assurera-t-il  qu'il  n'en  est  point  d'indignes  de  lui> 
J  entends,  que  désigna  leur  impatience  de  se  hausser 
en  aussi  flatteuse  compagnie,  bien  plutôt  que  la  fer- 
veur de   leur  sympathie   intellectuelle?    m'assurera- 
'il  que  jamais  il    n'encouragea   le  snobisme  de  ces 
adieux  néophytes? 

André  Gide  manque  de  simplicité  avec  prémédita- 
tion ;  c'est  dire  qu'il  exige  de  nous  un  effort  de  can- 
deur dont  nous  dispense  un  écrivain  moins  complexe. 
0  vous,  qui  ne  témoignez  nulle  gratitude  à  un  auteur 
de  ses  flatteries  secrètes,  ne  lisez  point  ce  livre  ;  ou  si 
un  <lcbcat  plaisir  vous  tente,  faites-vous  une  âme 
Mive;  qu'un  préalable  acte  de  foi  vous  mette  en  état 
•Je  grâce,  et  vous  incline  à  oublier  de  trop  prudentes 


eserves. 
1    Préface  de  Vlmmortliste 


58  FIGURES    LITTÉRAIRES 


Ses  livres  en  valent  la  peine,  et  l'on  peut  bien,  poul- 
ies goûter,  faire  abstraction  de  quelques  scrupules, 
sacrifier  même  quelques  préférences.  Ce  sacrifice  con- 
senti, quelle  n'est  point  la  persuasive  puissance  de 
cet  art  î  Gomment  en  définir  la  séduisante  nouveauté, 
assez  harmonieuse  et  respectueuse  de  nos  goûts  pour 
ne  blesser  nul  admirateur  des  traditions  anciennes, 
assez  originale  pour  qu'aucune  étiquette  n'en  fasse 
seulement  conjecturer  les  essentiels  caractères?  Lisez 
la  Porte  étroite.  Tableau  de  mœurs?  Certes  il  fut 
donné  à  peu  d'écrivains  d'illustrer  de  traits  aussi  heu- 
reux la  vie  d'une  famille  française!  Considérez  ces 
pères,  ces  mères,  ces  oncles,  ces  tantes  et  la  bande 
nombreuse  des  cousins  et  des  cousines;  dites  si  les 
mille  liens  de  parenté  proche  ou  lointaine,  d'affection, 
d'intérêt,  et  les  rivalités  et  les  antipathies,  n'ont  point 
été  notés  avec  le  plus  juste  souci  des  nuances.  Et  qui 
donc  ne  reconnaîtrait,  pour  l'avoir  fréquenté  en 
quelque  province,  cette  accueillante  maison  des  Buco- 
lin,  où  Jérôme,  étudiant  parisien  sur  qui  veille  la 
sollicitude  d'une  mère  veuve,  accourt,  aux  vacances, 
apprendre  l'amour  en  compagnie  de  ses  aimables  cou- 
sines Juliette  et  Alissa ? 

Dans  un  jardin  pas  1res  grand,  pas  1res  beau,  que  rien 
de  bien  particulier  ne  dislingue  de  quantité  d'autres  jar- 
dins normands,  la  maison  des  TUicolin.  blanche,  l\  deuK 
étages,  ressemble  à  beaucoup  de  maisons  de  campagne  du 


A  M  »  I  ;  i     GIDE 


5«9 


siècle  avant-dernier,  hlle  ouvre  une  vingtaine  de  grandes 
lenelres   sur   le  devant   du  jardin,    au   levant,   autant    par 
derrière;  elle   n  en  a  pas  sur  les  côtés.   Les  fenêtres  sont 
■•   petits   carreaux;    quelques-uns    récemment    remplacés 
paraissent     trop    clairs    parmi    les    vieux    qui,    auprès' 
paraissent   verts  et    ternis.  Certains  ont  des  défauts^ 
nos    parents    appellent    des    «    bouillons;   >,    l'arbre   qu'on 
regarde  au  travers  se  dégingandé;  le  facteur,  en    passant 
devant,  prend  une  bosse  brusquement. 
Le  jardin  rectangulaire.... 

L'oncle  Bucolin  est  crime  bonté  simple;  la  tante 
Bucolin  ne  s'occupe  de  rien  que  de  sa  beauté  de  créole 
indolente  ;  la  fuite  de  cette  mère  capricieuse  incline  à 
une  gravité  précoce  famée  de  ses  filles,  Alissa  • 
Jérôme  joue  avec  cette  vive  Juliette,  prolonge  auprès 
à  Alissa,  causeries  austères  et  poétiques  lectures....  Et 
Ion  rencontre  aussi  Fonguesemare,  Je  pasteur  Vau- 
tier,  pe.v  adoptif,  donc  responsable,  et  profondément 
affligé,  de  cette  misérable  tante  Bucolin  ;  écoutez-le 
commenter  au  mari,  trahi  et  abandonné,  ce  verset  ; 

Kfforoez-vous  d'entrer  par  la  porte  étroite,  car  la   porte 

arge  et  le  chemin  spacieux  mènent  à  la  perdition,  et  nom- 

Ireux  sont  ceux  qui  y  passent  ;  mais  étroite  est  la  porte  et 

^serrée  la  voie  qui  conduisent  à  la  Vie,  et  il  en  est  peu 

M1"  'es  trouvent.  ' 

Jérôme  méprise  un  peu  son  cousin  Robert  Bucolin, 
f  n  accorde  à  Abel  Vautier  qu'une  faible  estime  •  de 
Mante  Félicie  Plantier,  il  redoute  le  trépidant  bavar- 
tage.l  ^discret  dévouement Jérômen  est  lui-même 

^auj    heures    ou    d    rejoint    Alissa:   douées  rêveries 

■Mace  tranquille  de  ces  enfants,  qui  s'essaient  à  «pen' 

a*»  :  •    La  pensée  u'étaii   souvent  qu'un  prétexte  à 


60  FIGURES    LITTÉRAIRES 

quelque  communion  plus  savante,  qu'un  déguisement 
du  sentiment,  qu'un  revêtement  de  L'amour.  » 

Peintre  de  mœurs,  peintre  de  caractères,  eh  î  sans 
doute,  s'il  n'est  aucun  de  ces  personnages  dont  le  por- 
trait ne  nous  soit  suggéré,  plus  encore  que  décrit, 
avec  la  plus  précise  intensité. 

Que  ce  serait  toutefois  vous  mal  avertir  du  talent 
d'André  Gide  que  d'insister  sur  ces  mérites!  Je  n'ai 
rien  dit,  si  je  n'ajoute  qu'il  est  poète,  qu'une  veine 
lyrique  échauffe  et  colore  tout  son  récit.  Et  je  le  tra- 
his, si  je  n'observe  incontinent  que  tous  ces  dons  ne 
le  distingueraient  peut-être  point  suffisamment  de 
quelques  autres  écrivains,  mais  qu'il  l'emporte  par  une 
entente  supérieure  du  drame  psychologique  :  cette 
pénétration,  cette  logique,  cette  puissance  tragique 
sont  d'un  maître,  et  font  que  l'on  ne  saurait  oublier 
l'accent  de  ce  livre. 

Jérôme  aime  Alissa  et  est  aimé  d'elle  ;  confidente 
de  cette  pure  passion,  Juliette,  vous  l'avez  deviné, 
s'enflamme  à  son  tour;  tristes  cœurs  juvéniles,  que 
déchireront  de  généreux  scrupules  !  Jérôme,  vous  vous 
en  doutez,  est  le  dernier  à  pressentir  le  drame.  Alissa 
est  moins  lente  à  découvrir  le  secret  de  sa  sœur;  elle 
ne  repousse  pas  l'amour  de  Jérôme  ;  elle  emploie  toute 
sa  tendresse  à  ne  point  le  désespérer  en  ne  lui  per- 
mettant plus  aucun  espoir  précis;  elle  se  fie  à  l'usure 
du  temps  qui  séparera  d'elle  ce  trop  constant  ami.  Au 
premier  appel  de  la  destinée,  sans  hésitation  m 
plaintes,  elle  se  sacrifie...  Nous  admirons  sa  vaillance; 


AIN  DU É    GIDE  61 

mais  voici  qu'elle  s'éprend  de  son   propre  héroïsme; 
nouvel  amour,   qui  dans  cette  âme  passionnée  s'élève 
contre  l'autre  avec  une  indicible   violence.  Alissa  est 
une  fanatique  de  l'héroïsme  :  et  sans  doute  la  noblesse 
d'un  acte  ne  se  mesure  point  à  son  utilité,  mais  enfin, 
nous  hésitons  un  instant  devant  la  magnifique  obsti- 
nation d'Alissa  :  il  apparaît  en  eflet  bientôt  que  son 
renoncement  n'est  d'aucun  secours  à  Juliette  et  pro- 
longe le  supplice  de  Jérôme  :  avec  une  décision  qui 
témoigne    d'un    vigoureux  sens    pratique,    Juliette  a 
accueilli   un  quelconque   prétendant,    dès  qu'elle  eut 
éprouvé  l'indiirérence  de  son  cousin;  mariée,  elle  est 
lu-ureuse  —  heureuse,  je  vous  le  dis.  Alissa  s'épouvante 
d'une  aussi  rapide  résignation  au  bonheur.  Elle-même 
ne  se  pardonnerait  point  une  semblable  faiblesse  :  et 
L'on  eût  compris  que  Jérôme  et  Alissa  ne  se  hâtassent 
pas  de  s'épouser  au  lendemain  des  noces  de  Juliette; 
plustard.... 

Il  faut  bien  le  redire,  certains  accuseront  Alissa  de 
fol  or-ueil;  ils  auront  tort,  s'il  demeure  entendu  que 
certaines  âmes  échappent  au  jugement  de  la  commune 
sagesse,  et  que  le  sublime  élan  d'un  être  humain  vers 
un  idéal  de  perfection  mérite,  à  tout  prendre,  quelque 
indulgence....    Cette    folie  du  martyre,   où  une  loin- 
aine  humanité  vit   une    vertu   si   haute,  Alissa  nous 
«"il  ramt  d'en  apercevoir  encore  la  beauté;  Alissa  n'at- 
end  mille  récompense  supraterrestre  ;  une  assez  vague 
«ligiosité  plutôt  qu'une  religion  véritable  transparaît 
Uns  ses  propos;  mais  sa   bible,  ses  psaumes  protes- 
ants,  l'Imitation  lui  servent  à  entretenir  son  exalta- 
ion,  et  la  prédisposent    à  s'enivrer,  si  j'ose  dire,  du 
lysticisme  de  la  soutfrance  :  pour  exceptionnel  qu'il 


<;-.!  rn.uu.s   1.1 1  1 1 : 1  :  \im;s 

soit,  son  cms  n'est  pas  hors  l'humanité  :  c'est  une 
forme  de  la  sainteté  qu'elle  propose  à  l'émulation*  de 
Jérôme  : 

—  Mon  ami,  commença- t-elle,  cl  sans  tourner  vers  moi 
son  regard  — je  me  sens  plus  heureuse  auprès  de  loi  que 
je  n'aurais  cru  qu'on  put  l'être...  mais,  crois-moi  :  nous 
ne  sommes  pas  nés  pour  le  bonheur. 

—  Que  peut  préférer  l'âme  au  bonheur?  m'écriai-jc 
impétueusement.  Elle  murmura  : 

—  La  sainteté  — 

<i  bas,  que  ce  mot.  je  le  devinai  plutôt  que  je  ne  pus  I  en- 
tendre. 

Tout  mon  bonheur  ouvrait  les  ailes,  s'échappait  de  moi 

vers  les  cieux. 

Sur  le  fond  discret  du  récit,  le  dialogue,  la  corres- 
pondance des  amants  éclatent  à  la  pleine  lumière  :  on 
suit  avec  une  émotion  angoissée  l'envol  de  ce  mys- 
ticisme éperdu  :  nul  roman  qui  fasse  précéder  de 
plus  dramatiques   aventures  la  mort  d'une  touchante 

héroïne. 

Et  je    consentirais   à   épiloguer   sur  l'hypothétique 
stérilité  d'un  martyre  volontaire,  s'il  n'était  abondam- 
ment prouvé  qu'on  ferait  un  tort  grave  à  la  littérature 
en  lui    interdisant   de   semblables   sujets.    Je    préfère 
chicaner    André    Gide    sur    certaines    obscurités,    en 
vérité    o-patuites.    et    qui    n'ajoutent  assurément    nul 
relief  à  son  œuvre  :  il  arrive  qu'au  cours  de  ce  duel  de 
subtilité  où  ils  s'épuisent.  Alissa  et  Jérôme  paraissent 
s'embrouiller  ;  sommes-nous  surs  de  comprendre?  \  ous 
verrez  que  certains  formuleront  des  doutes  légitimes  : 
je  m'en  afflige  d'autant  plus   qu'il  se  trouvera  assez 
({e  o-ens  —  et  parmi  eux  des  critiques  —  pour  aperce- 


INDRE    GIDK  (J3 

[foir  1  excès  de  recherche,  la  prétention  quintessenciée 
lon(  souffre  d'aventure  Tari  d'André  Gide. 

Il  faut  lire  ce  roman  dans  le  recueillement;  en 
férité,  je  plaindrais  quiconque  n'en  saurait  goûter  le 
marine  grave,  quiconque  n'entendrait  point  cette 
frngue  si  neuve  et  si  ancienne,  quiconque  se  défendrait 
le  frémir  au  tremblement  de  cette  voix  mouillée  de 
armes,  quiconque  aurait  le  détestable  courage  de  ne 
toint  s'abandonner  a  la  séduction  de  cette  mélodie 
pmantique,  rythmée  selon  une  discipline  classique. 


HUMILIS 


Est-il  vrai  que  Germain  Nouveau,  poète  nomade, 
rimeur  désireux  de  beaux  songes  et  non  de  succès 
mondains,  mène  quelque  part,  en  un  midi  hospita- 
lier, la  libre  existence  du  chemineau  porte-lyre? 

Certains,  qui  se  disent  ses  amis,  l'affirment. 

Ils  affirment  bien  d'autres  choses,  les  amis  de 
Germain  Nouveau. 

Ils  ne  nous  livrent  pas  une  biographie  complet*  : 
ce  qu'ils  veulent  bien  nous  confier  est  digne  d'atten- 
tion, parce  que  les  poèmes  de  leur  singulier  héros  ne 
sont  point  négligeables. 

Donc  Germain  Nouveau  aurait  eu  une  jeunesse 
sédentaire;  parisien,  comme  vous  et  moi  soumis  aux 
obligations  de  la  vie  citadine,  on  le  vit  au  boulevard. 

Aujourd'hui,  si  vous  rencontrez  à  quelque  détour 
des  routes  provençales  une  maigre  ligure  hâlée,  une 
silhouette  insoucieuse  d'élégance,  un  de  ces  vagues 
passants  de  qui  le    regard  lointain  et  la  face  brous- 


illJMILlS  65 

saiileuse  inquiètent  l'homme  des  villes,  ne  ressentez 
d'abord  ni  crainte,  ni  commisération ;peut-être  aurez- 
vous  croisé  un  grand  bonheur  qui  se  dissimule,  l'âme 
la  plus  doucement  sereine  de  ce  temps,  le  délicat 
poète  Germain  Nouveau. 

Il  erre,  dit-on,  de  ville  en  ville;  il  aime  la  mer; 
pour  jouir  des  spectacles  marins,  il  monte  à  bord 
des  paquebots  qui  font  le  trafic  entre  Marseille  et 
Alger;  n'allez  point  le  chercher  aux  salons  des 
«  premières;  »  il  est  avec  des  bouviers,  des  pâtres 
africains;  ses  facéties,  ses  chants,  ses  histoires  sont 
infiniment  appréciés  de  ces  naïfs  compagnons. 

Depuis  des  années  il  vit  ainsi;  il  n'est   point  las 
d'errer. 

Que  d'autres,  mélancoliques  montreurs,  clament 
leurs  vers  parmi  le  bruissement  profane  des  salons 
parisiens!  Il  faut  les  plaindre.  Lui  préfère  se  dire 
ses  poèmes  à  soi-même;  piéton  humble  et  poudreux, 
passager  qui  s'attarde  en  de  sordides  entreponts,  ou 
i  l'avant  des  navires,  dans  le  brouhaha  de  l'équi- 
page et  de  la  canaille,  il  a  droit  a  notre  envieux 
respect. 

Avant,  tels  les  pèlerins  de  jadis,  fait  vœu  de  pau- 
vreté, dire   qu'il    échappe   aux   soucis   médiocres   ne 
ufîit  point  :  son  indigence  est  opulente,  son  dénue- 
nent  resplendit,  l'éternel  soleil  des  joies  spirituelles 
nille  sur  lui. 

Ne  lui  parlez  point  de  ses  vers  ;  il  les  renie  dès 
uils  cessent  d'être  l'enivrant  secret  de  son  cœur 
jodeste  et  passionné;  défiance  du  bon  ouvrier  épris 

une  perfection  trop  achevée;  scrupules  du  croyant, 
ui  redoute  le  scandale  ancien  d'enthousiasmes  héré- 


5 


66  I  Hil  l\i;s    LITTÉUAIHKS 

tiques;  surtout  prudence  de  L'ascète,  ennemi  du  bruit 

et  de  La  renommée  :  Germain  Nouveau  luit  la  gloire, 
parce  qu'elle  est  pernicieuse  h  celte  suprême  vertu, 
l'humilité. 

Capricieuse,  la  gloire  ne  lui  tient  point  rancune; 
coquette,  elle  court  au-devant  de  qui  ne  la  sollicite 
point;  elle  assaillera  quelque  jour  Germain  Nouveau 
au  coin  d'un  bois. 

Les  amis  du  poète  seront  complices;  ils  publient  ses 
poèmes,  avec  des  compositions  du  sculpteur  Auguste 
Ko, lin,  qui  en  sont  comme  la  glorification  et  la  trans- 
position linéaire;  ils  les  publient,  et  nous  rappellent 
que  dès   L904,  une  brochure  signala  à  quelques  lettrés 
ce  rare   talent;   une   affectueuse    supercherie    déjoua 
l'opposition    de    l'auteur;  écoutez  M.  Maurice  Saiut- 
Chamarand,  à  qui  L'on  doit  l'édition  nouvelle  :  «  Au 
cours  de  l'année  D'H,  M.  Léonce  de  Larmandie,  seul 
possesseur,    depuis    plus    de    vingt   ans,    de   poèmes 
manuscrits  dont  le  véritable  auteur  (désignons-le  par 
ses    initiales,    G.    N.  ,    se    refusait    à   reconnaître   la 
paternité  —  M.  de  Larmandie  fit  paraître,  dans  une 
brochure  incomplète,  adressée  à  quelques  privilégiés, 
quelques-uns   des   plus   beaux  poèmes  dudit   G.    N.. 
sous   l'égide   de    la    Société    des    Poètes  Français,    et 
dans    L'espoir   de   faire    sortir  enfin   ces    poèmes    de 
leur  obscurité!    »    L'égide   de  la  Société  des    Poètes 
Français  écrasa   la  timide  brochure...   Or,  voici  que 
le  désastre  se  mue  en  victoire  ;  de  quelles  haïssab  es 
rumeurs  de  triomphe  ne  sera   point   troublée  la  paix 
lointaine  de  Germain  Nouveau! 

«   Si  jamais  je  publie  mes  vers,  ils  paraîtront  sot» 


HUMIUS  g~ 

lo  nom  d'Humilis....  „  Ainsi  fut  fait  :  mais  notre  temps 
ne  s  accommode   point  de   l'anonymat  où   s'abîmait 
I  éphémère   célébrité   «les   artistes   d'autrefois,  bâtis- 
seurs de  cathédrales,  sertisseurs  de  vitraux,  enlumi- 
neurs de  manuscrits  précieux.  Puisse  l'hommage  de 
■os.dm.rationsne  point  sembler  trop  amer  à  Humilis 
H  a  «ne  légende:  hélas!  la  merveilleuse  aventure 
dont   ,1   étonne   notre   temps   prosaïque  et  jouisseur 
fera  voler  son  nom  sur  les  lèvres  des  hommes;  on 
s  étonne,  on  admire  :    songez  donc,  chère   Madame 
un  chennneau,  un  vrai;  quel  costume!  la  jolie  sauva- 
gerie! Sur  quoi  la  petite  Madame  frivole  s'en  va  lire 
ees  poèmes  de  la  plus  somptueuse  simplicité  et  où  la 
pureté  du  son  semble  comme  bercée  parmi  l'ample 
harrnoiue   d  un   mvisiLle  orchestre.   Elle   en   ressent 
quelque  émotion  et  s'approuve  de  devenir  meilleure 
Combien  1  muteront  !   L'élrangeté  de  sou  destin  in. 
j'ose  aux  plus  rebelles  mémoires  le  nom  d'Humilis 
«mie  de  ce  nom  qui  appelle  l'obscurité  et  qui  déjà 
'tmcelle  dans  la  lumière.  J 

Qu'on  le  lise!  peu  nous  importe  le  motif  dont  s  au- 
onse  la  curiosité  des  gens  distraits.  Quant  à  ceux 
ont  i.  a  pns  le  cœur,  comment  leur  déplairait-il  que 

■e  même  dHumilis  soit  eu  parfait  accord  avec    on 

uwe>  trop  de  poè.eschantentlesjoiesruralese, 
e  complaisent  dans  l'intrigue  des  «m- 

...,1, ,  .         ,u'oue  «es  \illes,  ou  encore 

«lient  une  naïveté  que  démentent  tous  leurs  actes- 
«--»- .««Trc  le ;ra,,  cxemp,e  d'un  enthousiasme 
111  ««  M  poi.il  .seul,ment  liltéruirc;  il  „'L,|  |)oil„ 
«dément  sincère,  il  est  h.g.qu,  ave'c  soi  mtoif^e 


$g  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Il  a  un  accent  que  nul  autre  n'eut  avant  lui  et  que 
nul   ne  copiera  jamais  ;    ce  bonheur   lui  échoit  dont 
peu  de  poètes  furent  gratifiés  :  son  art  a  la  fraîcheur 
d'une  création  imprévue;  nous  lui  devons  la  surprise 
de  découvrir  comme  une  langue  nouvelle,  mélange 
de  science  verbale  et  rythmique  qui  se  dissimule  et 
veut    se   faire   oublier,    et  d'hésitante  ingénuité.    La 
charité,  la  pauvreté,  l'humilité,  la  chasteté,  tels  sont 
ses  thèmes  préférés;  ou  encore  son  mysticisme  inter- 
prète la  beauté  des  corps,  la  splendeur  des  cathédrales  : 
Vous  êtes  belles  sans  orgueil.... 
Ses  poèmes  sont  des  prières  ;  on  dirait  des  fragments 
d'une  très  ancienne  liturgie  : 

0  mon  Seigneur  Jésus,  enfance  vénérable, 

Je  vous  aime  et  vous  crains,  petit  et  misérable, 

Car  vous  êtes  le  fils  de  l'amour  adorable. 

O  mon  Seigneur  Jésus,  adolescent  fêté, 

Mon  âme  vous  contemple  avec  humilité, 

Car  vous  êtes  la  Grâce  en  étant  la  Beauté. 

O  mon  Seigneur  Jésus,  qu'un  vêtement  décore, 

Couleur  de  la  mer  calme  et  couleur  de  1  aurore, 

Que  le  rouge  et  le  bleu  vous  fleurissent  encore  ! 

O  mon  Seigneur  Jésus,  chaste  et  doux  travailleur, 

Enseignez-moi  la  paix  du  travail  le  meilleur, 

Celui  du  charpentier  ou  celui  du  tailleur. 

O  mon  Seigneur  Jésus,  ô  convive  divin 

Qui  versez  votre  sang  comme  on  verse  le  vin, 

Que  ma  faim  et  ma  soif  n'appellent  pas  en  vain. 

O   mon  Seigneur  Jésus,  vous  qu'en  brûlant  on  nomm 

Mort  d'amour,  dont  la  mort  sans  cesse  se  consomme, 

Que  votre  vérité  s'allume  au  cœur  de  1  homme. 


HUM  I  LIS  g  g 

Un  grand  élan  religieux  le  soulève,  qu'il  célèbre, 
dans  l'ardeur  de  sa  foi, 

L'impériale  odeur  des  tombes  entrouvertes, 

ou  qu'il  invoque  un  surnaturel  secours   pour  sauver 
notre  temps,  car  : 

Tout  ce  qui  fleurissait  et  parfumait  l'été 

Delà  vie  et  de  l'âme, 
L'amour  loyal  de  l'homme  et  la  fidélité 

Pieuse  de  la  femme, 

Ces  choses  ne  sont  plus;  l'haleine  des  autans 

A  balayé  ces  roses 
El  l'homme  a  changé  l'homme,  et  les  gens  de  nos  temps 

Sont  repus  et  moroses  : 

Oui,  c'est  la  nuit  qui  vient,  la  nuit  qui  filtre  au  fond 

De  l'âme  qui  décline, 
Et  grelotte  déjà  dans  cet  hiver  profond, 

Comme  une  ombre  orpheline  ; 

Toute  son  œuvre  est  une  protestation  contre  les 
ténèbres  envahissantes,  et  le  matérialisme  aveugle  et 
sourd. 

Une  protestation;  retenez  bien  qu'IIumilis  n'est 
point  un  apôtre;  ne  Jui  demandez  nul  prosélytisme; 
ion  indignité  repousse  un  si  grand  rôle;  il  n'est  qu'un 
»eux  artiste,  un  croyant  parmi  la  foule;  l'indépen- 
Uince  de  son  rêve  lui  est  chère,  et  c'est  peut-être 
unique  vanité  dont  ne  s  effarouche  point  son  âme 
scrupuleuse  : 

Au  surplus,  je  n'ai  pas  l'améthyste  à  mon  doigt, 

Je  ne  suis  pas  du  temple, 
Et  je  sais  qu'un  chrétien  pur  et  simple  ne  doit 
A  tous  que  son  exemple. 


70  FIGURES    UTTÉBAIRES 

Je  ne  suis  pas  un  prêtre  arrachant  au  plaisir 

Un  peuple  qu'il  relève  ; 
Je  ne  suis  qu'un  rêveur  et  je  n'ai  qu'un  désir  : 

Dire  ce  que  je  rêve. 

C'est  par  là  qu'IIumilis  nous  appartient,  par  la 
qu'il  appartient  à  tous,  interprète  des  enchantements 
mystiques  cher  à  quiconque  vit  dans  le  siècle  et  *><• 
nourrit  de  pensée  profane. 

Il  est  un  merveilleux  artiste,  et  tel  de  ses  poèmes 
devrait  être  connu  à  l'égal  des  plus  connus  : 

Aimez  vos  mains  afin  qu'un  jour  vos  mains  soient  belles, 
Il  n'est  pas  de  parfum  trop  précieux  pour  elles. 
Soignez-les.  Taillez  bien  les  oncles  douloureux, 
Il  n'est  pas  d'instruments  trop  délicats  pour  eux. 

C'est  Dieu  qui  fit  les  mains  fécondes  en  merveilles; 
Elles  ont  pris  leur  neige  aux  lys  des  Séraphins, 
Au  jardin  de  la  chair,  ce  sont  deux  fleurs  pareilles, 
Et  le  sang  de  la  rose  est  sous  leurs  ongles  fins. 

Il  circule  un  printemps  mystique  dans  les  veines 
Où  court  la  violette,  où  le  bluet  sourit  : 
Aux  lignes  de  la  paume  ont  dormi  les  verveines: 
Les  mains  disent  aux  yeux  les  secrets  de  l'esprit. 

Les  peintres  les  plus  grands  furent  amoureux  d'elles, 
Et  les  peintres  des  mains  sont  les  peintres  modèles 

Servez  vos  mains,  ce  sont  vos  servantes  fidèles; 
Donnez  à  leur  repos  un  lit  tout  en  dentelles. 

Ce  sont  vos  mains  qui  l'ont  la  caresse  ici-bas; 
Croyez  qu'elles  sont  sœurs  des  lys  et  des  ailes; 
Ne  les  méprisez  pas,  ne  les  négligez  pas. 
Et  laissez-les  fleurir  comme  des  asphodèles. 


IIL'MILls  71 

Et  vous,  dites,  ô  vous,  qui,  délestant  les  armes, 

Mirez  votre  tristesse  au  Meuve  rie  nos  larmes, 

Vieillard,  dont  les  cheveux  vont  tout  blancs' vers  le  jour 

Jeune  homme,  aux  veux  divins  où  se  lève  l'amour, 

Douée  femme  mêlant  la  rêverie  aux  anges, 

Le  cœur  gonflé  parfois  au  fond  des  soirs  élran-es, 

Sans  8onjrer  q„vn  V()s  mains  i]Quvll  Ia  vojonté> 

Fous,  vous  dites  :  «  Où  donc  est-il.  en  vérité,' 
Le  remède,  ô  Seigneur,  car  nos  maux  sont  extrêmes  |  », 
-  Mais  .1  est  dans  vos  mains,  mais  il  est  vos  mains  mêmes. 

{Les  Mnins). 

Un  tel  poème,  qu'il  faudrait  citer  presque  toul 
enhrr.  est  un  des  plus  immatériels  et  des  plus  purs 
joyaux  de  la  poésie  contemporaine.  Il  est  la  suprême 
expression  dune  ferveur  qui  fleurit  çà  et  là  en  des 
strophes  parfaites  : 

Dieu  ht  votre  corps  noble  et  votre  âme  charmante. 
Le  corps  sort  de  la  terre  et  l'âme  aspire  aux  cieux  ; 
L  un  est  un  amoureux  et  l'autre  est  une  amante. 

Dans  la  paix  d'un  jardin  vaste  et  délicieux, 

Dieu  souffla  dans  un  peu  de  boue  un  peu  de  flamme 

Kl  le  corps  s'en  alla  sur  ses  pieds  gracieux. 

(Le  Corps  cl  l'Ame), 

°™ti°n    'le-  l'esprit,  et   delà  chair,   qui  en  est  ia 
^station    sensible,  et   de    leur  commune  beauté 
"u  triomphe  la   glaire  de   l'indicible,   aboutissement 
dune  double   tradition,    chrétienne    et   païenne,  ma- 
myslique  du   plus   haut  idéal   de  spiritualité  et 
du  rêve  le  plus  éblouissant  de  magnificence  plastique. 
Que  m  vous  n'aperceviez  point  celte  douMe  source 
lu  génie  d'Humilis,  je  vous  renverrais  au  poème  infi- 
ni* Dans  1rs   Temps  que  je  vois;  le  dernîer  vœu  du 


72  FIGURES    LITTÉRAIRES 

poète  est  en   faveur   d  une   humanité    revivifiée    par 
l'Evangile  et  rilelléni&me  : 


Qu'ils  sont  beaux,  les  enfants  que  le  Seigneur  envoie 


Ce  sont  des  vignerons  et  des  maîtres  de  danse 
Buvant,  à  pleins  poumons,  l'air  joyeux  des  matins, 
Et  des  grammairiens  parlant  avec  prudence, 
La  lèvre  façonnée  aux  vocables  latins. 

Ce  sont  des  charpentiers  et  des  tailleurs  de  pierre, 
De  divins  ouvriers  dont  le  ciel  est  content, 
Et  dont  l'art  qui  rayonne  a  fleuri  la  paupière, 
Aimant  tous  les  travaux  que  Ton  fait  en  chantant. 

Ce  sont  des  peintres  doux  et  des  tailleurs  tranquilles. 
Sachant  prêter  une  âme  aux  plis  d'un  vêtement, 
Et  suspendre  des  cieux  aux  plafonds  de  nos  villes, 
Aimant  tous  les  travaux  que  l'on  fait  en  aimant. 

Plus  charmants  que  les  Dieux  de  marbre  pentélique, 
C'est  l'Olympe,  ô  Seigneur,  rangé  sous  votre  loi  ; 
C'est  Apollon  chrétien,  c'est  Vénus  catholique, 
Se  levant  sur  le  monde  enchanté  par  sa  foi. 

Tel  est  le  songe  ultime  d'Humilis;  ses  vers  en 
constituent  dans  le  domaine  de  l'art  la  réalisation 
anticipée  ;  ses  poèmes  ont  le  charme  des  allégories 
platoniciennes  et  la  grâce  poignante  d'un  cantique 
grégorien,  ou  encore  d  une  madone  de  primitif. 

On  Ta  comparé  à  Verlaine;  comment  ne  point  rap- 
procher leurs  sorts?  et  parfois  leurs  inspirations  !  Ils 
partagent  l'honneur  d'avoir  donné  à  la  France  con- 
temporaine ses  plus  beaux  poèmes  religieux.  Ils 
eurent  une  conception  analogue  du  mal,  qui  est  le 
péché;  ils  parlèrent  du  péché  de  la  chair  avec  une 
tragique   horreur,  et  célébrèrent  la  sainteté....  Ver- 


HUMILIS 


73 


laine  est  un  prestigieux  maître,  un  poète  dune  richesse 
■negalee;  Humilis  n'a  pas  cette  variété,  mais  s'il  con- 
Mit  moins  de  modes,  sa  voix  est  plus  pure  ;  elle  ne 
tremble  pas  de  remords;  elle  trouble  moins  ;  elle  est 
comme  une  compagne  infiniment  douce  du  silence- 
nulle  musique  française  n'est  plus  délicatement  suave* 


MAURICK   MAINDRON 


On  est  trop  assuré,  quand  on  loue  les  ouvrages  de 
M.  Maurice  Maindron,  de  ne  se  déterminer  que  par 
des  raisons  littéraires,  pour  ne  se  sentir  pas  fort   à 
Taise.  Maurice  Maindron  n'est  point  de  ces  écrivains 
qui  édifient  une  réputation  sur  le  lâche  consentement 
d'un  public  habilement  sollicité;  on  est  bien  certain, 
si  Ton  s'avise  de  porter  un  jugement  sur  son  œuvre, 
de  ne  jamais  céder  à  l'obscure  influence  dune  conspi- 
ration de  flatteurs.  Maurice  Maindron  décourage  les 
flatteurs  avec  autant  d'énergie  qu'il   désapprouve  la 
cabale.    Ce    romancier    escalade   les   sommets   de    la 
odoire  par  des  chemins  dont  il  est  soûl  à  s'accommo- 
der ;  les  plus  abrupts  ne  l'effraient  point;  son  audace 
étonne   et  scandalise   un    temps   que   n'irritent  plus 
la  séduisante  intrigue   ni   l'aimable  renoncement   au 
courage.  Maurice  Maindron  a  tous  les  courages,    et 
d'abord  celui  de  rompre  en  visière  à  nos  détestables 
mœurs.  Parmi  tant  de  souples  échines  il  montre  la 


MAlniCK   MAINDROX  75 

wide  stature  d'un  reître  armé  de  toutes  pièces   et  oui 

•ni  savant  et  artiste.  A  notre  honte  saluons  en  sa 
personne  un  magnifique  anachronisme. 

Anachronique,  et  comme  tel  déconcertant,  il  offense 
par  une  abondance  hétéroclite  de  vertus  périmées  e1 
de  talents  précurseurs  notre  goût  de  l'homogène  et  du 
simple,  notre  prédilection  pour  tout  ce  qui,  hommes 
et  ilecs.  se  la.sse  aisément  ranger  dans  nos  classifi- 
cations. Bien  loin  qu'on   lui  sache  gré  .lavoir  tenté 
«es   plus   ,1, verses   entreprises,    bien    loin    qu'on    soil 
'»«>  par  le  succès  d'activités  multiples,  on  ira  repro- 
cher a  cet  entomologiste  ses  romans,  à  ce  romancier 
'   mémoires  archéologiques,  à  ce  critique  «l'art  ses 
voyages  ,1  exploration,  a  cet  artiste   sa  science    à  ce 
•avaul  son  art.  Connue  s'il  n'était  de  salut  nue  dans 
l accomplissement  d'une  lâche  exiguë,  comme  si   de 
•  aveugler  d'œillères  aiguisait  le  regard,  connue  si  1, 
fameuse  «  spécialisation,  »  favorable  aux  petits  n.é- 
<-'>'s  du  corps  et  de  l'esprit,  n'était  point  meurtrière 
'I  ""''  haute  et  intense  vie  intellectuelle!  Et  d'ailleurs 
qu  entend-on    par    spécialisation?    Et    faul-il    croire 
çpiun  étroit  exclusivisme  en  soit  l'inévitable  condi- 
lion.    Je   sera»,  pour  ma   part,   (enté  de   croire  que 
Maur.ce   Maindron    est   lout  le  contraire  d'un    an.a- 
'-;•"',  étant  un  spécialiste  en  quatre  ou  cinq  domaine. 
ou  sa  maitnse  n'est  pas  contestable....  _  Voilà  bien 

!" "'  ce  '1"''  est  grave,  car  on  pardonne  à  Ingres 

wn  violon,  et  tel  de  nos  romanciers  s'affirme  impu- 
tent collectionneur,  sculpteur,  peintre,  „  spori- 
«>an;     ,    ,1    „  est  (|„,   de   cultive,-   h,   frivolité;    mais 

•••science,  mais  plusieurs  sciences,  unies  à  IVi  |iu,._ 
■  e  ! 


7G  FIGURES    LITTÉRAIRES 

0  Maindron,  votre  inexpiable  crime  fut  de  défier  et 
de  confondre  nos  pédantismes  coalisés! 

Et  peut-être  verra-t-on  quelque  jour  un  équitable 
naturaliste  découvrir  que  les  ressources  d'un  esprit 
diversement   cultivé    ne    furent    point    inutiles    aux 
recherches  de  son  confrère  Maindron  ;  un  archéologue 
viendra   qui   proclamera    fécondes   les   intuitions    de 
l'artiste  égaré  dans  l'archéologie....  Quelque  tort  que 
Ton  fasse  à  un  semblable  cerveau  en  ne  retenant  ici 
de  son  œuvre  que  la  partie  proprement  littéraire,  il 
faut  bien  s'y  résoudre;  du  moins  aperçoit-on  nette- 
ment que  ces  romans  eussent  été  inconcevables  sans 
ces  mémoires,  ces  notes,  ces  monographies  ;  la  savou- 
reuse originalité  de  cette  littérature  est  faite  du  con- 
cours imprévu  de  tant  de  compétences  ;  aux  triomphes 
de  l'écrivain,  qu'ils  préparèrent,  demeurent  intime- 
ment associés  le  naturaliste,  le  voyageur,  l'archéo- 
logue, l'historien  des  costumes  et  des  armes. 


Dolichus  bicolor,  n.  sp.  —  Insectum  robustum,  alatum, 
sat  deplanatum,  pronoto  lato,  nigro,  nunquam  flavomar- 
ginato;  elytris  badiis,  nigro-circumdatis;  corpore  subtus 
piceo,  nitido;  pedibus  plus  minusve  obscure  rufis; 
antennis  piceis,  articulis  1-4  rufescentibus.  —  Long.  : 
14-17  mill.  —  Yunnan. 

Tel  est  le  signalement  scientifique  d'un  insecte  que 
la  vigilante  érudition  de  Maurice  Maindron  inscrivit 
naguère  dans  les  catalogues  officiels;  telle  est  la 
langue   dont  personne   ne  dispute  plus  le  privilège 


MAURICE    UAINDRON  77 

aux  naturalistes  obstinés  à  décrire,  de  ses  antiques 
couleurs,  le  spectaele  incessamment  renouvelé  de  la 
vie  :  insectum  robustum...  cela  n'a  l'air  de  rien    ces 
trois  lignes  de  latin  essoufflé  :  de  quels  longs  voyages 
de  quelles  patientes  recherches  ne  témoignent-elles 
pas?  et  de  quelle  minutieuse  et  active  contemplation- 
car  ,1   importait  de  ne  point   confondre  ce  Dolicluis 
bicolor  et  le  D.  halensis  Schall;  sachez  donc  que  sa 
stature  est  plus  robuste,  plus  court  et  plus  élargi  en 
arnere  son  pronotum  ;  notre  Dolichus  se  distingue  en 
ou  re  par  des  singularités  de  nuances  :  noirs,  fa  tête 
et  le  corselet  brillent  d'un  obscur  éclat  ;  nulle  bordure 
rousse  ne  pare  le  corselet;  d'un  bai  plus  ou  moins 
clair  les  élytres  sont  bordées  de  noir  aussi  bien  aux 
épaules  qu  aux  épipleutres  et  à  la  suture;  les  antennes 
les  pattes...  Je  „  en  finirais  point  d'énumérer  tant  de 
détails  perceptibles  seulement  aux  jeux  les  plus  exer- 
ces. Les  sciences  naturelles  sont  d'étonnantes  promo- 
trices de  1  art  descriptif;  elles  enseignent  la  modestie 
patiente,  requièrent  une  absolue  exactitude,  et  n'auto- 
risent qu  un  enthousiasme  humble,  infiniment  respec- 
tueux de  la  splendeur  du  vrai. 

Or  ce  sont  des  veux  ainsi  éduqués,  une  imagination 
ains.  discphnee  que  Maurice  Maindron  promène  à 
travers  le  monde  ;  d'avoir  travaillé  au  Laboratoire 
d  e„tomoIogle  du  Muséum  sous  la  direction  de  Kunc- 
ï  Hercnlals.  "J  avoir  inauguré  un  classement  des 
nlr  e\?e"res  voisins'  et  adonné  la  collection 
publique  dmsectes  hyménoptères,  le  prédestinait  à 
preoun  utilement  l'Afrique,  l'Asie,  la  Malaisie  ; 
utdement,  non  point  en  dilettante  en  quête  d'émo- 
is vagues  et  d'émerveillements  imprévus,  mais  en 


78  FIGURES   LITTÉRAIRES 

savant  soucieux  de  subordonner  ses  rêves  à  ses  obser- 
vations,   et   de   ne  jamais    sacrifier   aux   mirages   de 
L Imaginative  les  prodigieuses   ressources  de  l'infor- 
mation j  à  Singapore.  à  Java,  à  Gélèbes,  en  Nouvelle» 
Guinée  il  déploie  une  fougue  juvénile  sans  interrompre 
le  cours  d'austères  investigations;  il  collectionne  les 
vers,  mollusques,  cœlentérés,  approfondit  la  vie  évo- 
lutive des  insectes  hyménoptères;   immobilisé  en  je 
ne  sais  quelle  lointaine  escale,  il  exécute  des  suites 
de  maquettes  en  couleurs  de  poissons,  d'oiseaux.... 
Toute  sa   vie   ce    Parisien,  obéissant  à  de  soudaines 
nostalgies,  tirera  ainsi  de   studieuses  bordées;   on  le 
rencontrera   en   mission    au   Sénégal,   dans   l'Inde,   à 
Sumatra  et  à  Java,  sur  les  confins  de  l'Abyssinie;  du 
South    Arkot,  il  envoie   au    Muséum   une   collection 
d'insectes,   des   vers,  des   mollusques,  des  crustacés, 
des   oiseaux,   des   fœtus   de   roussette,   le   Lori  grêle 
Sténops  gracilis),  des  crânes  d'Hindous...  une  seule 
de  ses  expéditions  (à  la  baie  de  Tadjourah)  nous  vaut 
douze  mille  exemplaires  d'animaux  articulés,   repré- 
sentant douze  cents  espèces;  et  qui  donc,  parmi  les 
profanes,   ne  lui  serait  reconnaissant  de  tant  d  ani- 
maux vivants  dont  il  enrichit  les  cages  et  les  fosses 
de  notre  Jardin  des  Plantes  :  des  pythons,  des  singes, 
un  bouc  des  Danakils,  une  lionne  d'Abyssinie.... 

La  bibliographie  de  ses  travaux  d'histoire  naturelle 
ferait  honneur  à  un  laborieux  professeur. 

La  bibliographie  de  ses  travaux  d'archéologie  est  à 
peine  moins  imposante. 

Et  sans  doute  n'est-il  point  commun  que  le  même 
érudit  signe  des  études  sur  le  puceron  lanigère  et  ses 
dégâts,  ou  les   éphidères,   lépidoptères  perforant   les 


*  M  JJUGE    .MAINDIÏON  79, 

oranges,  ou  les  Marmottes,  ou  le  Carfw,  ou  les  £>/•«: 
//0//.V  yo/a/^5  «fe  /awa,  ou  les  G/kkm,  ou  les  Orchidées 
du  genre   Cypripedium,    ou   le   Chien   des  prairies, 
Cynomis   hido  vicianus,    et  des  articles  ou   volumes 
qu'il   intitule   Les   armes,   Les  armes  artistiques  au 
A  l  °  «écfe,  Coup  rfœiJ  sommaire  sur  les  armes  orien- 
tales, Esquisse  de  l'histoire  de  lépce  au  XVI*  siècle 
reperdu  Marquis  de  Pescaire  au  musée  de  Cluny 
Larmeria  Real  de  Madrid...  et  enfin  ce  Dictionnaire 
du  costume  du    moyen  âge  au   XIX*  siècle,   dont   le 
programme  eût  décourag*  plus  dune  courageuse  ini- 
tiative.   Et  peut-être   ne  saurait-on   découvrir   entre 
tant  d  objets  divers  d'autre  lien  que  celui  d  une  curio- 
sité s  exerçant  selon  des  directions  voisines,  et  con- 
formément  à  des  méthodes  identiques;  car  la  méthode 
des  sciences  naturelles  convient  assez  bien  à  l'histoire 
du  vestiaire  humain  ;  sciences  avant  tout  descriptives 
sciences  exactes  en  quelque  sorte,  et  dont  le  p  emier 
Irait  est  de  communiquer  aux  esprits  qui  s'y  adonnent 
.vec  continuité  le  -où!  «lune  extrême  précision. 


* 


Sciences  somptueuses,  et  qui  meublent  la  mémoire 
1  un  trésor  de  formes  et  d'images  que  l'esprit  le  plus 
nventif  serait  incapable  de  seulement  concevoir 
«cap.tulons  cette  carrière  :  faire  le  tour  de  cette 
■agiuation,  cesl  parcourir  non  point  un  mais  plu- 
■our,  musées  :  les  m, ^licences  de  la  nature  tropi- 
>b',  les  luxuriances  de  ta  forêt  et  de  la  mer.  que  le 
"":"""  <1,,s  '"•»>'»-■<  soupçnane  à  peine  confusément 


£0  FIGURES    LITTÉRAIRES 

la  flore  et  la  faune,  les  climats,  les  peuples,  les  civi- 
lisations millénaires  de  l'Inde  et  de  la  Chine,  les 
armes,  le  blason,  le  costume,  toutes  les  ressources  de 
la  planète  explorées,  mesurées,  l'orgueil  et  le  luxe  des 
aristocraties  guerrières  observé,  étiqueté,  pénétré  par 
le  plus  méticuleux  enquêteur,  quel  prodigieux  amon- 
cellement de  richesses  pour  un  peintre,  un  écrivain, 

un  romancier! 

Et  j'entends  bien  que  de  cette  opulence  Maurice 
Maindron  n'ambitionne   d'user   qu'avec    une  probité 
scrupuleuse;  il  ne  se  reconnaît  pas  le  droit  de  gaspil- 
ler et  d'avilir  la  beauté  ;  nul  plus  que  lui  ne  hait  le 
clinquant,  le  plaqué,  toute  cette  pacotille  dont  une 
littérature  exotique  inonde  le  marché  de  la  librairie 
internationale;  artiste,    il   ne  répudie    point  la  rude 
discipline  scientifique,   mais  dénonce  ces   brillantes 
transpositions    littéraires   qui   valent   seulement   par 
l'impression.  En  effet  : 

Ce  genre,  très  en  faveur  aujourd'hui,  a  le  très  grand 
inconvénient,  à  mon  sens,  de  présenter  sous  la  forme 
d'une  vision  personnelle  ce  qui  devrait  être  la  peinture 
sévèrement  fidèle  des  choses  vues,  avec,  à  l'appui,  des 
témoignages  assez  nets  pour  se  critiquer  par  eux-mêmes 
et  infirmer  toutes  ces  appréciations  de  fantaisies  qui 
sortent  du  domaine  de  la  réalité,  qu'on  doit  respecter 
même  et  surtout  en  art,  pour  se  résoudre  dans  la  plus 
fumeuse  des  rêveries  (Dans  V Inde  du  Sud.  Le  Coroman- 
del). 

N'attendez  donc  de  Maurice  Maindron  ni  rêveries, 
ni  fantaisies,  mais  des  peintures  sévèrement  fidèles; 
les  deux  volumes  qu'il  consacre  aux  Indes  sont  de  la 
plus  véridique  splendeur;  les  paysages,  les  monu 
ments,  les  ciels,  les  plantes,  les  animaux  qu'il  intro 


MAlRICi;    MALNDRON  gj 

duit  dans  ses  récits,  il  les  a  vus,  et  ce  sont  les  notes 
du  géologue,  de  l'archéologue,  du  botaniste  oue 
transcrit  le  plus  scrupuleux  des  prosateurs 

Mais  quelles  rares  excitations  un  esprit  créateur  ne 
pcut-il    espérer    dune    aussi    abondante    et    insolite 

documentation!    »   Et   s'il  „•<«,  pas  <)ouleux 
notre  imagmation  soit  l'ingénieux  reflet  d'un  kaléidos- 
cope .«teneur,  que  ne  doit-on  point  attendre  de  celui 
qui  contemple  le  choc  de  tant   d'images  et  de  spec- 
t.icles  grandioses! 

Maurice  Maindron  ne  déçoit  nul  espoir  :  il  est  pro- 
bablement le  pemtre  le  plus  étonnant,  qui  ait  encore 
»pparu  dans  1  h.stoire  ,1e  nos  lettres,  de  certains 
•spects  parmi  les  plus  surprenants  et  les  plus  ma«mi- 
iques  du   monde  terrestre  :  b.en  loin  que  sa  science 

«crase  et  1  immobilise,  elle  lui  ouvre  d'infinis  hori- 
ons ;  les  ressources  illimitées  des  termes  techniques 
«  «louassent  pomt  sa  langue,  où  nous  admirons  le 
"«gique  prestige  de  la  propriété  ,1,  l'expression;  e. 
eut-etre   ignorerions-nous    la    puissance    évocalrice 

une  certaine  exactitude,  s'il  ne  lui  avait  plu  d'écrire 
es  pages  ou  étincelle  le  plus  sur  vocabulaire,  celle- 
,  par  exemple,  qui  commémore  le  souvenir  d'une 
veursion  marine  : 

Dans  les  hauts-fonds,  parmi  les  grandes  .nasses  bfcn 

S^itetf~^-^-et.4gorgo„e:rma1    ï 

l^uie>   lorets  sous-marines   où    erraioni   ,?,> 

-aneçs  datantes  e,   tranché™,  bleus ronL^Tts* 
WB".  '-.e,  ,1e   „„„■,   ,„aSqués  de  lunules  f'  ' 

■taee.  veloulées  très  sombres.  Tous  av,  e  ,T(|1   . 
;'"-.  at  ils  allaient  et  venaient     e  pTursutvanÏ  ™ 

'-   -'—e  démarche  do.nb.vs  qi     I  n'V  ^ 


6 


go  FIGURES    LITTÉRAIHKS 

êlres  muets,  se  mouvant  tout  d'une  pièce,  quelque  chose 
de  factice  et  d'incomplet. 

Les  coralliaires,  avec  leur  trône  ramifié,  décomposa  en 
brindilles  .le  plu*  en  plus  ténues,  chargées  de  bourgeon» 
étoiles,  ressemblaient   à  ces   arbres  .1  Ainque ,  qu.   nonl 
point  de   feuilles.   Et   parmi  eux  grimpausnt  les  ouwm 
luindes  sur  leurs   piquants,  et   auss.  des  annel. des   qu 
ondulaient    comme   des    mille-pieds.    Les    meandrmes    -, 
divisions   polygonales  rappelaient   des  gâteau»  de  miel, 
d'autres.... 

Le  même  art  chatoyant  et  sobre  décore  tous   ces 
contes,  où  Maurice  Maindron  anime  d'une  vie  étrange 
les  dieux  et  les  monstres,  les  hommes,  les  êtres  réels 
et  chimériques  dont  il  lui  fut  donné  de  connaître  les 
vices    les  vertus,  ou  l'occulte  puissance  ;  contes  atri- 
cains,  persans,  hindous,  malais,  voire  français,  telle 
cette  Merveilleuse  et  véridique  histoire  du  dragon  de 
Saint-Odolan .  Certains  de  ces  récits,  âpres,  nets,  défi- 
nitifs, sont  d'une  perfection  que  Flaubert  eût  jalouser  : 
d'autres  ont  le  Uni  délicat  et  le  velouté  de  ces  minia- 
tures persanes  qu'un  Delacroix  -  erreur  surprenante 
—  jugeait  inexpressives,  et  que  se  disputent  de  uns 
jours  les   plus  fins  connaisseurs  d'art.  Certains  res- 
semblent à  de  violents  émaux,  d'autres  brillent  dou- 
cement à  la  façon  de  très  anciennes  légendes.... 

Tous  vivent  :  ils  furent  écrits  par  un  artiste  au  sang 
Généreux  et  qui  n'a  point  en  vain  obéi  aux  ardeurs 
des  passions  aventureuses.  Car  sa  longue  odyssée  ai» 
océans  lointains  et  aux  plus  merveilleux  rivages  m 
fut  point  celle  d'un  timide  botaniste;  par  delà  set 
récils  on  devine  une  humeur  entreprenante  et  quas 
guerrière  :  les  mœurs  barbares  semblent  avoir  étran 
ornent  séduit  ce  civilisé:  il  en  admire  la  crudité:  j 


MAURICE    MAIWDRON  on 

o  .> 

leur  doit   le  secret  d'une  jeunesse  et  d'un  clan  frené- 
•ques...  Son  œuvre  est  toute  pleine  de  héros  tumul- 
tueusement immodestes. 

Et  sans  doute  une  pareille  école  n'enseigne-t-elle 
po.nl  le  respect  de  [humanité;  la  vertu  n'en  impose 
guère  a  qu.conque  peut  témoigner  de  ^universalité 
*»v«ce;  aux  yeux  d'un  tel  j„ge,  l'homme  vaut  par 
!..  ruse  ou  la  force,  la  femme  par  la  beauté  ;  l'homme 

-tha.sable  s'il  n'était  surtout  ridicule;  la  femm 
««   tout  juste  digne  d'un  aimable  dédain;    le  senti- 
menl  ne  mérite  considération  que  du  seul  point  de 
vue    esthétique.        Le  saw    <„,'f     1     i-        . 
i  ,\  8      se   nt    t,e  1  incohérence 

•es  «mes    bafoue   l'inconsistante  folie  de  nos  rêves- 
«    =llle  allè  ,es  toaclus.ons  -es, 

t    '  ~a,,s™  et  se  venge,  avec  quelque  féroce 
'"      '   dun   monde   voué  aux    surprises  et   aux   cf- 
'•uautés  du  hasard. 


* 


."     a!,a,t    «tte   existence,   cet    entraînement    aux 

'.-tnctes  méthodes,   et   cette  inlensne  culture  de 
™<^at,oa,    ces   retraites  de    laboratoire    et   cette 
'-he  d  errante  activité,  cette  carrière  irreguS 
cette  apphcalmn,  pour  rendre  Maurice  Marron 

;    ^  '*,:  °  7»—;'  "'écrire  les  ron,,ns,  /.,,  TW 

,      .1/0,,.,^,  de  a^rambom.. .  qui  constituent  son 
J"  JefiD,Uf  t,l,,,  de  gloire  :  réussite  qui  propose  au 
:;;;;  une  .ndéchiffrahle  énigme,  s'il  ££  £££ 
e,8d  unea«s»  singulière  physionomie  ;  «yan, 


84  FIGURES    LITTÉRAIRES 

couru  le  monde  et  goûté  aux  ivresses  de  L'action,  ayant 
fréquenté  sans  dégoût,  et  peut-être  avec  une  secrète 
envie,  des  compagnons  aux  instincts  rudes  et  primi- 
tifs, ayant  aimé  les  combats,  les  entreprises  hasar- 
deuses, la  fantasmagorie  colorée  des  mythologies  et 
des  sorcelleries,  Maurice  Maindron  devenait  apte  à 
pénétrer  notre  turbulent  seizième  siècle,  et  à  en  res- 
susciter la  brutale  épopée. 

Admirables  romans  où  Ton  ne  sait,  si  l'on  admire 
davantage  une  fougueuse  invention  ou  une  exécution 
savante  :  œuvre  unique,  et  que  nul  ne  sera  tenté 
d'imiter,  car  il  n'est  point  aisé  d'unir  à  une  aussi 
riche  expérience  et  à  un  savoir  encyclopédique  le 
délicat  et  prudent  métier  d'un  Hérédia.  Œuvre 
unique,  et  qui  inscrit  dans  l'histoire  du  roman  histo- 
rique un  exceptionnel  et  éclatant  chapitre. 

Maurice  Maindron  semble  n'affectionner  point  ce 
terme  de  roman  historique   :  avoue-t-il  la  raison  de 
cette  défiance,   quand  il  déclare  :    «  La   France    n'a 
jamais  aimé  le  roman   historique     Ses    critiques  ont 
écrit,  écrivent  et  écriront  encore  que  c'est  un  genre 
faux.  »  Admettons  que  Maurice  Maindron  nous  conte 
des  a  histoires   du  temps  passé,   »    car  il   serait  peu 
honorable  pour  nous  déranger  dans   un  genre  faux 
des  récits  aussi  drus.   Nous  serons  fort  à  Taise,  pour 
reconnaître  que   ces  histoires  se  distinguent  des  ro- 
mans à  la  façon  de  Walter  Scott,  Alexandre  Dumas 
père  et  autres  romantiques,  par  un  juste  souci  de  ne 
point  travestir  au  gré  d'une  quelconque  intrigue  les 
discours  et  les  mœurs   de  personnages  véritablement 
historiques;  à  peine  citent-elles,  ça  et   là,  les  noms 
des  rois,  princes,  ministres,  maîtresses   royales  dont 


MAURICE    MALNDRON  85 

nul  contemporain  ne  peut  ignorer  le  rôle.  Mais  c'est 
en  vérité  par  d'autres  mérites  que  se  caractérisent  ces 
chefs-d'œuvre  désordonnés  et  harmonieux,  violents 
et  raffinés,  et  qui  semblent  avoir  été  édifiés  dans 
l'allégresse  d'un  jeu. 

Car  nous  avons  le  sentiment,  en  lisant  ces  romans, 
d'assister  à  un  divertissement  que  règle  d'abord  pour 
son  plaisir   un   verveux   magicien   :   nulle  concession 
aux  snobismes  de  notre  temps  :  Maurice  Maindron  ne 
se  détourne  jamais  de  son   dessein,  de  son  intrigue, 
de  ses  personnages;  une  absolue  nécessité  domine  ces 
imbroglios  ;  l'invisible  présence  d'un  tyrannique  au- 
teur met  de  l'ordre  dans  ce  désordre,   et,  je  ne  sais 
comment,  nous  communique  la  contagion  d'une  joie 
saine....    Et  c'est  pourquoi  peut-être    ces    récits  de 
viols  et  de  meurtres,  d'enlèvements,  de  rapines  et  de 
crimes    n'avilissent    ni    ne   démoralisent    le   lecteur. 
Nous  sommes  ici  au  théâtre;  nous  ne  résistons  guère 
à  l'entraînante  ironie  d'un  dramaturge,  qui  sait  faire 
marcher  de    pair    l'acteur  tragique    et    le   comique, 
l'amant  criminel,  le  matamore  et  le  bouffon. 

Infiniment  variés  sont  les  jeux  de  la  violence  et  de 
la  déloyauté,  de  l'avidité,  de  tous  les  appétits  déchaî- 
nés et  de  la  peur,  de  la  faiblesse  et  de  la  lâcheté  :  cer- 
tains lecteurs  superficiels  n'ont  voulu  voir  dans  ces 
romans  que  la  reconstitution  d'un  décor;  c'est  faire 
injure  à  l'auteur  le   plus  épris  de  la  vie,  que  de  ne 
point  découvrir  sous  ces  harnois  et  ces  ajustements 
abondamment  dénombrés  des  âmes  passionnées,  des 
caractères  :  un  François  de  Bernage,  un  Morguen,  un 
Clérambon,    sont    inoubliables....    Que   l'on    célèbre 
après  cela  les  vertus  d'une  langue  pittoresque,  trucu- 


86  FIGURES    LITTÉRAIRES 

lento  :  ici  toutefois  n'allons  point  confondre  ce  qu'il 
importe  de  distinguer  :  la  truculence  dont  se  vantent 
de  méchants  écrivains  ne  se  reconnaît  souvent  qu'à 
l'enflure  et  à   l'impropriété  du  style   :   proclamez   au 
contraire   qu'elle  jaillit   de    l'Ame    même  de  Maurice 
Maindron,  telle  une  source,  au  savoureux  arôme,  de 
lyrisme    narquois    et  d'humour  qui   se  surveille.    La 
langue  de  Maurice  Maindron  est  vigoureuse  ;  je  n'en 
sais  pas  de  plus  simple,  car  les  termes  savants  dont 
elle  se  hérisse  —  rappelez-vous  les  conseils  de  Dide- 
rot  —  ne  servent  jamais  à  un  vain  étalage;  ils  sont  à 
leur  place;  ils  n'étonnent  ni  ne  déroutent;   ils  sont 
indispensables  ;   nous   ne  songeons  à  incriminer   que 
notre  ignorance,  et  non   point  le  goût  franc  et  sobre 
de  celui  de  nos  contemporains  qui  remet  le  plus  splen- 
didement en  honneur  les  prodigieuses  ressources  du 
français. 


Rappellera i-je  que  l'on  doit  à  Maurice  Maindron  un 
<(  roman  moderne,  »  V Arbre  de  science?  en  aucun 
peut-être  de  ses  romans  il  n'a  davantage  livré  de  lui- 
même  ;  et  c'est  pourquoi  sans  doute  y  apparaissent 
quelques-unes  de  ces  contradictions  qui  constituent 
le  fond  même  de  notre  nature...  Maurice  Maindron 
s'y  révèle  satirique  :  on  ne  lit  pas  sans  joie  une 
aussi  vive  et  piquante  peinture  de  certains  usages  uni- 
versitaires... que  toute  1  Université  condamnera. 

Maurice  Maindron  est  l'auteur  de  Tune  des  œuvres, 
les  plus  originales  et  les  plus  incontestablement  domi- 
nantes de  ce  temps. 


MAURICE    MAINDHON  87 

Il  n'est  point  de  l'Académie. 

.le  l'estime,  quant  à  moi,  tout  à  fait  digne  de  l'hon- 
neur suprême  du  quarante  et  unième  fauteuil...  mais 
s'il  était  élu,  il  est  de  taille  à  supporter  gaillarde- 
ment une  épreuve  funeste  à  certains.  Alors....  Parla 
Saintsambregoy,  cela  le  regarde! 


E.-M.    DE   VOGUE 


Au  printemps  de  l'année  1887,  E.-M.  Melchior  de 
Vogué,  qui  lisait  beaucoup,  et  non  point  seulement 
les  romans  à  succès,  apprit  que,  parmi  tant  d'inap- 
préciables richesses,  les  archives  du  Mont-Cassin 
possédaient  quelques  leçons  manuscrites  du  savant 
Cremonini,  ami  de  Galilée,  professeur  de  philosophie 
à  l'Université  de  Padoue  vers  la  fin  du  xvie  siècle; 
il  ne  put  connaître  que  les  premiers  mots  du  discours 
d'ouverture  :  Mu  fiel  us  nunquam  est,  nascifur  semper 
et  moritur  —  «  le  monde  n'est  jamais,  il  ne  fait  que 
naître  et  mourir  à  chaque  instant.  »  Aussitôt  il  ambi- 
tionna d'en  savoir  plus  long,  et  rêva  l'aventure  de 
ce  philosophe  de  la  Renaissance  qui,  si  longtemps 
après  Çakya  Mouni,  et  trois  siècles  avant  Hegel, 
enseignait  la  <  doctrine  de  la  métamorphose  perpé- 
tuelle et  de  l'universelle  illusion.  »  Il  voyageait  aisé- 
ment; ce  printemps-là,  par  hasard,  l'ayant  conduit 
aux  portes   de  l'Italie,  il  les  franchit,   courut   dune 


E.-M.    DE    VOGUÉ  89 

traite  à  Rome,  puis  à  San  Germano,  d'où,  chevau- 
chant un  baudet  des  Abruzzes,  il  gagna  par  un  sen- 
tier rocailleux  la  citadelle  monastique  (Histoire  et 
Poésie). 

Splendeurs  de  l'avril  italien,   magie  de  la  lumière 
joies   de   l'artiste  qui  chante   sa  félicité,    supérieure' 
aux  orgueilleuses  satisfactions  de  lerudit!  Le  Mont- 
Cassin   domine   les   tièdes   et  délicieuses    plaines  de 
Campanie;  E.-M.  de  Vogué  y  monta  parmi  la  neige 
odorante  des  pêchers  en  fleurs  ;  le  brouillard  gris  des 
oliviers  emplissait  le  fond  des  vallées;  âpres,  dénu- 
dées,  ascétiques,   les    cimes,    brusquement  élancées 
d  une   terre  voluptueuse,    offraient   le    plus  glorieux 
refuge    d'où   contempler   «   les  grands  horizons   oui 
doivent  occuper  l'âme.  » 

Au  premier  pont-levis,  le  frère  custode  se  montra. 
Cloîtres    et    cellules:     architectures     cyclopéennes, 
marbres  et  fresques,  pompes  sacerdotales;  E.-M    de 
Vogué  feu.lleta  la  règle  bénédictine,  qui  est  un  code 
d  une  austénté  ingénue,  en  même  temps  qu'un  ma- 
miel  de  forte  psychologie  ;  il  entr'ouvrit  la  monumen- 
tale Histoire  du  Mont-Cassin  de  dom  Tosti,  entrevit 
un  prodigleux  trésor  de  documents,  bulles  d'or    brefs 
pontificaux,   rescrits  impériaux  des  Carlovingiens  et 
des  Hohenstauflen,  chartes,   lettres,  diplômes  signés 
Çharlemagne,  Lothaire,  Othon,  Frédéric,  Hildebrand 
Innocent,    Robert    Guiscard,    René    d'Anjou..      Des 
sarrasins  et  des  chevaliers  de  la  Table    Ronde  aux 
terni-brigades  et  aux  dragons  du  roi  Murât,  de  Rayard 
'  Champmnnet,  quelle  épique  et  rutilante  armée  de 
antômes!   E.-M.  de  Vogué   les  évoque  un  instant; 
■n  hâte  il  les  frôle;  poète,  il  s'enivre  d'histoire. 


90  i-lGl  lU.s    LITTÉRAIRES 

Il  n'oublie  point  cependant  Cremonini,  le  découvre 
aux  feuillets   d'un   codex  hiéroglyphique  :   labeur   et 
paléographie;  labeur  rapide,  paléographie...  intuitive; 
ce    Cremonini  est    en   vérité   bavard  :  «    des    idées 
banales  sous  dubeau  latin  fleuri....  »  Certes,  méfions- 
nous    des    jolies    phrases    latines,    françaises....    Ce 
Cremonini   inquiéta,   par  l'audace  d'une   redondance 
suspecte,    l'inquisiteur    du  Saint-Office   de    Padoue; 
interrogé,  il  se  rétracte  sans  se  rétracter;  tel  un  pro- 
fesseur du  Collège  de  France,   libre-penseur,   qui  se 
disculperait  trop   habilement  aux  yeux  du    ministre 
d'un    régime    de    compression  :    «     toujours    l'odeur 
d'homme,  toujours  les  belles  idées  pures  changées  en 
«rosse  monnaie  ou  en  paillon,  dans  la   main  du  sal- 
timbanque  intelligent  qui  les  exploite  pour  en   tirer 
profit  ou  vanité!  Ce  n'était  pas  la  peine  de  venir  jus- 
qu'au  Mont-Cassin  pour  y  chercher  un  nouveau  cas 
de  cette  simonie.  » 

Ce  n'était  pas  la  peine...  s'il  faut  compter  pour 
rien  l'agrément  du  voyage  :  cherchait-il  cependant 
autre  chose  ce  voyageur  poète,  qui  se  compare  lui- 
même  aux  moines  gyrovagues  honnis  de  St-Benoit? 
Ces  moines  vagabondaient  de  ville  en  ville,  de  pays 
en  pays,  parce  qu'ils  étaient  «  indisciplinés  de  cœur 
et  d'esprit.  »  Et  E.-M.  de  Vogué  de  conclure  :  «  Le 
Cremonini,  et  moi  qui  viens  de  le  lire,  et  mes  pareils 
qui  me  liront,  nous  sommes  tous  des  gyrovagues,  dis- 
persés sur  les  choses  vaines....  » 


* 


K.-M.    DE    VOGUÉ 


91 


Certes,  nous  sommes  lous  des  gvrovagues  ou 
presque  tous,  encore  que  beaucoup  d'hommes  ne  s'en 
avisent  jamais. 

K.-M.  <!<■  Vogué  lui  ungyrovague  conscient,  et  s. 
j  ose  d.re  méthodique;  il  se  fit  une  méthode  de  son 
humeur  pérégrinante,  une  gloire  de  cette  inquiétude 
qui  ne  lui  permettait  point  de  s'arrêter  longtemps 
'"  <1  épuiser  la  vertu  d'un  spectacle;  passant  plus 
empressé  que  quiconque  à  collectionner  de  sédui- 
santes apparences  cl  à  emprisonner  dans  son  oeuvre 
comme  un  écho  de  l'universel  néant. 

Toute  sa  vie  il  fut  enquête  de  Cremoninis  ;  il  en 
découvrit  un  grand  nombre,  il  s'en   forgea   quelques 
autres.  Un  esprit  aussi  absolument  tendu  vers  la  chi- 
mère  échappe   à  la   médiocrité.   Pèlerin  toujours  en 
route,  on   lui  saurait   toutefois  davantage  gré  de  ses 
ferveurs  successives,  si  elles  étaient  moins  brèves  et 
surtout  moins  décevantes  ;  coureur  dont  on   admire 
I  élan,  ,1  est  de  ceux  qui  vaincraient  peut-être,  s'ils  en 
avaient  le  goût,  ou  la  patience.  E.-M.  de  Vogué  n'a 
Pomt  de  patience,  il   n'est  que  le  plus  appliqué  des 
'fprovisateurs;  il  pratique  lapins  laborieuse  dissipa- 
»"'|  :  il  est  un  essayeur  avant  d'être  un  essaviste 

'  ne  seule  fois  il  parait  se  fixer;  il  donne  le  Roman 
russe;  excursion  prolongée,  et  qui  l'eût  moins  long- 
«nps  retenu,  s'il  n'y  avait  trouvé  prétexte  à  pousser 
Ims  les  directions  les  plus  diverses  de  vives  recon- 
«••ssances.U  en  revient:   le  monde,  le  vaste  monde 
'««vre  à  sa  curiosile  ;  histoire,  littérature,  politique 
'   curieux  des  hommes,  des  idées,  du  passé,   du 
"I  :  polyglotte,  il  entreprend  d'être  équitable  aux 
•••ve.  el    mx   Germains,  aux   Anglo-Saxons  et  aux 


92  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Lalins;  il  fait  le  tour  de  l'Europe  et  prétend  être  de 
toutes  les  croisières  intellectuelles  ;  sa  vie  est  un  per- 
pétuel  déplacement;  il  introduit  dans  la    littérature 
et   quasi   dans  la  philosophie  les  mœurs  des  riches 
oisifs....  Ses  livres  ont  du  succès;  quoi  qu'il  écrive, 
il  emporte  le  succès,  un  succès  inégal,  et  bien  entendu 
inversement    proportionnel    au    talent    qu'il   plaît    à 
E.-M.  de   Vogué  de  manifester;  il   fait  applaudir  un 
roman,  Jean  d'Agrève,  où  quelques  aimables  pages 
sombrent  parmi  le  flot  de  la  plus  oiseuse  verbosité  ; 
louons-le  de  toutes  nos  forces  de  n'avoir  écrit  qu'une 
fois  le  Maître  de  la  mer  ou  les  Morts   qui  parlent 
(19  éditions);  il  fût  si  aisément  devenu  le  rival  heu- 
reux  de  nos   plus  illustres  fabricants!...   Ayant    fui 
cette   disgrâce,   E.-M.  de   Vogué   mérite    mieux    que 
l'exaltation   ou  le    dénigrement   du   parti   pris.    Son 
oeuvre,  grandiloquente,  un  peu  trop  sonore  pour  ne 
point  sembler  parfois  un  peu  vide,    est  assez  variée 
•en  sa  monotonie;    quelques   parties  sont  dignes   de 
défier  quelque  temps  encore  l'inévitable  oubli....  Ne 
point  s'appesantir  sur  les  Gremoninis  est  sage  après 
tout;  E.-M.  de  Vogué,  qui  ne  nous  encombre  point  de 
la  science  de  dom  Tosti,  nous  fait  voir  les  pêchers  en 
fleurs,  et  les  oliviers,  et  la  lumière,  et  la  splendeur 
éparse  du  paysage  campanien;   la  vraie  grandeur  de 
«es  moines  gardiens  du  plus   impressionnant  trésor 
de  gloire  ne  lui  échappe  pas.  Encore  qu'un  peu  so- 
lennel, apprécions  la  faveur  qu'il  nous  fait  en   nous 
agréant  en  son  aristocratique  compagnie;  n'hésitons 
jamais   à   visiter  avec  E.-M.  de  Vogué  le  monastère 
du  Mont-Cassin. 


K.-M.    DE    VOGUÉ  93 


Le  Mont-Cassin,  Rome,  Florence,  la  Grimée,  Sa- 
marcande...  voire  Paris,  Paris  en  temps  d'exposition 
universelle,  quand  l'univers  s'y  déverse,  en  sorte  qu'il 
est  alors  permis  de  se  proclamer  Parisien  sans  s'avouer 
casanier.  Casanier,  E.-M.  de  Vogué  ne  le  fut  jamais  : 
il  entend  n'être  jamais  prisonnier  d'une  frontière  ni 
d  une  tradition. 

Nous  touchons  ici  à  la  perpétuelle  contradiction  où 
parut  le  vouer  l'antinomie  de  ses  goûts  et  de  son  rôle 
social  :  cet  aristocrate,  cet  écrivain  académique  est  en 
littérature  le  champion  de  l'internationalisme;  héri- 
tier dune  façon  de  vivre,  de  penser  et  de  sentir,  il 
s  efforce  héroïquement  d'en  sortir;  il  s'évade  incessam- 
ment de  soi-même;  son  regard  ne  pénètre  peut-être 
pas  très  profondément,  mais  il  va  loin  :  averti  par  de 
nultiples  randonnées,  il  est  plus  sagace.'que  d'autres, 
le  qui  la  délicate  intuition  demeure  en  défaut  :  souve- 
bez-vous  de  ces  étonnantes  pages  de  Jules  Lemaître 
j.ur  la  littérature  du  Nord;  relisez  la  riposte,  topique 
ht  spirituelle,  de  E.-M.  de  Vogué;  ce  jour-la  E.-M.  de 
ogiié  rendit  aux  Lettres  françaises  un  signalé  service  : 

Les  littératures  du  Nord  ont  ceci  de  commun,  qu'elles 
«>nt  pas  fleuri  au  Sud  ;  mai8  en  dehors  de  cette  considér- 
ation géographique,  je  croyais  que  la  littérature  anglaise 
«lierait  de  1  allemande,  et  celle-ci  de  la  Scandinave,  ou  de 
•  russe,  autant  que  chacune  d'entre  elles  diffère  de  l'es- 
agnoleou  de  l'italienne. ... 
M  y  aurait  encore  plus  de  folie  pour   nous  à  croire  que 


9  i  l  LGURES    LITTÉRAIRES 

nous  pouvons  rester  un  centre  immuable  et  se  suffisant  à 
lui-même,  dans  cet  univers  que  noire  époque  a  fait  si  petit 
et  si  rempli,  si  prompt  aux  changements,  aux  communi- 
cations, aux  acquisitions  de  toute  sorte,  en  un  mot  si 
cosmopolite.  Bien  plus  qu'au  xviii6  siècle,  un  effort  perpé- 
tuel de  compréhension  et  d'assimilation  nous  est  imposé, 
si  nous  voulons  garder  notre  prédominance  intellectuelle. 
Histoire  et  Poésie). 


D'avoir  proclamé  ces  vérités  avec  une  force,  avec 
une  constance  dont  il  n'est  point  coutumier  —  en 
.sorte  qu'on  aperçoit  là  l'unique  soutien  permanent  de 
toute  son  œuvre  —  mérite  considération;  et  sans 
doute  E.-M.  de  Vogué  excellait  à  s'autoriser  du 
passé  ;  nos  grands  siècles  classiques  furent  pénétrés 
«l'influçnccs  étrangères,  et  nous  savons  ce  que  Cor- 
neille doit  à  l'Espagne  :  E.-M.  de  Vogué,  qui  raillait 
les  protectionnistes  de  la  littérature,  excellait  à  ras- 
surer leurs  patriotiques  frayeurs. 

En  même  temps  qu'il  leur  accorde  les  gages  les  plus 
sérieux,  il  lui  plaît  de  susciter  leur  émoi  :  cet  ami  des 
classiques  vénère  «  nos  pauvres  vieux,  »  entende/ 
Racine  et  La  Fontaine;  sa  vénération  s'exprime  un 
peu  bien  légèrement  :  et  c'est  qu'en  vérité,  E.-M.  de 
Vogué  n'est  pas  un  esprit  «  tout  d'une  pièce  ;  »  il  ne 
se  donne  jamais  tout  entier,  ni  sans  réticence  :  il  a  de 
singulières  volte-face  et  de  surprenants  retours,  que 
la  simple  logique  qualifierait  aisément  de  reniements; 
savent-ils  toujours,  ses  admirateurs,  à  quoi  les  engage 
]»ur  admiration?  et  je  ne  cherche  point  à  compro- 
mettre à  leurs  yeux  la  mémoire  de  E  -M.  de  Vogué, 
mais  je  les  avertis  de  bien  lire,  et  les  prie  de  s'aper- 
cevoir que  quelque  charme  perfide  n'est  point  absent 


E.-M.    DE    VOGI  É 


or» 


de  son  œuvre  :  ne  sont-elles  point  de  lui  ces  lignes 
insidieuses?  ° 

Convenons,  si  l'on  veut,  que  l'amour  de  I,  Patrie  est 
une  faiblesse  mlellectuelle;  mais  essayons  dWmer  ce 
<l»'i  y  aura.l  d  inhumain,  partant  d'imntelligenl  'dans  I, 

son  <!'.,  prétendrait  nous  persuader  après  avoir  perdu 
"mues  ses  communication,  avec  notre  cœur  Spectacles 
contemporains).  ' 

On  en  rencontre  d'analogues  éparses  çà  et  là  dans 
tousses  hvres:  comme  s'il  lui  répugnait  d'inspirer  une 
absolue  sécurité,  comme  s'il  lui  plaisait  ,1e  nous  révé- 
ler tout  à  coup  d'insoupçonnées  réserves  d'ingéniosité 

phistique. . . . 

Retenons  seulement  qu'il  s'apparente  par  là  à  quel- 
ques-uns ,1e  ses  pl„s  célèbres  contemporains  ■  Taine 
el  Mena,,  lurent  les  maîtres  de  sa  génération;  comme 
Jules  Lemaître  cl  Anatole  France,  il  semble  avoir  ,1e 
préférence  écoulé  Renan;  un  biographe  attentif  ne 
pourra.t-il  découvrir  en  lui  un  voluptueux  qui  se 
«Pent,  un  sceptique  qui  se  fait  violence,  un  sophiste 
qui  se  d.sperse  parmi  les  vanités  ,1c  ce  monde  pour 
mieux  lui,  une  séduisante  et  détestable  science?  Note/ 
qu  u  demeure  1res  voisin  de  Jules  Lemaitre  et  d'Ana- 
tole France  par  ses  goûts  d'art  et  son  dilettantisme 
érudil    ;   1  .aspiration  à  laquelle  obéit   l'auteur  de  la 

™  d°  '"  /t"i"e  l>>:J<™quc  -semble  avoir  dicté  le 
Testament  de  Silvanus  (Heures  tTHùtoire)  :  l'historien 
-le  Jeanne  ,1  A,c  n'eût  pas  avec  plus  d'enthousiasme 
qne  E  -M.  de  \  ogiié célébré  la  chance  de  Guido  Biam 
bibliothécaire  ,1c  la  Laurenticnnc  a  Florence  {Le  liap- 
?tl  des  Ombres  :  habiter  un  petit  doit,,  où  l'on  a 
■nus  la  main  „   les  précieuses  collections  de*  Médicis 


96  FIGURES    LITTÉRAIRES 

belles  idées  somptueusement  parées,  textes  et  images, 
manuscrits  apportés  d'Orient,  premières  éditions 
d'Italie,  livres  de  la  grâce  annotés  et  surchargés  par 
les  plus  vigoureux  génies  de  la  Renaissance,  »  quelle 
suprême  félicité!  Disposer  en  maître  «  de  joyaux  vai- 
nement convoités  par  les  milliardaires  de  New-York 
ou  de  Chicago,  »  entendre  perpétuellement  «  le  mur- 
mure des  sources  mêmes  où  notre  Occident  réapprit 
la  raison,  la  beauté,  la  joie  de  vivre,  »  quel  suprême 
délice!  E.-M.  de  Vogué  n'en  conçoit  pas  de  plus 
enviable;  jamais  son  accent  ne  fut  plus  sincère,  et 
nous  voici  contraint  d'admettre  qu'il  avait  l'étoffe  d'un 
archiviste,  d'un  bibliothécaire,  ou  d'un  conservateur 
de  musée. 


Ce  nomade  avait  des  goûts  sédentaires  ;  ce  char- 
tiste  s'époumonna  sur  toutes  les  routes  du  monde; 
historien,  il  compose  des  romans;  classique  d'éduca- 
tion et  de  tempérament,  il  est  l'avocat  d'Ibsen;  ce 
raffiné  admire  Zola  qu'il  hait,  s'il  est  capable  de  haïr; 
ce  dilettante  exalte  la  patrie,  la  politique  coloniale; 
poète,  il  brigue  la  députation;  député...  Sa  vie  est 
remplie  de  brefs  enthousiasmes  et  de  longues  nostal- 
gies; contrastes  et  contradictions  qu'il  ne  parvint 
jamais  à  clairement  débrouiller;  comment  verrions- 
nous  plus  clair  que  lui  en  lui-même?  Quelque  chose 
d'incertain  flotte  sur  ses  traits  ;  il  est  la  plus  noble  des 
figures  falotes,  une  de  ces  énigmes  que  l'histoire  litté- 
raire enregistre,  et  dont  elle  redouterait  d'anéantir  le 
prestige  en  en  facilitant  la  solution. 


&.-M.    DE    VOGUÉ  <)7 

Pour  nous,  qui  no  fûmes  point  insensibles  à  ]a 
seducfon  d  un  talent  ondoyant,  nous  voyons  bien  que 
^"-erhtude  ne  nous  déplaisait  qu'à  demi;  ili 
bon  que  de  son  vivant  la  pensée  d'un  auteur  semble 
parfcus  se  dérober  et  nous  proposer  l'attrait  d'un  pe.it 
mystère  :  a  smvre  cette  activité  un  peu  désordonnée. 
nous  soupçonnions  une  profonde  et  généreuse  ardeur 

-M.   de  Vogue,   quêtant  de  liens   rattachaient  au 
p-se.  eta.t  notre  par  ce  sens  historique  qui  lui  inlei, 

-l.saU  les  regrets  injustifiés  et  l'incitait!  l'amour  de 
«on  temps  ;  j  etmt ^  ^  ^ 

Je  a  scence  ses  .«quiétudes  et  en  vérité  ses  contra- 
dicfons;  car  d  aima  son  temps  et  lui  fut  équitable  • 
quel  n  est  pomt  dans  les  Morts  7ui  P*,,ent  „„  SoUci 
;l.j;,, ce    condamnant  nos  mœurs  parlementaires  - 

et  qui  ne  les  condamne  avec  lui9  —  mml  h 

j    i  ,.  U,1U1,  — Quel  nommage  ne 

rend-il  point  à  1  intégrité  et  au  lal^nt  A  ,    • 

ti  ,;  '  .-^^  et  au  talent  de  nos  politiques! 

Ji  aima  son  temns    ot  fît  ^rtV^f  i 

,i    rnl    ,  .  ^  '.  et  !lt  efl0lt  Pour  le  connaître  : 

,     hU    ,R(îliemmeilt   mdulgent   aux   œuvres    et    aux 
^'oiie  et  d  espérer 

Ht ^enfin    et  surtout   il  fut  un  artiste,  épris  des  idées 
un  les  „„.  touteg  an  Lnd 

^;.de;es~'"-  en  foules  parfois  incohérentes, 

"•us  s,  décoratives,  s,  aisément  consentantes  a  revêti 

^parures du  style!  Il  épandait  sur  elles  l'éclat  d'une 

d:ri soIenneUe' un  p-  iâche>  -  «s 

sos);'     '     :;1'1;7-,7I  Plus  heureusement  que  dans 
I    o  plus  fugitives;  car  E.-M.  de  Yo-nié  oui 

"'    hlsto«en,   critique,   poète    en    prose        l'ai        ' 
*"«•  nn  admirable  journaliste 


7 


IIUYSMANS 


Que  l'on  eut  donc  tort  de  faire  de  la  conversion 
de  Huvsmans  un  événement  Littéraire!  Les  uns  vont 
assurant  que  cette  conversion  eut  sur  son  talent 
une  funeste  influence:  d'autres  affirment  qu'il  puisa 
dans  le  catholicisme  des  forces  et  une  originalité 
neuves.  Je  prie  tout  d'abord  que  l'on  me  fasse  voir 
dans  quelle  mesure  l'esprit  religieux  aurait  modifié  le 
tempérament  et  l'art  de  l'écrivain  ;  mais  c'est  ce  que 
Ton  ne  fera  point,  car  la  conversion  de  Huvsmans. 
n'eut  sur  sa  littérature  qu'une  influence  purement 
extérieure  et  en  vérité  négligeable  :  ses  livres  catho- 
liques ne  diffèrent  pas  sensiblement,  sauf  par  le  sujet, 
de  ses  œuvres  antérieures  ;  il  est  catholique,  il  n'est 
pas  chrétien  :  la  grâce  l'éclaira  sans  le  toucher  :  la 
morale  évangélique  ne  l'a  ni  consolé,  ni  apaisé;  la 
foi  n'a  pas  éteint  son  hérétique  curiosité  ;  il  demeure 
jusqu'à  la  fin  magnifiquement  indiscipliné,  malveillant, 
insociable,  on  oserait  presque  dire  anti-chrétien. 


Fil  YSMANS  g() 


Que  les  craintes  de  certains  furent  donc  vaines  el 
nous  semblent  aujourd'hui  chimériques!  Car  le surpre- 
nant eûl  été  que  la  conversion  de   Iluvsmans  eût  des 
««séquences  graves;   oui,  le   miracle  eût  été  que  la 
grâce   bouleversât  et  transformât  cette  âme- et  quel 
^probable    accident    qu'un   cataclysme   spirituel   où 
pussent  sombré  les  sympathiques  défauts  et  lesredou- 
tables   qualités  qui  l'ont  de    Huvsmans  un    précieux 
artiste!    Huvsmans  si  affranchi   d'inquiétudes   mêla- 
physiques,  siréaliste,  si  éprisde  la  laideur  des  choses 
si    incapable    de    fâcheuse    indulgence,    «le    charité' 
'1  amour  terrestre  ou  divin,  Huvsmans  désireux  d'ar- 
tihcel,  curieux  d'excitants  intellectuels  et  de  réactifs 
assez  puissants  pour  émouvoir  une  imagination  pares- 
seuse Huysmanségoïsteet  misanthrope,  quevousétiez 
donc  bien  armé  contre  les  surprises  de  l'émotion  reli- 
gieuse .' 

Durtal  taisant  après  sa  conversion  son  examen  de 
conscience  ne  sait  pas  comment  «  ,1  en  est  arrivé 
*;  »  »ous  ne  sommes  pas  mieux  renseignés,  et  au 
fond  cela  nous  est  égal,  parce  que  cette  conversion 
'ans  crises  ni  douleurs,  et  qui  fait  songer  à  «  ladùres- 
'on  d  un  estomac  qui  travaille  »  {En  roule),  d'un 
stomac  sain,  bien  supérieur*  celui  de  Folantin  —  il 

"H;,S  Seruit  très  ^'il('  ''"   l'oublier,  de  la  tenir   pour 
•ulle  ei  non  avenue. 


*      ¥ 


Après  comme  avant  sa  conversion,  il  v  a  en  Ihn  s 

oi>  un    naturaliste  el    an  chercheur   de   chimères/ 

"'-comme  avant  la  conversion,  ces)  le  naturaliste 


KM)  FIGURES    LITTÉRAIRES 

qui  tient  la  plume,    et  voilà    l'essentiel,  car  c'est  au 
naturaliste  à  qui  nous    devons   toutes   nos  joies.    Le 
chercheur  de  chimères    fut   toujours   indécis   en    ses 
enquêtes  :  épris  de  mystérieux  au  delà,  il  fut  inhabile 
à  les  imaginer.  Certes  les  rêves  débiles  de  Durtal.les 
cauchemars  péniblement  provoqués  de  des  Kssciutes, 
ces  fantasmagories  indigentes  de  détraqué  volontaire 
et  de  névropathe   appliqué   nous  eussent  semblé  des 
chefs-d'œuvre  d'ennui!    Mais  la  jovialité   d'un  inter- 
prète naturaliste  les  anima,   leur  communiqua  je   ne 
sais  quelle  apparence  de  vie  étrange  et  paradoxale.... 
Cet  interprète  narquois  et  qui  ne  s'en  laissa  point  im- 
poser par  les  visions  d'un  délire  profane,  nous  le  re- 
trouvons dans  tous  les  livres  de  Huysmans  :  le  phéno- 
mène religieux  ne  Téton  ne  ni  ne  le  touche  ;  il  en  saisit  et 
il  en  fixe  les  aspects  sensibles  avec  la  sincérité  cruelle 
qu'on  lui  connut  toujours;  ses  procédés  d'observation 
se  sont  encore  perfectionnés;  sous  son  regard,  le  trait 
caricatural  s'isole  et  s'accuse.  Les  subtilités  de  la  théo- 
logie, les  sublimités  de  la  mystique,  bien  loin  de  le  dé- 
concerter, stimulent  sa  verve  pittoresque;  il  en  donne 
des  transcriptions  éclatantes  et  en  vérité  joyeuses  ;  ah  I 
nous  devons  faire  effort  pour  ne  pas  croire  qu'il  s'égaie 
d'une  nouvelle  excentricité  de  des  Esseintes!  Et  nous 
n'oublions    pas   qu'il  y  a  en  Huysmans   un  croyant, 
mais  ce  croyant,  opprimé  par  la  personnalité  envahis- 
sante   du    naturaliste,    nous    contraint     d'apercevoir 
d'abord    sa    propre    humiliation;    la    conversion    de 
Huysmans  aura  brutalement  mis  en  lumière  l'un  des  | 
caractères  de  son  art  qui  est  d'être  indifférent  et  peut- 
être  rebelle  aux  influences  de  la  pensée  religieuse. 
Ce  caractère  est  d'autant  moins  négligeable  qu'en 


HUYSMANS  101 

vente   Huysmans   accumule  les   preuves  et  nous    eu 
fournit  des  exemples  d'une  évidence  croissante.  Après 
la  Cathédrale,  Suinte  Lydwine  de  Schiedam,  YOblat... 
les  Foules   de    Lourdes!    Relisons   Lourdes    d'Emile 
Zola.  La  décisive  épreuve!  Ah  !  que  la  vulgarité  d'un 
Zola  nous  fait  apprécier  davantage  le  raffinement  d'un 
Huysmans!  Mais  qu'il  nous  serait  donc  impossible  de 
ne  pas  voir  que   la   sensibilité  ingénue  d'un  Zola   se 
défend  mal  contre  les  suggestions  d'un  christianisme 
traditionnel    et   populaire!   Les  idées  rudimentaires, 
les  sentiments  de  la  foule,  Zola  les  adopte  d'instinct 
Son  livre  fut  écrit  dans  un  élan  de   fraternité,   livre 
de   sympathie  et  d'indulgente  pitié,    tout  pénétré  de 
cette    «     religion    de    la    souffrance   humaine    »    qui 
11  est,    en    somme,    qu'une    revision    de    la   doctrine 
évangélique.    Les  Fou  les  de   Lourdes,    au  contraire, 
oui  été  décrites  par  un  implacable  contempteur  de  la 
médiocre  humanité  :  la   haine  de  son   temps,   Huys- 
mans  ne  la  point   sentie  décroître  en  lui   depuis  que 
des   Hermies  analysait  lame   de  Durtal  et  s'écriait: 

Au  fond...  il  y  a  toujours  eu  entre  toi  et  les  autres  réa- 
listes une  telle  différence  d'idées  qu'un  accord  péremptoire 
le  pouvait  durer  :  tu  exècres  ton  temps  et  eux  l'adorent' 
tout  est  là  (Là-bas). 


re- 
son 


Tout  est  là  en  effet  :   les  spectacles  de  Lourdes 
jettent  Huysmans  «  dans  l'implacable  dégoût  de 
époque;  »  vit-il  point 

h  cette  heure  où  la  société,  fissurée  de  toutes  parts,  craque 
>u    1  l  nivers,   empoisonné    par   des   germes    de   sédition 
»mquiete  dans   l'attente  d'une  Résine,  à   cette  heure  où 
on  entend   distinctement   retentir,   derrière  les   ténèbres 


1II-2  FIGURES    LITTÉRAIRES 

de    Phorizon,   les   tintements    prolongés   du   glas...?  {Les 
Foules  de  Lourdes). 

Dans  la  nuit  qui   envahit  le   monde,    Iluvsmans  ne 
distingue  que  sujets  de  scandale,  laideurs  haïssables, 

Un  pays  abbruty,   plein  de  crimes  estranges, 

Empuantissez  l'air,  ô  vengeances  célesl 
De   poisons,   de  venins  e\   de  volantes  pesl 

S  il  ne  reprend  pas  les  imprécations  du  poète,  c  est 
que  les  prophétiques  fureurs  sont  interdites  aux  con- 
temporains de  «  Tlscariote  des  Charentes  »  (ah!  l'in- 
famie de  Combes  !),  et  qu'aussi  bien  l'idée  chrétienne 
d'une  pénitence  expiatrice,  impliquant  rémission,  n'ef- 
fleure pas  môme  son  esprit.  11  hait  son  temps,  il  hait 
la  foule,  les  dévots,  les  «  églisiers,  »  et  sans  doute 
cette  haine  ne  va  pas  sans  quelques  défaillances,  "et 
Ton  en  relèvera  de  surprenantes  dans  les  Foules  de 
Lourdes  —  Lourdes  avant  l'arrivée  des  grands  pèle- 
rinages, Lourdes  intime  détend  les  nerfs  excitables 
de  Iluvsmans  : 

On  savoure  la  douceur  d'une  ville  rendue  complaisante 
par  se<  instincts  de  lucre,  et  un  côté  de  fraternité  {sic) 
vous  vient  parmi  tous  ces  -eus  qui  pensent  comme  vous, 
qui  sont,  comme  nous,  à  Fallut  des  bienfaits  de  la  Vierge. 

Ailleurs  Iluvsmans  avoue  «  de  la  pitié  pour  la 
souffrance  des  uns...  un  vague  acquiescement  à  la 
grossière  gaieté  des  autres.  »  Il  rencontre  des  camé- 
riers  d'honneurs  du  pape,  et  proclame  : 

Rien  n'est  plus  charmant  que  la  bonhomie  de  ces  .  icu\ 
prêtres    à    cheveux    blancs,  qui    ont   de    bons    yeux    et   de 


III  VSMA.NS  ]();{ 

petites  bouches,  qu'ils  plissent  pour  dérouler  c  tourbillon 

de  ruinée  bleue  de  leurs  cigares. 

Huysmans  attendri,  cordial,  le  rare  spectacle  !  car 
on  ne  lui  sait  aucun  gré  d'éprouver  devant  l'horreur 
de  la  souffrance  physique  un  sursaut  d'émotion  furtive 
que  surmonte  vite  le  dégoût!  —  Mais  ne  nous  v  trom- 
pons point  :  c'est  le  rationaliste  Zola  qui  a  donné  de 
Lourdes  une  peinture  amicale,  pitoyable,  et  comme 
nourrie  de  sentimentalité  religieuse  :  le  croyant  Huys- 
mans a  composé  de  belles  enluminures  accusatrices 
et  que  Ton  prendrait  aisément  pour  de  vigoureux 
exemples  d'arl  positiviste. 


Positiviste,  s'il  l'était,  Huysmans  n'eût  pas  avec- 
plus  de  soin  minutieux  recherebé  les  «  antécédents  » 
de  Lourdes  :  l'apparition  de  1858  n'est,  assure-t-il 
<  qu'un  succédané  de  manifestations  plus  anciennes.  » 
>ui-  quoi  nous  apprenons  que  la  chapelle  de  Notre- 
Dame  de  Heas,  près  du  cirque  de  Gavarnie,  fut  dès  le 
moyen  âge  un  lieu  de  pèlerinage,  (pie  Notre-Dame 
<!*'  Piétat  a  Barbazan  accomplit  de  nombreux  miracles, 
que   Xotre-Dame   de  Ploueylahùn  a  Arrens  attira  les 

il  3  avant  de  ne  retenir  que  les  bonnes  femmes  du 
pays  :  a  Vieille-Aure,  Xotre-Dame  de  Bourisp possède 
une  statue  miraculeuse;  a  Montoussé,  la  Vierge  appa- 
raît en  1848  près  de  Xotre-Dame  de  Xesles  dont  l'em- 
placemenl  jadis  fut  désigné  par  une  chute  de  neige 
nue   en  plein  été;    Notre-Dame  de  Medoux,  au 


104  FIGURES    LITTÉRAIRES 

sud  de  Bagnères-de-Bigorre,  «  connut  une  longue 
vogue,  désormais  périmée...  »  Et  ce  sont  des  histoires 
merveilleuses  que  Ton  nous  conte  tout  au  long.  Sur 
une  carte  des  diocèses  de  Baronne  et  de  Tarbes  les 
hameaux  et  les  chapelles  favorisés  se  groupent  en  un 
cercle  dont  Lourdes  est  le  centre.  Lourdes  est  ainsi 
annoncé  et  comme  nécessité  ;  Lourdes  n'a  rien  inventé. 
Médoux  eut  la  bergère,  Bétharram  la  source  et  la 
grotte.  «  Avec  Notre-Dame  de  Garraison,  les  traits 
de  ressemblance  s'accentuent,  se  précisent  davan- 
tage, car  tout  y  est,  la  bergère,  la  grotte,  l'eau,  les 
foules  innombrables,  issues  des  confins  les  plus  di- 
vers, les  miracles  et  les  cures...  »  Huysmans  procède 
en  homme  de  science,  et  ce  n'est  point  notre  faute  si 
nous  tirons  de  ses  recherches  une  conclusion  qu'il 
ne  formule  pas. 

Certes  les  intentions  apologétiques  de  Huysmans 
sont  évidentes,  affirmées  sur  le  ton  agressif  dont  on 
ne  saurait  raisonnablement  lui  demander  de  se  dépar- 
tir, mais  jamais  sans  doute  apologie  ne  s'étava  de  plus 
périlleuses  constatations  ;  et  si  en  vérité  la  polémique 
du  miracle  nous  intéresse  peu  dans  une  œuvre  d'art, 
en  revanche  les  fortes  peintures  d'une  réalité  obser- 
vée sans  arrière-pensée  ni  intention  préconçue  ne 
nous  sont  point  indifférentes,  et  Huysmans  est  un 
merveilleux  peintre  de  «  la  Kermesse  de  Lourdes.  » 

Ce  sont  les  pèlerinages,  l'arrivée  des  pittoresques 
Bretons,  troupeau  indolent  mené  par  des  prêtres 
((  qui  le  lancinent  comme  des  chiens  de  garde  »  : 

Les  femmes  grosses  ou  osseuse^,  avec  des  peaux  de 
pelure  d'oignons,  salées  par  les  embruns,  des  yeux  lapis 
ou  vert  de  mer,  les  jeunes  filles  aux  têtes  d'oiseaux  et  aux 


HUYSMANS  105 

crânes  durs,  sont  empaquetées  dans  des  cloches  super- 
posées de  jupes  où  se  perçoivent  des  lisérés,  colorés  avec 
le  rose  aigre  et  le  violet  criard  de  l'aniline....  Eq  ce  tas  de 
l'Armorique,  qui  vermille  dans  les  rues  et  sur  le  pont  des 
stropiats  et  des  manchots,  des  enfants  déformés,  aux 
membres  interrompus,  des  vieillards  dont  les  goitres  pen- 
dent pareils  à  d'énormes  poires,  des  vieilles  femmes... 

Les   gens  du  Quercy,  qui  escaladent   la  colline  du 
Rosaire 

en  clamant,  avec  des  voix  en  tôle  que  l'on  bat  un 
antique  air  où  l'on  distingue  des  «  De  Dious  la  rouzado  » 
et  des  c<  pitchoun.  »  -  -  Ceux-là  je  les  connais;  ils  sont  en 
quelque  sorte  les  charbonniers  de  Lourdes;  tout  est  noir 
en  eux,  habits,  coiffes  et  robes;  pas  même  une  tache 
blanche  de  linge  près  du  cou;  jusqu'à  leurs  traits  qui 
paraissent  accentués  par  des  coups  de  fusain.  Hier  ils 
rodaient,  renfrognés  en  une  ribambelle  de  pieux  margou- 
finats,  dans  les  rues  de  la  ville;  et  les  marchands  qui 
savent  qu  ils  n  achètent  rien,  gouaillaient.  en  les  regardant 
jargonner  devant  leurs  devantures.... 

Les  Belges  à  la  cocarde  noire,  jaune  et  rouge,  les 
Bourguignons,  porteurs  des  mêmes  insignes  barrés 
d  une  croix  de  métal,  les  Berrichons  qui  arborent  une 
marguerite  blanche  sur  un  fond  de  cendre  bleue,  et 
ces  pèlerins  dont  «  la  dégaine  lourde  et  musarde  » 
révèle  qu'ils  sont  de  «  la  race  subalterne  du  Poitou,  » 
les  Hollandais  respectueux  du  plain-chant,  les  Espa- 


gnols 


^  Bretons,  Belges,  Berrichons,  Poitevins,  Hollandais. 
Espagnols  s'agitent  dans  la  cohue  dune  gigantesque 
foire  :  leur  foule  assaille  la  basilique  d'une  marée  quo- 
tidienne, envahit  les  églises,  les  hôtels,  les  hôpitaux* 
«  le  boucan  des  Ave  Maria...  les  pieux  et  profonds  rôts 


10(1  FIGURES    LITTÉRAIRES 

de  L'ophicléide  »  rythment  Leur  perpétuelle  agitation. 

lluvsinaiis  a  vu  dans  leurs  rangs  des  «  ratichonnes 

galantes,  d'invraisemblables  «  mômières,  q  dos 

o 

cagotes  de  province  inouïes;  elles  errent,  jabotent,  re- 
muent, ainsi  cfue  de<  juments  leurs  gourmettes,  leurs 
rosaires;  c'est  à  qui  en  récitera  le  plus,  c'est  à  qui  lampera 
le  plus  d'eau,  à  qui  fera  le  plus  de  chemins  de  croix.  Les 
dévotes,  qui  sont  déjà  une  engeance  redoutable  dans  les 
chapelles  de  Paris,  deviennent  effrayantes  à  Lourdes.  Elles 
sont  déchaînées  depuis  hier  soir — 

lluysmans  a  vu  des  prêtres  «  à  mine  patibulaire.  » 
un  Romanichel  violet 

qui  est  un  évèque  exotique  ;  harcelé  par  les  femmes,  il  les 
bénit  tant  qu'elles  veulent,  leur  tend  à  sucer  son  bonbon 
d'améthyste,  visiblement  ravi  de  son  succès. 

11  a  rencontré  d'insolentes  abbesses  «  ces  m'as-tu 
vu  de  la  piété!  »  d'inattendus  maniaques.  «  les  hur- 
luberlus de  la  dévotion.  »  Les  défilés  de  malades, 
«  les  grands  malades  »  ne  nous  sont  point  épargnés, 
et  c'est  comme  chacun  sait  un  lamentable  spectacle, 
surtout  lorsque  le  zèle  descripteur  d'un  Huysmaus 
en  signale  tout  le  détail  horrible  et  repoussant.  Mais 
de  réconfortantes  visions  de  joie  terrestre  interrom- 
pent ces  grandes  manœuvres  de  brancardiers,  ces 
mobilisations  de  grabataires  et  de  loques  humain  s  : 
et  les  cafés  de  Lourdes  sont  hospitaliers  et  le  four- 
nullement  de  leur  clientèle  bigarrée  est  divertissant  : 
Huysmans  préfère  leurs  terrasses  à  celles  dont  s  orne 
et  se  diversifie  le  boulevard  parisien  :  on  s  y  groupe 
par  nationalités  : 


III  V  S  M  A  ISS  loy 

Les  prêtres  espagnols  fument  des  cigarettes,  rient  avec 
leurs  compatriotes  qui  s'éventent,  souriant  à  la  foule 
dégustant  des  glaces  ou  buvant  du  chocolat,  séparés  par 
une  équipe  de  Belges  en  train  de  lamper  de  la  bière  et  de 
ruiner  des  cigares,  du  petit  camp  des  Hollandais  en,, 
prennent  le  thé  ou  savourent  l'apéritif,  le  schiedam  en 
fumant,  eux  aussi,  des  cigares, 

1<:i  Ion  dirai!  d  un  coin  de  L'Exposition  universelle 
où  chacun  s'efforce  de  reconstituer  un  peu  de  la 
patrie  absente.  Cette  humanité  cordiale,  lasse  de 
plaies  et  de  prières,  console  Huysmans  et  le  détourne 
par  instant  de  vitupérer  la  nauséeuse  vulgarité  de 
l'existence....  Et  que  voilà  donc  de  l'excellent  Huys- 
mans :  jamais  peut-être  son  art  de  prestigieux  co- 
loriste ne  rendit  la  vie  avec  une  plus  .  heureuse 
audace. 

La  précision  informée  de  Huysmans  est  admirable  : 
quelque  pédantisme  ne  l'effraie  point;  relever  les 
erreurs  de  Zola  lui  est  une  joie  :  «  Zola  qui  se  docu- 
mentait au  galop...  Zola  qui  peignait  toujours  ses 
toiles  en  décors  de  théâtre....  ,>  Huysmans  redoute 
que,  sur  la  foi  de  Zola,  nous  ne  nous  imaginions  très 
vastes,  aérés  et  commodes  les  bassins  où  l'on  plonge 
les  malades:  il  n'a  vu  et  ne  nous  montre  que  «  des 
cabines  de  bains  à  bon  marché.  » 

En  guise  de  port,,  une  courtine  ;  -trois  murs;  celui  du 
f«?d  muni  d'un  vitra, 1  qui  n'éclaire  pas  et  sur  lequel  est 
peinl  une  \  lerge,  avec  au-dessous  une  statuette  de  Notre- 
,);,m"  de  Lourdes;  les  deux  autres  sont  de  simples  cl oi 
son.,  sans  ornements;  enfin,  au  milieu,  une  bai-noire  de 
!>"''•'<•  se  creuse,  peu  profonde,  dans  laquelle  on  descend 
Pjr  quelques  marches  et  le  mobilier  se  compose  d'une 
cèaise.  C'est  dans  cet  obscur  réduit  que  la   Vierge    di^r- 


108  FIGURCS    LITTÉRAIRES 

ii no  servante  de  bain,  travaille;  c'est  clans  ce  bouge 
humide,  avec  cette  eau  putréfiée  qu'Elle  opère....  Ce 
matin-ci,  Pétroit  corridor  qui  dessert  l'antichambre  des 
déshabillages  et  les  cabines  est  obstrué  par  des  brancards 
habités  lorsque  j'arrive.  Un  vieux  monsieur  dont  la  tête, 
en  œuf,  est  chauve  du  haut  et  poilue  du  bas,  s'agite  dans 
un  costume  de  cycliste.  Il  commande,  en  se  dandinant. 
morigène  les  baigneurs,  inscrit,  d'un  air  impertinent,  le 
nombre  des  bains  sur  un  carnet:  c'est  un  spécimen  de 
grosse  mouche  du  coche  cpji  prêterait  à  rire,  si  le  spec- 
tacle auquel  on  assiste  n'était  si  triste. 

Donc  Zola  est  un  poète,  un  peintre  infidèle,  un 
narrateur  suspect  dont  L'imagination  trouble  la  vue 
et  égare  le  jugement  ;  nous  nous  en  doutions,  n'est- 
il  pas  vrai?  Heureusement  Huvsmans  est  là  qui  con- 
trôle et  refait  après  Zola  l'inventaire  de  ces  églises, 
de  ces  hôtels,  de  ces  asiles,  de  ces  hôpitaux  que  nous 
pensions  connaître;  et  si  nous  le  suivons  sans  lassi- 
tude, si  même  ses  explorations  nous  donnent  une 
sensation  imprévue  de  nouveauté,  c'est  je  pense  que- 
son  enquête  fut  conduite  avec  plus  de  laborieux  sang- 
froid,  c'est  surtout  qu'il  a  su  avec  un  constant  bonheur 
discerner  le  détail  dont  la  trivialité  nous  est  un  garant 
de  véracité  scrupuleuse....  Ce  «  vieux  Monsieur  dont 
la  tête  est  en  œuf...  »,  et  qui  s'agite,  est  dune  évidente 
authenticité  qui  me  rassure  et  m'enchante...  et  me 
convainc  de  la  dérisoire  laideur  de  ce  bouge  humide. 

Au  reste  la  laideur  de  tout  Lourdes  est  inconcevable. 
Zola,  qui  la  soupçonna,  ne  s'en  indigna  point  :  Huys- 
mans  ne  se  lasse  point  de  la  dénoncer,  et  l'on  ne  sait 
si  l'on  est  persuadé  davantage  par  l'impitoyable 
minutie  de  ses  descriptions  ou  par  la  furibonde  abon- 
dance de  ses  invectives  :  médiocre  le  décor  même  de 


ULYSMANS  K)() 

Lourdes,  étique  el  gringalet,  chiche  et  vain,  car 
1  ampleur  trop  voisine  des  monts  l'écrase;  scanda- 
leuses les  églises,  la  basilique  «  qui  grelotté,  maigre 
comme  une  perche,  sous  son  chapeau  de  pierrot, 
dans  son  mince  vêtement  de  pierre,  »  et  dont  l'in- 
térieur, décore  de  ridicules  ex-voto,  fait  songer  à  un 
magasin  de  bric-à-brac,  ou  à  un. séchoir;  le  Rosaire, 
«  cirque  hydropique...  casino  œligieux...  produit 
de  l'imagination  d'un  brelandier  en  veine  de  gain 
et  d  un  bedeau  en  délire;  »  immondes  les  peintures, 
les  mosaïques,  les  statues,  toute  la  «  bondieusar- 
dene  »  qui  s'étale  sous  les  nefs,  dans  les  cryptes,  et 
déborde  et  submerge  les  rues,  les  quartiers,  Lourdes 
entier  : 

Quel  évêque  atteint  d'ablepsie,  quels  églisiers,  agités 
par  des  forces  mauvaises,  ont  commandé  et  accepté  de 
telles  choses?...  Lourdes  est  donc  le  para-on  de  la  turpi- 
tude  ecclésialede  l'art,  et  il  est  dans  son  genre  unique.... 

Cela  dure  des  pages  el  des  pages,  et  voici  la  con- 
clusion : 

Lourdes  es!  un  immense  hôpital  Saint-Louis  dans  une 
gigantesque  fête  de  Xeuilly:  c'est  une  essence  d'horreur 
égoutlée  dans  une  tonne  de  grosse  joie;  c'est  à  la  fois  et 
douloureux  el  boull'on  et  mufle.  Nulle  part,  il  ne  sévit  une 
bassesse  de  piété  pareille,  un  fétichisme  allant  jusqu'à  la 
poste  restante  de  la  Ywi^c:  nulle  pari  encore  le  satanisme 
de  la  laideur  ne  s'esl  imposé  plus  véhément  et  plu^ 
e\  nique. 


* 


Ces     turpitudes.    Iluvsmans    incroyant    les   eût-il 
décrites  avec  une  plus  triomphante  vigueur?  La  per- 


I  1  0  FIGURES    LITTÉRAIRES 

sonnalité,  L'indépendance  de  son  art  sont  hors  de 
conteste  et  c'est  la  tout  ce  qui  nous  importe;  et  nous 
distinguons  bien  désormais  qu'en  lui  l'artiste  ne  pou- 
vait être  gravement  mis  en  péril  par  le  croyant  :  cha- 
cun d'eux  a  son  domaine  distinct,  l'artiste  le  monde 
terrestre  et  la  réalité  proche,  le  croyant  le  monde 
idéal  des  mystiques  et  des  théologiens.  Et  le  croyant 
d'aventure  s'exprime  par  le  truchement  de  l'artiste, 
mais  se  désintéresse  visiblement  des  humaines  aven- 
tures :  ni  les  vertus  subalternes,  ni  les  démocratiques 
dévotions  ne  lui  agréent  :  à  Lourdes  il  redoute  jus- 
qu'au soupçon  d'une  complicité  sentimentale,  et  sans 
doute  il  constate  que  Lourdes  est  «  le  vestiaire  des 
défauts...  un  lazaret  d  âmes  »  où  se  prodiguent  «  les 
antiseptiques  de  la  charité.  »  Mais  il  n\  cherche  guère 
que  des  prétextes  à  effusions  mystiques  compliquées 
d'accès  d'érudition  moyenâgeuse.  Demandez-lui  la 
théorie  du  cierge  ou  de  l'eau  d'après  les  mystiques; 
entretenez-le  de  doctrines  ésotériques  ;  la  scolastique 
chrétienne  le  délecte.  Tout  cela  est  infiniment  subtil 
et  infécond,  inhumain  et  glacé.  Cette  religion-  distin- 
guée, sans  rayonnement  ni  chaleur,  n'a  jamais  menace 
le  robuste  naturalisme  de  Huvsmans. 


EMILE   ZOLA 


Les  morts  vont  vite;    ils  s'éloignent  de  nous  avec 
une  vertigineuse  rapidité.  Zola,  que  les  plus  jeunes 

dent,,,  nous  ont  connu  en   pleine  vigueur  de  talent. 

f°la- mort  d'hier,  est  une  ombre  lointaine,  lointaine... 
Mi  déjà  nous  cherchons  à  deviner  quel  visage  il  pré- 
sfentera  à  la  postérité  :  curiosité  légitime  et  très  vive 
•nco,v  que  nous  soyons  prêts  à  ouvrir  sans  lièvre  le 
f*»at-  Quoi  qu'il  puisse  arriver.  Zola  demeurera  un 
ormidable  témoin  d'un  temps  que  nous  vécûmes- 
mon  le  veuille  ou  non.  l'œuvre  de  Zola  témoignera 
»our  nous;  ,1  nous  plairait  de  déterminer  quel  sera 
""  crédit,  et  d'abord  de  savoir  dans  quelle  mesure 
'  souvenir  de  l'homme  corroborera  l'autorité  de  sa 
tte  rature. 

L'enquête    sera    longue  :    il  y   faudra    d'abondants 

ocuments;    ,„,   vigoureux    effort  de    synthèse    sera 

saire  pour  rassembler  et  fondre  «les  traits  épars 

contradictoires  :  Zola  auteur  optimiste  de  l'œuvre 


1  12  FIGURES    LITTÉRAIRES 

la  plus  navrante.  Zola  collectionneur  très  sain  de 
curiosités  morbides,  Zola  poète  de  l'ignoble,  rêveur 
épris  de  justice  et  de  chimériques  vertus  sociales,  Zola 
artiste,  Zola  citoyen  et  prophète  politique...  Zola 
cœur  sensible,  brave  homme  tout  simple  avec  sans 
doute  quelque  génie.... 


* 


Voici,   pour   commencer,    sa    correspondance,  une 
partie,   une  très  -petite  partie  de  sa  correspondance  : 
soyons  satisfaits  ;   ne  nous  enthousiasmons  pas  ;   ces 
fragments  de  correspondance   sont  bien  sommaires, 
bien  incomplets  ;  une  famille  ne  livre  pas  incontinent 
toutes  les  lettres  d  un  grand   disparu  :   c'est  aujour- 
d'hui seulement  que  nous  nous  voyons  gratifiés  d  une 
édition  complète  de  la  correspondance  de  Stendhal  — 
livre  extraordinaire,  le  plus  varié,  le  plus  instructif  de 
tous  ceux  qui  ont  été  écrits  par  ou  sur  Stendhal.  Sten- 
dhal est  mort  en  1842!   Zola  vivait  en  1902.  Sa  cor- 
respondance complète    nous    serait    infiniment    pré- 
cieuse; nos   petits-fils  la   posséderont....    Tirons   du 
moins   ce  que  nous  pourrons  du  peu  qu'il  nous  est 
donné  d'en  connaître. 

Si  incomplètes,  si  «  choisies  »  qu'elles  soient,  des 
lettres  tiennent  en  quelque  sorte  lieu  de  confessions  : 
lettres  de  jeunesse  où  s'inscrivent  des  sentiments,  des 
ignorances,  des  naïvetés,  dont  l'homme  mûr  ne  retrou- 
vera jamais  la  fraîcheur,  lettres  de  l'âge  viril,  lettres 
aux  amis,  aux  camarades,  aux  adversaires,  où  s'ex- 
priment dans  leur  spontanéité  les  idées,  les  enthou- 


EMILE   ZOI.A  j  13 

siasmes,  les  affections,  les  haines....  Allons-nous  sur- 
prendre en  cette  correspondance  un  Zola  inconnu  ou 
méconnu?  Nul  écrivain  ne  fut.  à  l'en  croire,  plus  que 
Zola  méconnu,  défiguré   par  ses   contemporains     Et 
voilà  ce  qm,  tout  d'abord,  nous  frappe  dans  ses  lettres 
cette  constante  protestation  contre  la  fausse  image  que 
1  on  crée  de  lui,  ,1e  sa  personne,  de  ses  goûts,  de  son 
but.  cet  inlassable  appel  des  jugements  d'aujourd'hui 
*  la  sentence  de  la  postérité  en  qui  cet  optimiste  têtu 
met  toute  sa  confiance.  Stendhal  savait  de  science  cer- 
taine que.  vers  1880,  les  Français  commenceraient  de 
le  comprendre  et  de  l'aimer.   Zola   ne  doute  pas  que 
dans  un    demi-siècle   sa  gloire  ne   rayonne  magnifi- 
quement; dans  cinquante  ans,  il  l'affirme;  en   atten- 
dant ,1  proteste  ;  il  proteste  toute  sa  vie  dans  ses  mani- 
festes, ses   discours,  ses  articles;    mort,  il  ne  permet 
point  que  nous  oubliions  sa  protestation  ;  il  nous  lèo-ue 
sa  correspondance.  ° 

Et  ma  foi,  il  semble  bien  qu'outre  l'expression  répè- 
te de  sa  protestation  cette  correspondance  nous  ap- 
porte un  commencement  de  preuve;  certes  nous  nous 
Peignons  a  ne  jamais  connaître  le  vrai  Zola,  l'homme 
ÏUil  se  flattait  d'être  et  qu'il  „e  fut  peut-être  que 
>'es  .mparfaitement;  où  est  la  vérité  eu  psvehoiocie" 
ourlant  1  homme  qui  apparaît  en  cette  correspondance 
«-»l  tout  à  lait  celui  que  nous  pensions  connaître? 

*  vingt  ans  Zola  est  un  bon  jeune  homme  en  qui 
"Ml  '"'  <"t  pressentir  un  talent  quelconque  :  il  n'y  a 
«•  trace  ,1,  génie  en  ces  Lettres  de  Jeunesse  qui 
»»P«sse„l  tout  un  volume  _  libéralité  dont  nous 
bercions  les  éditeurs,  non  sans  regretter  leur  par- 
"'""'"'  dès  qu'ils  arrivent   aux   lettres  de  l'âge  mûr 


8 


j!  |  FIGURES    l.ll  IKIlAII'.l.s 

_  il  n'y  a  pas  du  toul  de  génie  en  ces  lettres  :  de 
l'honnêteté,  a,-  la  Franchise,  de  la  vaillance  ;  et  quel 
bon  coeur!  Zola  est  un  excellent  jeune  homme,  trop 
enclin  au  sentimentalisme  bavard.  Cm  il  est  bavard  : 
(,  ,,,,„  ne  le  distingue  de  ses  correspondants,  s.  ce 
n-estm»e  intarissable  prolixité:  &  lit  André  Chemer: 

longue  dissertation  sur  le  néo-classiasme;  il  Ut  bha- 
kespeare,  George  Sand,  et  tout  aussitôt  disserte  sur 
le  drame,  1,  roman,  développe  sans  sourciller,  a  perte 
de  vue  -les  lieux  communs  dont  il  pense  émerveiller 
ses  amis  de  collège.  L'amour  est  son  sujet  de  prédi- 
lection '  où  donc  le  jeune  homme  prendra-t-il  une. 
amante?  choisira-t-il  une  Bile  de  joie,  une  veuve  une 
vierge?  dix  pages.  Ecartées  la  «Ile  de  joie  et .  k 
veuve;  «reste  la  vierge,  cette  fleur  d  amour,  cet  ,dea 

de  nos  seize  ans,    qui   «tarit  a    nos  .1 |U,  -nante 

pure  du  poète  qui  le  console  dans  ses  rêves  dores 
La  vierge,  cette  Eve  avant  le  péché,  dernier  rayon  d 
ciel  sur  la  terre,  suprême  manifestation  du  beau,  d 
bien,  delà  divinité  elle-même...  »  Au  reste,  et  vom 
vous  en  doutiez  <«  la  vierge  n'existe  pas.  ,.  Elle  n  exisù 
pas,  ce  qui  ne  saurait  empêcher  le  poète  de  lui  vo« 

L  culte' chevaleresque.    Zola  es,    poète  ;  il  n  est ^qu 

poëte;  a  s'indigne  si  seulement  un  camarade  lui  pari 

dune  «  position.»  Zola  est  poète  :  .  Tu  sais  combien  ., 

désirela  liberté  dans  l'art,  combien  jesms  ~™«»^H 

mais   avani    tout  je  sms  poète  et  .,  mme   1  ha 
des  idées  et  des  images.'»  Il  est  poète:  ,1a  une  thep. 

de  l'amour  el  s'efforce  d'en  déduire  une  poétique  . 

Comme  ,1  serai,  beau  de  créer  ^^'^ 
où  le  passe  n'entrerait  pour  rien  !  faire  de  b«^Jer^ 
.âmeLle  parlerait,  et  n'irait  pas,  pour  -pemdre  ses  j*« 


EMILE   ZOLA  j  j  - 

l-urmonts.  emprunter  de   banales  ima|es,  pousser 

<le*  'xrl'""a s  :l  1;l  ^at»>-e,  etc.  En  un  mot.  une  poésie 

amoureuse  assez  digne  pour  ne  pas  être  ridicule  une 
poésie  que  1  on  oserait  répéter  aux  pieds  de  celle  que  l'on 
unie  sans  craindre  qu'elle  relaie  de  rire. 

En  attendait  Zola  s'exercera  dans  un  autre  genre  ■ 
il  communique  à  son  cher  Baille  le  plan  d'un,  petil 
Poème  dont  il  médite  depuis  trois  ans  lenfante- 
»>-'"!  :  Utre,  la  Chaîne  des  Etres;  trois  chants  :  le 
Passe,  le  Près,,,,,  le  Futur,  toute  la  science,  toute  la 
philosophie.... 

Magnifique  idée,  ou  ne  peut  le  aie,-,  surtout  m   l\  ïécu- 

T"  ,'l'1,0"da,lau.I,roJl-'l-Jene^  si  tu  vois  les  horizons 
|e  ce  poème,  mais,  pour  moi,  ils  me  paraissent  si  vastes 
"'«»»««««  .que  jeu  recule  jusqu'à  ce  jour  devant  la  tâché 

l-,Mda|,|(.  de  muer  mes  pauvres  vers  sur  cette  grandi,., 

lâche  formidable,  grandiose   pensée,  retenons   ces 
traits:  seul  peut-être  le  goût  du  démesuré  annonce 
'  romancer  futur.  A  vingt   ans,   Zola   est  un  poêle 
J'1"'"1   'I  "ne  miraculeuse    ignorance  :   il  a  foi  CI1  s,,,, 
^«"•.  car,  déclare-t-il,  ,,  il  y  a  tant  de  sots  qu'il  est 
lûcile  de  sort,r  de  la  foule,  si  peu  intelligent  que  l'on 
»•  .  »  I     es,   laborieux  :  un  mstincl  ,1e  fécondité  est 
""  lui;    ''  l^'il"  'es  programmes  de  décentralisation 
,!■''  •'  "  (|"  ""  auteur  de  département   fasse  un 
!™,Vre!    "   /"l;'   est   un   hou  jeune  homme  qui 
ecnt  f«eilemenl  des   vers  plats    et  des  lettres  sans 
°ng"iahté;  il  se  croit  poète;  il  a  horreur  du  réalisme 
"""""    ,e  ;""•   '*    Videur...   il    s'applique    de   son 

"","    U    -llirmer  le  contraire  de   ce   qu'il   sera  plus 


1  io  FIGURES    LITTÉRAIRES 


* 


Telle   est  du   moins   votre  conclusion  après   avoir 
parcouru  le  premier  volume  de  ses  lettres  :  à  mesure 
que  vous  avancerez  dans  la  lecture  du  second,  il  vous 
semblera   que    Zola   garda  toute   sa   vie  comme  une 
secrète  indulgence  aux  rêves  imprécis  de  sa  jeunesse 
idéaliste  ;  et  qui  nous  assurera  que  le  vieil  homme  ne 
survivait  pas  en  lui?  qui  nous  affirmera  que  Zola  ne 
souriait  pas  à  cette  indiscernable  personnalité,  quand 
il  s'exaltait  soi-même,  et  dénonçait  l'outrancière  sim- 
plification des  portraits  que  l'on  traçait  de  lui?   En 
vérité  ce  second  volume  suggère  de  singuliers  doutes  : 
simples  doutes,  indications  que  rien    ne    permet   de 
contrôler  :  on  ne  saurait  tirer  rien  de   plus  de  ce  bref 
volume  :   voilà  du  moins  des   points   d'interrogation 
que  Ton  n'oubliera  plus. 

Et  sans  doute  la  contradiction  est  flagrante  entre  le 
poète  et  le  romancier  :  dès  1866  Zola  écrit  à  propos 
de  son  livre  La  confession  de  Claude  :  «  L'élan  manque 
par  instants,  l'observateur  s'évanouit,  et  le  poète  repa- 
raît, un  poète  qui  a  trop  bu  de  lait  et  mangé  trop  de 
sucre.  L'œuvre  n'est  pas  virile  ;  elle  est  d'un  enfant 
qui  pleure  et  qui  se  révolte.  »  Le  poète  est  piétiné; 
le  romancier  triomphe;  c'est  uniquement  le  romancier 
qu'il  nous  est  donné  d'apercevoir  en  ce  volume,  et 
plus   précisément   le    parfait  homme  de   lettres. 

On  n'ignorait  point  que  Zola  ait  été  le  plus  ponctue] 
des  écrivains,  le  plus  méthodiquement  laborieux 
faut-il  dire   le   plus  habile?  méthode,    labeur,   habi 


EMILE   ZOLA  1  ]  7 

leté.  nous  en  saisissons  le  détail  on  ces  lettres  savam- 
ment expurgées,  d'où  Ton  a  exclu  la  plupart  des  juge- 
monts  sur  les  personnes  et  sur  l'époque;  ce  que  Ton 
nous  donne  n'a  guère  trait  qu'à  la  carrière  de  l'écri- 
vain ;  les  biographes,  les  historiens  de  l'œuvre  v  cher- 
cheront des  précisions  de  détail  :  le  profane  y  retrou- 
vera les  étapes  d'une  éclatante  réussite. 

Les  lettres  à  Antony  Valabrègue  marquent  le  point 
de  départ  :  à  vingt  ans,  Zola  est  un  rêveur  sentimen- 
tal; à  vingt-quatre,  il  est  un  féroce  arriviste;  il  fait  la 
théorie  de  l'arrivisme;  il  s'efforce  d'en  faire  admettre 
le  principe  par  son  ami,  poète  obsliné,  provincial 
endurci  : 

L'habileté,  pour  moi,  ne  consiste  pas  à  mentir  à  sa  pen- 
sée, à  l'aire  une  œuvre  selon  le  goût  ou  le  dégoût  de  la 
foule.  L'habileté  consiste,  l'œuvre  une  fois  faite,  à  ne  pas 
attendre  le  public,  mais  à  aller  vers  lui  et  à  le  forcer  à  nous 
caresser  ou  à  nous  injurier.  Je  sais  bien  que  l'indifférence 
serait  plus  haute  et  plus  digne;  mais,  je  vous  l'ai  dit,  nous 
sommes  les  entants  d'un  âge  impatient,  nous  avons  des 
rages  de  nous  grandir  sur  nos  talons,  et  si  nous  ne  foulons 
pas  les  autres  aux  pieds,  soyez  certains  qu'ils  passeront  sur 

"ns  corPs Ayez  une  ligne  de  conduite  fermement  arrêtée 

et  un  entêtement  féroce.... 

Féroce!  sans  doute;  il  n'est  question  dans  ces  con- 
seils d'un  ambitieux  que  de  «  plan  de  campagne  »  et 
combat.  »)  L'ami  est  sourd  à  ces  avis  : 

Croyez-moi,  il  vaudrait  peut-être  mieux  que  vous  fus- 
siez sans  un  sou,  battant  le  pavé  de  Paris,  poussé  par  la 
nécessité,  obligé  de  vous  mêler  à  la  vie  réelle.... Réfléchis- 
sez, et  voyez  s'il  n'est  pas  temps  que  vous  veniez  vous 
battre.... 


1  1  8  FIGU1ES    LIT!  ÉRÂtRES 

Zola,  lui.  n'hésite  pas  : 

11   ne   m'ësl  j);is  permis  comme  à    vous   de   m'enfermer 

dans  une  lour  d'ivoire,  sous  prétexte  que  la  foule  est  sotte. 
J'ai  besoin  de  la  foule,  je  vais  à  elle  comme  je  peux,  je 
lente  tous  les  moyens  pour  la  dompter.  En  ce  moment, 
j'ai  surtout  besoin  de  deux  choses  :  de  publicité  et  d'ar- 
gent. 

Publicité,  argent,  articles  de  journaux,  de  revues.. 
romans,  collaborations  sollicitées,  refusées,  appels  aux 
camarades  influents,  encouragements,  objurgations, 
et  parfois  sommations  aux  amis  qui  s'abandonnent  et 
renoncent  a  l'àpre  lutte  :  Zola  est  un  merveilleux  com- 
battant, audacieux,  prodigieusement  travailleur,  en 
qui  ses  amis  bientôt  reconnaissent  un  chef;  il  pro- 
clame : 

J'aime  les  difliciîltés,  les  impossibilités.  J'aime   surtoul 
la  vie,  et  je  crois  que  la  production  quelle  qu'elle  soit  esl 
toujours  préférable  au  repos.  Ce  sont  ces  pensées  qui  mê- 
leront accepter  toutes  les  luttes  qu'on  m'offrira,  luttes  avec 
moi-même,  luttes  avec  le  public  — 

Il  dit,  il  lutte,  il  luttera  toute  sa  vie  avec  une  vail- 
lance et  une  allégresse  sans  cesse  renaissantes;  on 
ne  s'attend  point  à  trouver  en  cette  correspondance  d< 
virulents  morceaux  polémiques;  l'ardeur  combattive 
de  Zola  y  parait  en  ces  lettres-plaidoyers  où  il  défend 
telle  de  ses  œuvres,  expliquant  ici  un  personnage  et 
là  un  incident,  une  intrigue,  une  intention  morale;  car 
il  a  des  intentions  morales  lors  même  qu'on  s'en 
doute  le  moins  :  chaque  page,  chaque  ligne  de  Pot 
Bouille  traduit  une  intention  morale  ;  son  œuvre  tout 
entière  est  une  morale  en  action.... Et  ici  les  objections 


EMILE    ZOLA  1  19 

se  présenter*!  <l  elles-mêmes,  mais  quelle  n'est  point 
la  candeur,  quelle  n'est  point  la  générosité  de  l'écri- 
vain! et  conimenl  ne  serions-nous  point  remués  par 
son  éloquence? 

Hélas  !  j'ai  atténué.  La  misère  sera  bien  près  d'être  sou- 
lagée, le  joui'  où  l'on  se  décidera  à  la  connaître  dans  ses 
souffrances  el  dans  ses  houles.  On  m'accuse  de  fantaisie 
ordurière  el  de  mensonge  prémédité  sur  de  pauvres  gens, 
qui  m'ont,  empli  les  yeux  de  larmes.  A  chaque  accusation 
je  pourrais  répondre  par  un  document.  Pourquoi  veut-on 
que  je  calomnie  les  misérables  ?  Je  n'ai  eu  qu'un  désir,  les 
montrer  tels  que  noire  société  les  fait,  et  soulever  une 
telle  pitié,  un  tel  cri  de  justice,  que  la  France  cesse  enfin 
de  se  laisser  dévorer  par  l'ambition  (Tune  poignée  de  poli- 
ticiens, pour  s'occuper  de  la  santé  el  de  la  richesse  de  ses 
entants. 

Et  bien,  oui.  Zola  fut  un  «  bravé  homme,  »  ainsi 
qu  il  aimait  à  le  dire,  laissant  entendre  qu'il  ne  prisait 
aucun  éloge  par-dessus  celui-là 


Vous  aviez  deviné  que  ces  deux  volumes  ne  nous 
fourniraient  aucune  occasion  d'incriminer  les  actes  ou 
1«  talent  d'Emile  Zola  :  est-ce  donc  le  vrai  Zola  qu'ils 
nous  révèlent?  Est-il  un  Zola  unique?  Ne  faut-il  point 
apercevoir  en  lui  des  personnalités  distinctes?  La  cor- 
respondance nous  l'iiil  connaître  le  poète  juvénile  que 
dous  ignorions  presque;  elle  faitéclater  la  persistante 
candeur  du  romancier,  la  sincérité  de  l'artiste,  la 
magnanimité,  les  simples  vertus  du  bon  citoyen  et  du 
brave  homme....  Il    y   a  en  Zola    d'autres    traits  qui 


1*20  FIGURES    LITTÉRAIRES 

plaisent  moins  :  la  correspondance  ne  le  livre  pas  tout 
entier;  la  correspondance  est  un  livre  ad  usum  Del- 
phini.  Ces  deux  volumes  nous  apportent  trop  et  trop 
peu;  ils  soulèvent  un  coin  du  voile;  ils  n'auraient 
point  produit  leur  elïet  si  nous  ne  souhaitions  ardem- 
ment un  dévoilement  complet. 


GKORGES    RENARD 


En   plein   quartier  latin,  rue  des   Ecoles,   mais  en 
reirait,  protégé  contre  le  tumulte  des  passants  par  une 
manière  de  square  assez  semblable  à  un  bastion,  s'élève 
le  Collège  de  France:  sombre  édifice,  dont  les  gens  de 
ffoûl    allée  donnent   la   laideur   vétusté   et   l'humilité. 
Vous    y   êtes  accueilli  par   des  huissiers  courtois;    le 
concierge  n'esl  guère  moins  lettré  que  feu  M.  Legouvé. 
Ces  façons  de  l'ancien  temps,  ce  silence,  cette  paix, 
«tte  architecture  qui  serait  solennelle,  si  d'abord  elle 
i  exhalait  une  mélancolie  pénétrante,  ces  marbres,  ces 
,oms  ""«stres...  cela  est  émouvant,  à  deux  pas  d'une 
eune  el  fracassante  Sorbonne.  Cet  antique  bâtiment 
l,,nl/'   ,!«'    nombreux  bustes,   quelques    vivants,    une 
dministration   modeste;    on  y    rencontre  parfois  de 
«rtifs  étrangers,  des   professeurs,   voire  des  savants 
élèbi 

Nous  sommes  reconnaissants  au  Collège  de  main- 
"nir"   ""  face   d'une  Université  envahissante,  Pana- 


99  FIGURES    LU  I  ÉRAIRES 


chronisme  dune  tradition  indépendante;  moyennant 
quoi  nous  ne  sourions  ni  de  ses  allures  vieillottes  ni 
de  l'usage  qu'on  lui  vit  faire  parfois  de  ses  privilèges. 
Il  est  bon,  il  es!  juste,  il  est  salutaire  que  des  savants 
puissent  ne  point  se  soucier  des  usuelles  hiérarchies  !.. . 
Professeur  au  Collège  de  France,  le  beau  titre!  Tous 
le  portent  avec  fierté,   encore  que  certains  en  soient 
comme  écrasés  :    le  silence  de   ces  petites  salles  est 
terrible;  bien  des  voix  s'y  sont  usées  plus  sûrement 
qu'en    un   vaste  désert....  Qu'importe,   si    seulement 
des  maîtres  y  enseignent  qui  ne  pouvaient  enseigner 
ailleurs,    si  quelques  inventeurs   y   développent   une 
pensée  originale,  si  le  talent  d  une  rare  élite  justifie  1;. 
raison  d'être  de  l'institution. 

Un    Georges  Renard  devait  en  être,  si  une   o-uvre 
variée,  une  activité  éminente  en  divers  ordres  de  re- 
cherches, etles  promesses  d'une  application  remuante, 
d'un  zèle  infatigable  et  dune  généreuse  pensée  sont 
des  titres  à  l'attention  des  membres  du  Collège.  Tout 
le   désignait  :  ses   titres  scientifiques,    maintes  sanc- 
tions françaises  et  étrangères,   et  jusqu'à  son  insolite 
carrière  :  universitaire  que  l'Université   avait   formé, 
mais   n'avait  point  enrôlé;  normalien,  pédagogue  de 
chez  nous,  que  l'on  avait  connu  doyen  d'une  univer- 
sité étrangère:  historien,  sociologue,  critique  en  rela- 
tions d'amitié  avec  les  esprits  les  plus  avancés  de  1 
temps,  en  coquetterie  avec  l'Académie,  qui  approuvai 
son  style  et  s'effrayait  de  ses  idées.... 

Et  certes,  si  les  doctrines  socialistes  devaient  péné 
trer  au  Collège  de  France,  il  convenait  que  ce  fût  pa 
le  ministère' de  ce  lettré  :  un  parfum  d'humanism 
corrigerait  Tapreté  du  nouvel  évangile;  ce  révolution 


GEORGES    RENARD 

baire  aurait  toute  licence  d'être  éloquent,  puisqu'il  le 
sciait  à  la  façon  classique;  faire  appel  à  Georges  Re- 
kard,  c'était  en  quelque  sorte  proclamer  que  Ton 
fiettail  Karl  Marx  el  Lâssalle  sous  le  patronage 
le  Rousseau  cl  de  Voltaire;  c'était  satisfaire  les  auda- 
éieux  sans  rompre  une  évolution. 

Il    en  fut.  il    en  est:  sa    vive  parole,  rassemble    îles 
jfcditeurs....   0  poussière  des  mornes  amphithéâf 
•esprit  du  temps  a  soufflé  sur  votre  immobilité  sécu- 
laire;   les  fenêtres  bien    closes  se  sont   ouvertes  à   la 
poussée  de  !a  lointaine  tempête  :  une  odeur  de  mois, 
traînait    sous  les  plafonds    sombres  et    bas:  le    grand 
air  ei  la   lumière  s'y    installent;    de  larges   poitrines 
prolétariennes  y  respirent  à  Taise:  des  jeunes  gens  se 
fcsardent;    de   -virils   chercheurs    n'hésitent    point    à 
**rer;  la   rougissante  Américaine  elle-même,  éprise 
le  «    bon  français.    .,  ei  qui  seule  condamne  à  l'assi- 
sté   tant  de    maîtres,  esi  suivie   de  quelques   com- 
s.    0   vénérable    Collège    de  France,    tel  est    le 
succès  du  proscrit   de  [n  Commune. 


"»'   eu    vingl    ans   aux   environs   de    1870,    avoir 

lr-  krillanl  normalien,  dans  l'ivresse  du  succès, 

b  1  espoir  el  de  la  jeunesse,  les  atrocités  de  la  guerre* 

du  siège,    avoir   connu,   l'espace   .l'un    matin,    de 

enthousiasmes  républicains  et  démocratiques, 

ussitôi  les  pires  désastres,  le  naufrage  de  sa  foi 

ms  l'anéantissement  de  tout  idéal,  voilà  1  événement 

m  °™ente  la   vie  de    Georges   Renard.   La   sinistre 


124  FIGURES    LITTERAIRES 

aventure!  On  a  dépeint  certes  la  stupeur  de  nos  intel- 
lectuels devant  la  défaite  ;  le  désarroi  des  Taine  et  des 
Renan  nous  est  connu.  Combien  le  coup  dut  être  plus 
rude  et  plus  funeste  pour  les  jeunes  hommes  qui 
naissaient  alors  à  la  vie  de  l'esprit  ! 

Georges  Renard  était  le  chef  de  cette  promotion  de 
1867,   où  se  rencontraient  Aulard,   Faguet,   Denis... 
promotion  ardente,  frondeuse,  indisciplinée  :  Faguet 
portait   —  et   revendiquait  —  la   peine  d'une    mani- 
festation anticléricale  de  ses  camarades.  Victor  Hugo, 
de    son    exil,    louangeait   et  encourageait    cette  jeu- 
nesse républicaine....  De  la  rue  d'Ulm  au  régiment, 
aux    champs    de    bataille,    à    l'émeute,    quel    réveil! 
Georges    Renard   était-il    le    plus   sensible?   Engagé 
plus  avant  dans  leur  commun   idéal,    plus   intransi- 
geant, parce  que   plus   ambitieux,   et   peut-être   plus 
mûr,   souffrit-il   davantage?  Il   me  semble  qu'aucun 
des   normaliens  de  ce   temps   ne   fut    aussi    violem- 
ment marqué  par  les  événements  et  sa  précoce  souf- 
rance.    Bien  d'autres   portèrent  leur  vie   durant   des 
stigmates    indélébiles,    et   l'histoire    n'est  pas   écrite 
des  déformations  que  la  défaite  infligea   aux  esprits 
et  aux  caractères....  Quiconque  se  préoccupera  de  con- 
stituer cette  histoire  devra  interroger  Georges  Renard  : 
d'autres  se  remettaient,  se  guérissaient,  s'apaisaienl 
dans   la  régularité  des  fonctions  et  des  labeurs...    k 
blessure  de  Georges  Renard  n'était  point  de  celles  qur 
se  ferment  si  aisément;  elle  saigna  longtemps;  il  er 
garda  quelque  chose  de  fébrile,  et  je  ne  sais  quel  fié 
missement  qui  nuance  la  fermeté  de  sa  parole  et    d» 
son  style.  Que  ce  vaincu  se  soit  raidi  prodigieusement 
pour  ne  point  succomber,  cela  se  reconnaît  à  ses  allures 


GEORGES    IUÙNARD  125 

à  son  langage,  à  l'unité  de  son  effort;  1  apreté  saccadée 
de  son  discours   trahit   un  long  repliement  sur  soi- 
même.  D'autres,  oublieux  ou  distraits  ou  modifiés  par 
la  vie,  reniaient  les  haines  anciennes,  glissaient  à  de 
lagues  opportunismes.  Georges  Renard  s'accrochait 
avec  une  énergie   désespérée   aux   convictions   de  sa 
jeunesse  ;  il   bâtissait   sa  vie   sur   des    ruines  ensan- 
glantées ;  que  lui  eût-on  parlé  de   reniements  ou  de 
concessions?  Il  était  celui  qui  s'obstine  farouchement 
et  qui  ne  trahit  pas;  la  hantise  de  ses  premiers  rêves 
persiste  à  travers  l'image  d'une  effroyable  faillite  et 
surexcite  le  ferme  propos  d'une  éclatante  revanche. 
Saluons  d'abord  en  Georges  Renard  un  rare  exemple 
de  constance,  d'opiniâtreté  intelligente  et  de  fidélité  cà 
un  grand  et  noble  espoir. 

\  aincu,   il  Tétait  doublement  au  lendemain  de  nos 
déroutes;  soldat  du  siège,   fonctionnaire   de  la  Com- 
mune, la  seconde  capitulation  n'avait  pas  été  la  moins 
atroce;  il  avait  cru  à  la  Révolution;  ulcéré,  guidé  par 
la  pitié  autant  que  par  la  colère,  il  avait  été  aux  misé- 
reux ;   il  avait  pensé  revivre  une  épopée  d'affranchis- 
sement.  Combien  crurent  alors  renouer  une  chaîne? 
Obéir    à    la    voix    des    grands    ancêtres     de    1848? 
Georges  Renard  sentait  s'ébranler  une  tradition  glo- 
îeuseetse  précipitait  avec  elle.  Et  je  pense  qu'il  serait 
usé  de  démontrer  l'influence  de  ce  que  l'on  a  appelé 
e  «  socialisme  utopique  »  sur  sa  jeunesse  ;  cet  intellec- 
uel  avait  des  réserves  de  commisération  et  d'enthou- 
liasme  à  dépenser;  sa  froideur  n'a  jamais  dissimulé 
pie  les  mouvements  trop  soudains  d'une  âme  ardente; 
es  boutades,  qui  mordent  et  déchirent,  ne  sont  que  la 


]  26  I  "'l  RES    LIT!  ÉRAIRES 

défense  d'un  sentimental  prompt  ù  souffrir;  ce  timide 
fut  toujours  un  audacieux.  Hardiment  il  se.  déclarait 
L'ennemi  des  partis  pris  bourgeoisde  M.  Thiers. 

11    a    lui-même   conté  dans   un    roman    autobiogra- 
phique. UExilé,   ses  aventures  de  proscrit,  sa    fuite, 

les    premières  années  de    son  séjour  en  Suisse.    Quel 
roulement!  Le  normalien  l'été,  maître  au  collège  de 
Vevev,    isolé,    suspect    aux    dévots   protestants!     Le 
surprenant   n'est    point    sa    bravoure,    mais    sa   quasi 
gaieté  :  ce  trait  esl  bien  français;  le  jeune  professeur, 
qui  en  impose  par  sa  tenue  et  son  talent  aux  plus  mal- 
veillants,   n'est    point  morose.    11  est  un    compagnon 
allèere:    il  observe  sans    mélancolie    des  mœurs   qui 
parfois  le  choquent:  sa  verve  malicieuse  saura  peindre 
M.  le  Pasteur  et  M.  le  Rédacteur  en  chef  dune  revue 
bigote.  Il  n'en  ressent  pas  moins  amèrement  les  tris- 
tesses de  l'exil.  Quelle  n'est  point  sa  joie,  lorsquVnlin 
la   France   lui  est   rouverte!    Ici    encore    l'expérience 
particulière  de  Georges  Renard  instruira  utilement  les 
historiens  futurs  :  interroge/,  son  héros,  ce  René  Mes- 
sant,  si  laborieux,  si  honnête,  si  vibrant;  demandez- 
lui  ses   impressions  sur  la   France  de  1880  :  qu'il  est 
donc  révélateur,  l'état  d'esprit  de  ces  proscrits  enlin 
absous  par  la  République,  et  de  qui  la   réalité  déçoit 
encore   les  rêves!    En  vérité  qu'y  avait-il  de    changé 
dans  cette  France  républicaine?  La  curée  bourgeoise 
continuait  sous  une  mensongère   étiquette;  nul  idéa- 
lisme, nul  progrès  des   mœurs,   nul  souci  des  aspira- 
tions populaires;  la  finance  plus  que  jamais  puissante, 
l'argent  tyrannique.  Les  exilés  sellaient:  «  Combiei 
laudra-t-iî  de  temps  à  leur  patrie  pour  leur  donner  h 
nostalgie   de   l'exil?  »  Et  quel  accueil  \  Ils   sont   dl 


GliORGI  >    RENARD  1  27 

I  revenants  dont  la  résurrection  apeuré,  des  «  rené- 
gats »  donl  l'intransigeance  irrite  el  déconcerte.  L'uni- 
lerselle  lâcheté  les  condamne  aux  humiliations,  à  la 
pédiocnté.  René  MessanI  regagne  la  Suisse  hospita- 
lière. 

Ainsi  lit  Georges  Renard;  il  devait  aux  lettres  sa 
^habilitation  de  citoyen  —l'Académie  ayant  protégé 
1  auteur  d  un  poème  couronné  par  elle.  —  Les  lettres 
lui  procurent  une  chaire  à  Lausanne.  A  deux  reprises 
professeur,  puis  doyen,  recteur  désigné  de  L'université 
lelvétique,  maître  à  Paris,  professeur  au  Conserva- 
toire national  des  Arts  et  Métiers.  Georges  Renard  se 
phe  aux  fonctions  alternées;  il  est  nôtre,  il  nous 
échappe,  il  nous  revient:  il  est  libre;  il  nous  juge; 
tenons  bien  garde  a  ses  jugements....  Incessante  est 
I  activité  de  cette  vie  de  labeur  et  de  combat. 


Enseigner  la  littérature  française  convient  à  Georges 

Renard;  c  esl  a  quoi  le  destina  une  minutieuse  prépa- 
ration professionnelle  :  le  pli  universitaire  est  si  fort, 
que  bien  peu  d'esprits  le  secouent..  Georges  Renard 
enseigne  l'histoire  de  uns  lettres  selon  la  méthode 
normalienne;  .1  est  d'abord  un  pédagogue  infiniment 
prudent  et  sûr;  érudit  à  la  façon  d'autrefois,  qui  n'en- 
courageait poinl  L'amoncellement  des  fiches,  mais 
figeait  des  lectures,  la  méditation  des  auteurs,  un 
effort  de  réflexion  et  de  goût  :  il  est  nourri  de  la  plus 
pure  moelle  ira, h  a, se  ;  nulle  culture  plus  hostile  aux 
vagabondages  de  l'esprit;  nulle  discipline  plus  ferme 


128  FIGURES    L1TTÉRAIKES 

plus  capable  de  rassembler  les  forces  jaiilissantesdune 
âme  et  d'un  talent,  et   d'en  assurer,  selon  une  stricte 
économie,  l'exacte  utilisation.  L'Université  d'autrefois 
favorisait   peu   la  sensibilité,   et   tenait  en  singulière 
défiance    l'imagination;    héritière  des  ascètes  catho- 
liques, elle  prolongea  long-temps  parmi  nous  l'austérité 
spirituelle  des  Messieurs  de  Port-Royal.   Réduiteaiin 
sévère  rationalisme,  elle  cultivait  le  bon  sens,  préfé- 
rait Malherbe  à  Ronsard,   Boileau    aux    romantiques, 
Voltaire  atout  l'Univers;   elle  ne  se  piquail  point  de 
former  des   poètes  —  si  ce  n'est  des  rimeurs  pseudo- 
classiques —  et  moins  encore  des   artistes,    mais    de 
bons  juges   campés  sur  la  plate-forme  solide,  encore 
qu'étroite,  d'une  tradition  bien  définie.  Georges  Renard 
sort  de  cette  université-là,  et  je  pense  qu'il  lui  doit  la 
rigueur   de  sa   dialectique,  et  peut-être  un   peu  de  la 
fermeté  de  son  caractère,  et  sûrement  sa  pénétration 
critique,   le  meilleur  de  ses  vertus  intellectuelles,   et 
quelques-uns   de  ses  préjugés....  Tel  quel,  nul  n'était 
plus  apte   à  enseigner   l'histoire   de  notre  littérature  : 
on   s'en  convaincra   en    parcourant    son  essai  sur   la 
Méthode  scientifique  de  l'histoire  littéraire',  le  lettré 
apporte  ici  au  philosophe  et  au  théoricien  le  plus  utile 
concours;  le  premier  nous  séduit  dans  le  même  temps 
que  parfois  les  deux  autres  nous  provoquent  a  la  résis- 
tance; nulle  sécheresse  en  ce  livre  où  s'allonge  déme- 
surément le  développement  d'un  plan  logique,  etd  une 
entreprise  plus  suggestive  dans  le  détail  que  convain- 
cante au  total.  Ainsi  vit-on  MM.  Ch.-V.  Langlois  et 
Seignobos  édilier   naguère   le  code  idéal  —  et  par  là 
même  fréquemment  illusoire  —  de  la  méthode  histo- 
rique. 


GEORGES    RENARD  J  29 

Enseigner  la  littérature  française,  certes  nulle  occu- 
pation ne  plaît  davantage   à  Georges   Renard  et    ne 
satisfait   mieux  ses  goûts  d'universitaire  impénitent 
Eroyez-vous  toutefois  qu'il  s'enfouira  sous  les  gloses 
les  commentaires   et   les   savantes   recherches*   Qu'il 
demeurera  sourd  aux  appels  de  la  vie,  à  la  rumeur  de 
ses  propres  colères  et  de  ses  espérances?  Et  d'abord 
il  est  de  ceux  qui  consentent  à  ne  point  négliger  les 
spectacles  dont  leur  existence  s'environne;  il  s'essaie 
au  roman;  une  gracieuse  collaboration  l'incite  à  noter 
en   de   frais  croquis  une  admiration  commune,  cette 
amitié  affectueuse  dont  il  paie  libéralement  l'hospita- 
lité suisse.  Son  René  Messant  s'était  découvert  «  une 
\me  de  demain,  ou  d'après-demain.   »  Il  se  distingue 
>ar  là  de  Georges  Renard  que  tant  de  liens,  et  si  forts 
rattachent  au  passé;  mais  s'il  n'est  pas  douteux  que 
Georges   Renard  n'appartienne,  par  toutes  ses  fibres. 
1   son  temps,  comment  ne  point    voir  qu'il   s'élance 
tfdemmeiit   vers    l'avenir?  C'est  de  bonheurs    futurs 
|u'il  voudrait  voir  l'humanité  se  préoccuper  plus  déli- 
•érément.  C'est  au  nom  d'une  exigeante  postérité  qu'il 
omme  ses  contemporains  d'évoluer.  C'est  pour  hâter 
avènement  d'un  régime  social  plus  équitable  et  plus 
umain,  qu'il  assume  de  critiquer  nos  livres,  nos  idées 
os  gouvernements,  et  de  défendre  un  idéal  nouveau.' 

I  n  tempérament  de  révolutionnaire,  le  goût  de  la 
Hte  et  l'amour  des  idées,  un  esprit  infiniment  sérieux, 
n  jugement  modéré,  pénétrant,  plus  d'élan  que  de 
■mme,  une  indomptable  probité  intellectuelle,  une 
Mosité  passionnée  d'un  meilleur  avenir,  telles  étaient 
s  armes  de  ce  réformateur,  que  l'on  retrouvera  par- 


(J 


i;;n  FIGURES    LITTÉRAIRES 

tout  où  le  passé  se  fera  menaçant.  Discussions  sociales 
et  politiques,  polémiques  littéraires  el  philosophiques, 
rencontres  où  il  n'est  point  inférieur  a  de  redoutables 
champions,   Zola,    Brunetière....   Georges    Renard  se 

multiplie,  toujours  prêt  a  la  riposte,  plus  fréquemment 
à  l'attaque  :  une  belle  lièvre  de  colère  anime  ses  livres  et 
jusqu'à  ses  moindres  articles  :  ressentiment  contenu, 
lièvre  qui  se  domine,  combativité  qui  s'en  prend  aux 
idées,  aux  institutions,  et  non  point  aux  personnes,  argu- 
mentation respectueuse  de  la  courtoisie,  du  bon  ton; 
Georges  Renard  venta  ses  écrits  une  élégance  aca  lé- 

mique. Il  eût  été  un  critique  excellent  de  nos  mœurs 

etde  notre  vie  journalière  :  une  observation  piquante, 
une  protestation  raisonnée  contre  tels  condamnables 
usages  diversifie  agréablement  La  conversion  (V André 
Snrennij...  il  s'assigne  une  tâche  plus  pressante  et  tonce 
sur  les  conceptions,  les  croyances,  les  systèmes  où 
s'appuie  la  confiance  de  la  société  capitaliste. 

Et  je  n'irai  point  rebâtir  avec  lui,  d'après  lui.  la 
cité  future:  c'est  l'homme  dont  je  tente  d'esquisser  en 
hâte  les  traits  caractéristiques  —  et  dont  peut-être 
Texemple  vaut  plus  que  les  idées;  —  comment  ne 
point  noter  toutefois  que  le  socialiste  ne  dément  point 
le  lettré,  l'humaniste,  l'héritier  d'une  double  tradition 
intellectuelle  et  révolutionnaire?  Tel  ce  généreux 
Benoît  Malon,  mais  avec  plus  de  précision  dans  ses 
revendications,  Georges  Renard  est  un  «  intégraliste  ;  » 
le  socialisme  intégral  accorde  autant  d'importance  au 
peri'ecuonnement  moral  qu'au  progrès  économique  : 
il  n'ira  point  certes  decouronner  l'humanité,  car  <  la 
démocratie  ne  ten  1  pas  seulement  à  rendre  à  l'aristo- 
cratie vraie,  a  l'aristocratie  personnelle,  sa  place  et  son 


GEORGES    RENARD  131 

rôle  occupés  par  l'autre;  elle  tend  aussi  à  retondre,  a 
la  généraliser....  On  dit  parfois  aux  démocrates  :  —  Fi 
donc!  Vous  voulez   le  gouvernement  de  la  populace! 
—  Non.  peuvent-ils   répondre,  car  nous  voulons  qu'il 
n  v  ait    plus  de  populace  —  On   ne  saurait    être  plus 
aristocrates,  o  Le  souci  desintérêts  moraux  de  l'huma- 
nte apparaît  dans  tous   les  écrits  de  Georges  Renard 
et  confère  à  sa  pensée  une  dignité  et  une  portée  que 
nul  ne  méconnaîtra.  —  Ajouterai-je  que  sa  prudence 
an  s.  décèle  le  bénéfice  d'une  éducation  éminemment 
raisonnable   et  comme  un  atavisme    de  sens    pratique 
hostile   a  tons   les  fantasmes:    il  ire  rêve  que  du   pos- 
sible   et   du   réalisable  :  il  croit   à   la  nécessité    dune 
radicale  transformation  de  la  société,  il  ne  l'attend  que 
dune  assez,   lente   évolution;    consultez    son    Régime 
aliste,  son  Socialisme  à  l'œuvre;  rien  la  de  compa- 
rable aux  châteaux  en  Espagne  de  maint  prophète  trop 
Imaginatif.  Georges  Renard  n  est  pas  certes  le  moins 
■•lu  ni  le  moins  catégorique    de    nos  constructeurs 
l'avenir,  mais  il  est,  à  n'en  pasdouter.  le  moins  chimé- 
rique. 


Peut-être  est-il,  encore  qu'il  nvn  saurait  conve- 
nir, i"  plus  dogmatique  de  nos  critiques  littéraires  : 
«ci  mérite  consi  lération,  et  d'autant  plus  que  la  cri- 
littéraire  esl  sans  doute  la  partie  de  son  œuvre 
à  -.vouent  avec  le  pins  de  force  ses  tendances  et 
on  étal  d'esprit.  Non  que  sa  définition  du  critique  soif. 
*l  instructive:  lisez  éette  sage  préface  au  vol,, 
u'il  intitule  :  Un  Princes  de  la  jeune  critique  (Le- 


132  FIGURES    LITTÉRAIRES 

maître,  Brunetière,  France,  Ganderax,  Bourget),  fort 
sage  en  vérité,  et   peu  significative  en  son  orthodoxe 
impersonnalité.    C'est   dans   l'action  que  se  révèle  le 
bon  critique;  c'est  sur  pièces  qu'il  convient  de  juger 
Georges  Renard,  sur  pièces,  entendez  qu'il  est  indis- 
pensable de  se  reporter  à  ses  Etudes   sur    la    France 
contemporaine  et  à  ses  Princes  de  la  jeune  critique  — 
excellents  mo  lèles  de  critique  descriptive,  pondérée, 
équitable    et  par  là   même  souvent  en  avance  sur  les 
jugements  des  contemporains  —  et  surtout  à  ses  trois 
volumes  de  Critique  de  combat;  car  il  n'a  rien  écrit  de 
plus  vivant  ni  de  plus  acéré  que  ces  trois  recueils;  quel 
entrain  !  quelle  verve  ironique  !  et  quelle  saine  cruauté  ! 
Un  tel  mouvement   anime  ces  pages  que    le  lecteur, 
même  hostile,  est  entraîné,  qu'il  applaudit,  éprouvât- 
il  un  sentiment  de  révolte.  Et  c'est  qu'en  vérité  l'écri- 
vain est   supérieur  au    penseur,  le   polémiste  au  cri- 
tique, et  l'esprit  qui  souffle  à  travers   ces  pages   aux 
thèses  qu'elles  s'efforcent  de  nous  faire  agréer. 

Critique  de  combat!  soit.  Critique  socialiste,  ah!  ne 
nous  hâtons  point  de  l'affirmer.  Une  critique  littéraire 
socialiste  est-elle  concevable?  ne  se  heurtera- t-elle 
point  aux  mêmes  insuffisances  qu'une  critique  litté- 
raire catholique,  ou  protestante,  ou  radicale,  ou  étroi- 
tement bourgeoise?  Il  est  loisible  au  critique  d'avoir 
un  credo;  remplira-t-il  sa  fonction,  s'il  juge  la  prodi- 
gieuse diversité  des  esprits  et  des  œuvres  du  seul  point 
de  vue  de  sa  croyance  ou  de  sa  thèse?  Outre  qu'il 
commettra  de  singulières  erreurs,  d'impardonnables 
omissions  —  et  je  ne  dis  rien  de  sa   notoire  injustice 

sa  méthode,  loin  de  lui  suffire,  ne  sera  que  le  masque 

d'un  critérium  mieux  approprié  à  son  objet.  Accorde 


GEORGES    RENARD  133 

rez-vous  qu'en  l'espèce  on  puisse  parler  d'une  esthé- 
tique socialiste?  La  preuve  que  ces  deux  mots  accou- 
plés n'ont  aucun  sens,  Georges  Renard  nous  la  fournit  : 
son  socialisme  lui  dicte  quelques  sentences  qui  n'ont 
trait  qu'à  certaines  tendances,  peut-être  accessoires, 
des  esprits  et  des  œuvres  ;  les  œuvres  elles-mêmes,  l'art 
d'écrire,  qui  ne  relèvent  que  d'une  censure  littéraire, 
Georges  Renard  n'est  point  embarrassé  pour  les  jauger, 
mais  c'est  avec  son  vieux  mètre  universitaire  qu'il  en 
prend  la  mesure.  Critique  socialiste;  ah!  ne  vous  trom- 
pez pas  au  titre,  ceci  est  la  continuation  d'une  tradition 
qu'illustrèrent   nos  meilleurs  maîtres   de  rhétorique. 

Je  ne  médirai  point  de  celte  solide  crilique  uni- 
versitaire à  laquelle  périodiquement  font  retour  les 
préférences  d'un  public  avide  de  certitudes  :  elle  est 
savoureuse,  étant  riche  de  l'expérience  des  siècles, 
péremptoire  et  d'aventure  revêche,  mais  si  claire,  si 
éloquemment  limpide,  si  avertie  de  nos  goûts  fon- 
ciers ;  elle  manie  la  férule  sans  embarras  ni  indulgence  ; 
elle  possède  l'autorité;  elle  est  l'autorité. 

C'est  elle  qui  dit  son   fait  à  Zola  dans  Critique  de 

oinbat;  et  je  n'oublie  pas    que  Georges   Renard    fut 

ulleurslun  des  premiers  à  caractériser  équitablement 

«naturalisme,  mais  ici  de  quelles   réserves  ne  le  har- 

v  e-t-il  pas?  Le  lourd  matérialisme, le  manque  dégoût 

i  de   critique,  et  tous  les  vices  de  cet  art  grossier  et 

«rissant,  qui  donc   les   dénonça  plus  résolument?  — 

Anatole  France,  qui  depuis  a  si  fort  séduit  nos  jeunes 

professeurs,    leurs    devanciers     ne     lui     témoignaient 

|uune    boudeuse    tendresse   :    demande/,   à  Georges 

tenard  ce  qu'il   convient    de    penser   d'une  frivolité, 

un  scepticisme,  et  pour  tout  dire  d'une  indifférence  à' 


]3l  FIGURES    LITTÉRAIRES 

la  vérité  assurément  scandaleuse  :  voilà  sans  doute 
comme  nos  ancêtres  du  xvir5  siècle,  qui  ne  se  satis- 
faisaient point  d'aimables  babioles,  eussent  parlé 
d'Anatole  France;  et  je  n'aurais  point  le  courage 
d'imiter  leur  rudesse,  mais  je  ne  m'empresserai  poinl 
davantage  d'affirmer  qu'ils  aient  tort.  — Multiplierai- 
je  les  exemples?  Georges  Renard  donne  l'assaut  aux 
théologies  de  Brunetière  ;  il  ne  saurait  soullrir  certain 
romantisme  de  la  pensée.  Il  assaille  Faguet,  «  calom- 
niateur du  xvi n°  siècle  ;  »  toute  l'ancienne  université 
eût  protesté  avec  lui.  Il  s'étonne  quelque  part  de  se 
rencontrer  fréquemment  avec  M.  Doumic;  rien  ne 
nous  surprend  moins  et  je  lui  en  fais  mon  compli- 
ment....  Citerai-je  quelques-unes  de  ses  préférence 
Georges  Renard  célèbre  le  style  et  Fart  de  ïheuriet; 
il  approuve  fort  la  poésie  de  M.  Dorchain.... 

Les  lacunes  d'une  semblable  critique  apparaissent 
d'elles-mêmes;  elles  sont  toutes  déterminées  par  cette 
défiance  de  la  sensibilité  et  de  l'imagination  qui  faci- 
litait à  nos  pères  le  respect  de  la  règle.  Il  me  plairait 
d'en  exalter  les  mérites  :  une  rude  probité  intellec- 
tuelle, un  courage  à  toute  épreuve  et  le  mépris  des 
snobismes  vains,  une  grande  érudition  classique,  le 
sens  des  perspectives....  Ces  vertus,  découvrez-les  en 
Georges  Renard;  entendez  (lequel  ton  il  condamne  le 
dilettantisme,  le  pessimisme,  le  décadentisme  et  tous 
les  genres  d'exotisme;  admirez  de  quelles  flèches  ven- 
geresses il  transperce  la  silhouette  inquiétante  du  trop 
habile  Marcel  Prévost.  Ses  amis  eux-mêmes  ne  sont 
point  à  l'abri  de  sa  sévérité  :  la  rare,  la  précieuse  fran- 
chise !  Sa  sévérité  n'a  d'égale  que  la  bienveillance  dont 
il  accueille  les  jeunes  ;  et  c'est  sur  ce  trait  que  je  vou- 


GEORGES    RENARD  J3.j 

cirais  clore  la  critique  d'un  critique,  en  vous  citant 
telles  pages  où  ce  mentor  impitoyable  des  aînés  encou- 
lage  ees  cadets  :  Finnin  Roz,  Eugène  Hollande,  Béren- 
ler,  Pujo  et  l'équipe  de  YArtet  lu  Vie. 


* 


Un  révolutionnaire,  un  bourgeois  de  la  troisième 
République,  révolutionnaire  d'instinct,  socialiste  par 
raison,  bourgeois  d'éducation,  bourgeois  renforcé  de 
par  ses  vœux  universitaires,  un  universitaire,  un  cri- 
tique audacieux  en  sociologie,  conservateur  en  lit- 
térature, excellent  écrivain...  tel  est  Georges  Renard, 
professeur  au  Collège  de  France;  tant  de  contrastes 
le  rendent  inclassable:  on  ne  le  classe  pas  :  on  ne  le 
Rige  guère;  il  inquiète....  Lui,  cependant,  n'a  souci 
que  de  l'indépendance  de  sa  pensée  :  il  joue  parmi  nous 
le  rôle  que  dans  certains  Parlements  s'attribuent   les 

auvages.    ■  C'est  un  homme. 


EDME   CHAMPION 


Connaissez- vous  parmi  les  érudits  de  ce  temps  un 
esprit  plus  vivement  original? 

Erudit  certes,  mais  non  point  de  cette  érudition  qui 
s'enferme  en  un  étroit  domaine,  érudit,  mais  qui  ne 
sacrifie  pas  à  l'érudition  son  tempérament,  ses  curio- 
sités, ses  merveilleuses  ardeurs  intellectuelles;  érudit, 
qui  tout  d'abord  révèle  un  tempérament  d'artiste,  des 
curiosités  de    philosophe,  des  haines   violentes,  des 
enthousiasmes  durables,  une  vigueur  polémique,  un 
zèle,  j'allais  dire  une  candeur  d'idéalisme...  qualités  et, 
s'il  vous  plaît,  défauts,  dont  la  perpétuelle  contradic- 
tion ne  laisse  pas  de  surprendre  ;  un  tel  esprit  décon- 
certe  avant  d'attirer  :   comment  le  classer?  Il  n'est 
d'aucune  école  :  il  ne   se  rattache  à  aucun  groupe   : 
nul  ne  pratique  avec   plus   de  prudence   avertie  les 
méthodes  critiques  ;  il  illustre  ses  dossiers,  ses  notes 
d'archives,    de    sentences    morales,    de   jugements, 
d'idées  générales,  de  tout  un  appareil  de  conclusions 


EDME    CHAMPION  j  37 

les  plus  subjectives  du  monde  ;  il   est   à  la  fois  très 
moderne  et  très  démodé;  il  anticipe  sur  le  présent,  se 
réfugie  en  une  société  future  heureuse,  quasi  parfaite  ; 
il  a   des  partis  pris,   des  aveuglements  d'homme   du 
passé;  en  ce  défenseur  de  l'idée  de  progrès  nous  dé- 
couvrons un  survivant  du  xvuic  siècle.  Il  est  de  notre 
temps  par  le  «  métier  »  :  par  ses  idées,  il  retarde  sur 
ses  contemporains  ou  bien  les  devance  :  il  est  à  bien 
des   égards  un   initiateur.    De  cet  érudit,    on  ne  cite 
presque  pas  un  livre  de  pure  érudition;  de  ce  chercheur 
laborieux,  patient,  pénétrant,   on  n'a  que  des  travaux 
d'ensemble,  rapides,  mais  non  superficiels,  des  «  intro- 
ductions, »  qui  sont  des  livres  solides  encore  qu'insuf- 
fisamment  développés,  des  études  fragmentaires,  au 
total  une  œuvre  dispersée  et  comme  inachevée....  Mais 

cette  œuvre  trahit  une  remarquable  unité  d'inspiration, 
mais  la  cohérence  des  idées  que  M.  Edme  Champion 
ne  se  lasse  pas  d'y  introduire  est  frappante;  mais 
cette  œuvre  impartiale,  passionnée,  inégale,  systéma- 
tique révèle  un  esprit  très  distingué,  très  particulier, 
*l  pour  tout  dire  original. 

La  formation  d'un  pareil  esprit  nous  serait  inintel- 
igible,  si  nous  ne  devinions  qu'il  s'est  jalousement 
soustrait  aux  influences  du  milieu  social  ;  cette  origi- 
lalité  s'est  développée  et  affirmée  loin  du  monde:  on 
«rail  embarrassé  de  citer  un  exemple  aussi  caracté- 
istique  de  recherche  indépendante,  de  méditation 
olontairement,  obstinément  solitaire.  Edme  Cham- 
«on  a  des  amis  :  nul  ne  peut  se  vanter  d'avoirmodifié 
a  pensée  de  Edme  Champion.  Certes,  il  doit  très  peu 
ux  contemporains;  quelle  n'est  point  son  ironie, 
[uand  d'aventure  il  cite  —  pour  les  réfuter  —  «  les 


13, s  l'IGl  RES    LITTÉRAIRES 

grands  critiques!  -  Deqnel  ton  âpre  ne  parle-t-il  point 
de  Taine  ou  de  Brunetière ! . . .  Et  voilà  pour  les  morts. 
—  Telle  de  ses  préfaces  contient  de  précieux  aveux  : 

«  Le  travail  médité  en  silence  au  pays  d'Armor  a  été 
l'ait  au  milieu  du  tumulte  de  la  ville,  mais  dans  un 
isolement  invraisemblable,  aussi  complet  que  celui  du 
désert.  J'ai  détourné  mes  veux  de  ce  qui  se  passait 
autour  de  moi.  j'ai  fermé  l'oreille  aux  bruits  du  dehors, 
non  par  insouciance  ou  paresse,  mais  pour  me  préserver 
d'agitations  funestes  à  l'impartialité  et  au  discerne- 
ment. Comme  les  héros  de  Schiller,  échappant  à  mon 
temps,  j'ai  fait  retraite  dans  les  siècles  à  venir  : 

«  Ich  lebe  ein  Bùrger  derer  welche  kommen  wew 
den.  » 

Un  isolement  invraisemblable!  Nous  l'en  croyons 
sans  peine;  Edme  Champion  est  un  ascète  de  Lettres. 
Nous  comprenons  maintenant  sa  violence,  ses  dé- 
fauts, ses  vertus,  les  effusions,  les  sécheresses  que 
l'on  remarque  en  son  œuvre,  et  l'espèce  de  ferveur 
dont  tout  entière  cette  œuvre  est  comme  vibrante. 


¥      * 


Historien.  Edme  Champion  applique  les  plus  sûre! 
méthodes  d'investigation;  mais  qu'il  sait  bien  les 
périls  de  l'érudition,  les  vices,  la  redoutable  myopie  de 
certaine  critique!  Puissent  nos  historiens  méditer  les 
pages  —  profondes  —  où  il  définit  les  caractères  de 
la  vérité  historique  (Vue  générale  de  l  histoire  de 
France)  :  «  ...  Prenons  garde  que  le  souci  de  con- 
stater les  faits  ne  nous  ôte  le  loisir  et  surtout  le  goût 


EDME   CHAMPION  J3<| 

de  les  comprendre,  que  1  étude  acharnée  du  détail  ne 
nous  détourne  des  vues  générales,  et  qu'à  poursuivre 
indéfiniment  les   petites  vérités  nous  ne  Armions  les 
yeux  aux  grandes.  »  Les  détails,  les  petites  vérités  ont 
leur  prix;  mais  une  petite  vérité,  qu'est-ce  en  réalité 
ion  une   vérité  incomplète,  une    demi-vérité,  donc 
une  moitié  d'erreur?  La  prise  de  la  Bastille  fut  un  mince 
événement  :  pièces  en  mains,  lesérudits  ont  démontré 
que  la  forteresse  ne  fut  point  défendue,  que  la  populace 
y  pénétra    sans  effort;    cette   <  journée  »  ne   fut   point 
héroïque....  Et  après?  La  légende  ne  surgit-elle  pas, 
spontanée,    triomphante,    instigatrice   de   prodigieux 
enthousiasmes?  Quelle  n'est  point  l'erreur  de  ces  his- 
toriens qui,  au  nom  de  la  vérité,  diminuent  l'impor- 
tance du  i  t  juillet   1789! 

Les  événements  ne  valent  pas  tan!  par  eux-mêmes  que 
parée  qu'ils  signifient.  Ils  ne  sont,  le  plus  souvent,  remar- 
quables que  comme  symptômes  dc>  besoins,  des  passions, 
des  croyances  qui  agitent  les  peuples  :  ceux-là  seuls  méri- 
tent noire  attention,  qui  traduisent  une  idée  ou  un  senti- 
ment, et,  si  l'idée  est  généreuse,  si  le  sentimeni  est  profond, 
ds  prennent  aussitôt  des  proportions  immenses  qu'ils  tar- 
deront, en  dépit  de  Ions  les  critiques. 

<  )n  ne  saurait  mieux  dire  :  c'est  là  une  conception  de 
1  histoire  qui  n'a  rien  de  médiocre,  qui  est  noble,  qui 
est  g  înéreuse. . . .  Edme  Champion  s'y  tient  :  sa  vie  tout 
entière,  il  la  voue  a  l'histoire  telle  qu'il  l'a  un  jour  défi- 
nie. Edme  Champion,  qui  sait  si  bien  mener  avec  la 
plus  rigoureuse  précision  les  enquêtes  de  détails,  s'élève 
d  un  constant  effort  au-dessus  de  ses  enquêtes;  il  n'est 
l'01"1  myope;  il  entend  que  les  vastes  horizons  ne  lui 
soient   point  interdits.   Il  intitule  audacieusement  un 


140  FIGUIŒS    LITTÉRAIRES 

livre  Vue  générale  de  l' histoire  de  France,  un  autre 
Esprit  de  la  Révolution  française  ;  s'il  étudie  les  Cahiers 
de  1189,  ce  n'est  pas  qu'il  ambitionne  de  dénombrer 
la  multitude  des  faits  locaux  et  des  dépositions  particu- 
lières ;  il  prétend  donner  «  un  petit  guide,  »  non  «  four- 
nir une  carte  détaillée  avec  tous  les  endroits  dignes 
d'attention;  il  sufïit  de  tracer  de  grandes  lignes,  de 
montrer  les  voies  principales.  »  Dans  la.  Séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat  en  1794  ne  cherchez  pas  «  la 
science,  mais  une  préparation  à  la  science,  un  coup 
d'œil  sur  elle....  On  ne  trouvera  ici  qu'une  vue  à  vol 
d'oiseau,  une  introduction.  »  La  modestie  de  ces  for- 
mules n'est  qu'apparente;  les  desseins  de  Edme  Cham- 
pion sont  hardis;  ses  plans  sont  vastes  —  qui  l'en 
blâmerait?  — ils  sont  parfois  gigantesques;  mais  alors, 
nous  estimons  chimériques  les  constructions  de  cet 
historien-philosophe. 

Historien-philosophe?  La  philosophie  de  Edme 
Champion  s'appelle  de  son  vrai  nom  religion  :  Edme 
Champion  a  résolu  Time  des  plus  graves  antinomies 
de  ce  temps;  à  l'esprit  critique  il  unit  la  foi  :  «  On 
croit  nous  embarrasser,  s'écrie-t-il,  en  nous  deman- 
dant ce  que  nous  mettons  à  la  place  du  Christianisme 
(  lomme  si  la  religion  de  l'avenir  était  encore  à  trouver  !  » 
Doctrine  purement  humaine,  croyance  au  progrès,  à 
la  toute-puissance  delà  raison,  à  la  perfectibilité  indé- 
linie  de  l'homme  et  de  ses  sociétés  !  Est-ce  donc  la- 
religion  de  demain...  ou  celle  d'hier,  etmême  d'avant) 
hier?  Qu'importe,  si  Edme  Champion  y  puise  un 
principe  d'action!  Et  l'on  voit  bien  que  ses  croyances 
déterminent  son  œuvre  tout  entière. 


KDME    CJ1  \MI'lu\ 


!  Il 


Cet  érudit  demeure  l'apôtre  de  la  religion  du  pro- 
grès. Religion  longtemps  imprécise,  qui  eut  ses  mar- 
tyrs, ses  héros  et  ses  saints,  bien  avant  qu'un  penseur 
ne  s  avisât  d'en  formuler  les  dogmes!   Les  martyrs 
sont  légion,  victimes  de  toutes  les  intolérances,  reli- 
gieuses, philosophiques  et  politiques;   Edme  Cham- 
pion  les  glorifie  inlassablement   en  cette    Vue  gêné- 
fcfc...  qui  est  moins  une  esquisse  de  la  vie  nationale 
qu  un  bref  exposé  de  l'histoire  de  l'affranchissement 
des  espnts  en  France.  Les  héros,  les  saints...  il  en  est 
deux  à  qui  Edme  Champion  porte  une  dévotion  spé- 
ciale.  Montaigne   et   Voltaire.    Nous    v  gagnons  un 
séduisant  et  fort  instructif  portrait  de  Montaigne   ■ 
vwci  un  Montaigne  ardent,  généreux,  militant  ?<  Les 
Essais  sont  un  poitrail,  ils  sont  aussi,  et  plus  encore 
une  machine  de  guerre:  »  Montaigne  est  le  précur- 
seur de  Bacon  et  ,1e  Descartes,  les  Essais  annoncent 
Unstauratio  magna;  Montaigne  est  «  passionné,  en- 
thousiaste,  sujet  à  des  emportements  et  des  ravisse- 
ments superbes:  »  Montaigne  es)  optimiste;  ah'  sur- 
tout Montaigne  n'est  pas  sceptique....  Voltaire!  Edme 
Lhampion  intitule  le  volume  qu'il  consacre  à  Voltaire 
Etudes  critiques  :  critiques,  sans  doute,  mais  c'est 
BOntre  les  ennemis  ,1c  Voltaire  que  cette  critique  est 
surtout  armée:  et  certes  il  éti pportun  qu'un  pané- 
gyrique de  Voltaire  nous  Kl  donné;  nul  ne  pouvait 
,f"re  avec  Plus  (le  compétence  persuasive  que  Edme 
Jiamp.on  :  su,-  Voltaire,  I,.,,  Faguet,  mais  ne  négli- 


1  j>  FIGURES    LITTÉH  UR1  - 

gez  pas  Edme  Champion  ;  Edme  Champion  blanchit, 
disculpe,  innocente  Voltaire;...  sans  doute  n'excuse- 
l-il  pas  La  Pucelle;  il  plaide  les  circonstances  atté- 
nuantes;   tout  cela   est  à   lire  cl  à  retenir;  a   retenir 
aussi  ce  jugement  sur  «  le  tort  de  Voltaire,   »  qui  fut 
de  n'être  pas  pédani   :   «  Son  grand    toit    est    un   peu 
celui  de  Rabelais  et  de  Montaigne,  celui  de  Molière. 
Ces  hommes-là  sont  trop  Français.    »  Tel  fut  le  tort 
de  Voltaire  vivant:  contre  Voltaire   mort   l'existence 
des  voltairiens  fournit  à  des  générations  de  critiques 
un  grief  non  moins  spécieux  ;  car  vous  entende/  bien 
que,  pour  pénétrer  Voltaire,  il  importe  de  ne  ressem- 
bler  point   aux    voltairiens   :   «   Us  ont  l'esprit   court, 
étroit,   bourgeois   qu'on   lui    attribue   et   qu'il    a    tant 
combattu.....    »   Montaigne,  Voltaire,   la   Révolution! 
«  Qui  maudit  la  Révolution  doit  maudire  la   Renais- 
sance,   m    Edme  Champion   exalte    la    Renaissance,    il 
exalte  la   Révolution;   ii  exalte  la  Révolution  en  tra- 
vaillant à  nous  la  l'aire  connaître  :  tel  est  le  labeur  de 
toute  sa  vie  :  la  Révolution  est  le  point  de  départ  des 
plus  magnifiques  espoirs;  son  succès  est  la  p. us  écla- 
tante confirmation  de  l'efficacité  de  l'effort  humain  et 
de  l'irrésistible  puissance,  du  progrès....  Edme  Cham- 
pion serait  un  apôtre  indigne  de  ce  nom  si  son  pro- 
sélytisme n'était,  fréquemment,  agressif;  il  lest;  cet 
historien  écrit  souvent  ad  probant! u m,  non  point  seu- 
lement ad  îicirrandum:   tel  de  ses  livres  e>t.  de  son 
aveu,  un  «  livre  de  combat  ;  »  il  compose  sou   Voltaire 
dans   l'espoir  que  «   peut-être  quelque  jour  sera-t-fl 
recherché  commo  ces  armes  rouillées  que  l'on  ramasse 
en  mémoire  d'une  antique   bataille.   »   Parmi   ses  ou- 
vrages il   n'en  est  aucun  où  il    n'alïirme  s»  haine  di 


i : i > m i :   CHAMPION  143 

catholicisme  dominateur  et  du  protestantisme  into- 
lérant . 

L  admirable  est  que  son  intransigeant  dogmatisme 
ik  l'empêche  pas  toujours  d'être  impartial.  Impartial, 
Bdme  Champion  l'est  incontestablement  dès  qu'il  s'en 
prend  aux  faits  :  avec  quelle  loyauté  orgueilleuse  cet 
ennemi  du  christianisme  n'esquisse  t-il  pas  l'histoire 
de  la  Séparation  de  V  Eglise  et  de  F  Etat  en  1794!  il 
juge  avec  mansuétude  le  bas  clergé,  les  prêtres  asser- 
mentés. Il  est  exact,  véridique,  sans  cesser  d'être 
implacable  :  «  Parmi  les  conséquences  déplorables 
du  1S  brumaire,  je  n'en  vois  pas  de  pire  que  ce  qui 
arriva  en  matière  religieuse....  »  C'est  en  Bretagne, 
que  k  Ime  Champion  médita  ce  livre  :  voici  une  pa°-e 
qu  il  faut  citer  tout  entière,  parce  que  cette  sensibilité 
frémissante  dont  j'ai  déjà  parlé  s'y  manifeste  avec 
éloquence. 

Homère  parle  d'un  pays  dont  les  fruits  ôtaient  au  voya- 
J#ur  le  désir  de  poursuivre  sa  roule.  La  Bretagne  a  la 
"l'un  vertu.  Elle  aussi  nous  arrête  par  un  charme  mysté- 
K'n\;  ;  ^'N  champs  et  de  ses  grèves  s'exhale  un  parfum 
pu  s  empare  de  l'âme  assoupie  comme  la  magie  de  Viviane 
liait  captivé  Merlin.  J'allais  errant  sur  les  côtes  de  la 
•ornouailles,  tantôt  le  long  dc<  flots  sous  lesquels  dorl  la 
Me  dis.  tantôt  dans  les  tantes  bornées  par  la  forêt  où 
Gralon  rencontra  saint  Renan.  J'écoutais  à  travers 
M   P'  :^       *   cloches  de   Ke  I  is  et   de  Ploaré,   et  je  s 

pays  perdrait  un  peu  de  son  charme,  si  leur  vois 

faire  entendre,  si  les  églises  et   les  chapelles 

lerveilleuses,  qui  surgissent  dans  les  coins   les  plus  sau- 

iil  plus  là  p  >ur  évoquer  les  légendes  d'autre- 

rsie  des  anciens  jours. 

Sur  ce  roc   qui  garde  si   profonde  l'empreinte  de 

t  où  les  vieilles  croyances  ont  pousse  des  raci 


\  1  1  FIGURES    LITTÉRAIRES 

invincibles,  dans  ces  chemins  creux  restés  tels  qu'à  l'époque 
où  ils  furent  foulés  par  les  apôtres  d'outre-mer,  au  pied  des 
calvaires  rongés  de  vétusté,  et  des  arbres  sacrés  qui  om- 
bragent les  sources  miraculeuses,  on  finit  par  se  réconci-, 
lier  un  peu  avec  le  passé,  par  l'envisager  avec  cette  s\ui- 
pathie  sans  laquelle  on  ne  saurait  le  bien  comprendre. 

Sentiers  qui,  à  travers  les  taillis  de  Nevet,  descendez 
dans  la  vallée  de  Juch,  grottes  que  la  mer  a  creusées  dans 
les  roches  de  Trémalaouen,  vous  le  savez!  Vous  aussi, 
grands  ormes  de  Vorlaine,  qui  déroulez  au  loin  votre  ligné 
sombre  sur  le  sable  blanc  de  la  dune,  vous  savez  si.  eu 
rêvant  à  ce  livre,  j'étais  calme,  affranchi  de  toute  passionj 
exempt  de  parti  pris.  Vous  aviez  mis  en  moi  un  peu  de 
votre  sérénité  doucement  austère. 


Il   y  a  deux  parts  à   faire  dans  l'œuvre  de  Hdme 
Champion  :  l'apôtre  dune  soi-disant  religion  philo- 
sophique étroite,  sommaire  ne  saurait  nous  toucher, 
encore  que   nous  rendions  hommage  à  la  généreuse 
droiture    de    ses    intentions;    l'historien,    l'historien 
littéraire,  et,  en  des  pages  trop  rares,  l'artiste  nous 
plaisent  mieux;  l'historien  se  fait  de  sa  mission  une 
idée  très  haute  :   peut-être  aujourd'hui  Edme  Cham- 
pion n'écrirait-il  plus  :  «  Le  maître  d'histoire  devien- 
dra ce  que  fut  le  prêtre  dans  les  anciens  temps,  le 
gardien  du  feu  sacré,  le  guide,  le  directeur,  le  conso- 
lateur des  peuples;...    »    il   demeure   convaincu  que 
l'historien  remplit  un  rôle  social  utile,  bienfaisant 
pour  nous,  Français,   ne  négligeons  pas  la  réconfor- 
tante leçon  de  notre  histoire;  apprenons  d'elle  à  m 
plus  répéter  l'éternelle  complainte  sur  notre  propn 


UD.Mi;    CHAMPION  145 

décadence  :  au  xvr  siècle  Lu  Boëtie,  Montaigne,  La 
Noue,  l'Estoile  pleurent  sur  la  France;  au  xvn*  Gui 
Patin,    Bossuet,    Louis   XI V   lui-même    répètent   ces 
doléances,    le    xvm*    les    amplifie    infatigablement    : 
d  Argenson  déclare  en   1743  :  «  La  plume  tombe  des 
mains  de  tout  ce  qui  arrive  à  notre  France  :  déshon- 
neur au  dehors,   désert  au   dedans.   Cet   Etat  croule 
>ar  ses  fondements.  XV  a-t-il  plus  qu'à  se  détacher 
le  la  patrie?  >,  En  1811)  nous  avons,  au  dire  de  Ben- 
amin  Constant.  «  la  mine  d  une  espèce  usée  et  qui 
hi  s  éteindre.   »  En    18 il   Chateaubriand  proclame  : 

La  civilisation  générale  ne  rétrogradera  pas;  mais 
lie  pourra  périr  en  France....  »  Edme  Champion 
•roteste  contre  ces  monotones  lamentations;  il  dé- 
once en  toute  occasion  les  faux  prophètes  :  il  écrit  : 

J'ai  foi  on  la  France,  et  le  xxe  siècle  ne  me  fait  pas 
eur  pour  elle.  >,  Cet  historien  est  un  esprit  lucide, 
ne  àme  chaleureuse;  son  optimisme  est  sain.  Son 
«ivre  est  d'un  «  professeur  d'énergie.  » 

Une  œuvre  passionnée  et  forte,  une  érudition  solide 
ms  pédantisme,  et  cette  loyauté,  cette  «  probité   »' 
"•  où  s'imposent  et  vivent  les  travaux  des  historiens 
-  le  courage  d'une  opinion  soutenue  pendant  toute 
ie   carrière,    une    sincérité    ennemie    de    toutes   les 
tectahons,  et.  si  j'ose  dire,  une  modestie  hautaine.. 
r16    Ghamp">n    fut    des    premiers    à    entreprendre 
fenliCquement   l'étude  de  la  Révolution  française; 
lui  des  premiers  a  ruiner  la  conception  trop  étroi' 
nent  logique  que  l'on  s'en  était  faite  sur  la  foi  des 
îlosophes. 

Apprenons  de  lui  à  révérer  la  flamme  de  la  pensée 
volutionnairv  ! 

10 


LE  DOCTEUR  GUSTAVE  LE  BON 


On  disait,  de  leur  vivant  même,  Pasteur,  Duclaux 

tout  court    On  ditD'-Le  Bon;  on  dit  aussi  I)    Durand 

Dr  Dupont....  Et  certes  il  n'est  pas  prouvé  que  Gui 

lave  Le   Bon  ait  rendu  a  la  science  les  services  d'ut 

Pasteur,  d'un  Duclaux;  mais  il  n'est  personne  qui  1 

confonde   avec    le   praticien   du   coin.    Ce   paradoxa 

médecin  a  touche  à  tout:  il  a  tout  approfondi,  saul 

je  pense  —    encore   ne  saurait-on   en   être  sûr  —  1 

médecine,  qu'il  parait  avoir  négligée  de  bonne  heure 

voici    étalés    sur   ma    table    une    imposante    série    cl 

volumes  :  archéologie,   histoire,   pédagogie,   psyclu 

logie,  sociologie,   équitation,    voyages,   colonisa .1.101 

physique,  —  faut-il  dire   métaphysique,  alchimieE 

Par  quelle  modestie  l'auteur  de  tant  de  travaux,  et 

divers,  demeure-t-il  le  V*  Le  Bon?  En  serait -il   d. 

médecins    comme     des    rédacteurs    crime    pompeu: 

Revue  que  Barbey  d'Aurevilly  quai  i  fi  ail  de  «co*im 

çons  de  la  littérature?  »  Nos  bons  docteurs  porte* 


LU    DOCï'EUH    GUSTA.VE    1.I-:    BON  ]|7 

ils  leur  maison  sur  leur  dos?  la  trainent-ils  partout 
en  sorte  ,,u  ils  ne  sont  jamais  que  les  représentants 
île  la  l'acuité? 

De  quel  prestige  peusént-ils  nous  étonner?  Enten- 
dent-ils   nous   signifier  qu'un   privilège   officiel   leur 
attribue    des    lumières   spéciales   en   archéologie,   en 
histone,  en  sociologie,  voire  en  métaphysique  et  eu 
pbilosoplue?  Ce  serait  en   vérité   tant  pis  pour  eux  : 
le   public   averh   se   gausserait  :  quant  a  la  foule  I 
ne  l'oublions  pas.   la   malice  populaire  soupçonne   la 
plupart  des  médecins   de   professe,-    une    philosophie 
«"  l'eu  courte,  e(  pour  tout  dire  parente  _  éloignée 
'mvée  -  de  celle  ,1e  M.  Homais  :   la  foule  nCurait 
•as  confiance. 

Les  nié  lecins  de  nos  jours  se  répandent  sur  les 
■'ennns  des  sciences  nouvelles:  ils  envahissent  la 
•'••"'  '  «mie  -  dont  nul  ne  défend  l'accès  -  des 
;''l"vs  :  vont-ils,  nouveaux  Guiilote,  se  pavaner  le 
Pare  d  une  prétentieuse  enseigne?  Serons-nous 
apes  de  l  artifice?  Tolérerons-nous  la  contagion  de 
■  *<  mple?  Garons-nous  du  pédantisme. 

Nous  nous  souvenons  d'avoir  estimé  les  vers  de 
"■"'  Lahorbien  avant  qu'il  n'exhibât  l'estampille  de 
»  maîtres  danatomie  :  les  romans  de  Ghéon  nous 
•Inguèrent  en  un  temps  ou  nous  ignorions  sa  qua- 
le  d ex-carabin.  Apres  tout,  ,1  nous  sereithien 
1  i',",'']";1  1«e  l'auteur  ,1e.  la  Piyclwlogi*  de»  fiouk» 
'""«'<    de,    Forces  tînt    a    demeurer  1, 

,","'    "   "0U8    ne  saisissions    là    un    lDai, 
-en,,  ,|,.     UN(.     uuance    quagi    impereeptibleji    Umt 

1  ^'t've,  de  sa  physionomie  et- de  son  c/,mc- 

II' 


148  HCH  RES    LU  rÉRAIRES 


Ni  la  modestie  n'est  la  vertu  essentielle  de  Gus 
tave  Le  Bon,  ni  le  respect  de  la  hiérarchie  univers! 
taire  ou  académique  n'est  à  la  base  de  ses  habitude: 
d'esprit  :  la  modestie  convient  aux  faibles,  aux  rési 
gnés,  aux  silencieux,  aux  satisfaits,  aux  philosophe 
—  sans  compter  les  imbéciles,  qui,  malheureusement 
y  sont  peu  enclins.  Gustave  Le  Bon  n'est  rien  de  tou 
cela  :  du  moins  sa  philosophie  est-elle  toute  spécula 
tive.  11  porte  en  lui  un  bouillonnement  d'énergie  qi 
l'incite  aux  conquêtes,  aux  découvertes;  il  aime  l 
lutte;  ses  indignations  sont  des  révoltes,  ses  polt 
miques  sont  des  batailles;  il  est  —je  pèse  les  terme* 
et  d'ailleurs  ce  n'est  point  d'une  plume  caressant 
qu'il  convient  d'user  ici  —  il  est  —  fonctionnai 
placide un  vigoureux  aventurier  de  sciences  et  d 

lettres. 

Le  beau  destin!  tout  ennobli  de  risque!  Vj 
quelque  sujet  d'études  que  l'entraîne  son  iiévreu 
désir  de  connaître,  Gustave  Le  Bon  ne  s'arrête  | 
aux  menus  faits  :  assimilateur  stupéfiant,  il  appren 
le  détail  d'une  science  dans  le  temps  qu'un  aut 
consacrerait  aux  rudiments  :  il  franchit  tous  1 
obstacles,  court  de  l'avant  :  son  plaisir  est  de  dépaj 
ser  quelqu'un  ou  quelque  chose;  il  ne  respire  qu 
l'extrême  limite  du  savoir  humain;  encore  prétend 
reculer  cette  frontière  :  seul,  il  se  hasarde,  pionnu 
enfant  perdu,  poète  de  la  science. 

Ces  allures  irrégulieres  ne  satisfont  point  toujouj 


LE    DÛCTEL'll    GUSTAVE   LL    BOX  149 

les  savants  patentés  :  il  n'est  aucune  découverte  «le 
ce  Colomb  fantasque  qui  ne  soit  tout  d'abord  contes- 
tée: on  Je  houspille:  ce!  heureux  homme  a  des  enne- 
mis.   Lui-même  prit  soin  —    n'oubliez   pas   qu'il   fut 
fceiologue,  sociologue  pessimiste,  à  la  suite  de  Taine, 
—  de  faire  le  procès  de  notre  Université:  il  le  reprend 
à  toute  occasion  :  il  n'a  pas  son  pareil  pour  dénoncer 
les  méfaits  de  la  «  science  oflicielle.  »  La  science  offi- 
cielle! voilà  qui   est   plaisant;  nous  ne  soupçonnions 
point  qu'il  y  eût   une  orthodoxie  en  chimie,  en   phy- 
sique, en  mécanique,  en  mathématiques.  Gustave  Le 
jBon  nous  l'apprend  :   force  nous  est  bien  d'en  croire 
Mes  affirmations,  puisque,  dénonçant  avec  une  furieuse 
'virulence  les  dogmes  universellement  enseignés,  lui- 
même  se  proclame  hérétique. 

D'ailleurs,  n'allez  point  croire  qu'il  soit  seul  de 
son  parti  :  nombre  d'authentiques  mandarins  le  sou- 
tiennent: certains  le  considèrent  avec  autant  d'envie 
que  de  curiosité  inquiète  :  ceux  mêmes  qui  critiquent 
le  plus  àprement  ses  méthodes  reconnaissent  qu'il 
eu!  à  deux  ou  trois  reprises  des  intuitions...  cela 
suffit  à  la  gloire  d'un  homme.  Combien  de  génies 
n'eurent  qu'une  intuition  heureuse!  combien  de 
avants  réputés  n'en  eurent  jamais  une  seule! 

Combattu,  toléré,  admiré  même,  Gustave  Le  Bon 
i  est  point  de  ceux  qui  périssent  ou  triomphent  dans 
ombre.  11  prend  la  terre  à  témoin  de  ses  expériences; 
I  esl  —  ce  n'est  point  un  mince  éloge  que  je  lui 
Ûs  —  un  talentueux  vulgarisateur:  à  la  cour,  a 
»  Mlle,  et  jusque  dans  les  provinces,  ses  livres 
eviennenl  le  bréviaire  des  ignorants  qui  se  res- 
nl       sa   réputation  est   en  bonnes   nmins....    Et 


Km  FIGURES    LITTÉRAIRES 

quand  je  dis  nos  provinces!  Sachez  que  Gustave  I.i 
Bon  »st  traduit  en  anglais,  en  allemand,  en  espagnol] 
en  italien,  en  danois,  en  russe,  en  polonais,  en 
tchèque,  en  hindoustani,  etc.,  etc.,  de.,  et  que  l'oit 
annonce  de  nouvelles  éditions  de  ses  œuvres  en 
basque,  en  bas- breton,  en  javanais,    en  espéranto  — 


On  ne  sait  s'il  est  plus  sympathique  parla  pétulance 
indisciplinée  de  son  tempérament  ou  par  son  amour 
des  idées:  car  il  aime  furieusement,  les  idées;  sou 
œuvre  est  u\\  répertoire  d'idées  générales  autant  qu'un 
catalogue  de  faits.  C'est  par  là  qu'elle  attire  le  grand 
public  et  c'est  par  la  qu'elle  prête  le  plus  à  la  cri- 
tique; nos  savants  font  la  guerre  aux  idées  générales  : 
chacun  d'eux  en  détient  quelques-unes  qu'il  dissi- 
mule de  son  mieux;  la  moindre  femmelette  de  lettre! 
en  possède  et  en  étale  une  bien  plus  grande  variété; 
autre  chose  est  de  briller  en  conversation,  autre  chose 
de  construire  objectivement  une  œuvre  scientifique. 
Les  idées  générales,  qui  sont  le  sel  des  entretiens 
familiers,  deviennent,  introduites  dans  un  livre  de 
science,  des  sortes  d'explosifs  :  il  suffit  de  placer  un 
réactif  au  bon  endroit,  exercice  favori  des   critiques. 

et...  tout  saute Au  figuré  :  en  réalité  nul  jeu  plus 

inoffensif;  et  l'on  sait  plus  d'un  livre,  dynamité  par 
la  critique,  et  qui  a  fort  bien  vécu.  Mais  les  savants 
sont  timides,  ils  sont  prudents  ;  ils  savent  que  rien 
ne  vieillit  plus  vite  qu'une  idée  générale,  si  ce  n'est 
un  livre  bourré  d'idées  générales  :  et  cela   doit   faire 


LE  DOCTEUR  GUSTAVE  LE  BON  1  5  ! 

quelquefois    réflécliir   Gustave   Le    Bon.    —   Je  crois 
que  Gustave  Le  Bon  s'en  moque. 

Il  a  mis  au  service  des  sciences  et  des  lettres  un 
tempérament  d'homme  d'action  :  crojez-vous  qu'il 
pegrette  aucune  de  ses  anciennes  aven  dires?  Il  aurait 
lort,  du  reste,  car  il  lui  donne  à  peu  de  nos  contem- 
porains de  vivre  un  roman  intellectuel  aussi  pittores- 
qnement  mouvementé.  Gustave  Le  Bon  ne  regrette 
rien;  sis  livres  furent  très  réellement  des  actes  : 
pigeons-les  comme  tels;  et  considérons  sa  vie  qui. 
peut-être,  importe  plus  que  ses  livres. 

S'il  eût  moins  aimé  les  idées,  l'eut-on  vu,  aussi 
Passionnément  laborieux,  mener  tant  d'enquêtes, 
remuer  des  montagnes  de  faits  ?  Idées  que  Ton  veut 
vérifier,  conceptions  que  Ton  entend  préciser,  sys- 
tème- à  compléter,  à  corriger,  à  étayer,  aiguillons  de 
nos  ambitions  intellectuelles.  Celles  de  Gustave  Le 
Bon  ont  toujours  été  vastes  :  en  l'un  de  ses  premiers. 
Ouvrages  il  se  propose  comme  but  c<  l'étude  scienti- 
fique du  développement  de  l'homme  et  des  sociétés 
depuis  leurs  origines  les  plus  lointaines  jusqu'à  nos 
jour-.  »  Il  ne  doute  pas  que  révolution  humaine  et 
sociale  u  obéisse  a  des  lois  nécessaires  et  invariable* 
tout  comme  les  combinaisons  chimiques,  la  propa- 
gation de  la  lumière,  les  révolutions  des  astres,  la 
chute  des  corps.  »  H  élucidera  ces  lois...  Ce  fut,  on 
h'  devine,  un  très  gros  livre  :  Gustave  Le  Bon  y 
déverse  tout  ce  qui  lui  tombe  sous  la  main  :  extraits 

d  historiens  et    de   philosophes,    théories  personnelles. 

notes  de  laboratoire  et  d'amphithéâtre,  réminiscences, 
de   tiroirs,    vieux  jeux   de  cartes....   On  se  de- 


152  FIGURES    LITTÉRAIRES 

mande  si  c'est  la  somme,  fort  peu  théologique,  hâti- 
vement composée,  d'un  médecin  de  campagne  un 
peu  pédant,  ou  le  compendium  d'un  robuste  adolescent 
qui  jette  sa  gourme  et  pose  des  jalons.  Et  l'on  de- 
meure persuadé  que  l'auteur  d'un  pareil  livre  ne  sera 
jamais  un  penseur. 

Certes!  mais  il  aime  tant  les  idées!  En  ayant  for- 
mulé un  grand  nombre,  il  s'avise  d'en  contrôler 
quelques-unes  :  il  parcourt  l'Egypte,  l'Assyrie,  la 
Judée,  explorateur,  archéologue,  égyptologue,  assy- 
riologue,  hébraïsanl,  arabisant  :  les  langues,  les  arts, 
les  institutions,  les  hommes,  les  peuples,  le  passé,  le 
présent,  que  n'étudie-t-il  point?  Le  voici  aux  Indes  : 
cette  immensité  ne  l'effraie  pas  :  il  en  rapporte  le  plus 
massif  de  ses  ouvrages.  D'ailleurs  Gustave  Le  Bon  a 
une  méthode  : 

Nous  avons  continué  à  appliquer  dans  cet  ouvrage  les 
principes  qui  nous  ont  dirigés  dans  nos  précédents  travaux, 
et  notamment  dans  notre  Histoire  de  la  civilisation  des 
Arabes.  Nous  appuyer  uniquement  sur  des  documents  pré- 
cis; montrer  les  transformations  successives  des  institu- 
tions religieuses  et  sociales  et  les  facteurs  de  ces  transfor- 
mations, étudier  les  phémonènes  historiques  comme  s'il 
s'agissait  de  phénomènes  physiques  ;  avoir  enfin  une  mé- 
thode et  nous  défier  soigneusement  des  doctrines.  C'esl 
en  prenant  ces  principes  pour  bases  que  nous  avons  essayé 
de  dégager  de  la  masse  confuse  et  grandiose  des  concep- 
tions philosophiques,  religieuses  et  sociales  de  l'Inde  leur 
sens  lumineux  et  profond,  et  de  rendre  aux  dieux  antiques 
leurs  traits  vénérés  et  terribles,  voilés  sous  les  ombres  de 
la  mort  qui  finissent  par  envelopper  les  dieux  mêmes. 

Admire-t-on  davantage  la  précision  de  la  méthode, 
ou    la    solennité    imprécise   de  la    phraséologie?   On 


LE    DOCTEUR    GUSTAVE    LE    MO.\  15.*{ 

admire  la   vélocité    de    ce    sa  van  I   excursionniste,    sa 
souplesse  d'esprit,  sa  curiosité   toujours  tendue  :  on 
idmire    aussi  qu'au   contact    de  tant    d'hommes,    de 
bits  et  de  doctrines  contradictoires,  il  n'ait  rien  perdu 
le   son  goûi    pour  les   théories  :   «    Seule,   proelamo- 
t-il,  l  évocation  des  vieux  âges  peut   nous  faire  décou- 
vrir la   genèse  de  nos  institutions  et  de  nos  croyances 
et   nous  faire  entrevoir  Je  jeu  de  ces  puissances  for- 
midables  qui,    par   une    série    de    lentes    évolutions, 
conduisent    fatalement    toutes    choses    vers    un    but 
mystérieux.    »    Ayant  évoqué    les   vieux    âges,    il    est 
apte  à  formuler  les  Lois  psychologiques  de  révolution 
des  peuples  :  ces  lois  demeurent  vagues;  mais  Gus- 
tave Le  Bon  demeure  responsable  d'un  plaidoyer  en 
laveur  de  cette  notion  de  race  que  la  sociologie  con- 
temporaine aura  tant   de  peine  à  éliminer....  Que  ne 
songe-t-il  à  élire  enfin  un  sujet  précis  et  limité?  Il  v 
songe   :    sa  puissance  d'analyse,    son    expérience   des 
hommes  et  de  la  vie  le  servent  à  la  fois  :  il  donne  la 
Psychologie  des  Foules,  la  Psychologie  du  Socialisme, 
t|    Psychologie   de   l'Education   :   faites    la   part   des 
opinions  personnelles  a  l'auteur;  celle  des  faits  judi- 
cieusement classés,  interprétés  avec  pénétration  l'em- 
porte :    de  là  la  fortune  de  ces  livres,  qui  ne  fut  pas 
médiocre:  aujourd'hui  encore  on  les  pille  plus  qu'on 
ne  les  cite,  adversaires  (à  qui  Gustave  Le  Bon  donna 
tanl  de  -âges)  et  amis  du  socialisme,  pédagogues,  dé- 
mocrates el   ennemis  de  la  démocratie  :  ces  derniers 
-•ut  flattés  par  les  conclusions  de  Gustave  Le  Bon  : 

1  ne  ch  ilisatiou  implique  des  règles  fixes,  une  discipline. 
0   I  de  l'instinctif  au   rationnel,  la  prévoyance   de 

'venir,    un   degré  élevé   de    culture,  conditions   que    les 


]  5  I  FIGITRES    I  i  I  I  ÉRAIRKS 

foules,  abandonnées  à  elles-mêmes,  se  sont  toujours  mon- 
trées incapables  de  réaliser,  Par  loin-  puissance  unique- 
ment destructive,  elles  agissent  comme  ces  microbes  qui 
activent  la  dissolution  des  corps  débilités  ou  des  cadavres, 


Récapitulons  :  parti  explorateur,  Gustave  Le  Bon 

revient  sociologue. 

—  11  a  trouvé  sa   voie,  dites-vous. 

—  Point  du  tout. 

—  Il  va  creuser  le  sillon  entrouvert. 

—  Vous  ne  le  connaissez  point  :  Gustave  Le  Boni 
qui  fut  médecin  ^si  peu),  explorateur,  sociologue  est 
maintenant  physicien  :  en  vérité,  depuis  vingt  ans, 
il  ne  quitte  guère  son  laboratoire  ;  il  nous  enseigne 
désormais  la  physique,  non  point  la  physique  amu- 
sante, mais  une  physique  passionnante,  comme  tout 
ce  qui  est  nouveau.  Vous  n'ignorez  point,  vous  ne 
pouvez  point  ignorer  que  ce  qui  passait  hier  encore 
pour  de  la  physique  n'en  était  point  en  réalité;  nos 
savants  ont  changé  cela  :  là  où  régnait  la  certitude 
triomphe  l'anarchie  des  doutes  et  des  hypothèses  :  les 
sciences  physiques  et  naturelles  n'ont  plus  rien  à 
envier  à  ces  petites  «  sciences  conjecturales  »  qui 
s'imaginaient  posséder  le  privilège  d'une  licence  effré- 
née :  la  thermochimie  se  disloque;  la  mécanique 
s'avoue  incohérente  ;  la  mathématique  n'est  plus  sûre 
de  rien.  Un  point  semble  acquis,  et  c'est  que  les 
principes  sur  quoi  sechafaudait  notre  connaissance 
du  monde  matériel  —  principes  de  l'indestructibilité 


1  ,:    DOCT1  EUE    i.i  STAVE    LE    BON 


DO 


de  la  matière  ci  de  lindestructibilité  de  l'énergie  — 
sont  Faux  :  la  matière  semble  se  dissocier  en  donnant 
naissance  à  <ics  forces  d'une  incommensurable  puis- 
sance.... Il  n'est  point  dans  l 'histoire  de  l'humanité  de 
prodige  comparable  à  cette  aurore  de  la  Science, 
(|iie  Ton  nous  annonce.  De  cette  Science,  Gustave  Le 
Bon  aura  été  l'un  des  initiateurs,  Faut-il  dire  l'un  des 
précurseurs? 

Gustave  Le  lion  a  conte  quelque  part  Tarentule 
do  cet  humble  médicastre  allemand  qui  découvrit 
un  jour  le  principe  de  la  conservation  de  Pénergie. 
Robert  Mayer  aurait  été,  a  ne  retenir  que  les  consé- 
quences de  ce  principe.  un  des  cinq  ou  six  grands 
hommes  de  son  siècle.  »  Les  «  professeurs  officiels 
lui  volèrent  sa  gloire  ;  pouvaient-ils  admettre  qu'une 
découverte  semblable  ne  lut  point  leur  œuvre?  Ils 
-  [Forcèrent  de  rayer  des  annales  de  la  science  le  grand 
nom  de  Mayer  :  c'est  tout  juste  si  un  historien  récent 
lui  reconnaît  d  être  «  par  une  chance  heureuse  tombé 
sur  une  méthode  qui  s'est  trouvée  bonne.  »  Chance 
heureuse!  Gustave  Le  Bon  proteste  el  ajoute  : 

qualificatif  de  chance  heureuse  esl  assez  générale- 
ment d'ailleurs  appliqué  à  ceux  qui  découvrent  quelque 
chose.  Dans  une  longue  polémique  publiée  dans  une 
iule  revue  anglaise,  entre  un  membre  de  la  Royal 
Institution  qui  défendait  nos  recherches,  et  un  physicien 
de  Cambridge  qui  les  attaquait,  ce  dernier  déclarait  que 
la  dissociation  universelle  de  la  matière  que  j'avais  l'ail 
:"'  •  la  plus  importante  théorie  de  la  physique 
moderne;  n  mais,  ajoutait-il,  je  ne  bavai-  trouvée  que 
•  par  une  divination  heureuse.  »  Tout  le  mérite  en  reve- 
nait aux  spécialistes  ayanl  fait  des  mesures  pour  en  con- 
Ir  »lci  la  iusiesse 


1T>G  FIGURES   LITTÉRAIRES 

L/aventure  de  Robert  Mayer  est  en  vérité  doulou- 
reuse :  nous  sommes  bien  assurés  que  Gustave  Le  Bon 
n'est  nullement  menacé  d'une  pareille  infortune;  Gus- 
tave Le  Bon,  qui  fut  un  polvgraphe  érudit,  demeure 
un  physicien  éloquent  :  il  décrit  avec  limpidité  ses 
expériences  :  il  esquisse  des  théories  et  des  hypothèses 
comme  au  temps  où  il  s'adonnait  à  la  philosophie 
sociale;  il  nous  séduit  et  nous  éblouit  en  nous  décou- 
vrant des  perspectives  infinies  :  profanes,  nous  lui 
accordons  un  crédit  illimité.  Les  «  professeurs  offi- 
ciels »  publient  ses  Mémoires  dans  les  Comptes  rendus 
de  F  Académie  des  Sciences 

Gustave  Le  Bon  a-t-il  de  la  chance  ?  a-t-ii  du 
génie?  Il  a,  n'en  doutez  pas,  tout  ce  qu'il  faut  pour 
avoir  quelque  génie,  sauf  peut-être  une  certaine  pa- 
tience.... Mais  il  est  de  ces  choses  dont  on  n'est  sûr 
qu'après  la  mort  d'un  homme.  Gustave  Le  Bon  nous 
accordera  qu'il  est  à  souhaiter  de  voir  se  prolonger 
notre  incertitude. 


ÉCHI VAINS   ÉTRANGERS 


LÉON    TOLSTOÏ 


Le  inonde  contemporain  possédai!  un  homme  de 
renie;  et  voici  qu'il  le  perd  ;  un  homme  de  génie,  un 
vi.ii,  comparable  aux  plus  puissants,  aux  plus  révo- 
lutionnaires parmi  ceux  qui  illustrèrent  l'art  et  la  lit- 
térature des  siècles  morts.  Le  génie  se  reconnaît  à  la 
grandeur  de  l'œuvre,  a  l'influence  dont  il  bouleverse 
îsprils,  à  l'unanimité  des  hommages,  à  la  violence 
les  réprobations.  Démontrer  que  ces  traits  définissent 
Lolsto'i  sérail  superflu;  son  œuvre  écrite  a  l'ampleur 
démesurée  d'une  steppe  orientale,  de  ces  plaines 
fécondes,  où  le  malaise  de  l'immensité  étreint  nos  sens 
f  occidentaux  accoutumés  à  de  moins  vastes  hori- 
zons; un  seul  de  ses  romans  illustrerait  une  vie  d'écri- 
v;,m-  (-ette  production  géante  ne  laisse  personne 
ipdifFérenl  :  où  donc,  dans  quel  milieu,  parmi  quelle 
pai  igorie  sociale  de  la  terre  civilisée  découvrirait-on 
des  hommes,  des  femmes,  des  jeunes  gens  que  ne 
retiendrai!    point   la  lecture  de  Guerre  <•/  Paix  ou  de 


160  K1GURBS    LITTÉRAIRES 

Anna  Karénine  el  de  tant  d'autres  célèbres  récits? 
Lettrés  ou  illettrés,  naïfs  ou  raffinés,  la  séduction  est 
pareille,  et  si  l'on  en  paut  donner  des  raisons  diverses 
selon  le  degré  de  culture  du  lecteur,  le  miracle,  au 
fond,  n'en  demeure  pas  moins  prodigieux;  il  est 
miraculeux  que  ces  foules  russes  du  commencement 
ou  du  milieu  du  xix''  siècle  intéressent  si  passionné- 
ment l'humanité  la  plus  diverse;  tel  burine,  tel  sol- 
dat de  Kutusow.  tel  rustre  d'un  lointain  pays  que 
j'ignore  m'émeuvent  infiniment  plus  que  tel  héros  de 
roman  de  mon  temps  et  de  mon  pays;  leurs  joies  et 
leurs  douleurs  retentissent  longuement  en  moi;  un 
Allemand,  un  Anglais,  un  Américain  du  Sud  eu 
diraient  autant;  merveilleuse  attirance  de  la  vie! 
Enchantement  de  cette  flamme  subtile  et  profonde 
dont  nous  poursuivons  éternellement  la  brûlure  ou  la 
caresse!  Et  Tolstoï  avait  du  génie —  L'uni  verse] 
accord  des  admirations  qu'il  suscite  humilie  nos  cher- 
cheurs de  quintessence;  écrire  pour  un  cercle  res- 
treint d'initiés  est  défendable  ;  écrire  pour  l'humanité 
tout  entière  est  admirable;  il  y  faut  du  génie;  les 
officiants  de  nos  précieuses  chapelles  littéraires  n'ont 
pas  de  génie;  leur  en  garder  rancune  serait  puéril  : 
l'ésotérisme  de  leurs  doctrines  et  de  leur  art  marque 
le  deuil  d'une  plus  noble  et  plus  haute  ambition.  Le 
génie  est  moins  pointilleax,  moins  regardant,  moins 
prétentieux.  Que  c'est  donc  beau  la  souveraine  lar- 
gesse d'un  grand  créateur  ! 

Qu'elle  est  prestigieuse  la  lutte  ou  il  défie  les  sen- 
timentalités   routinières  et  les  habitudes   d'esprit     I 
ses  contemporains!    L'art  de  Tolstoï  nous    prend  aux 
entrailles;  sa  pensée  nous  choque,  nous  irrite  et  nous 


rjlOM    TOLSTOÏ  1  (J  l 

blesse;  il  nous  atteint  dans  notre  orgueil;  nos  préfé- 
rences, il  les  tourne  en  ridicule;  nos  fiertés,  ah! 
comme  il  sait  les  humilier,  les  ébranler,  les  faire 
choir  dans  le  scandale  et  dans  la  honte.  Notre  intel- 
lectualisme, nos  morales,  nos  raffinements  d'art  et  de 
pensée,  tout  ce  qui  nous  est  cher,  plus  cher  que  notre 
vie,  il  s'en  fait  le  furieux  contempteur.  Nous  regim- 
bons, nous  protestons,  nous  crions  à  la  démence. 
Lui  cependant  est  un  formidable  procureur,  et  que 
l'on  ne  récuse  point  d'un  mot  de  dépit  ou  de  colère.... 

Nous  possédions   dans    notre    république    interna- 
tionale des  lettres  un   homme    de  génie  :   en    est-il 
un  second?  Il  y  a   une  place  à  prendre;  un  fauteuil 
icadémique  se  conquiert  plus  aisément....  Le  défunt 
î  eu  de  belles  funérailles  :  on  s'affligea  en  France  — 
il  ailleurs  —  copieusement  et  tumultueusement;    ce 
ut    à   qui   se   donnerait   l'air  de   conduire  le  deuil   : 
ttliticiens  et  plumitifs   rivalisèrent.  Ah!    ne  croyez 
)as   que    de   nos  jours    on    enterre    sans    pompe    un 
îomme  de  génie;  chacun  se   haussa,   enfla  sa  rhéto- 
ique;   pour  quelques  paroles  nobles   et  simplement 
lites,    nous    fumes    submergés    d'un    flot    de    bour- 
►euses  improvisations.  Qu'importe  l'indignité  de   tel 
■leureur  trop  bruyant!  qu'importent  le  cabotinage  et 
a  vulgarité  dont  nous    savons   de   moins    en    moins 
►urgernos  manifestations!   La  foule  des  grands  cor- 
des  est  indiscrète;   elle    provoque  la  verbosité  des 
jrcophantes.    Au    total,    ce    tumulte   vaut   mieux   et 
onore    plus    l'humanité    que    le    silence    et    l'oubli 
atour  d'un  grand  mort. 
randis  que   ronflaient    ici    les   périodes  d'une   élo- 

11 


162  F1GURBS    LITTÉRAIRES 

quence  multiple   et    trop   tôt    déclanchée,    la-bas   un 

drame  simple  se  dénouait  dans  un   simple  décor.... 

Vous  souvient-il  de  cette  poignante  nouvelle,  que 

Tolstoï  intitula  Lu  Mort  d'Iran   Iliitch? 

Je  ne  sais  rien  de  plus  effrayant  (pie  cette  marche 
à  la  mort  d'un  homme  plein  de  force,  sourdement 
miné  par  le  mal  le  plus  implacable  :  Ivan  Iliitch  vit 
et  respire  la  terreur;  L'effroi  et  la  lâcheté  de  l'homme 
cultivé  devant  le  grand  mystère.  Tolstoï  lésa  maintes 
fois  opposés  au  stoïcisme  et  à  la  résignation  de 
l'homme  du  peuple;  Ivan  Iliitch  s'anéantit  dans 
l'épouvante;  enfin  il  agonise  :  «  De  ce  moment  com- 
mença ce  cri  qui  ne  cessa  pas  de  trois  jours,  et  si 
effravant...  »  Les  siens  l'entourent  : 

J'ai  pitié  d'eux.  Je  voudrais  les  voir  souffrir  moins,  le* 
délivrer  et  ma  délivrer  moi-même  de  mes  souffrances. 
Comme  c'est  bon,  et  comme  c'est  simple  !  pensa-t-il.  ht 
mon  mal,  où  est-il?...  Où  es-tu,  mon  mal? 

Kl  il  tendit  son  attention. 

Ah  oui!  Le  voilà.  Eh  bien,  tant  pis! 

Kl  la  mort,  où  est-elle? 

11  cherchait  sa  peur  accoutumée  de  la  mort  et  ne  la 
trouvait  pas. 

Où  est-elle?  quelle  mort? 

Il  n'avait  plus  peur,  car  il  n'y  avait  plus  de  mort.  Au 
lieu  de  la  mort,  il  y  avait  de  la  lumière. 

—  Ah  !  voila  d  me  ce  que  c'est,  fit-il  à  haute  voix.  Quelle 

joie  ! 

Et  comme  quelques  instants  plus  tard,  on  chu- 
chote :  «  Ces*  Qui.  » 

Fi, lie  la  mort,  se  dit-il  Elle  n'existe  plus.  Il  lit  un  mou 
veinent  d'aspiration  qu'il  n'acheva  pas,  se  raidit  e 
mourut. 


Léon  tolstoï  163 

Tolstoï  ne  craignait  point  In  mort;  il  la  contem- 
plait avec  cette  sérénité  du  paysan  russe  qui  n'est 
point,  affirmait  Tourgueneff,  indifférence  ou  incon- 
science, car  «  il  meurt  comme  s'il  faisait  son  devoir, 
calmement,  simplement;  >i  mais  au  dernier  instant^ 
Tolstoï,  rassasié  de  jours,  dut  en  outre  éprouver 
cette  sublime  exaltation,  cette  joie  suprême  dont 
if  pieu  lissent  certaines  agonies. 


* 


11  est  trop  grand,    trop  proche  e:icore  :  nos  efforts 
suffisent  mal  a  prendre  sa  mesure;  il  est  à  nos  yeux 
le    plus   é.ninent    représentant   d'un    peuple    et    d'un 
p.'.vs  :  il  incarne  les  vertus,  les  aspirations,  les  inquié- 
rn  les  qui  nous  font  juger  tour  à  tour  si  charmante  et 
siellrayane   l'âme  slave;   un  siècle  de  vie    russe    se 
•eih'ie  en  ses  livres;  mais  il  appartient  à  l'humanité  : 
■fjiiiiiient  diverse,  son  œuvre  va  du  réalisme  le  plus 
toict  au  rêve  le  plus  aventureux....  Analysez,  classez 
étiquete/,  essayez  donc  de  mettre  Tolstoï  en  formules; 
I  vous  échappe  :  il  échappa  naguère  a  M.  de  Vogué, 
[UÎ  eut  le  chagrin  et  la  loyauté  d'en  convenir.  Certes 
listinguer  des  périodes,  rechercher  parmi  tant  d'écrits 
l  part  du  réalisme,  voire  du  naturalisme,    découvrir 

fluences  subies,  signaler  des  concordances  et  des 
ffinités,  compare]-,  relier,  dissocier,  marquer  tous  les 
M»ls  où  l'homme  et  sa  pensée  rencontrèrent  d'autres 
aminés  et  d'autres  pensées,   voilà  un   utile  travail. 

donl    plusieurs    générations    de    chercheurs    ne 
M  "■""'  poinl  à  bout.  Illusoire  érudition  qui  s'essaie 


1C4  FIGURES    LITTÉRAIRES 

à  construire  un  authentique  portrait  du  géant,  et  ne 
nous  permet  point  encore  d'en  envisager  la  stature. 
Nos  étiquettes  sont  trop  sommaires,  algèbre  qui  perd 
son  sens  hors  des  usuelles   psvchologies;  nos  défini- 
lions  sont  trop  étroites;  Tolstoï  dénient  les  prévisions 
de  nos  méthodes;  il  s'ébat  dans  la  puissante  liberté 
de  sa  vitalité  prodigieuse;  son  geste  nargue  les  écoles: 
sa  parole  le   délie  des  programmes;   il  est  le   vivant 
le  plus  rare  :  un  être  qui  se  dérobe  aux  servitudes  de 
l'espèce  et  grandit  selon  ses  propres  lois....  En  vérité, 
ce  qu'il  nous  plairait  de  connaître,  c'est  l'économie  de 
ces  lois,  et  c'est,  il  me  semble,  ce  dont  ses  biographes 
et  ses  critiques,   embarrassés    de  leurs  traditionnels 
soucis,  paraissent  le  moins  communément  curieux. 

Il  conviendrait  de  définir  cette  force  qui  s'épanouit 
et  vibre  à  travers  les  premiers  récits   de  Tolstoï   et 
dont   nous    reconnaissons  la    vibration  et   la   triom- 
phante expansion  jusque   dans   les   derniers   de    ses 
livres  :  une  âme  grandit  et  s'enrichit;  ce  qui  ne  varie 
guère,   c'est   l'onde   sonore  dont  elle  nous  environne 
et  nous  pénètre  ;  nous  en  identifions  à  de  longs  inter- 
valles de  temps  le  timbre  et  la  hauteur;  et  si  d'abord 
nous  ne   résistons  point  à  un   charme  inexprimable, 
si  nous  frissonnons  sous  un  irrésistible  choc,  ce  sont 
délices  ou  joies  mêlées  de  crainte  que  nous  ne  confon- 
dons avec  aucune  autre.  Tolstoï  irradie  une  émotion 
subtile  par  où  il  nous  domine  :  un  jaillissement  aussi 
pressé,  un  ruissellement  aussi  continu  de  mystérieux 
fluide,' une  telle  splendeur  qui  se  répand  en  nous,  une 
ardeur    aussi    brûlante,    aussi   généreusement  tyran 
nique,  nul  autre  ne  nous  en  donnera  jamais  la  sensa 
tion.  Gomme  la  plupart  des  Russes,   il  agit  sur  n| 


LÉON    TOLSTOÏ  1GÛ 

nerfs;    non  qu'il  ait  recours  à  des  moyens  grossiers; 
d'une  passion,  d'un  sentiment,  il  sait  mieux  que  per- 
sonne   faire  briller   la   flamme,   mais    il    n'en   ignore 
aucune  manifestation  ni  aucun  prolongement  :  il  nous 
associe   fortement  à  la  vie  psychique   de  ses  person- 
nages, mais  sans  négliger  jamais  de  nous  en  révéler 
m    contre-coup    physique  ;    nous    communions    avec 
1  àme  de  ses  héros  ;  je  ne   sais   quelle  électricité   fait 
retentir   en   nous    le    tremblement    dont   s'émeut   ou 
souffre  leur  chair;  la  gamme  des  réactions  permises  à 
1  être  humain,   il  la  parcourt  avec  aisance;  et  certes 
d  autres   en  possédèrent   supérieurement   une  partie, 
mais  bien  peu  se  jouèrent  ainsi  d'un  bout  à  l'autre  de 
1  octave.  11   exprime   l'être  total  et  nous   prend   tout 
entiers.  Une  telle  acuité  dans  une  telle  plénitude  est 
inoubliable....  Une  surabondance  de  vie  anime  Tolstoï, 
el   c  est  là  proprement  ce  qui  nous  fascine.   Il   nous 
apparaît   tel  un  Dieu  :  de  quelques  oripeaux  qu'il  se 
pare  ou  se  travestisse,  il  porte  en  lui-même  l'inépui- 
sable source  de  sa  grandeur  et  de  son  pouvoir  ;  et  c'est 
ce  qu'il  conviendrait  de  nous  montrer  ;  qu'on  me  fasse 
d  abord  toucher  du  doigt  ce  qu'il  y  a   de  permanent 
dans    ce    génie    ondoyant;    qu'on    m'initie    à    cette 
musique,  à   ce   rythme  irrésistible  qui  émane  de  lui, 
car  nulle  érudition  ne  suppléera  jamais  aux  lacunes 
de  l'enquête  psychologique. 

Ce  point  établi,  les  avatars  de  sa  littérature  et  de 
-on  ail  n'ont  plus  toute  nmportanee  que  leur  attribua 
ia  myopie  de  certains  admirateurs  ou  adversaires; 
unv  et  l'autre  subirent  des  accidents  divers  sans 
«mais  perdre  leur  caractère  fondamental,  qui  est  une 
ndépendance  magnifique  et  comme  inaliénable  :  réa- 


166  FIGURES    LITTÉRAIRES 

liste,  il  le  lut  celles,  et  l'auteur  de  Mme  Bovary 
ne  s'y  trompail  point;  niais  tandis  que  la  plupart  les 
écrivains  se  définissenl  par  le  programme  d'une  école 

et  la  réalisation  plus  ou  moins  complète  qu'ils  en  don- 
nèrent, nulle  esthétique  ne  nous  livre  le  secrel  de 
Tolstoï  :  ne  cherchez  jamais  comment  il  appliqua  les 
préceptes  de  l'art  d'écrire,  mais  comment,  paraissant 
parfois  en  subir  la  discipline,  il  les  dépassa  sans 
presque  s'en  aider.  Réaliste,  eh!  sans  doute!  retenons 
toutefois  que,  parlant  de  Tolstoï,  ce  vocable  ne  signifie 
à  peu  près  rien,  si  on  le  prend  au  sens  historique  ;  ne 
m'entretenez  point  du  réalisme  dans  Anna.  Karénine, 
ou  montrez-moi  tout  ce  que  Tolstoï  ajoute  à  la  concep- 
tion des  disciples  et  des  amis  de  Flaubert....  Et  ainsi 
de  suite  :  Tolstoï  accueille  parfois  des  modes;  il  les 
porte  allègrement  et  ne  s'y  asservit  jamais;  s'y  attar- 
der, c'est  s'appesantir  sur  l'un  des  aspects  les  plus 
fugitifs  et  les  moins  révélateurs  de  son  génie  et  de  son 
œuvre. 


* 


Il  accroît  tout  ce  qu'il  emprunte  à  ses  prédéces- 
seurs, à  ses  contemporains;  il  les  dépasse  tous;  telle 
est  sa  richesse  que  les  plus  opulents  sont  pauvres 
auprès  de  lui;  il  pratique  cette  vertu,  dont  seuls  les 
surhumains  ne  souffrent  point,  la  prodigalité  :  songez 
à  la  multitude  d'êtres  qu'il  créa  de  son  verbe  et  de 
son  soufïïe  (qui  donc,  depuis  Balzac,  lança  de  par  le 
monde  pareil  pullulement)?  songez  à  la  bibliothèque 
de  ses  oeuvres,  à  ses  discours,  à  ses  campagnes,  à 
toutes  les  semences  de   beauté  et   de    progrès    moral 


LÉON    TOLSTOÏ  1G7 

Bout    il    peupla    les    quatre    venls    de    J"liorizoii    des 

hommes 

Si  grand,  il  voit  plus  loin  que  quiconque;  et  surtout, 

ce  <ju  il  devine  et  pressent,  et  que  nous  ne  devinons 
guère  et  pressentons  rarement,  l'obsède  et  détermine 
sa  marche;  car,  non  seulement  il  voit  ee  que  nous  ne 
saurions  découvrir,  mais  il  est  un  vivant  si  extraordi- 
lairement  doué,  que  son  être  déborde   le    monde  où 
nous  demeurons  emprisonnés  :  l'uni  vers  moral  aussi 
bien    que   sensible   se   décompose   suivant  un   spectre 
lonf  nous  ne  saisissons  qu'un  petit  nombre  de  rayons; 
le  mystère  de  L'ultra-violet,  que  dans  l'ordre  physique 
nous  ré\(  le  une  chimie  secourab'e,  dans  l'ordre  imma- 
lériel,    certaines   âmes    en    éprouvent  intensément  la 
fcantise;    ee  sont  des   effluves  dont   s'émeut    parfois 
fbscurément    notre   inconscience;  infiniment  bornés, 
Iveugles  et  sourds,  nous  ne  les  recueillons  ni  ne  les 
interprétons  :    à    peine    en    tirons-nous  de    vagues   et 
brèves  intuitions.  Un  Tolstoï,  qui  en  est  assiégé,  leur 
doii  une  perpétuelle  inquiétude;   il  a  tout  l'air  d'un 
homme   qu'assaille    avec    insistance  un  incompréhen- 
sible discours,    et  qui    tend   l'oreille   clans  le   ravisse- 
ment  et  l'angoisse.   Ce  sentiment  d'une  constante  et 
imparfaite    communication    avec    une    sphère    où    ne 
trent   ni   nos  sens    ni    notre   entendement,    c'est, 
n  est-il   pas  vrai,  te  principe  même  de  toute  vie  reli- 
gieuse. 

Ne  cherchez  point  ailleurs  l'unité  de  Tolstoï. 

!  n  être  religieux,  nous  avons  si  bien  perdu  la  notion 
de  ce  que  cela  peut  être;  les  clergés,  les  églises  offi- 
cielles onl  si  étroitement  ligotté  les  âmes,  si  complè- 
tent nt  anéanti  sous  le  poids  de  la  lettre  et  du  dogme 


168  FIGURES    LITTÉRAIRES 

la  vie  intérieure,  qu'à  peine  concevons-nous  l'irrésis- 
tible puissance,  la  vertu  d'affranchissement,  la  magni- 
ficence féconde  et  révolutionnaire  de  l'élan  religieux. 
Un  esprit  religieux,  nous  ne  savons  plus  ce  que  c'est; 
à  peine  en  cite-t-on  des  caricatures  dont  le  peuple  se 
détourne  ;  un  esprit  vraiment  religieux  surgit-il  parmi 
nous,  nous  ne  le  reconnaissons  pas;  les  églises,  qui  ne 
craignirent  jamais  de  plus  redoutable  adversaire,  le 
honnissent  :  je   ne  sais  quels  bas  préjugés  éloignent 

de  lui  les  cerveaux  indépendants Ce  ne  sont  pas 

toutefois  les  anathèmes  des  métropolites  grecs,  ni  les 
réquisitoires  de  nos  ordinaires  champions  du  catho- 
licisme romain,  ni  les  railleries  de  certains  intellec- 
tuels, qui  nous  égareront  sur  le  cas  de  Tolstoï;  cette 
singulière  coalition  nous  avertit  plutôt  et  nous  ren- 
seigne sur  l'espèce  et  la  nature  du  monstre. 

Le  monstre  est,  en  effet,  redoutable,  et  ce  n'est 
point  une  raison  pour  ne  pas  le  considérer  dans  sa 
terrible  grandeur.  On  l'a  invoqué  contre  lui-même,  on 
a  prétendu  le  vaincre  en  détail  ;  on  ne  se  lasse  pas  de 
lui  jeter  à  la  face  le  reproche  d'anarchie  :  anarchie  de 
sa  vie,  de  son  œuvre,  de  sa  doctrine.  Mais  nous  ne 
sommes  point  dupes  :  nulle  existence  ne  nous  parut 
jamais  plus  majestueusement  une;  plus  harmonieuse- 
ment déterminée  par  un  progrès  logique,  naturel,  etr 
en  quelque  sorte,  organique;  du  plaisir  à  l'ascétisme 
la  courbe  n'est  point  si  surprenante.  Et  dès  la  jeu- 
nesse, nous  apercevons  le  germe  vigoureux  dont  la 
végétation  majestueuse  ombragera  les  dernières  années 
du  vieillard. 

Ce  réaliste   a  senti   de    bonne    heure,    et    d'abord 


LÉON    TOLSTOÏ  16<> 

confusément,    que   la  réalité   nous  échappe,    que  les 
plus  habiles    n'en    attrapent   que   des    reflets   et   des 
parcelles    infinitésimales.     Dès    qu'il    essaya     d'em- 
brasser avec  quelque  force  un  instant  de  l'histoire,  il 
dut  s  avouer  son  impuissance;  et  si  nous  admirons 
dans  Guerre  et  Paix  le  fourmillement  des  êtres  et  des 
choses,    si  jamais    roman,   histoire,   épopée    ne   don- 
nèrent d'une   époque  une  image  aussi  étonnamment 
complète  et  vivante,  c'est  surtout  l'immensité  de  l'in- 
connu et  de  l'inconnaissable  que  Tolstoï  s'est  efforcé 
de  nous  suggérer  :  «  A  mesure,  écrit-il,  que  nous  nous 
enfonçons  dans  les  recherches  des  causes,  et  que  nous 
discernons   chaque   cause    isolément  ou   la   série  des 
causes,  elles  se  présentent  à  nous  également  justes  en 
soi   et  également   fausses,   par  leur   insignifiance   en 
comparaison   de   l'énormité   de   l'événement,  et   leur 
insuffisance  (sans  la  participation  de  toutes  les  autres 
causes  concordantes;  pour  produire  ce  qui  est  arrivé.  » 
Ou  encore  :  «  Plus  nous  tâchons  d'expliquer  raison- 
nablement les  phénomènes  historiques,  plus  ils  nous 
paraissent  dénués  de  raison  et  incompréhensibles.  » 
Une   conception   mystique  du  monde  et  de   l'histoire 
domine  Guerre  et  Paix. 

Esthétiquement,  ces  gouffres  de  ténèbres  où  surna- 
gent de  vacillantes  lumières  sont  du  plus  heureux 
effet;  leur  houle  puissante  emporte  l'œuvre;  cette 
profondeur  nous  émeut  et  nous  fait  trembler.  Ailleurs 
encore,  la  même  angoisse  nuance  notre  émotion; 
tous  les  romans  de  Tolstoï  sont  ainsi  suspendus  sur 
l  abîme  :  la  plus  simple  aventure  y  a  des  dessous 
effrayants,  qu'un  mot,  une  allusion  nous  forcent  à 
apercevoir;    ses   personnages    sont    modelés    sur  un 


170  FIGURES    Ll'lTÊlt AIRES 

fond  obscur;  ils  surgissent  de  l'ombre,  et  si  nous 
croyons  si  bien  les  connaître,  s'ils  nous  commu- 
niquent une  aussi  intense  impression  de  vie,  c'est 
sans  doute  que  nous  découvrons  le  lien  qui  les  unit 
à  la  nuit  maternelle. 

Moralement.  .  est-il  possible  qu'un  tel  art  se  dé- 
robe aux  préoccupations  morales?  Nul  autre  n  a  plus 
attentivement  considéré  la  mort  ;  il  apcrçoil  en  chaque 
être  le  problème  de  la  destinée:  il  envisage  des  fins 
supérieures;  il  aboutit  à  subordonner  l'activité  hu- 
maine à  des  réalités  suprase nsible s  ;  par  delà  l'ordre 
bu  main,  précaire  et  grossier,  il  conçoit  une  loi 
meilleure,  plus  généreuse,  mieux  conforme  à  l'imma- 
nente vérité  :  il  est  religieux  bien  avant  de  le  savoir, 
et  sa  logique  le  conduit  vers  une  sorte  de  prophé- 
tisme....  La  «  crise  »  de  Tolstoï  ne  fut  que  la  con- 
statation d'une  évolution  insconsciente,  mais  fatale. 
La  doctrine  même  où  il  s'arrêta,  le  renoncement, 
l'évangélisme  ascétique,  il  en  avait  bien  auparavant 
ressenti  l'attrait  :  Olénine,  le  héros  des  Cosaques, 
s'écriait  déjà  : 

Le  bonheur,  le  voilà,  c'est  de  vivre  pour  les  autres: 
c'est  clair.  En  l'homme  se  trouve  le  besoin  du  bonheur, 
donc  il  est  légitime.  Ln  le  satisfaisant  d'une  façon  égoïste, 
c'est-à-dire  en  cherchant  pour  >o\  richesse,  gloire,  amour, 
il  peut  arriver  que  les  circonstances  surgiront  telles  qu'il 
sera  impossible  de  satisfaire  tous  ces  désirs.  Alors  ces 
désirs  seront  légitimes,  mais  le  besoin  du  bonheur,  lui, 
n'est  pas  illégitime.  Quels  sont  donc  les  désirs  qui  peuvent 
toujours  être  satisfaits  malgré  les  conditions  extérieures? 
L'amour,  le  sacritice  de  soi-même. 

Et  dès  Sébastopol,  rêvant  d'une  réforme  de  l'huma- 


LÉON    TOLSTOÏ  1/1 

nité,  qui  s'élancerait  de  l'idée  chrétienne,  Tolstoï 
écrivait  :  «  A  la  réalisation  de  cette  grande,  immense 
idée,  je  me  sens  capable  de  consacrer  toute  ma  vie.   » 


Il  reste  que  la  religion  de  Tolstoï  étonne,  effraie  et 

déconcerte;    et  certes  cela    ne  ressemble  point  à   la 
petite  mécanique  dont  M.    Paul   Bourget    nous  vante 
les  engrenages   ajustés   et   grinçants.   Tolstoï,    Dieu 
merci,   nest  ni  philosophe,  ni  théologien;   il    est  un 
grand  esprit  religieux,  il  est  la  religion  avant  le  dogme, 
il  est  un  douloureux  messie,  un  de  ceux  qui  célébrèrent 
avec    une    éloquence  passionnée  la   splendeur  de    la 
révélation  intérieure.  Ses  enseignements  ont  pu  sem- 
bler   parfois  contradictoires;    son  argumentation    est 
souvent  rebutante  et  pauvre....  En  sommes-nous  donc 
là    que    nous  nous   arrêtions    aux    apparences?    Nous 
découragera-t-on    d'approcher   cette  source    de   vie? 
Comprenez  donc  que  Tolstoï  est  l'âme  la    plus  géné- 
reuse, la  plus  brûlante,  la  plus  sublime  de  ce   temps; 
qu  il  ranime  quasi  miraculeusement  les  cendres  étein- 
tes des  cerveaux  et  des  cœurs,  qu'il  est  un  éveilleur: 
qu  il  ressuscite    lésâmes,    qu'il   est  le  dernier  grand 
créateur  de  vie  spirituelle. 

Il  est  pro  ligieux  que  Paul  Bourget  puisse  parler  de 
"  tragique  avortement  intellectuel,  »  que  d'autres 
comparent  la  (in  de  Tolstoï  à  une  banqueroute,  que  la 
plupart    de  nos  théologiens  laïques  fassent   chorus  et 

SJ lient    connue  de  simples  popes    :  un  foyer  aussi 

ardent  les  épouvante  :  ils  redoutent  ce  bouillonnemenl 


172  FIGURES    LITTÉRAIRES 

de  vie;  car  la   vie  est   indisciplinée' ;  ils  sont  gens  de 
discipline,  dévie  tiède,  et  bons  conservateurs. 

Ce  qui  les  effraie  en    Tolstoï  nous  attire  :   deman- 
dons-lui des  ferments  de   pensée   :  il  est  révolution- 
naire; j'aimerais   rechercher   en  combien  de  sens  on 
peut  affirmer  qu'il  lest.  Au  point  de  vue  qui  nous  in- 
téresse  ici   spécialement   son    zèle  de   rénovation   va 
jusqu'à  1  iconoclastie  ;  nous  protestons  ;  nous  ne  souf- 
frons pas  qu'on  nous  prive  de  nombreux  chefs-d'œuvre 
de  l'art  et  des  lettres.  Tolstoï,    auteur  de   Qu'est-ce 
que  l'Art?  nous  rappelle  l'apôtre  Paul  à   Athènes  : 
«  Il  vit,  écrivait    Renan,  les  seules    choses  parfaites 
qui  aient  jamais  existé,  qui  existeront  jamais,  les  Pro- 
pylées, ce  chef-d'œuvre  de  noblesse,  le  Parthénon — 
Il  vit  tout  cela...  il  prit  ces  incomparables  images  pour 
des  idoles.  »  Nos  idoles  nous  sont  chères.  Toutefois 
nous  ne  gardons  point  rancune  à  Tolstoï;  ses   erreurs 
mêmes  nous  sont  plus  utiles  que  les   vérités  de  bien 
d'autres  ;   nous  comprenons    ses  colères  ;    il   fut  une 
jrrande  àme  où  s'affrontèrent  le  bien  et   le  mal...   nul 
ne  fut  plus  généralement  partisan  du  bien;   nul  ne 
magnifia  plus  hautement,  par  son  exemple  et  par  son 
œuvre,   ce   principe  de  toute  réalisation    d'art    et  de 
toute  vie  supérieure,  l'amour. 


j 


BJŒRNSTJKRNE    BJ(  ERNSON 


Slip  stormen  ind  i  det  stille! 

Déchaînez  la  tempête  clans  les  eaux  calmes! 

Bjœrnstjerne  Bjœrnson,  qui  fut  l'un  de  ces  «  en- 
lants  de  dimanche  »  voués  dès  leur  naissance  à  tous 
les  bonheurs,  aura  connu  cette  suprême  fortune  :  ren- 
contrer de  son  vivant  un  biographe  érudit  et  amical, 
enthousiaste  et  non  dénué  d'esprit  critique,  empressé 
à  recueillir  les  fugitives  traditions,  les  éphémères  sou- 
venirs des  contemporains,  ces  traits,  ces  anecdotes 
que  l'avenir  le  plus  proche  déforme  et  défigure,  ambi- 
tieux et  capable  de  mesurer  son  héros,  de  le  situer 
parmi  les  hommes  et  les  événements,  de  préparer,  et 
pariois  de  devancer  et  d'annoncer  le  jugement  de 
l'impartiale  postérité.  Certes,  parmi  tant  d'heureuses 
chances  dont  parut  s'autoriser  l'optimisme  de  Bjœrn- 
son. celle   qui    suscita    sur  sa    route  un    Chr.  Collin 


171  FIGURES    LITTÉRAIRES 

n'est  pas  L'une  des  moins  remarquables.  Le  poète  a 
vu  grandir  et  s'épanouir  les  (L>ux  premiers  volumes 
d'une  œuvre  où  il  reconnut  son  enfance  et  sa  jeunesse; 
il  est  mort  avec  la  certitu  le  que  le  commentaire  le 
plus  véridique  s'offrirait  aux  lecteurs  de  ses  livres  et 
aux  admirateurs  de  sa  vie  et  de  son  caractère.  Com- 
bien sont-ils  ceux  à  qui  fut  accordée  cette  sécurité! 
Voici  une  œuvre  considérable  et  très  digue  de  noire 
jalouse  admiration1  —  nous  n'avons  guère  coutumeen 
France  d'élever  à  nos  grands  hommes  de  semblables 
monuments,  dont  l'Angleterre  donna  les  plus  fré- 
quents et  peut-être  les  plus  parfaits  modèles.  — Chr. 
Collin  entenl  que  nous  n'ignorions  point  sa  haute 
ambition  ;  ambition  justifiée,  et  que  Ton  ne  risque  point 
d'estimer  présomptueuse,  si  l'on  pénètre  assez  avant 
dans  son  récit.  Chr.  Coliin  rêva  d'abord  d'ajou- 
ter à  tant  de  livres  où  se  répètent,  sa  contre  lisent  et 
se  démentent  les  comment  iteurs  de  Shakespeare,  un 
livre;  vaine  bes  >gne,  et  lécevante  pour  qui  voudrait 
travailler  a  élucider  la  psychologie  du  génij  :  si  seule- 
ment un  contemporain  avait  pris  soin  de  nous  léguer 
quelques  précisions!  Ah!  tenter  à  propos  d'un  vivant 
l'entreprise  que  négligèrent  les  Anglais  du  xvu(-  siècle  ! 
accomplir  dans  le  présent  ce  q  »e  l'on  ne  s  mrait  faire 
pour  le  passé  :  «  Travailler  a  la  pleine  lumière  du  jour, 
comme  les  zoologues  et  les  botanistes  qui  étudient 
d'abord  les  organismes  vivants,  et  de  la  remontent 
aux  temps  primitifs,  et  cherchent  à  reconstruire  la 
faune  et  la  flore  paléontologiques  !  »  Chr.  Collin 
avait  entrevu  d'un  coup  le   but  et  la   méthode.  Il    se 

i.  Chr.     Collin.     Bjœrnstjeme   Bjœrnson.    Hans    Barndom    og 
Ungdom. 


BJGBANSTJBRNR    BJŒRNSON  175 

trouvait  que,  «  parmi  les  rares  grands  artistes  vivants, 
deux  au  moins  étaienl  Norvégiens  »,  issus  d'un  milieu 
historique  familierau  savant  professeur  Je  Christ  mi  i  : 
Ehr.  Gollin  considéra  Bjœrnson  el  prépara  son  mi- 
croscope. 

El  si  son  œuvre  achevée  n'éclaire  point  Tune 
fcimière  nouvelle  et  éclatante  la  psychologie  lu  «--'mie 
on  en  conclura  que  Bjœrnson  eut  seulement  du  (  dent, 
un  tumultueux  et  se  luisant  et  encombrant  talent... 
du  moins  n'était-il  point  superflu  décrire  avec  piété, 
avec  humour,  avec  force,  le  roman  du  plus  «  repré- 
senta tii  »  des  poêles  norvégiens. 


Un  roman,  un  roman  qui  se  déroule  en  in  1  >m- 
brables  péripéties  parmi  les  fjells  et  les  Ij  n  s.  les 
capital js  l'Europe  et  d'Amérique,  les  salles  le  spec- 
tacles el  de  rélaction,  les  réunions  publiques  et  les 
Ac  a  lémies,  un  beau  roman  dont  le  héros  bat  dlleur  et 
jon^eur  traverse  en  perpétuelle  tempête  n  >tre  mon  le 
tonné  le  naïfs  civilisés.  Dites-moi  certes  les  p  >è  nés 
itles  Irames  et  les  romans  de  Bjœrnson,  nuis  l'abord 
oui  -/-moi  sa  vie,  qui  fut  —il  s'en  vantait  —  sou 
euvre  la  plus  colorée  et  son  chef-d'œuvre;  faites  que 
Jette  couleur  flambloie  :  ce  sera  une  fresque  vi  de  1  e  et 
impi  le  où  rien  ne  su  >sistera  de  ces  fameux  m  brouil- 
ards  du  Nord,  »  où  sera  glorifiée  celte  simplis  e  phi- 
os  .paie  de  la  vie  intense,  dont  un  Américain  ensa 
iagu  >•  —  que  cela  es!  donc  lointain!  —  n  .us  é  er- 
uer.    \os    avisés    Français    s'apercevront   enfin   que 


1  70  FIGURES    LITTÉRAIRES 


Bjœrnson  ne  fut  jamais  une  vivante  énigme,  que  son 
œuvre  ne  dissimule  nul  rébus,  qu'il  fut,  à  travers 
mille  ineohérences,  un  loyal  et  vigoureux  et  très  com- 
préhensible artiste,  le  représentant  d'un  art  un  peu 
extérieur,  mais  non  point  toujours  superficiel,  somme 
toute  le  plus  norvégien,  autant  dire  le  plus  résolu- 
ment méridional,  des  Scandinaves. 

Bjœrnstjerne  Bjœrnson  naît  en  1832  au  presbytère 
de  Bjœrgan;  qu'elle  est  donc  solitaire  et  rude  son 
enfance  en  ce  sauvage  pays  de  montagnes!  Il  naît  en 
hiver.  Comme  son  grand-père,  il  devait  s'appeler 
Bjœrn  (ours)  ;  son  père,  estimant  ce  vocable  trop 
guerrier  —  et  en  outre  malchanceux  —  le  baptisa 
Bjœrnstjern,  nom  d'une  constellation  (la  Grande 
Ourse),  la  plus  brillante  de  celles  qui  scintillent  au 
ciel  hivernal  du  pays  norvégien.  L'hiver  gratifie  l'en- 
fant d'un  céleste  parrainage,  l'hiver  devait  associer 
aux  plus  anciennes  sensations  du  poète  des  souvenirs 
de  frimas,  de  terrifiantes  tempêtes  et  d'isolements  pro- 
longés. L'été  est  si  bref  dans  l'OEsterdalen!  Un 
étroit  chalet,  des  granges  d'où  l'on  contemple  des 
houles  de  neige  ;  Bjœrnson  a  décrit  le  glacial  paysage 
dans  la  nouvelle  intitulée  Blakken  :  «  Le  froid  était 
tel  que  je  n'osais  pas  saisir  le  loquet  de  la  porte 
d'entrée,  parce  que  le  fer  me  brûlait  les  doigts.  Mon 
père,  qui  était  né  à  Land  (Randsfjord)  et  était  en- 
durci, devait  souvent  mettre  un  masque,  quand  il  se 
rendait  à  une  lointaine  chapelle....  Je  grimpais  sur  la 
table  pour  voir  les  coureurs  de  skis  se  précipiter 
dans  la  vallée,  les  Lapons  descendre  de  la  forêt  de 
Rœros  avec  leur  provision  de  renne,  dévaler  les  tjells 
et  remonter  jusqu'à  nous...   » 


BJŒRNSTJKRNE    BJŒRNSON  177 

Etrange  pays,  où  une  imagination  puérile  se  nourrit 
le  fantastique  ;  pays  barbare,  où  Peder  Bjœrnson  avait 
accepté  d  evangéliser  la  plus  pauvre  paroisse  de  Nor- 
vège; les  habitants,  descendants  d'aventuriers  étran- 
gers attirés  par  des  mines  abandonnées  depuis  1789, 
sont  aussi   violents  que  misérables;  l'enfant  grandit 
parmi  des  récits  de  rixes  et  de  souffrances.  On  avait 
vu  le   prédécesseur  de  son  père  se  rendre  au  temple 
avec  des  pistolets.  Peder-Bjœrnson  lui-même  impose  à 
ses  ouailles  le  respect  d'un  ministre  au  poing  vigoureux 
et  a  la  carrure  athlétique  ;  il  est,  aux  yeux  des  siens,  un 
héros  taciturne,   infatigable,    soit  qu'il  se  répande  en 
prêches  retentissants  ou  qu'il  participe  aux  travaux  de 
gn   maigre  domaine.  Car  il  est  le   digne  descendant 
lune  lignée  paysanne.  Plus  tard,  le  poète  prendra  à 
§n  compte  l'une  de  ces  vagues  traditions  qui  font  du 
)lus    humble    montagnard    norvégien  le  descendant 
les  anciens  rois  :  Bjœrnson  devait  accueillir  tous  les 
•êves  qui  éclosent  sous  les  toits  de   tourbe   des    fjells, 
1  s'enorgueillir,   lui  aussi,  d'ancêtres  fabuleux,  jarls 
ruerriers,  pirates,  écumeurs  de  mers,  poètes  et  joueurs 
le  cithare;  ainsi   manifestait-il  son   instinct  roturier. 
De  vrai,  il  surgit  du  peuple,  et  Chr.  Collin  n'a  au- 
um'    Peine    à   reconstituer  l'obscure    ascendance    à 
♦quelle    l'auteur    d'Au  delà    des   Forces   devait   une 
mié  exubérante,  une  infatigable    robustesse,  le  goût 
e   l  effort,   de  la    lutte    et  du   défi  :    «  C'est    la  saga 
es  humbles,  ce  sont  les  persistantes   conquêtes   du 
ijsan  norvégien  sur  la  nature,  et  non  les  guerres  de 
Hre  antiquité    fabuleuse,  qui   nous  font  comprendre 
»pnt   de   combativité   commun    au   pasteur    Peder 
jœrnson  et  à  son  fils  aîné.  » 


1* 


17S  FIGURES    LITTÉBÀIRES 

Peder   Bjœrnson  est  un  audacieux    morose;    Elise 
Bjœrnson,  aussi  àprement  laboiieuse,  esl  toute  gaieté, 
joie  avenante,  un  ehant  L'oiseau  dans  La  sombre  mai- 
son.... De  L'un  et  de  L'autre  Leur  dis  tienl  des  qualités 
opposées;  très  jeune,  il  sait  c^  qu'il  doit  à  chacun,  el 
que   La    violence   imprévue   des  contrastes  assure   s., 
séduction.  Il  est  à  ses  propres  yeux  La  vivante  preuve 
de  l'utilité  des  oppositions  et  du  bienfait  de  leur  rap- 
prochement', il  tire  de   eette   vue  ses  premiers  argu- 
ments   d'optimisme,    et    ensuite    ces    préceptes    de 
sagesse  pratique  auxquels  il  demeurera  fidèle  jusqu  a 

la  mort. 

Il  est  d'abord  un  paysan  fier  de  son  origine,  fief 
des  siens,  de  son  clan  qu'il  ne  cessera  jamais  de  glori- 
fier poète  du  foyer  élargi,  chantre  des  vertus  fami- 
liales, chef  de  gaard,  qui  s'efforcera  d'étendre  un  jour 
à  la  Norvège  tout  entière  l'exercice  de  son  autonie 
patriarcale  et  tvrannique. 


A  six  uns  Bjœrnstjerne  Bjœrnson  quitle  Bjœrgan 
pour  Nesset  où  son  père  obtient  an  plus  reluisant  pres- 
bytère :  Nesset  mire  ses  prés  el  ses  ver-ers  dans  le- 
eaux  d'un  fjord  :  nature  d'un  pittoresque  grandioj 
et  quasi  excessif,  el  qui  va  fournir  le  cadre  le  plu: 
émouvant  à  une  sensibilité  adolescente  :  -  Je  pouvaj 
demeurer  le  soir  à  contempler  les  jeux  de  lumière  dj 
soleil  sur  les  fjells  et  les  fjords,  jusqu  a  en  pleurer 
comme  si  j'avais  fait  quelque  chose  de  mal....  Laver 
sunt  en  skis  une  vallée,  je  pouvais  tout  a  coup  m  arre 


BJŒHNSTJfiRNK    K.lŒUxsoX  17«.l 

1er,  comme  ensorcelé  par  une  beauté,  une  langueur 
lue  je  ne  parvenais  point  à  comprendre,  mais  si  puis- 
saules  que  j'éprouvais  à  la  foisda  joie  la  plusnauteel 
le  plus  poignant  sentiment  d'isolement  et  de  douleur.  , 
Une  telle  nature  conseille  des  exaltations  contradic- 
toires. Bjœrnson  en  a.  a  maintes  reprises,  célébré  la 
dramatique  beauté  :  „  Rien  d'aussi  sombre  que  ton 
fjord  quand  il  brise-  devant  toi  ses  eaux  salées  el 
s    laiK  e  vers  la  terre  ;  rien  d'aussi  doux  que  ton  rivage, 

s  îles,  ah!  tes  îles!  Uien  d'aussi  puissant  que  Ton 
horizon  de  Ijells,  rien  d'aussi  délical  dans  la  lumière 
d'un  soir  d'été.  ■>  Ainsi  grandit  le  poète  qui  découvre 
avec  un  indicible  émerveillement  une  harmonie  pn'v- 
tablie  entre  ses  sentiments  secrets  el  les  appels  du  pays 
le  plus  lyriquement  éloquent. 

I-  n'a  ni  le  goût,  ni  le  loisir   de  devenir,  un    contem- 
plateur: la  vie  paysanne  es!  active  à  l'ombre  des  Ijells 
lillere   peu  d'un    perpétuel    combat   :  la  famille   du 

steur  s'associe  aux  travaux  et  aux  périls  des  labou- 
reurs et  des  gardeurs  de  troupeaux  :  «  Presque  chaque 
été  Tours  descendait  dans  le  pays;  il  abattait  nombre 
de  vaches  et  de  moutons  chez  nous  et  nos  voisins.  Nous 
entendions  alors  le  pâtre  appeler  au  secours,  et  le 
c,»«n  "urier;  on  sonnail  la  cloche,  les  valets  accou- 
«»enl  el  se  mettaient  en  campagne  avec  des  fusils,  des 
haches  et  des  barres  de  fer;  ils  arrivaient  ordînaire- 
menl  Iroptard....  „  De  tels  tableaux  de  vie  primitive 
•'  Vl"'  ;''  '  hantaient  la  mémoire-  de  Bjœrnson  jusque 
lans  sa  vieillesse  :  à  soixante-dix  ans  il  croira  parfois 
«■tendre  les  jappements  des  loups  quj  suivaient  le 
"*"  familial  certains  soirs  d'hiver  et  de  détresse 
^Ne  défense  de  son   cheval   BJakken,  attaqué  au 


1,S0  FIGURES    LITTÉRAIRES 

pâturage  par  un  ours,  demeure  l'un  des  événements  de 
son  adolescence. 

Le  jeune  Bjœrnson  n'a  rien  d'un  efféminé;  il  sait  le 
prix  de  la  vigueur  physique  ;  il  s'émerveille  aux  ex- 
ploits de  son  père,  il  exulte  lorsqu'à  ses  compliments 
K'   pasteur   répond   avec   cette  nuance  de  forfanterie 
qu  affectionne  le  montagnard  norvégien  :  «  Moi!  non! 
mais  mon  grand-père  était  un  homme  fort  !  »  Bjœrn- 
son sera  un  homme  fort;  nul  parmi  les  pâtres  et  les 
fils  de  pêcheurs  n'est  plus  beau  ni  plus  hardi;  avec 
tous  il  rivalise  d'endurance  :  tous,  il  les  connaît  et  les 
affectionne  :  à  Bjœrgan   il  n'avait  guère    eu  d'autres 
compagnons   qu'un   chien,    un  chat,  un   poulain,   un 
jeune  porc;  à  Nesset  il  découvre  l'humanité  ;  «  Il  y 
avait  tant  de  sortes  de  gens  à  Nesset,  artisans  et  va- 
lets !  La  connaissance  des  hommes  que  j'acquis  alors 
m'est  ensuite  demeurée,  telle  une  fondation,  à  laquelle 
je  dois  de  n'avoir  jamais  construit  à  la  légère,   »  II 
observe  profondément,  car  on  l'aime,  et  les  confidences 
vont  au-devant  de  son  ardente  et  universelle  sym- 
pathie : 

Ma  célèbre  naïveté  ne  vient  point  d'une  ignorance  de 
la  vie  :  de  bonne  heure,  de  trop  bonne  heure,  j'ai  conni 
toutes  les  conditions  humaines....  Ma  naïveté  venait  de  c( 
que  j'avais  confiance  en  tout  le  monde.  Il  y  avait  un  vale 
qui  mentait.  Je  croyais  cependant  ce  qu'il  disait.  Je  l'aimais 
Ktles  servantes  qui  avaient  des  bâtards,  je  les  aimaisaussi 
je  les  connaissais  si  bien,  elles,  leurs  mérites,  leurs  espoir 
en  cette  vie. 

L'abondance  des  détails  familiers,  exacts  et  signi 
licatifs,  fait  l'attrait  d'une  biographie  écrite  par  u 
contemporain  ;  on  suit  un  récit  minutieux  :  la  réalit 


BJŒRNSTJERNR    BJŒRNSON  1*] 

devient  poésie;  il  semble  que  l'on  surprendra  le  secret 
du  miracle  par  où  se  mue  en  art  la  plus  prosaïque 
aventure.  Chr.  Col  lin  retrouve  parmi  le  petit  monde 
de  Nesset  les  héros  des  premiers  récits  de  Bjœrnson  : 
petit  monde  bigarré,  et  qui  résume  en  un  coin  perdu  de 
la  terre  les  souffrances,  les  tares  et  les  vertus  de  l'éter- 
nelle humanité  :  marins  et  paysans,  maîtres  d'écoles, 
précepteurs,  missionnaires,  prêcheurs  populaires  qui 
brandissent  sur  les  foules  prosternées  comme  une  tor- 
che arrachée  aux  flammes  de  l'enfer.  Car  la  majesté  de 
la  religion  se  révèle  souvent  aux  âmes  simples  par  la 
terreur.  A  son  foyer  même  Bjœrnson  connut  les  ardeurs 
mystiques  d'un  austère  piétisme  :  un  jour  la  biblique 
sévérité  de  son  père  Je  contraignit  a  assister  aune  exé 
cution.  De  tels  souvenirs  fortifièrent  par  la  suite  ses 
élans  humanitaires  et  sa  haine  des  dogmes  révélés. 

Une  aussi  complète  expérience  des  duretés  de  la  vie 
populaire  devait  orienter  vers  la  sincérité  d'une  sorte 
de  réalisme  ses  premiers  efforts  littéraires  :  poète,  il 
sera  préservé  du  culte  béat  de  la  nature  à  la  façon  de 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  et  ignorera  les  révoltes  de 
la  spéculation  romantique  :  avant  lui  certains  poètes 
norvégiens  avaient  mis  l'idylle  à  la  mode  :  un  Werge- 
land  célébrait  la  nature  «  innocente  et  pure;  »  nedoit- 
1  pas  aux  paysages  de  sa  patrie  cette  paix  de  l'Ame  où 
1  sentit  s'évanouir  ses  <  puissances  démoniaques?  » 
<  Un  ouragan  de  l'Océan  glacial  a  chassé  de  mon  cœur 
oiseau  de  Byron.  »  Welhaven  compare  la  nature  à 
an  temple.  Bjœrnson  n'ignore  ni  la  brutalité  des  forces 
laturelles,  ni  la  colère  redoutable  des  éléments;  mais 
l'il  ne  se    leurre  pas  sur  la  sollicitude  des    forces  qui 


!h?  ri(;rï\i:s  i.i  rn.r.  \iim:s 

nous  entourenl  et  souvent  nous  écrasent,  il  ne  dénonce 
ni  leur  hostilité  ni  même  leur  indifférence.  Un  Tenny- 
son  chante  une  nature  semblable  à  une  bête  féroce 
«  aux  dents  et  aux  grilles  sanglantes.  »  Enmêmetemps 
que  Stuart  Mill,  un  Renan,  un  Leconte  de  Lisle  pro- 
clameront 1  immoralisme  des  lois  cosmiques,  l'éternelle 
cruauté  du  grand  chorège  suprêmement  indifférent 
aux  destinées  de  l'être  humain.  Bjœrnson  ne  les 
imite  point  ;  et  peut-être  ne  suffît-il  point  de  déclarer 
avec  son  biographe  qu'ayant  été  soustrait  à  l'influence 
d'une  mode  philosophique,  la  réaction  dune  mode 
contraire  ne  saurait  déterminer  sa  conviction;  il 
n'était  point  homme  à  s'embarrasser  longuement  d  in- 
quiétudes métaphysiques  ;  son  tempéramentde  lutteur 
lui  dicte  une  conception  du  monde  et  de  la  vie  qui 
exclut  les  vaines  arrière-pensées,  les  doutes  super- 
flus et  les  scrupules  décourageants;  la  brève  phi- 
losophie des  apôtres  de  l'action  sera  toujours  la 
sienne  :  le  dernier  des  coureurs  de  fjells  l'en  approu- 
vera, lorqu'il  s'écriera  :  «  Ce  pays...  c'est  le  géant 
qu'il  faut  dompter  pour  que  soit  secondée  notre  volonté. 
Il  doit  porter,  il  doit  tirer,  il  doit  marteler,  il  doit 
scier....  De  tout  ce  tumulte,  de  tout  ce  combat  sur- 
gira pour  nous  entre  fjords  et  fjells  un  monde  de 
beauté;  »  ou  encore  :  «  Fuyons  la  terre  sauvage,  mai- 
gre, qui  s'épuise  elle-même,  aimons  la  terre  douce, 
belle  et  nourricière.    » 

Bjœrnson  célèbre  selon  des  rythmes  nouveaux  la 
millénaire  sagesse  des  âpres  colons  de  la  Scandinavie; 
il  écrit  à  sa  façon  les  Géorgie/ ucs  du  Nord,  plus  dra- 
matiques qu'épiques  ou  didactiques.  Le  meilleur  de 
son  œuvre  sera  l'écho  de  son  enfance  agreste  et  de  sa 


BJŒRNST.IERNE    BJŒRNSON  183 

rustique  jeunesse,  amplifié,  prolongé,  toujours  reeon- 
nàissable  parmi    le   tumulte   d'une   longue   existence 

«aventureuse. 


A  Molde,  ou  Bjœrnson  suit.  de  onze  à  dix-sept  ans. 
les  cours  d'une  école  secondaire,  il  est  un  élève  mé- 
diocre; le  régime  scolaire  est  en  Norvège  un  appren- 
tissage delà  liberté  :  pas  d'internat;  reniant  vit  en 
étudiant,  à  peine  surveillé  par  la  famille  qui  lui  loue 
un  gîte  et  une  table.  Bjœrnson  s'accommode  de  cette 
facile  discipline;  jeune  faune,  ivre  de  sa  force,  il 
alliclie  son  mépris  des  mœurs  citadines;  l'odieux  des 
coin  entions  sociales  lui  est  révélé  par  ce  bourg  de 
douze  cents  habitants;  il  proteste  en  refusant  de  tirer 
son  chapeau  aux  jeunes  filles  de  son  âge.  Batailleur, 
I  parmi  ses  camarades  une  manière  de  chef,  défen- 
seur des  faibles,  allié  des  campagnards,  qui  ne  se  sont 
point  encore  avisés  de  paraître  l'aristocratie  de  la  Nor- 
vège. On  joue  au  soldat,  il  est  Napoléon.  Et  tout  cela 
Iftl  sans  importance  :  pourtant  cet  adolescent  irrita- 
ble et  cordial,  frondeur,  qui  soulève  des  cas  de  con- 
science imprévus,  et  organise  l'opposition,  c'est  déjà 
le  poêle,  l'intraitable,  l'indomptable  poète,  l'agitateur 
pro  ligieusement  doué  qui  bouleversera  les  âmes  de 
son  pays.  Il  n'est  certes  pas  indolent,  et  sa  curiosité 
fs\  vive,  mais  il  résiste  à  toute  contrainte  et  repousse 
tout  enseignement  :  l'école,  il  la  subit  ;  «  Nous 
«levions  y  aller  jusqu'à  notre  majorité;  j'y  allai  donc 
—  mais  1ns  Snorre.  » 

Il  lui  beaucoup,  les  Français,  les  Anglais,  les  Aile- 


1*1  K1GURKS    LITTÉRAIRES 

mands,  et  surtout  et  inlassablement  la  vieille  saga 
royale  :  les  fraîches  couleurs,  la  naïve  et  narquoise 
psychologie  de  Snorre,  la  diversité  des  silhouettes  et 
des  portraits  qui  font  de  l'annaliste  norvégien  le  plus 
merveilleux  peintre  de  caractère  de  la  littérature  mé_ 
diévale,  l'archaïsme  des  mœurs  et  de  la  langue,  tout 
enchantait  le  collégien;  il  découvrait  lentement  la 
modernité  de  ces  récits  oubliés  et  retrouvait  des 
ancêtres  à  peine  différents  de  ses  amis  de  Nesset. 
Bjœrnson  lisait  infatigablement  :  infatigablement  il 
contait  à  ses  camarades  ses  lectures:  il  enjolivait,  il 
«  mentait  »  généreusement;  tel  de  ses  auditeurs  n'a 
jamais  retrouvé  dans  VIvanhoê  de  Walter  Scott  cer- 
taine scène  dont  Bjœrnson,  conteur,  acteur   et  mime, 

se  plaisait  à  les  émouvoir Il  revit  les  aventures  de 

Snorre  :  il  croit  assister  à  une  création  nouvelle  du 
monde  et  de  l'humanité  ;  étrange  phénomène  psycholo- 
gique, que  Chr.  Collin  compare  ingénieusement  à  la 
superposition  de  deux  plaques  photographiques  diver- 
sement impressionnées;  la  réalité  contemporaine  s'est 
reflétée  sur  l'une,  et  sur  l'autre  l'imagerie  vigoureuse 
de  l'art  moyenâgeux  :  Bjœrnson  en  tirera  des  épreuves 
doublement  colorées;  sa  première  originalité  sera 
d'éclairer  d'un  reflet  de  la  vie  paysanne  les  héros  de 
la  saga  (Mellcm  slagcne),  en  même  temps  qu'il  enve- 
loppera d'une  atmosphère  de  légende  les  rustres 
authentiques  de  ces  récits  fameux  :   Synnœve,  Arne, 

Le  Père 

En  1848,  Bjœrnson  a  quinze  ans  :  il  est  républi- 
cain, les  nouvelles  de  Fiance  l'affolent  et  l'arrachent 
à  Snorre  :  de  même  que  son  aîné  Ibsen,  apprenti 
apothicaire,    l'enthousiasme    révolutionnaire  le   viri- 


t 


Il J ΠR N SU ER N E    H  J ΠRNSON  18 5 

lise  et  achève  son  caractère  :  Ibsen,  solitaire  génial, 
s'enferme  en  une  jalouse  méditation  :  Bjœrnson,  qui 
est  né  pour  l'apostolat  agressif,  fonde  un  club  et  un 
journal.  Un  Français,  réfugié  à  Molde,  «  un  petit 
vieux,  qui  ce  jour-là  paraissait  jeune,  »  éveille  un 
matin  1  école  au  tri  de  Vive  la  République!  Bjœrn- 
son acclame  la  France;  ces  gamins  discutent  l'élec- 
tion présidentielle  ;  le  club  vote  pour  Louis-Napoléon, 
Bjœrnson  préfère  Lamartine. 

Molde  cependant    croupit  dans  la   sérénité.    Molde 
ignore  les  grandes  passions,  et  qu'une  aurore  nouvelle 
s'est  levée   sur   le    monde    des   esprits:   nul   lieu   au 
monde  où  la  fraternité  soit  moins  en  honneur;   l'en- 
vieuse   médiocrité    des    petites    villes     norvégiennes 
étreint  douloureusement  la  vibrante  jeunesse  d'Ibsen 
et    de  Bjœrnson;    mais   tandis   que    l'un    s'apprête    à 
jeter  à  la  face  de  ses  compatriotes    la  plus    amère  et 
la   plus   injurieuse    satire,    Bjœrnson    se    répand    en 
bruyantes  protestations  qui   l'apaisent  :  il   n'est  pas, 
d  ne  sera  jamais  un  révolté;  avec  infiniment  de  sens 
Chr.  Collin  s'offense  qu'un  écrivain  français  l'ait   un 
jour  classé  parmi  «  les  révoltés  du  Nord.  »  Bjœrnson 
n  est  pas  de  la  famille  spirituelle  des   Ibsen  ou  des 
Strindberg....  Cherchez  dans  la  nouvelle  intitulée  La 
Fille  du  pêcheur   ses  souvenirs  de  Molde;    la  plati- 
tude des  esprits  et  la  bassesse  des  caractères  y  sont 
lenoneees.    mais    sans    amertume.  In   Bjœrnson  est 
rop  ardemment    tendu    vers   l'avenir   pour   ruminer 
onguement    les     tristesses    du    passé  :    insolemment 
orgueilleux,  il  n'est  point  rancunier  :  et  c'est  de   quoi 
bsen  le    louera  un  jour   en    lui  reconnaissant    «    une 
rrande  âme  royale.   » 


I  m;  i  161  RE.S     l.l  I  IÏ.KAIULS 

Une  épreuve    que   d'autres,  moins  robustes,  n'eus- 
sent point  aisément  supportée,  pèse  sur  sa  jeunes 
un  obscurdrame judiciaire  où  le  pasteurPeder  Bjosrnj 

son  soutint  envers  e1  contre  tous  la  cause  d'un  con- 
damné  innocent  parut  ruiner  sa  famille;  au  plus  fort 
de  la  tourmente  il  dut  quitter  Nesset;  il  n'obtint 
qu'une  tariive  réparation....  Bjœrnstjerne  Bjœrnson 
égala  son  père  en  courage  et  le  soutint  de  sa  confiance 
souriante.  —  Pour  se  soustraire  à  une  humiliante  puni- 
tion, il  s'enfuit  de  Molle;  mais  il  n'a  point  le  cœur 
ulcéré.  —  Ses  premiers  récits,  où  la  logique  dos  événe- 
ments semblait  annoncer  une  conclusion  tragique] 
Unissent  bien.  Bjœrnson  est  un  miraculeux  opti- 
miste.... Lorsqu'il  se  rend  à  Christiania,  où  son  père 
l'envoie  compléter  d'insuffisantes  études,  il  a  la  pres- 
tance d'un  jeune  dieu;  il  n'ignore  point  qu'ici  com- 
mence véritablement  la  saga  d'un  triomphateur  voué 
a  tous  les  succès  —  une  saga  bariolée,  violente  et 
dont  l'accent  rustique  et  l'incoercible  éloquence  éton- 
neront notre  vieille  Europe. 


Il 


Bjœrnsoo  adolescent  est  un  barbare  qu'enivre  ma- 
gnifiquement la  joie  de  vivre  :  il  est  né  pour  l'action  ; 
ses  expériences  intellectuelles  nous  paraîtraient  assez 
pauvres,  si  chacune  ne  lui  fournissait  l'occasion  d'une 
extraordinaire  dépense  de  force  et  de  talent:  toute  sa 
vie  il   demeura  insensible  aux  joies  de  la  pure   spécu- 
lation ;    ce  qu'il    aime   d'une   idée,   e'est  sa   puissance 
•  expansion,  sa    vertu    de   scandale    ou   d'excitation: 
I  idée  est  un  instrument  qui  n'a  de  valeur  qu'entre  de 
vaillantes  mains:   ni  le  rare  ne  l'intéresse,  ni  la   puis- 
sance de  l'imagination  philosophique  ne  le   séduit.  Il 
IsJ    tout   le  contraire   d\\n  intellectuel    :    lors  de    son 
iremier  séjour  a   Copenhague  (i 857),  sa  véhémence 
l.vnqueet  patriotique  détonne  parmi  des  artistes  péné- 
tres  de  classicisme.    Kristian  Arentzen    lui   conseille 
I  d'orienter  davantage  sa  pensée  vers  l'universel,  »  et 
lui  prête  une  traduction  de  Platon.  Bjœrnson  repousse 
cette   lecture.  Qu'apprendrait-il  du  divin   penseur?  Il 
ne  recherche  ni  l'élégance  ni  la  sérénité;  devenir  sul> 
lil  ne  lui  servirait  «le  rien.  Il  cultive  sa  native  barbarie 


188  FHHJHKB    L1TTÉBÀ1RE8 

avec  une  ostentation  railleuse;  il  suit  son  instinct  qui 
lui   commande    de   se  fier  aux  vertus  de   sa    race;    il 
conduira  ses  polémiques  comme  les  rusés  paysans  de 
ses  gaard   leurs  procès,  avec  une  ardeur  passionnée, 
un  étonnant  sang-froid  dans  la  violence,  avec  une  per- 
pétuelle hauteur  de  défi;  sans  polémiques,  il  ne  sau- 
rait vivre;  il  est  un  merveilleux  créateur  de  conflits; 
sa    vie    tout  entière  n'est  qu'un  long- procès  qu'il   sou- 
tient contre  l'opinion  publique,  ses  ennemis,  ses  amis, 
aussi  redouté  de  son  propre  parti  que   de   ses  adver- 
saires. Il  plaide  pour  plaider  et  pour  la  joie  de  mener 
à  bien  un  procès.  Il  fait  un  bruit  énorme,  et  l'on  com- 
prend que  la  Norvège,  assourdie  et  charmée,  Tait  jugée 
à  l'ampleur  de  sa  sonorité.  Maintenant  qu'il  s'est  tu, 
on  cherche  les  résultats  ;  il  faudra  voir;  le  Danois  Pon- 
toppidan    s'enhardissait    récemment    jusqu'à  écrire  : 
t<  En  dépit  de  l'enthousiasme  que  la  personnalité  de 
Bjœrnstjerne  Bjœrnson  suscita,  partout  où  il  passa; 
en  dépit  de  cet  aventureux  reflet  d'aurore  boréale  dont 
il  para  dès  sa  jeunesse  un  nom  risible,  et  qui  d'abord 
a  dû  sembler  imaginé  en  vue  d'une  parodie;  en  dépit 
de  la  marche  triomphale   que  fut  sa  vie  jusque  dans 
une  vieillesse  avancée,  son  influence  sur  la  vie  spiri- 
tuelle  du  Nord  —  et  du  monde  —  fut   relativement 
petite,  étonnamment  petite1.  » 

Une  telle  constatation  n'est  point  faite  pour  nous 
surprendre;  on  se  l'explique  d'autant  mieux  qu'on 
parcourt  avec  un  zèle  plus  attentif  le  second  volume 
deGhr.  Gollin.  Quelles  belles  batailles!  Quel  enragé 
tumulte!  Une  poussière  d'idées  s'envole,  qui  de  loin 

1.  Hbnrik  Pontoppidan.  Guhhen  frn  Aulestad  {Tilskueren,  maj 
1910). 


BJŒRNSTJERNE    HJŒRNSON  189 

a  tout  l'air  d'un  brouillard.  Pourtant  Bjœrnson  aime 
les  concepts  clairs  et  les  retentissantes  formules;  il  a 
le  don   des  vives  images;   il  est  un  étalon  des   fjells 
qui  fait  feu  des  quatre  pieds  :  des  étincelles  jaillissent 
et  s'éteignent;  de  son  passage  il  ne  reste  que  le  sou- 
venir   d'un    inexplicable    éblouissement.     Bjœrnson 
touche    à   toutes   les   questions    qui    intéressent   son 
pavs   et  son  temps  ;  il  se   multiplie,  il  est   partout  à 
la    fois;     son    ubiquité,    sa    prestesse,    son    insolent 
bonheur   stupéfient  quiconque    prétend  lui   résister  : 
il  est  de  toutes  les  rencontres  où  l'enjeu  est  d'un  inté- 
rêt national  ou  humain  ;  nulle  escarmouche  où  il  n'ap- 
paraisse,  la  mine  menaçante,  d'où  il  ne  s'évade  avec 
des  airs  de  triomphateur.  Pourtant  il  ne  lui  est  point 
donné  d'atteindre  où  n'atteignent  que  les  très  grands  : 
•<  Si  loin  qu'il  ait  été,  écrit  le  Suédois  John  Landqvist, 
jamais  il  n'est  parvenu  au  désert  où  aucune  demeure 
humaine  ne  s'élève,  où  aucun  cri  humain  ne  retentit 
dans  l'espace'.  » 

En  vérité  non,  et  voici  marquée  une  fois  pour  toutes 
une  limite.  Et  nous  ne  souffrirons  plus  que  l'on  tente 
de  comparer  ce  poète  des  hauteurs  habitables  au  soli- 
taire des  sublimes  sommets,  Ibsen. 

Mais  quelle  magnifique  ardeur!  quelle  combativité! 
quelle  bouillonnante  jeunesse  !  On  demeure  confondu 
devant  cette  perpétuelle  incandescence,  ce  volcanisme 
qui  semble  la  manifestation  d'un  élément  déchaîné 
plutôt  que  d'une  humaine  volonté. 

Spectacle  admirable,   mais  qui  peut-être  gagnerait 
1.  Ord  och  Bild,  ttijuni  I!»  10. 


190  PffiUBES    LITTÉUA1RES 

à  être  considéré  de  loin.  Or,  à  mesure  que  s'accélère 
le  rythme  d'une    vie   fébrilement  active,   le  récit  de 
Chr.  Collin  se  ralentit.  Chr.  Collin  est  un  biographe 
infiniment  consciencieux  :  accumuler   sur  un  homme 
et  un  temps  une  plus  abondante  documentation  semble 
impossible.    S'est-il   douté,  cet    écrivain    patient,   que 
sa   patience   trahirait  son  vœu  secret?    Parmi   tant  de 
notes,  de  gloses,  de  discussions,  parmi  tant  de  digres- 
sions   désordonnées,    la    figure    même   de    Bjuernson 
semble    disparaître.    Certes    ces   (>il    pages   où    sont 
relatés  les  événements  de  quatre  années  nous  en  res- 
tituent mal  la  fougueuse  plénitude  :  Bjœrnson  s'élance 
comme  à  l'assaut;   son  pas  précipité  ne  retentit  qu  à 
de  rares  intervalles  en  ces  pages  surchargées  de  md le 
impedimenta.  Ordinaire  défaut  de  ces  œuvres  où  d'une 
vérité  infiniment  morcelée  ne  résulte  qu'une  douteuse 
impression    d'ensemble.    Chr.    Collin    ne    s'offensera 
point  de  ce  reproche,  s'il   ambitionna  de  faire  revivre 
un   temps,    et    non  point  seulement    un  homme,    s  il 
résolut  de  donner  à  ses  compatriotes  un  vaste  tableau 
d'histoire    nationale;    mais   il  eût    mieux    rempli    son 
double     dessein    en    ordonnant    plus    fortement    son 
ouvrage;  un  tel    livre  — d'ailleurs   admirable,  je  ne 
m'en  dédis  pas,  admirable  d'intelligente  piété,  de  sens 
critique  et  d'érudition  littéraire  —  n'est  guère  sédui- 
sant; en  rapporterai -je  la  table  des  matières?  Chap.  1  : 
p.  3-ili2;  chap.  II  :p.  162-022 ;  chap.  III  :  p.  023-641. 
Une  aussi  compacte  littérature,  où  l'introduction   île 
quelques  sous-titres  eût  condamné   les  redites,   n'esl 
lisible  qu'en  Norvège;  partout  ailleurs  un  tel  manque 
d'art    indisposerait    le    lecteur  à   l'égal    d'une    incon- 
venance. 


i:.i  i:i:.\sni.i5\i.    iu<i:i;.\s<>\  191 

Mais  voici  qui  est  plus  grave  :  Chr.  Gollin  a-t-il 
prévu  qu'il  ne  travaillait  point  à  la  gloire  de  Bjœrnson 
In  nous  contraignant  à  distinguer  chaque  geste,  à 
lisséquer  tous  ces  discours,  tes  articles,  ces  procla- 
mations d'une  grandiloquence  si  surannée?  On  nous 
Iffirme  que  cette  activité  intéresse  fréquemment  l'his- 
toire norvégienne.  Je  le  veux  croire.  Quel  déchet 
butefois!  Et  pour  nous,  qui  ne  sommes  que  médio- 
crement curieux  de  tant  d'étroites  compétitions,  de. 
rivalités  locales  et  d  éphémères  conflits,  quelle  désil- 
lusion! Bjœrnson  fut  sans  doute  à  certaines  heures 
de  sa  vie  un  grand  citoyen.  Pour  nous,  qui  ne  saurions 
lui  en  témoigner  notre  gratitude  au  mémo  titre  que 
fcs  Norvégiens,  nous  constatons  ceci  :  il  plaça  sa  ffloire 
en  viager;  il  vécut  dans  l'actualité  ;  et  s'il  faut  iuo-er 
son  (('livre  littéraire  d'un  point  de  vue  étranger  ou 
seulement  humain,  nous  sommes  pris  d'un  doute  :  le 
fcmoignage  circonstancié  de  Chr.  Gollin  nous  apporte 
un  concours  involontaire  et  d'autant  plus  significatif; 
■  zèle  amical  de  Chr.  Gollin  corrobore  étrangement 
la  sévérité  critique  de  iïenrik  Pontoppidan. 


Bjucrnson,  élève  d'une  «  fabrique  d'étudiants  »  — 
nous  dirions  d'une  boîte  a  bachot  —  où  il  rencontre 
ll's-n.  Vinje,  .louas  Lie,  une  élite  intellectuelle, 
parmi  d'étranges  ratés,  de  ces  aventuriers  qui  foi- 
sonnent dans  les  pays  neufs  et  les  ports,  paysans 
épris  d'un  diplôme,  marins  studieux  sur  le  lard, 
luto  lidactes  fantasques,   humanité  instructive  à  force 


192  FIGURES    lll  l  BIUIRI  S 

de  contrastes  el  d'imprévu;  Bjœrnson  étudiant,  audi- 
teur récalcitrant  de  cours  qui  ne  l'intéressent  pas. 
bientôt  révolté  contre  la  tutelle  paternelle  et  renon- 
çant aux  subsides  du  pasteur;  Bjœrnson  journaliste, 
reporter  parlementaire  et  critique,  écrivailleur  et  pro- 
phète d'une  nouvelle  ère  Littéraire;  Bjœrnson,  direc- 
teur du  théâtre  de  Bergen,  et  plus  que  jamais 
journaliste,  critique  dramatique,  écrivain  politique, 
politicien,  et  tout  à  coup  poète  et  romancier;  Bjœrn- 
son famélique  et  magnifiquement  gueux,  prince  d'une 
jeunesse  qui  l'admire,  insolent,  éloquent,  causeur 
intarissable,  improvisateur,  jongleur  de  rimes,  tu- 
rieux  boule-en-train,  censeur  impitoyable  des  mœurs, 
des  idées,  de  l'Etat,  des  lettres,  des  modes  et  des 
arts,  créateur  —  avec  d'autres  —  du  théâtre  norvé- 
gien, inventeur  du  roman  rustique,  auteur  de  l'hymne 
national,  avant  trente  ans  célèbre,  redouté,  adoré, 
choyé  dans  toute  la  Scandinavie...  la  magnifique 
aventure,  et  dramatique,  et  pittoresque! 

Vers  le  milieu  du  xixe  siècle  le  peuple  norvégien 
sommeille  dans  l'inertie  :  le  labeur  de  ses  intellec- 
tuels, la  lièvre  archéologique  des  découvreurs  de 
sagas,  le  romantisme  échevelé  de  ses  poètes,  tout  cet 
effort  préliminaire,  où  il  faut  voir  la  montée  initiale 
d'une  sève  puissante  et  vierge,  n'avait  guère  ému  les 
masses  paysannes;  les  matériaux  étaient  prêts  d'où 
allait  surgir  la  légende  de  la  jeune  Norvège;  la 
légende  n'existait  point,  ne  vivait  point  :  la  con- 
struire, la  perfectionner  amoureusement,  la  doter 
d'une  âme  brillante  sera  l'œuvre  d'une  nouvelle 
génération  d'historiens,  d'archéologues,  de  philo- 
logues-politiciens, de  romanciers  et  de  poètes  ;  entre 


BJŒRNSTJERNE    BJŒRNSON  193 

tous,  l'effort  de  Bjœrnson  sera  efficace;  semblable  à 
tel  de  ses  personnages  qui  paraissait  «  être  à  lui  seul 
toute  une  nation,  ,  il  semble  rassembler  en  soi  toutes 
les  forces  Intentes  et  toute  la  puissance  d'émotion  de 
son  peuple;  il  s'identifie  avec  la  Norvège  et  travaille 
à  la  recréer  perpétuellement  en  soi.    La  recrée-t-il   à 
son  image,  défauts  et  qualités?  Crée-t-il  quoi  que  ce 
soit?  En  vérité,  oui,  puisque  ses  compatriotes  crurent 
•connaître  dans  ses  écrits  et  ses  paroles  l'image  d'une 
patrie    plus   émouvante    qu'ils     ne     l'avaient    jamais 
*êvée,    puisqu'il    vulgarisa  un   sentiment  et  le    doua 
■un   magique  pouvoir.  La  surabondance  de    vie  qui 
Eut  en   lui,   il  en  anime  et  en  surexcite  prodigieuse- 
ment le  patriotisme  norvégien.  Toucher  à  BjoTrnson. 
écriera  Brandès,  c'est  toucher  au  drapeau  norvégien; 
e  sera  définir  le  caractère  et  la  portée  de  son  titre  de 
gloire  le  plus  certain. 

L'intensive  culture  du  sentiment  patriotique  ne  va 
as  sans  de  surprenantes  exagérations;  la  plupart  des 
Norvégiens  mit  vécu  au  cours  de  la  seconde  moitié  du 
ix'    siècle   dans  un   état   de  perpétuelle  suggestion: 
ertains  sont  encore  mal   éveillés  de  ce   somnambu- 
sme  actif:  el  si  la  Norvège  offre  l'un  des  plus  émou- 
ants  exemple  de  palingénésie,  ou  mieux  de  création 
une   nationalité,  c'est  chez  elle   que  l'on  cherchera 
's  plus   beaux  cas  de  folie  chauvine.  Au  temps  de  la 
unesse    de    Bjœrnson,   avant    les    premiers   succès, 
vaut  les  premiers  applaudissement  de  l'étranger,  ces 
Opérations  sont  moins  choquantes;  et  certes  l'on  ne 
«ge  point   à  accuser  de  cabotinage  ce  poète    qui  a 
ie  si  haute   idée   de  l'avenir    norvégien   et  s'efforce 

la   répandre.    On    admire   qu'une   telle  fièvre  sou- 

13 


1  «t.j  i  i«.ii;i  s    i.i  i  i  i;i;  \ii;i.s 

tienne  son  effort.  On  ne  comprendrai!  rien  à  sa  rhéto- 
rique enflammée,  si  l'on  ne  se  souvenait  qu'il  est  une 
sorte  (1  ■  voyant,  le  prophète  de  la  grandeur  nationale  ; 

il  pari/ au  nom  de  L'histoire,  il  prononce  de  par  une 
délégation  des  ancêtres  épiques,  il  esl  l'avenir  qui  ne 
doit  au  présent  ni  indulgence,  ni  aucun  ménagement. 
Ce  rôle  va  bien  à  sa  jeunesse;  il  le  joue  avec  une 
désinvolte  aisance  et  peut-être  avec  quelque  héroïsme  : 
la  Norvège  de  1  SUO  n'est  guère  accueillante  au  talent  : 
ni  la  poésie  ni  L'éloquence  n'ont  droit  de  cité  clans 
-  s  villes;  La  médiocrité  hostile  de  l'esprit  public 
fournit  à  Bjoernson  un  •  persistante  raison  de  hauss  r 
le  ton  (1  ■  ses  polémiques,  d'enfler  sa  voix  et  de 
s  abandonner   à   sa   native    violence.    Christiania    est 

une  p  -lit,'  cité  médisant. les  écrivains  et   les  artistes 

norvégiens  continueront  jusqu'à  nos  jours  de  lui 
faire  une  assez  lâcheuse  réputation  —  Bergen,  le 
((  lyrique  Bergteu,  »  ne  rêve  point  encore  de  supré- 
matie intellectuelle  et  accorde  plus  d'attention  à  ses 
p  cli  ri  s  qu'aux  entreprises  théâtrales  d'Ole  Bull, 
d'Ibsen  et  de  Bjoernson.  Ibsen  el  Bjœrnson  ne 
lassent  pas  de  dénoncer  l'ignorance,  l'incuriosité^ 
l'inertie,  Le  «  prosaïsme  »  de  leurs  compatriotes 
Par. m  .élit;'  intelligente  elle  même  régne  une  mode; 
de  rail  .■•ri e  assez  basse  et  d'universel  dénigrement. 
Les  pr  «niers  actes  publics  de  Bjœrnson  ont  un  air  de 
provocation  :  dés  ses  articles  de  jeunesse,  explique 
Car.  Coliin,  «  il  met  le  baromètre  à  tempête.  »  Pen- 
dant quelques  anaées,  et  surtout  au  début,  il  ne 
saurait,  sans  un  vrai  courage,  soutenir  ces  allures 
d'ouragan . 

Il   est  courageux    naturellement;    il    a    le   courage 


BJŒRNSTJERNE    BJŒRNSON  1  9T, 

fcmmunicatif  ei   suscite  autour  de  son  agitation  les 
fevouements:  «  Il  était  un  arbre  élancé— écrit  Jouas 
-  d'un  bois  sans  défaut,  iffccoinparable.  Une  âme 
impie:  une  âme  à  la  Gketite.    Oui,    il   était  un   mf.l 
fcperbe  :  et  ce  lui  était  une  joie  de  s'offrira  la  tour- 
mente,   o  En  pleine  lutte  sa  bonne   humeur  éclate; 
i  Bergen,  où  il  court  au-devant    dos  soucis,  il  Com- 
W  ■  sa   vie  à  «  un  Champagne  écumant.   »  Dans  cette 
■té  industrieuse,  à  demi  rainée  par    de  désastreuses 
aillifes.    il   donne  des   bals   masqués.    Il   entend  que 
partout   sa  joie  réconforte.  A  Christiania  il  raille  les 
ifonhètes  de  malheur:  il  n'est  pas  seulement  un  pro- 
|pseur   d'énergie,    niais   un     exemple    de    vie    saine 
panouie,  heureuse. 

Entin   il  est,    ,1   s'affirme   poète  avec   une    loi   qui 
;-no.v  les  défaillances:   «  Feu  d'hommes,  et  pour  ma 
"'  je  n'en  connais  aucun,  constate  Chr.  CoIIin,  ont 
lé  des  leur  première  jeunesse  aussi  certains  de' leur 
•cal. on....    Tout    entant    il    déclarait    :    je    veux    vive 
**  >.  Je  ne  veux  pas  passer  d'examens.    »\  Oms- 
ania  la  critique  l'absorbe  malgré  lui;  il  est  poHe  et 
gtmbe  devant  la  tâche  journalière  : vie  une  une  «aïs- 
*e  émotion,  son  aurore  retardée  n'en  sera  que  plus 
baissante.    Il    a    lui-même  conté  d'où    lu,    vint    la 
^écration  qu'attendait  son  ^énie:U  avait  pris  part 
;iM  conSrès  étudiants  à   Upsal;   le  beau  voyage 
,;m    des   Danois  et    ^s    Suédois,     l'enthousiasme 
»e  jeunesse  exaltée  par  les  rêves  d'un  Scandina- 
vie pacifiste,  1rs  monumrnK  de  la  Suéde-    ce  *\o- 
M  P^sé  encore   vivant  à  Riddarholmskyrka  ou  a 

,S'V,,V"t    (K"I    vécu!    plusieurs  jour,    dans    une 
•le  de  vertigre  : 


1  96  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Débordant  d'enthousiasme  poétique,  j'allai  d'émotion 
en  émotion  jusqu'à  celle  du  départ.  Au  bras  de  mon  hôtel 
je  descendis  avec  le  Ilot  des  étudiants,  jusqu'aux  bateaux, 
parmi  une  foule  qui  saluait,  acclamait  cl  jetait  des  (leurs 
lorsque  tout  à  coup  sur  l'embarcadère,  une  jeune  fille  sort 
d'un  groupe  et  me  tend  une  couronne  de  laurier.  Je  recul 
lai  de  quelques  pas,  elle  avait  saisi  ma  pensée  secrète  poin- 
ta   couronner;   je    vis   en     elle    un  génie  populaire le 

demeurai  cloué  sur  place,  elle  interdite  de  mon  trouble! 
en  vérité  elle  ne  soupçonnait  pas  à  quoi  je  pensais,  là.  les 
mains  crispées  sur  ma  couronne,  cl  lorsque,  poursuivant 
mon  sentiment  secret,  je  lui  demandai,  assez  brusquement, 
pourquoi  elle  s'était  adressée  a  moi,  elle  lut  intimidée,  ses 
parents  durent  m'expliquer  qu'on  l'avait  engagée  à  olïrir 
une  couronne  à  l'étudiant  norvégien  qu'elle  préférerait. 
J'interprétai  cet  incident  à  ma  façon  :  des  centaines  de 
mes  compatriotes  avaient  meilleure  mine  que  moi  :  mais; 
une  puissance  supérieure  l'avait  poussée  vers  moi;  je  mit 
la  couronne  sur  ma  casquette  avec  autant  d'assurance  que 
si  la  couronne  m'avait  [été  offerte  en  rêve  et  que  je  l'eiiss* 
trouvée  entre  mes  mains  en  m'éveillant.... 

Bjœrnson,  désig-né  par  la  presci  mee  d'une  rougis 
santé  fillette,  sentit  monter  en  lui  l'espoir  du  défîniti 
chef-d'œuvre  : 

Rentré  chez  moi,  je  dormis  pendant  trois  jours.  Pui 
je  rédigeai  mes  notes  de  voyages....  J'écrivis  et  copia 
Mellem  shgene,  en  deux  semaines  :  je  partis  pour  Copen 
hngueavec  le  manuscrit  dans  ma  malle.  Je  voulais  ètr 
poète....  Dans  Tannée  vinrent  «  Mon  premier  récit 
(Thrond),  «  Synnœve.  »  «  Ilalte-Hulda....  » 

Orateur,  critique,  dramaturge,  journaliste,  Bjœij 
son  allait  être  en  outre  le  Mistral  de  la  Norvège. 


BJŒRNSTJERNE    BJŒRNSON  1&7 

Su  Mireille  n'a  pas  cessé  de  remporter  dans  toute 
la  Scandinavie  des  triomphes  que  Ton  serait  tenté 
l'estimer  surprenants  :  tant  l'arôme  d'un  parfum 
semble  plus  pénétrant,  s'il  évoque  le  pays  natal! 
tant  il  est  vrai  qu'un  poème  d'inspiration  trop  étroi- 
tement locale  est  une  musique  dont  les  plus  délicates 
nuances  échappent  à  une  oreille  étrangère.  Le  sourire 
de  Synnœve  Solbakken  continue  d'éblouir  les  gens  du 
Nord;  du  recueil  des  premières  et  fameuses  nouvelles 
(For/ellirujer),  s'élève  une  harmonie  puissante,  minces 
partitions  où  demeure  enclose  une  orchestration  for- 
midable :  Bjœrnson  a  su  traduire  les  chants  de  la 
montagne  et  de  la  mer,  l'idylle  des  fjells,  si  beaux 
par  les  claires  nuits  d'été,  le  rapide  éclat  du  prin- 
temps, la  langueur  de  septembre,  le  torrent,  la  forêt, 
les  trimas  et  les  émois  et  les  passions  d'une  huma- 
nité primitive,  diversement  violente  et  douce  comme 
la  nature  norvégienne....  Nous  cependant  nous  louons 
l'agrément  d'un  flûteau  rustique  ;  nous  blasphémons. 

Nous  blasphémons  quand  nous  ne  plaçons  point  au 
premier  rang  des  littératures  Scandinaves  ce  réalisme 
encore  timide,  ce  romantisme  qui  se  repent,  ce 
mélange  au  moins  singulier  de  prose  et  de  vers,  ces 
bueoliques  à  couplets,  ces  récits  où  un  Zola  semble 
avoir  collaboré  avec  un  faiseur  d'opéras,  voire  d'opé- 
rettes ;  car  Bjœrnson  fut  dans  quelque  mesure  — 
avec  plus  de  génie  —  le  Grieg  de  la  littérature  roma- 
nesque. Nous  blasphémons  quand  nous  saluons  en  ce 
mélange  encore  simpliste  et  gauche  de  naturalisme 
avant  la  lettre  et  de  lyrisme  la  première  ébauche, 
insu  (H  santé  et  surannée,  d'un  genre  où  se  fondera  la 
gloire  des  lettres  norvégiennes,  suédoises  et  danoises. 


I  9-8  l'K.l  i;ls    LU  LÉBA1UES 

Un  lyrisme  subtil  s  insinue  eu  ces  études paysanneg 
qu'affection  nenl  depuis  un  demi-siècle  les  Littéral 
tures  du  Nord,  et  sauve  de  la  trivialité  les  plus  audaJ 
cieusement  sincères.  Dans  les  premières  oeuvres  <le 
nja-rnson,  ce  Lyrisme  éclate  avec  une  impétuosité 
digne  de  ses  prédécesseurs  immédiats,  les  Wergelaid 
et  les  Welhaven. 

Le  romantisme  de  Bjœrnson  n  est  pas  niable;  <>n 
en  surprend  dans  ses  nouvelles  1  indiscrète  influence  ; 
ses  drames  moyenâgeux  Le  proclament.  Bjœrnson  est 
en  Norvège  le  héros  d'une  littérature  ossianesque  :  il 
\il  par  L'imagination  au  temps  des  sagas.  Et  certes! 
la  tentation  dut  être  bien  puissante,  à  Christiania! 
vers  1860,  de  faire  revivre  un  passé  fabuleux, 
puisqu'un  Ibsen  lui-même  n'y  résista  guère.  Bjœrn- 
son ne  s'en  détournera  qu'assez  tard,  non  sans  regrets 
La  peinture  exclusive  du  présent  ne  retiendra,  qui 
bien  longtemps  après  le  succès  de  Mme  BovariÀ 
l'effort  de  l'art  norvégien. 

Et  c'est  ici  que  la  critique  de  Chr.  Gollin  s'insurge 
contre  une  trop  précise  délimitation  des  périodes 
littéraires;  nous  touchons  à  une  vieille  querelle. 
Brandès  ne  s'avisa-t-il  pas,  vers  1882,  de  comparer 
les  poètes  norvégiens  —  et  quelques  poètes  danois  — 
à  ces  genévriers  et  à  ces  bruyères,  dont  la  lente  végé- 
tation investit  prudemment  les  flancs  des  montagnes? 
quand  ils  atteignent  enfin  les  crêtes,  ils  s'y  heurtent, 
surpris,  à  des  forêts  anciennes. 

Cette  injurieuse  comparaison  ne  satisfait  point 
Chr.  Collin.  J'avoue  que  l'argumentation  prolixe  dont 
il  prétendit  accabler  le  plus  brillant  élève  que  Tains 
ait  jamais  compté  dans  le  grand  journalisme  étranger: 


r..jii:H.\sï.ii-:H.\K   u.iœknson  19«j 

parait  peu  convaincante  :  s'il  fallait  de  toute  nécessité 
ne  le  lointain  passé  de  la  Norvège,  découvert  parles 
historiens  et  les  philologues,  fut  incorporé  à  la  litté- 
rature norvégienne,  s'il  esl  compréhensible  qu'une 
nation  jeune  ait  élé  orgueilleuse  de  pareils  titres  de 
noblesse,  s  il  n'est  pas  douteux  que  des  poètes  ambi- 
tieux de  créer  une  littérature  nationale  eussent  avan- 
tage à  lui  constituer  de  profondes  racines,  il  n'en 
demeure  pas  moins  que  ces  nécessités,  ces  intérêts, 
pes  ambitions  éloignèrent  fort  les  lettres  des  préoccu- 
pations purement  réalistes:  et  s'il  faut  reconnaître 
que  Bjeevnson  et  Ibsen  accomplirent  la  besogne  de 
plusieurs  générations  et  vécurent  une  évolution  que 
plusieurs  âges  d'hommes  n'épuisèrent  point  sur  le 
continent,  on  ne  comprendrait  guère  comment  leur 
marche  en  eût  élé  accélérée.  Et,  peu  importe,  après 
pela,  que  le  réalisme  n'ait  point  toujours,  ni  absolu- 
ment été,  un  «  prosrrès.  » 

Sur  un  point  toutefois  le  plaidoyer  de  Chr.  Gollin 
psi  singulièrement  instructif,  et  c'est  lorsqu'il  dé- 
montre que  ni  Bjœmson  ni  Ibsen  n'ignorèrent  com- 
plètement les  tendances  des  littératures  d'avant- 
garde;  leur  théâtre  le  prouve  abondamment,  et  c'est 
là  une  constatation  dont  les  lettrés  de  France  doivent 
.'i  Chr.  Colliû  un.-  particulière  gratitude;  car  nous 
méconnaissons  fréquemment  les  origines  du  drame 
norvégien.  Ce  drame  où  nos  critiques  virent  tantôt 
un  monstre,  tantôt  une  contrefaçon  naïvement  barbare 
de  notre  théâtre,  esl  en  vérité  issu  d'une  double 
influence  —  française  »•(  danoise  —  vivifiée  par  le 
génie  de  <}<ux  exceptionnels  dramaturges.  Sarcey  se 


ÎOO  F1G1  RJSS    l.l'l  ni;  \||;|> 

doutait-il  que  Bjœrnson  eût  longuement  approfondi 
notre  répertoire  et  médité  Scribe?  Bjœrnson  cri- 
tique dramatique  se  met  à  l'école  de  Jules  Janin!  Il 
loue  dans  les  Guerriers  à  Helgeland  «  le  triomphe  de 
la  technique  de  Scribe  appliquée  à  un  sujet  tiré  de 
l'Edda.  »  Il  se  souvient  de  Un  caprice,  quand  il  com- 
pose Me  lie  m  Slagene;  il  traduit  //  ne  faut  jurer  de 
rien.  Bjœrnson  admire  fort  Le  gendre  de  M.  Poirier. 
A  Bergen  il  joue  les  Faux  bonshommes;  il  exalte 
Barrière,  Augier,  Sandeau,  et  s'il  ignore  Dumas  fils, 
Emile  Souvestre  ne  lui  paraît  pas  négligeable.... 
Scribe  et  OEhlenscblœger  sont  ainsi  les  deux  par- 
rains du  drame  norvégien  devant  l'Europe  ;  l'origina- 
lité du  théâtre  de  Bjœrnson  et  surtout  d'Ibsen  n'en  est 
pas  diminuée;  si  j'en  avais  le  loisir,  j'aimerais  affir- 
mer et  prouver  le  contraire. 


* 


L'influence  de  Bjœrnson,  ce  ne  sont  point  seule- 
ment ses  œuvres,  mais  sa  personnalité  qui  l'expli-  El 
quent  —  son  éloquence  toujours  prête,  sa  conqué- 
rante sympathie,  ses  hautaines  et  séduisantes  ma- 
nières, son  imposante  stature....  Quiconque  ne  Ta 
point  entendu  discourir  dans  sa  langue  n'imagine 
point  la  virtuosité  de  l'orateur;  ayant  assisté  à  l'une 
de  ses  conférences  à  Copenhague,  Henrik  Pontoppi- 
dan  écrit  : 

Chaque  mot  était  calculé  et  étudié  jusque  dans  les  plus 
fugitives  inflexions.  C'était  du  pur  théâtre.  Mais  c'était 
magnifique.  Le    public  curieux    de  Copenhague,   entassé 


BJŒRNSTJERNE    BJŒRNSON  201 

jusqu'au  plafond  clans  la  grande  salle  du  casino,  était 
transporté  d'enthousiasme.  Toute  sa  personne  était  une 
joie  pour  les  yeux.  Pourtant  on  l'oubliait  bientôt  devant 
la  magnificence  i\c*  séries  d'images  qu'il  taisait  briller 
aux  yeux  de  ses  auditeurs. 

Bjœrnson     contant     ses     impressions     de     Home, 
c'était    un    prodigieux    défilé    de    tableaux    restitués 
comme  par  un    magicien  :    la   procession  papale   au 
Latran  le  soir  de   Noël,    l'église  illuminée,  les  trente 
mille  fidèles  silencieux,  flot  humain  d'où  montaient  des 
rumeurs  de  houle,  les  suisses,  les  gardes,  les  vivats  et 
les  chants,  for  el  la  soie,  les  bruits  et  les  couleurs.... 
Tes   mots  étaient-ils   impuissants  à  créer    l'illusion, 
s  agissait-il  do  donner  la  sensation  de  l'attente  et    du 
frémissement  de  cette  foule  au  bruit  lointain  du  cor- 
tège qui  s'avance,  Bjœrnson  avait  recours  «  aux  plus 
audacieux    moyens;    »    c'est  ainsi   qu'il   imitait    une 
longue  minute  l'écho  des  tambours  répercuté  sous  les 
voûtes  étincelantes....  Et  quand  éclataient  leshymmes 
d  extase,  en  vérité  «    Bjœrnson  ne  pouvait  rendre  la 
céleste  musique  palestinienne...  mais  les  mots  étaient 
modules  de  telle  sorte  qu'on  croyait  l'entendre  reten- 
tir et  exulter  dans  l'espace.  » 

Beaucoup  plus  tard  Pontoppidan  rencontra  Bjœrn- 
son devant  un  auditoire  de  rustres  au  fond  de  sa  mon- 
tagneuse province  :  même  flamme,  un  peu  ralentie 
par  l'âge.  Bjœrnson  «avait  l'envol  lourd  d'un  aigle, 
mais  il  en  avait  aussi  l'essor  puissant;  et  le  spectacle 
îtait  émouvant  de  ce  poète  qui  se  dépensait  pour  ces 
campagnards  avec  la  même  généreuse  ardeur  que 
jadis  dans  une  capitale  ;  même  savante  diction,  même 
jaillissement  d'images  :  «  En  fermant  les  yeux,  je  crus 


•lui  P16URMS    1.1  I  iut.\iiii.> 

entendre  un  phonographe:  La  , plaque  était  un  peu 
usée;...  *  Bjœrnson  sollicitait  l'applaudissement,  tel 
ces  comédiens  vieillis  et  gâtés  par  de  hop  lon^s 
succès.  Il  imitait  encore  les  voix  de  la  foule.  La  mu- 
sique  palestrinienne  el  le  tambour  romain. 

Tout  Bjœrnson  lient  dans  ces  deux  scènes:  mélan- 
colie de  Tari  le  plus  illusoire  cl  le  plus  éphémère; 
mélancolie  du  sort  des  grands  acteurs  ! 

Chr.  Collin  nous  a  révélé  la  jeunesse  du  porte  :  le 
plus  ardu  de  sa  tâche  demeure  à  accomplir;  on  attend 
avec  une  curiosité  sympathique  ta  suite  de  son  atta- 
chant ouvrage. 


JOHAÎS    HO.ÏKH 


Sans  doute  la  littérature  norvégienne  n'a  point  dans 
le    monde  contemporain    toute    l'importance  que    lui 
attribuent  certains  Norvégiens,  sans  doute....  Il  arrive 
bue   les   gloires   norvégiennes  les   plus   tumultueuses 
et   les   plus    bruyamment    annoncées    n'éveillent    en 
France  aucun  écho;  de  même  nous  laissons   en   souf- 
france des  renommées    suédoises    et  danoises,    et  l'on 
pourrait  citer  de  notoires  illustrations  roumaines,  ser- 
bes,  russes,    ou  môme  anglaises,  ou  germaniques,  ou 
latines,  que  nous  ne  nous   empressons  point    d'adop- 
ter. Kl  l'on  en  fail  à  Christiania  et  ailleurs  des  plaintes 
■Bières...    mais  il  faudrait  s'entendre  :    sommes-nous 
point  mail  ies  chea  nous?  maîtres  de  nos  jugements  et 
de  nos  goûts  et  de  nos  engouements,  et  —  pourquoi 
bas.?  —   denos  caprices?   Kl   n'a-t-on   pas  mauvaise 
W  u"    *  I,s    critique»    si   violemment,  dans  le  temps 
même  où  l  on  sollicite  de  nos  jugements,  de  nos  goûts 
bu  de  nos   caprices    la  consécration    la   plus    enviée? 


204  l  K.l  !(i;s    LITTÉRAIRES 

Voudrait-on  que  celle  consécration  accueillit  indis- 
tinctement tant  de  mérites  divers?  mais  alors  ne  ces- 
serait-elle point  de  paraître  désirable?...  Il  faudrait 
s'entendre,    et  peut-être    aussi   renoncer    à    humilier 

I  «  incompréhension  »  française  devant  la  «  récepti- 
vité »  allemande;  celle  «  réceptivité  »  se  manifeste  par 
l'abondance  des  traductions  d'œuvres  Scandinaves  et 
slaves  dont  L'Allemagne  est  comme  inondée;  et  c'est 
là  sans  doute  un  fait  notable,  et  qui  intéresse  l'his- 
toire de  la  librairie  internationale,  mais  beaucoup 
moins  l'histoire  de  la  littérature  européenne,  car  nous 
n'ignorons  ni  l'insuffisance  de  la  production  allemande, 
ni  la  gloutonnerie  d'un  public  peu  capable  de  délicat 
discernement  ;  et  que  nous  importe,  je  vous  le  de- 
mande, que  Leipzig- multiplie  les  éditions  des  œuvres 
complètes  de  B.  Bjœrnson,  de  Strindberg,  de  Brandès 
et  de  quelques  autres  qui  sont  moins  connus  et  méri- 
teraient de  l'être  davantage? 

Ibsen  est  mort  :  n'exagérons  point  l'importance  de 
la  littérature  norvégienne!  pourtant...  vous  devine/ 
où  je  veux  en  venir,  et  que  je  n'entends  point  vous 
détourner  de  lire  les  œuvres  des  romanciers  norvé- 
giens, et  par  exemple  les  romans  de  Johan  Bojer. 

Imaginez  un  orphelin  que  des  pécheurs  élèvent 
durement  au  pays  des  fjords  :  la  dure  misère  et  une 
magnifique  indépendance  façonnent  son  caractère, 
avant  même  que  l'école  n'entreprenne  de  discipliner 
son  intelligence  vigoureuse,  son  imagination  qui  se 
plaît  aux  exaltations  solitaires.  Quels  sont  ses  maî- 
tres? Adolescent  on  ne  saurait  le  taxer  d'ignorance  : 
il  s'ennuie,  s'évade  de  la  sombre  vallée  qu'étreignent 
les  fjells  neigeux  :  on  le  retrouve  en  Angleterre,  en 


h  ni  an    hojeii  205 

France,  en  Italie....  Paris  le  retient  longtemps.  Il 
écrit,  et  comme  il  est  infiniment  plus  difficile  de 
passer  inaperçu  a  Christiania  et  à  Copenhague  qu'à 
Pans  et  peut-être  à  Londres,  ses  comédies,  ses  nou- 
velles, ses  romans  sont  accueillis,  signalés,  loués 
comme  il  convient:  bien  avant  la  trentaine,  Jehan 
Bojer  est  dans  le  Nord  un  écrivain  qui  compte;  et 
déjà  sa  jeune  gloire  franchit  les  frontières...  et  nous 
savons  que  l'Allemagne,  colonie  littéraire  de  la  Scan- 
dinavie, ne  se  défend  guère  contre  les  entreprises 
des  romanciers  danois,  suédois  ou  norvégiens. 

De  pareilles  existences  ne  sont  point  rares  en  Nor- 
vège, et  Ton  citerait  parmi  les  jeunes  littérateurs  nor- 
végiens tout  un  groupe  d'autodidactes  qui  vécurent, 
avant  d  écrire,  de  surprenants  romans  d'aventures; 
tel,  simple  matelot,  courut  les  mers  et  les  ports,  tel 
autre  —  il  faut  bien  vivre  —  manifesta  une  extraor- 
dinaire variété  d'aptitudes,  fut  chauffeur  de  locomo- 
tives, camelot,  interprète  en  Amérique,  conduisit  des 
tramways  dans  la  cinquième  avenue....  Et  l'on  ne 
voit  point  que  cette  méthode  soit  si  mauvaise;  il  se 
pourrait  (pie  ces  mœurs  audacieusement  vagabondes 
soient  plus  favorables  à  l'étude  de  la  vie  que  l'im- 
mobilité casanière  de  nos  romanciers-bureaucrates, 
et  l'on  soutiendrait  qu'elles  entretinrent  ou  dévelop- 
pèrent chez  les  romanciers  norvégiens  quelques-unes 
des  qualités  par  où  se  caractérise  leur  vigoureux  natu- 
ralisme, et,  par  exemple  le  goût  de  l'action,  le  sens 
du  romanesque,  et  cette  large  curiosité  qui  ne  leur 
permet  point  de  s'isoler  du  reste  du  monde,  en  sorte 
que  leurs  récits  et  même  leurs  éludes  de  mœurs  locales 


206  FIGI  RKS    I.l  I  I  ÈRAIRES 

présentent  an  intérêt  général....  Cette  jeune  littéra 
tare  norvégienne  est  bien  vivante;  Johan  Bojer  en 
est  un  représentant  typique  :  une  traduction  française 
de  Tune  de  ses  œuvres  les  plus  fortes  nous  es!  offerte, 
voici  bien  des  motifs  de  ne  point  négliger  la  Puissance 
ilu  mensonge. 


* 

¥■      *■ 


Knut  Norby  est  un  de  ces  riches  cultivateurs  qui 
sont  le  sel  de  la  Norvège  :  Norby  est  son  nom  de 
famille;  le  même  nom  désigne  le  gaard  dont  il  est 
propriétaire.  L'homme  et  la  terre,  la  terre  et  l'homme! 
Peut-on  marquer  trop  fortement  par  le  langage  cruel 
indissoluble  lien  les  rattache  l'un  à  l'autre?  Que  voilà 
bien  les  mœurs  rurales  et  l'éternel  enracinement  du 
paysan  au  sol  !  L'homme  et  la  terre,  l'imagination 
parfois  les  cou  Ion  1  :  de  son  «  salon  »  Knut  Norby 
aperçoit  la  ferme  de  son  rival,  le  puissant  Mads  Iler- 
lufsen  ;  «  peu  à  peu  il  arriva  qu'il  ne  pouvait  penser  à 
Herlufsen  sans  voir  en  même  temps  les  bâtiments  de 
sa  ferme,  la  forêt  tout  autour  et  la  montagne  dans  le 
fond.  C'était  comme  un  petit  gnome  avec  la  tête  dans 
le  ciel,  et  c'était  Mais  Herlufsen,  embusqué  là.  qui 
ne  quittait  pas  Norby  de  l'œil.  »  —  Knut  Norby  est 
un  propriétaire  rural;  Mads  Herlufsen.  embusqué,  le 
guette;  Knut  Norby  surveille  Mads  Herlufsen:  l'un 
s  afflige  si  l'autre  se  réjouit  ;  Knut  Norby  signe  t-il 
un  marché  favorable,  Mads  Herlufsen  enrage  :  Mais 
Herlufsen  conclut-il  une  fructueuse  vente  de  bois, 
Knut  Norby  accuse  la  Providence  ;  les  mésaventures, 
les  défaillances  de  Mads   Herlufsen  consolent  Norby  : 


.lu  II. AN    ROJFR  :07 

ps  malheurs  de  Norby  réconfortent  Macls  Herlufsen. 
Autour  d'eux  «  la  commune  »  suit  attentivement  les 
péripéties  de  la  guerre  sourde  que  se  font  ces  deux 
I  roitelets  »  de  village;  la  lenteur  et  la  ruse  paysannes 
lissimulent  les  jalousies,  les  haines  soupçonneuses 
et  féroces  qui  habitent  les  âmes....  Voilà  peut-être  la 
isychologie  d'un  canton  norvégien;  on  pensera  que 
rien  ne  ressemble  plus  à  la  psychologie  d'un  canton 
français. 

Knut     Xorby  serait  peut-être    capable    de    se  sous- 
traire aux   préoccupations   sordides  et  aux  intrigues 
mesquines;  il  y  a  deux    hommes  en  lui,  l'un  «  à  qui 
■école,  l'enseignement  du  pasteur,  les  voyages,  toutes 
sortes  de    livres   avaient  donné  un    idéal  multiple  et 
divers.    »  Ce  Xorby-là,  volontiers  lit  et  se  passionne 
pour  la  liberté  politique  et   religieuse...  quand  l'autre 
na    rien  à    faire;  mais    l'autre  n'a    guère  de    loisirs: 
1  autre,  e  est  le  Xorby  héréditaire  qui  représente  une 
lynastie  de  chefs  laborieux  et   âpres;  Knut  assumant 
i  la  mort  de  son  père  la  direction  de  la  ferme  a,  d'un 
•oup   d'oeil,    pris    possession   des   paysans,  des    gros 
Registres    pleins  de   chiffres,    des  profondes  forêts   et 
les  affaires  en  train;  puissance  invincible  de  la  tradi- 
tion! il  est  devenu  comme  «  le  double  »  de  son  père  : 
Souvent,  quand  il  elait   en   train  de   terminer   une 
îouvelle  affaire  dans  les  bois,  il    lui  semblait    tout  à 
•<»up  qu'il    était  son  père  lui-même.   Sans   qu'il   s'en 
ipeieul.    \\     voyait    avec    son    regard,    employait    ses 
rues,   av.nl    la   même  espèce  de  conscience  que  lui.   » 
.omni"  ses  ancêtres,  Knut  Xorby  domine  sa  commune 
•t    la    redoute,  et    comme    eux,    toute    son    astuce  lui 
<Tt  .1  défendre    dans    une  lutte  soucieuse  et    perpé- 


208  FÏGURKS    LITTÉRAIRES 

tuelle,    el   à   maintenir   le   prestige   de  sa  dynastie. 

Autour  de  lui,  les  siens  se  serpent  dans  un  sentiment 
d'étroite  solidarité  familiale,  ses  lilles  —  Infirebonr 
«  le  bon  génie  de  la  maison,  »  qui  pleure  son  fiancé, 
et  n'envisage  qu'une  vie  de  renoncement  et  de  dé- 
vouement, la  rieuse  Laura,  —  qui  raille  le  pension- 
nat de  Christiania  où  elle  achève  ses  études  —  son 
fils  Einar,  qui  approfondit  la  philologie  et  séjourne 
plusieurs  mois  par  an  dans  la  capitale  —  sa  femme, 
autoritaire  et  querelleuse,  et  dont  il  redoute  la  clair- 
voyance et  l'impitoyable  contrôle. 

...  Marit  Norby  était  fière  envers  les  femmes  de  paysans, 
parce  qu'elle  les  regardait  de  haut  en  bas;  envers  les 
femmes  des  «  autorités  »,  parce  qu'elle  avait  peur  qu'elles 
agissent  de  même  à  son  égard. 

«  Nous  autres,  gens  de  la  campagne,  disait-elle  souvent, 
nous  ne  savons  rien  de  rien.  » 

Et  elle  souriait  à  sa  façon 

Sur  ses  cheveux,  d'un  gris  d'argent,  elle  portait  une 
petite  coiffe,  comme  la  femme  du  pasteur.  Dans  son  beau 
visage,  aux  traits  tins,  la  bouche  était  dure  el  le  menton 
proéminent 

Tableau  patriarcal  :  j'en  réunis  les  traits  épars  : 
Jehan  Bojer  n'a  souci  que  de  nous  conter  un  drame, 
plusieurs  drames  enchevêtrés  :  peut-être  en  sa  hâte 
dramatique  néglige-t-il  exagérément  ce  que  les  écri- 
vains de  théâtre  appellent  les  préparations.  Ah!  com- 
prenez bien  que  Mads  Herlufsen  et  la  commune  guet- 
tent Knut  Norby  et  que  sa  femme  l'épie  hargneuse- 
ment, n'oubliez  pas  qu'il  a  un  grand  sentiment  de 
sa  responsabilité  de  chef,  qu'il  couvre  tous  les  siens  [ 
et  répond  de  leurs  actes  devant    l'opinion  publique. 


JOUAIS    HOJER  209 

Survienne  l'occasion  :  Knut  Norby,  qui  est  un  honnête 
homme  et  qui  fut   toute  sa  vie  loyal  et  probe,  Knut 
Norby  sentira  soudain  son  audace  faiblir,  sa.  loyauté 
l'abandonner;   il    mentir..,   il    mentira   pour   que   ses 
ennemis  ne  se  gaussent  point  de  lui,  pour  que  Marit 
ne  l'accable  point  de  reproches;  il  mentira  pour  sau- 
ver la  lace,  afin  que  le   ridicule  n'atteigne   pas  cette 
même  Marit  et  bientôt  ne  l'éclaboussé  pas  lui-même, 
■  mentira  pour  sauvegarder  son   renom  d'habile  ma- 
nieur d'affaires,  sa  réputation  de  maître  obéi,  et  bien- 
tôt  son    honneur  et   l'honneur  de  son    «   gaard;  »    il 
mentira  par  faiblesse,  par  vanité,  par  orgueil;  il'men- 
tira  jusqu'au   cime....    D'ailleurs,   de  même  que   les 
motifs  sont  nombreux   qui   expliquent  la    défaillance 
1  un  honnête   homme,   diverses  sont  les  formes  sous 
Isquelles  s  affirmera  son  mensonge;  et  d'abord  il  ne 
jrmulera  point  lui-même  L'affirmation  criminelle;  il 
M    de  fausses  affirmations  qui  naissent  des  circon- 
stances; ne  point  les  dénoncer,  si  l'on  est  le  principal 
ntLMvssé,  c'est  consentir  au   mensonge,  et  c'est  déjà 

nentir;  du  silence  qui  engage  aux  approbations  tacites, 
t  bientôt  aux  insinuations  calomnieuses,  la  pente  est 
apidc  ;  ce  sont  ensuite  les  paroles  définitives  que  l'on 
rononce,  les  déclarations  que  l'on  signe,  le  serment 
ue  1  on  prête 


l  n  voisin  de  Knut  Xorby,  Wangen,  a  emprunté 
eux  mille  couronnes  ;  Knut  Xorby,  à  l'issue  d'un 
tcellent  dîner  a  Christiania,  s'est  laissé  circonvenir 

a   consenti  à  cautionner  l'emprunt  ;     \Yan«<en   est 


'G' 


2  I  0  FIGURES    l.i  I  i  i.i;aii;i  S 

un  industriel  malchanceux  r\  qui  ne,  se  raidit  point 
contre  la  destinée;  insouciant,  il  engloutit  dans 
une  entreprise  de  briqueterie  la  fortune  de  sa  femme, 
celle  aussi  que  lui  confia  son  beau-père.  VVangen  fait 
faillite.  Le  jour  où  la  nouvelle  arrive  au  gaard,  Lngej 
borg  pénètre  dans  la  chambre  de  son  père  : 

.le  voudrais  te  parler   de  quelque  chose,  père,  dit-elle  à 
voix  basse.   A  la  porte  aujourd'hui  j'ai    entendu   raconte! 
que  Basting,  l'avocat,  s'est  vanté  de  -avoir  que  Lu  re- 
lirai-, loi  aussi,  le  contre-coup  de   cette  faillite le  n'ai 

pas  ose  en  avertir  maman,  avant  de  t'en  avoir  parlé. 

Mais  le  vieux  -était  proposé  d'avoir  la  paix  ce  soir,  et 
il  répondit  : 

—  Ce  pauvre  Basting,  il  faut  toujours  qu'il  ait  un  pofiii 
à  répéter! 

—  Ce  n'était  donc  pas  vrai  '.  C'est  bien  ce  que  je  pensaisj 
dit  Lngeborg  en  se  levant  : 

Puis  elle  se  glissa  doucement  hors  de  la  pièce,  après 
avoir  d'abord  baissé  mieux  les  rideaux  et  mis  dans  le  poêfl 
une  nouvelle  bûche  — 

Le  lendemain  Knut  Xorby  est  accosté  dans  la  cour 
du  gaard  par  un  journalier  qui  L'interroge  gaiement  : 

—  Non,  mais  est-il  possible  que  rc  Wangen  ait  fait  un 
faux  connue  on  le  raconte? 

—  Ça  lui  ressemblerai I  assez!  dit  Norby,  en  regardant 
le  ciel  pour  voir  «a  le  temps  était  propice  à  l'excursion  en 
forêt  qu'il  avait  projetée. 

Le  journalier  était  en  train  de  tracer  un  chemin  dans  la 
neige  :  il  s'appuya  sur  sa  pelle. 

—  Oui,  on  dit  même  qu'il  a  imité  la  propre  signature  de 
Norbyt  drt-H  en  regardant  le  vieux  à  la  dérobée.  11  -Vs1 
vanté,  à  ce  qu'on  raconte,  d'avoir  été  cautionné  par  Norb\ 
en  personne,  et  voici  qu'aujourd'hui  les  gens,  de  chez 
Norbv  nous  ;«lïirmenl   qu'il  a  menti  ! 


ioiia.n    ko.iku  21  1 

Ku  ,(,!l1  «as-  ,.''1  i*e  regarde  pas  cet  itUnt-Jù.  pensa  te 
vieux. 

lit  il  «  éloigna  sans  répondre. 

Dans  la  grange,  journaliers  et  garçons  de  terme 
Éenlretiennent  du  faux  en  battant  te  ble  :  nouveau 
silence  de  Knut  SVorby  qui  pourtant  sinquiètfi  : 

Si  l'on  apprend  quetu  us  l'ait  courir  ce  bruit,  se  dit-il. 
Wangen  le  tiendra  bien,  et    les  gens  s'amuseront    tout  de 

Il  parlera  donc*  il  parle...  mais  voici  que  leforae- 
ron  quitte  \e  gaard  et,  sac  au  dos.  s'éloigne  sur  la 
roule  :  Knu1  Norbv  le  rejoint  en  hâte  :  un  homme  en 
skis  vient  de  passer. 

—  Lui  as-tu  pari.-  de  Wangen?... 

l'<  ur  sûr  :  Pourquoi  ne  l'aurars-je  point  fait,  répondit 
di  !    oui,    nous    vivons    dans    un    bien    saie 
temps  ! 

L  homme  aux  skis  dévalail  les  pentes,  disparaissait 
[fans  une  poussière  de  neige,  et  la  nouvelle  courait 
wrec  lui:  attéré,  Knut  Norbv  se  lui  encore  une  lois. 

l'as  la  peine  maintenant  que  tu  te  rendes  radical*  aux 
>euxdc  ce  forgeron  ou  de  ces  paysans,  pensa-t-il  —  puisque 
e  diable  lui-même  s'est  chargé  de  répandre  le  bruit.  Te 
roilà   propre,  Norbv  ! 

[r^r    est    k   rapidité  des    événements    que    Knut 

\Oib\    ne  parvient  point  a  se   ressaisir;  il   n'a   point 

■   '"    temps   de   parler  aux  journaliers,  ai    d'infliger 

u\  femmes  une  réprimande  méritée,  que  «b-ja  Ma  rit 

en  est  allée  dénoncer  au  maire  le  Faux  de  VVangen  : 

vl.nil   esl    outrée  des    lenteurs   de    Knul  et   le  hû  fait 


212  FIGURES   LITTÉRAIRES 

bien  voir.  Knut  renonce  à  la  battre:  il  change  d'habits 
pour  courir  à  son  tour  cbez  le  maire,  puis   se  ravise. 

Tout  cela,  c'est  à  en  rire  <>n  à  en  pleurer  !  D'abord,  tu 
aides  cet  homme  par  bonté,  puis  tu  perds  ton  argent, 
enfin  tu  t'attires  des  querelles  cbez  toi,  et  ça  ne  sulîit  pas 
encore;  tu  t'en  vas  courir  de-ci  de-là  et  te  rendre  ridi- 
cule. Plus!  Voici  que  tu  vas  encore  livrer  ta  propre 
le  m  me  à  la  risée  et  aux  railleries  de  toute  la  commune! 
Non,  c'en  est  trop,  décidément  1 

Il  resta  assis  avec  son  pantalon  neuf  à  la  main.  Le  vilain 
portrait  qu'il  s'était  tracé  de  Wangen,  la  veille,  était  devenu 
plus  repoussant  encore.  Car,  au  fond,  tout  ce  qui  s'était 
passé  aujourd'hui,  c'était  bien  la  faute  à  Wangen  .  «  Et  c'est 

pour  cet  homme  que  tu  vas Le    vieux   rejeta    brusqua 

ment  le  pantalon  de  cheviotte  et  remit  ses  vieilles 
culottes •• 

Knut  Norby  remet  ses  vieilles  culottes  :  il  ne  pro- 
testera pas  :  première  capitulation  à  laquelle  consent 
sa  conscience:  d'autres  suivront  jusqu'au  complet 
désastre  moral;  Knut  Norby  signera  une  plainte;  il 
prêtera  serment  ;  il  fera  condamner  Wangen  à  la 
prison  et  à  l'amende. 

Les  hésitations,  les  scrupules,  les  remords,  la 
farouche  résolution  de  Knut  Norby  lorque  s'engage  la 
lutte  judiciaire,  l'espèce  de  conviction  dont  il  se  leurre 
lui-même,  les  joies  d'orgueil  qui  lui  font  oublier  le 
naufrage  de  son  ancienne  probité,  voilà  bien  le 
centre  du  livre.  Quelle  sûreté,  quelle  vigueur  dans  le 
déroulement  logique  de  ce  drame  de  conscience  !  Et 
quelle  ampleur!  Car  le  crime  de  Knut  Norby  est  de 
ceux  qui  ne  vont  point  sans  de  nombreuses  réper- 
cussions sociales;  est-il  d'ailleurs  une  faute  humaine 
dont  on  puisse   apercevoir   toutes   les  conséquences?! 


JOiiAN  bo.ii:r  213 

johan  Bojer  ne  le  pense  pas;  il  y  insiste,  préoccupé 
l'affirmer  que   la    inort    même   du  coupable   n'inter- 
rompt que  rarement   la  série  de  ces  conséquences.... 
El    voici  qu'autour  de    Xorbv    les    drames    se   multi- 
plient :  drame  dans  la  famille  Wangen,  souffrances 
de  ce  ménage  ruiné  et  que  Xorbv  s'efforce  de  désho- 
norer;   drame    matériel,    drame   de   la    misère,    mais 
surtout    drame    moral   où   éclate    le    dévouement    de 
Tépouse  et  de  la  mère.  Johan  Bojer  est    un   merveil- 
leux  analyste   de  la    conscience  ;   seul    l'intéresse    le 
came   intime  où  s'absorbe  un  temps  plus   ou  moins 
long  chacun  de   ses  personnages  :  Einar  se  souvient 
fettement  qu'un  jour  son  père  l'entretint  de  Wangen 
t  de  l'emprunt  et  de   la  caution  accordée;  affres  de 
e  (ils  qui  s'efforce  vainement  de  raviver  les  souvenirs 
le  Knut   Xorbv,  et  se  résout  à  témoigner   en  justice 
outre   son  père,  et   n'en  a  pas  le  courage  et  s'enfuit 
le  la   salle  d'audience  affolé,  et  s'évaderait  du  gaard 
anulial    si    une   grave    maladie    ne   l'y   retenait   sou- 
ain:    Ingeborg  a    reçu    les    confidences   d'Einar    : 
ésespoir   de   cette   jeune   fille  aimante   et    droite,    et 
m  deviendrait   folle  si  je  ne    sais  quelle   inspiration 
uasi  surnaturelle  ne   mettait   fin   à  ses   angoisses.... 
lliaeun  des  personnages  de   Johan  Bojer  a  un  cas  de 
onscience  a  résoudre;  certains  en  cherchent  doulou- 
«sement  la  solution  leur  vie  durant,  tel  ce  pasteur 
■orring,    fort    incapable   de  concilier    son    ministère 
vee  les  exigences  de  sa  raison. 

[ous  ees  personnages  sont  foncièrement  honnêtes. 
)•  oui!  et  ceux  mêmes  qui  commettent  les  actes 
*   plus    répréhensibles,   et    par   exemple    font    des 


2  I  1  FIGURES    l.ITTKRAM;!  s 

faux   ou  ne  reculenl   pas  (levant   un   taux    sonnent    : 
.Jolian   Bojer   Ignore   la   perversité    qui    pourtant    est 
bien  aussi  de  ce   monde;  nombreux  sont    les  Scandi- 
naves ''Suédois  et  Norvégiens  .  qui  prétendent  l'igno- 
rer;  et   cela    donne    à  leur  conversation   et   à    leurs; 
œuvres,  je   ne   sais  quelle  saveur  d'ingénuité —    Les 
personnages  de  Jolian    Bojer   sont    honnêtes;  ils  ont. 
tous  une  conscience  dont  ils  se  préoccupent  tort  :  ils 
ne   sauraient    commet  Ire   un   crime    sans   s'être   tàtés 
longtemps  et  sans  s'être  pavés  de  raisons  suffisante 
ainsi    sauvegardent  -ils    non    seulement    leur   orgueil, 
mais  aussi    leur  fierté   jusque    dans   la    pire    déprava- 
tion. Dirons-nous  que   c  est   là   un    traii    de    race?  Kl 
conclurons-nous    que  la  morale    des   peuples  Scandi- 
naves soit  supérieure  à  celle  des  peuples  Latins?  peut-.« 
être  si  l'on  s'en   tient   aux  aspirations,    non  très    pro- 
bablement  si  l'on  envisage  les  actes  seuls. 


lit  voit-on  l'originalité  de  ce  livre,  et  qu'elle  con- 
siste en  ce  que  Johan  Bojer  applique  à  l'étude  d'un 
milieu  paysan  les  procédés  essentiels  du  roman  psyJ 
chologique  ?  Qui  donc  en  France  hasarda  pareille 
tentative?  Un  roman  de  mœurs  rurales  ou  populaire! 
qui  ne  serait  que  psychologique,  et  d'où  l'auteur 
exclurait  systématiquement  les  descriptions,  le  pitto- 
resque, aimable  ou  repoussant,  un  roman  qui  ne 
serait  que  profond,  austère  et  émouvant...  la  grande 
nouveauté!  Ce  roman,  Johan  Bojer  nous  l'apporte; 
il  n'en  a   pas   inventé  la  formule;  le  genre  est  connu 


.loi!  AN     BOJER  "2  15 

en  Scandinavie    el    spécialement    en  Norvège  où   les 
('•tuiles  de  paysans   constituent  depuis  longtemps  le 

tonds  de  la  littérature Ce  roman  de  Johan  Bojer 

fs\  fort,  intensément  dramatique;  des  scènes  entières 
semblent  écrites  en  vue  du  théâtre;  le  talent  de- 
Fauteur  ne  s'y  révèle  pas  tout  entier  :  ce  roman  est 
tondu  encore  que  la  concision  de  certaines  de  ses  par- 
tics  confine  à  la  sécheresse  :  et  sans  doute  la  note  de 
tendresse  et  de  douce  émotion  n'en  est  pas  absente  : 
rien  n'y  annonce  cependant  le  tour  d'imagination 
poétique,  la  fantaisie  légère  qui  font  le  charme  de 
certaines  nouvelles,  non  traduites,  de  Johan  Bojer. 
Kl  Ton  prouverait  que  la  Puissance  du  mensonge 
n  est  pas  un  livre  parfait  ;  personne  ne  soutiendra 
qu'il  était   inutile  de  le  traduite  en  français. 


KNRIQUE    LARRETA' 


Des  aventures,  et  romanesques,  un  récit  de  cape 
et  d'épée,  des  tableaux  d'une  réaliste  érudition,  une 
peinture  savante  et  chaleureuse  de  l'Espagne  du 
xvie  siècle,  une  analyse  patiente,  et  qui  va  loin,  des 
passions  et  des  âmes,  toute  une  psychologie  dans  le 
décor  d'un  roman  historique.  Un  beau  livre,  étince- 
lant  et  sombre  comme  ces  cathédrales  où  des  verrières 
resplendissent  dans  la  nuit  des  voûtes  épaisses  et  des 
solides  murailles  :  un  livre  admirable  de  lumière  et 
de  couleur,  puissant  et  sobre,  somptueux,  sonore  de 
je  ne  sais  quelles  répercussions  profondes. 

On  est  séduit,  charmé,  épouvanté  :  on  est  retenu 
par  un  sentiment  d'irrésistible  et  voluptueuse  horreur, 
et  qui  s'accroît  à  la  méditation  :  car  l'on  frémit  beau- 
coup moins  aux  spectacles  évoqués  —  combats  et 
blessures,   meurtres   et    supplices  —  qu'aux   mouve- 

i.  La  gloire  de  (loin  Rurnire.  l'ne  vie  au   temps  de  Philippe  II, 
traduit  de  l'espagnol,  par  Rémy  de  Gourmont. 


ENBIQUK    LARRKTA  217 

ments  de  ces  âmes  valeureuses  et  criminelles;  l'atro- 
cité des  actes  illustre  la  sauvagerie  des  cœurs:  mais 
l'est  de  sentir  la  ruée  du  sang  dans  les  artères  de  ces 
hidalgos   qui    nous   émeut,    de    vivre    leurs    terribles 
passions  et  de  connaître  le  vertige  de   leur  exécrable 
logique.  C'est  par  là  que  l'œuvre  de  Enrique  Larreta 
s'élève  bien  au-dessus  du  pittoresque  :  en   vérité  les 
événements  ne  sont  ici  que   l'accessoire:  ils  sont  les 
signes  visibles  qui  éclairent  un  inonde  étrange,  d'in- 
soupçonnées   profondeurs,    des     légions     spirituelles 
où   il  n'est  rien   que  de   fantastique  et   d'effrayant  : 
telle  est.  en  effet,  la  révélation  qu'il  faut   demander 
»  Enrique  Larreta,  et  tel  est  le  secret  de  cet  attrait 
subtil   par    où    il    nous   domine,    tel    le    secret    de    ce 
frisson   tragique   qui    nous   gagne   au  contact  de  son 
euvre. 

Tant  de  barbarie  mêlée  à  tant  de  luxe  et  d'élégance 
raffinée  étonne  quiconque  se   borne  à  considérer  les 

ours  el  a  épeler  la  chronique  de  la  vie  journalière: 
pour  brillant  que  soit  ce  spectacle,  faisons  en  sorte 
]u  il  ne  nous  en  dissimule  point  un  autre  infiniment 
>lus  riche  et  plus  émouvant.  S'il  n'est  point  douteux 
pie  l'existence  humaine  se  déroule  selon  deux  plans 
lifférents,  l'insaisissable  écran,  où  s'inscrivent  nos 
wmges,  mérite  de  n'être  point  négligé:  notre  vie 
ôsible  \\<n  est  guère  que  l'ombre  imparfaite  et 
ragmentée  projetée  sur  une  lourde  matière....  Or 
amais  peut-être  nation  ne  sacrifia  davantage  à  la 
iplendeur  de  son  rêve  que  l'Espagne  de  Charles-Quini 
t  de  Philippe  II:  nulle  sans  doute  ne  s'adonna  plus 
ollement  à  la  fiction,  et  c'est  la  diminuer  et  ne  la 
)omt    eomprendre    (pie    d'ignorer    ses    fantômes,    ses 


2  1  8  FIGCHE8    il  i  I  l  i:.\ll;i  - 

mirages,  tout  ce  mensonge  où  elle  parai  si  longtemps 
complaire  aveuglément  :  Espagne  des  ambitions 
démesurées,  paresseuse  Espagne  qui  se  croyait  la 
dominatrice  du  monde  et  l'arbitre  des  consciences, 
Espagne  de  l'Armada  e!  des  conquistadors,  Espagne 
dos  galions,  riche  d'une  illusoire  opulence,  très  catho- 
lique Espagne,  nation  élue  que  protège  une  armée 
d'archanges,  Espagne  des  théologiens  et  des  casuist< 
maîtres  d'un  saint  délire,  professeurs  de  terreur, 
Espagne  affolée  de  gloire  et  qu'exaltent  à  la  fois 
une  notion  de  l'honneur  poussée  à  la  démence  et 
les  visions  d'un  christianisme  monstrueusement  dé- 
formé !  Que  de  chimères  atroces  ou  attirantes!  Quel 
psychologue  ne  serait  curieux  du  mécanisme  par  où 
ces  âmes  étaient  comme  ravies  en  plein  ciel  et  vouées 
a  une  conception  extatique  du  monde  et  de  la  vie  ! 
Quel  poète  demeurerait  insensible  au  drame  complexe 
et  quasi  surhumain  de  ces  passions  excessives  et  de 
ces  imaginations  hvperesthésiées  ! 

Rêves  morts!  humanité  défunte!  Pourtant  l'intérêt 
n'est  point  seulement  rétrospectif  des  études  qui 
nous  en  restituent  les  ardeurs  insolites  :  nos  médiocres 
civilisations  contemporaines  semblent  ignorer  nos 
forces  latentes;  un  don  Ramire,  un  Orozco,  un  Ser- 
rano  nous  avertissent  que  nous  sommes,  insoucieux 
de  notre  richesse,  les  maîtres  d'un  prestigieux  trésor. 


* 


Ramire  naît  à  Avila-des-Saints  le  21  décembre  de 
l'an    l:')70,    sous    la   constellai  ion    de    Saturne    et    les 


I  MU  ni   E     LAKRKTA  2  1  9 

signes  (lu  Verseau  ci  du  Capricorne.  Sa  mère,  la 
belle  Guioraar,  fiancé  au  vieux  Lope  de  Aleanlara. 
jpetenue  captive  dans  la  maison  d'un  père  veuf,  mo- 
rose cl  silencieux,  avait  aimé,  à  Ségovie.  un  passant, 
un  de  ces  fiers  gentilshommes  qui  fonl  sonner,  sous 
Les  Irais  bal  OMIS,  des  éperons  d'argent  et  étalent  au 
soleil  des  dagues  constellées  de  pierreries.  Quand  elle 
dut  avouer  son  péché.  Inigo  de  la  Hoz  dépêcha  un 
écuver  au  séducteur  :  le  coupable  était  un  Mauresque. 
—  «  Dites  à  votre  maître,  s'écria-t-il,  que  j'ai  voulu 
le  hlessci'  dans  son  honneur  pour  venger  mon  père, 
le  vaillant  Aben-Djahvar,  a  qui  il  fit  souffrir,  à  Alme- 
ria.  un  supplice  inhumain;  toutefois,  s'il  consentait 
à  nie  donner  la  main  de  sa  fille,  j'irais  me  jeter  à  ses 
pieds.  »  —  Inigo  ne  tua  point  sa  fille;  informé.  Lope 
de  Alcantara  ne  protesta  point:  fou  d'amour  ou  de 
lovante,  ce  vieillard  héroïque  épousa  (iuiomar,  et 
tout  aussitôt  s  en  fut  galamment  recevoir  une  mor- 
telle arquebusade  en  terre  de  France. 

Ram  ire  naît  a  Avila  dans  un  sombre  palais  où  Inigo 
et  (îuiomar  recherchent  l'oubli  d'un  odieux  passé, 
luitre  celte  mère  farouchement  grave,  épuisée  de 
macérations,  et  cet  aïeul  muet,  aux  airs  de  justicier. 
1  enfant  respire,  dès  ses  premières  années,  une  atmos- 
phère de  haine:  il  ignore  qu'un  drame  précéda  sa 
naissance  et  qu'une  malédiction  explique  sa  précoce 
mélancolie;  il  erre  parmi  de  vastes  salles  où  se  figent, 
dans  le  cadre  des  I  apisseries.  les  attitudes  éle  ruelles 
des  ligures  de  saints  et  de  chevaliers,  parmi  des  gale- 
Pies  désertes  où  les  lampes  et  les  candélabres  brûlent 
«'"  plein  jour,  où  les  fumées  d'euceos  répandent 
oomn*e   u\\    brouillard    funèbre.    I/enfanl    s'évade   et 


220  FIGURES    LITTÉRAIRES 

gagne  la  salle  haute  d'une  tour;  les  servantes  l'v 
accueillent  de  leurs  joyeux  sourires  et  de  leurs  mater- 
nelles caresses;  toutes  adorent  la  finesse  grave  de  ce 
petit  garçon  privé. de  jeux  et  de  compagnons.  Il  s'as- 
sied, écoute  leurs  récits,  leurs  fascinantes  histoires  de 
princesses,  d'ermites,  de  revenants  et  de  trésors  ca- 
chés. —  Scènes  gracieuses  dont  un  Enrique  Larreta 
nous  restitue  la  naïve  poésie  :  travaux  et  gestes  fémi- 
nins dans  le  clair-obscur  que  traversent  les  éclatants 
rayons  jaillis  des  fenêtres  profondes;  bavardages  et 
cantiques  : 

Ce  soir-là,  les  femmes  réparaient  des  ornements  d'église. 
Assises  sur  des  ronds  de  sparte  rie,  elles  étendaient  par 
terre  les  vieilles  vêtures,  changeaient  les  fils  dédorés,  rebro- 
daient les  guirlandes  usées,  les  symboles  eucharistiques, 
les  images  des  saints,  parfois  aussi  quelque  verset  du 
Coran,  glissé  dans  l'étoffe  par  l'artisan  mauresque....  Il 
y  avait  là  des  velours  gothiques  qui  se  cassaient  en  plis 
anguleux,  des  velours  lins  et  roides  frappés  au  temps  d'Isa- 
belle et  de  Ferdinand,  où  l'on  voyait,  inscrit  dans  une 
ligne  sûre,  le  contour  ténu  d'une  grenade  sur  un  fond  vert 
ou  cramoisi;  de  charmantes  toiles  d'argent  qui  semblaient 
emprisonner  dans  leur  trame  un  vieux  rayon  de  lune,  des 
brocarts  et  des  brocatelles  voilés  par  la  poussière  du  temps, 
comme  des  vitraux  d'église.  Le  couchant  prêtait  une  rare 
splendeur  à  toutes  ces  choses  précieuses,  illuminant  de  ses 
rayons  obliques  les  soies  multicolores,  dont  les  teintes 
vineuses  avaient  mûri  lentement  dans  les  tiroirs  des 
sacristies 

Ramire,  par  une  des  fenêtres,  regardait  mourir  le  cré- 
puscule. Au  fond  des  ruelles,  il  faisait  déjà  nuit. 

Un  reflet  pourpre  baignait  le  haut  des  murs  et  les  cré- 
neaux, et  mettait  des  tons  de  corail  aux  troncs  des  pins 
dans  les  vergers.  La  fenêtre  d'une  maison  voisine  venait 
de   s'éclairer,  et  Ton  voyait  passer  et  repasser  devant  la 


KMUOLI:    LARRETA  221 

lumière  l'ombre  d'un  hidalgo  occupé  à  lire  ses  heures. 
I  ne  vaste  tristesse  flottait  sur  la  cite  guerrière  et  mona- 
cale, et.  au  milieu  de  ce  recueillement,  l'enfant  crut  en- 
tendre un  chœur  lointain,  une  hymne  hallucinante.  Sans 
doute  les  religieuses  augustines.  Par  moment,  un  souille 
sacré  semblait  passer  sur  ces  voix  et  les  l'aire  trembler 
comme  les  flammes  des  cierges. 

Ramire  se  souvint  des  descriptions  que  lui  faisait  sa 
mère  du  paradis  et  du  purgatoire.... 

De  telles  pages,  dune  perfection  d'anthologie,  ne 
sont  pas  rares  en  ce  livre  qu'un  éminent  lettré  tra- 
duisit avec  des  soins  minutieux,  un  zèle  érudit en 

sorte   que    l'œuvre   d'Enrique    Larreta,   bien    loin   de 
perdre  sa    vigueur  et  sa   netteté  en  passant  en  fran- 
çais,   semble   devoir   a    notre    langue   une    perfection 
nouvelle...     En  ri  que   Larreta   est   un    peintre   presti- 
gieux;  il    n'est   point  de  ceux  qui  nous  accablent   de 
1  excès   dune    vaine   application;    la  justesse    et    non 
1  abondance    distingue   ses    descriptions  ;    miraculeux 
privilège    d'un    art    aristocratique!    toute -puissante 
vertu    du    choix!    Enrique    Larreta    choisit    avec    un 
infaillible  discernement:  il  choisit,  il  excelle  a  ordon- 
ner des  traits  exacts:   ses  parfaites  harmonies  nous 
enchantent  par   leur  puissance   de  suggestion.   Il  sait 
le  blason,  l'escrime  ancienne,  il  n'ignore  ni  la   théo- 
logie,   ni    .ans  doute    la    magie,    non    plus    que    les 
modes,  l'architecture,  ni  aucun  des  usages  d'un  temps 
infiniment  pittoresque  :  comme  on  lui  sait  gré,  toute- 
lois,  de  ne  point  étaler  sa  science,  de  renoncer  à  l  ar- 
chéologie    t    à  ses  pompes,  de   subordonner  ses  sou- 
venus a  son  volontaire  dessein  !  Comme  on  lui  demeure 
reconnaissant  d'avoir  résolument,  et  sans  défaillance. 
fait  œuvre  de  pur  artiste!   Il  y  gagne  de  ne  jamais 


-222  i  iulkks   ijiii.i;aiki:s 

lasser  noire  attention  charmée  :  el  c  est  par  là  surtout, 
(.-'est  par  ce  jeu  savant  (l'omissions  calculées  et  d  ha- 
biles imprécisions,  qu'il  nous  communique  l'halluci- 
nante impression  (l'avoir  vécu  parmi  ces  morts. 

Mystérieuse  puissance  d'un  Ici  art!  l'enfance  de 
Ramire  nous  est  tout  entière  révélée  par  quelques 
tableaux,  bien  plus  sûrement  (pic  si  quelque  annaliste 
nous  en  eût  composé  un  récit  détaillé;  l'enfance  de 
Ramire,  ses  frayeurs,  sa  piété,  son  naissant  courage... 
de  même  que  nous  distinguons  nettement  1  austère 
entourage,  l'aïeul  terrible,  la  mère,  l'unique  ami  de 
Inigo,  cet  Alonzo  Blazquez  Serrano  qui  se  débat  parmi 
les  embûches  démoniaques  et  les  Féroces  pénitences, 
à  peine  distrait  de  ses  transes  par  sa  fille,  la  toute 
gracieuse  Béatrice...  de  même  (pue  nous  discernons 
par  delà  ces  familiers  les  arrogants  seigneurs,  le  peuple 
superstitieux,  les  Maures  mal  convertis  d'Aviia,  les 
intrigues  politiques,  les  complots,  la  cour,  Tolède, 
Madrid,  toute  l'Espagne,  semble-t-il,  étagée  selon  les 
lignes  fuyantes  dune  infinie  perspective. 


Adolescent,  Ramire  reçoit  les  leçons  du  chanoine 
Laurent  Vargas  Oro/co  :  théologie,  théologie,  théo- 
logie; primo,  secundo,  ergo.  distinguo;  Aristole,  les 
Pères  de  l'Eglise,  saint  Thomas;  la  folie  de  l'ortho- 
doxie; la  phobie  de  l'hérésie,  lai  vérité  d'innombrables 
ennemis  guettent  l'Espagne:  des  sectes  menacent  son 

unité  religieuse;  il  faut  «  extirper  ces  bubons Vu 

feu   la    pourriture,   et   amen  1    »    Et    nul   n'ignore  (pie 


KMUoi  i:    L ARRETA  223 

Jéhovah  ne  déteste  pas  Le  sang  justement  répandu  : 
Arec  mon  aide,  tu  porteras  le  rouf  eau  sous  la  gorge 
me  l'Amorrhéen,  <lu  Chananécn,  du  Phazéréen,  du 
pelée  n.  du  Hécéen,  du  Jébuséen,  et  Lu  teur  nieras  la 
rie —  /:/  tu  n  auras  pas  pitié  (Veux,  ne  m'utereherU 
eorum . 

Ainsi  fanatisé,  Ramire  sera  prêt  à  remplir  une 
lainte  mission  :  les  Maures  s'agitent;  do  secrets  con- 
ciliabules où  reparaissent  leurs  détestables  pratiques 
annoncent  un  soulèvement  prochain;  ftamire  délé- 
gué par  (  >rozco,  s'efforcera  de  surprendre  les  factieux; 
on  le  verra  partout  au  quartier  maure,  l'oeil  et  l'oreille 
fax  aguets;  de  singulières  instructions  décuplent  son 
audace  :  «  Ce  que  vous  allez  entreprendre,  c'est  pour 
la  gloire  de  la  sainte  Eglise  du  Christ.  Si  vous  vou- 
lez aller  très  loin,  laissez-vous  guider  par  elle,  sans 
jrop  examiner  l'attitude,   ni  le   chemin   que  ses  sages 

ss  ins  vous  commanderont  de  prendre.  »  Il  convien- 
dra que  llamire  simule,  une  aventure  amoureuse;  en 
véiile  tons  les  moyens  lui  seront  bons. 

llamire  s'acquitte  ardemmenl  de  sa  tâche;  espion 
infatigable,  il  découvre  la  vie  secrète  de  ces  chrétiens 
dliier,  convertis  indociles,  épris  des  nonchalantes 
volupt. -s.  des  parfums,  de  toutes  les  joies'  païennes 
qu'abomine  l'ascétisme  de  la  sainte  Eglise;  et  voici 
les  scènes  d'un  beau  relief  barbare  :  lïamin  s'attarde 
«m  marché  aux  faucons  : 

(  >n  voyait  là  îles  faucons  unirs,  aux  doigts  longs  et  fins, 

<yu  avaient  pour  te  perchoir  mi  superbe  dédain  et  voulaient 

wre  parlés  sur  te   poing:  de    nombreux   faucons  olive   à 

lâche  jaune  comme  une  çoatte  de  soufre,  aux  pattes  char- 

il  ■  grelot*  pour  distraire  Leur  ardeur;  les  crécerelles 


22  1  kigukks  i.i  nÉRAin  i.s 

cendrées  de   riemcem  à  la  prunelle  sinistre;  les  sacres  des 
Asluries  avec  des  plumes  entre  les  doigts;  les  gerfauts  de 

Norvège 

Ram  ire  considéra  avec  admiration  ces  oiseaux  sangui- 
naires, ces  volatiles  taciturnes  et  cruels,  terreur  des  proie-. 
seuls  dignes  de  se  poser  sur  le  gant  d'un  prince,  ("étaient  les 
hidalgos  de  l'innombrable  genlailée,  les  conquistadors,  les 
capitaines,  la  gloire  dcn  airs.  Le  bec  affamé,  l'ongle  féroce, 
l'aile  épique  et  hardie,  ils  se  lançaient  sur  n'importe  quel 
oiseau,  pour  redoutable  qu'il  fût,  et  paraissaient  se  com- 
plaire aux  all'reuses  blessures  qu'ils  recevaient  souvent 
dans  les  ''.auteurs.  Sans  se  l'être  jamais  avoué,  le  jeune 
homme  se  reconnaissait  dans  ces  terribles  oiseaux  qui, 
même  endormis  sur  le  perchoir,  lançaient  de  côté  et 
d'autre  de  farouches  coups  de  becs,  en  rêvant  de  proies 
imaginaires. 

Chasseur  cruel,  Ramire  est  lui-même  pris  au  piège; 
de  redoutables  vieilles  rôdent  parmi  les  ruelles  du 
quartier  maure  ;  provoquer  de  galantes  rencontres, 
attiser  les  désirs  des  jeunes  hommes,  introduire  au- 
près dune  belle  enam  >urée  un  hardi  cavalier  n'est 
pour  elles  qu'un  jeu.  Ramire  hésitera  d'autant  moins 
à  se  laisser  guider  chez  Aïxa  que  sa  mission  lui  com- 
mande d'oublier  tout  scrupule Il  oubliera  un  in- 
stant jusqu'à  sa  mission;  ô  séduction  dune  ardente 
Sarrasine  !  sortilège  de  ces  danses,  de  ces  voiles,  de 
cette  perversité  passionnée  !  enivrante  sublimité  de 
cette  poésie.  île  cette  sagesse  que  l'on  puise  aux  livres 
arabes,  éblouissements  de  la  Suprême  vision! 

Ramire  s'arrache  violemment  au  péché,  il  fuit  le 
suprême  péril  ;  la  terreur  de  l'apostasie  liante  ses 
nuits;  il  vivra  désormais  pour  expier.  Et  d'abord 
il  dénoncera  Aïxa.  criminelle  ensorceleuse,  possédée 
du  démon,  démon  elle-même  ;  une  joie  suprême  libé-j 


KNRIQUE    LARRRTA  225 

fera  don  Ramire  le  jour  prochain  où  il  verra  la  chair 
brune  et  la  stature  opulente  de  la  Mauresque  s'effon- 
drer sur  le  bûcher  flambant  du  saint  Office. 

Les  hésitations  de  don  Ramire,  sa  dévotion,  ses 
liées  exaltées  de  gloire  et  de  sainteté,  ses  épouvantes, 
la  vie    sentimentale  et  Imaginative  de  ce  martyre  de 

l'honneur  castillan,  tel  est  le  thème  qu'Enrique  Lar- 
ivt.t   développe  et  amplifie  magnifiquement  :  autour 
du  héros  s'agite  une   foule   vivante,  de    multiples   in- 
trigues s'enchevêtrent  ;  carce  roman  si  plein  demeure 
un  récit   de  cape  et  depëe,  ô  Dumas!  et  qui  rebondit 
avec  une  savoureuse    folie   d'aventures  en  surprises; 
guet-apens,    assassinats,  amours  et  poignards,    con- 
spirations ténébreuseset  solennels  châtiments.  Pas  an 
instant  toutefois   l'intérêt  profond    ne  faiblit,   pas  un 
instant  la   trame    merveilleusement  transparente   du 
récit  ne  nous  dissimule   le  perpétuel    prodige  de    ces 
Ames    et  de  cette   atmosphère    spirituelle.    Les    plus 
humbles  êtres  échappent  à  la  médiocrité   en  cette  Es- 
>agne  où  «  le    miracle  était    partout.   Il  se  posait   ici 
't  là,  comme  un  oiseau  merveilleux  et  familier.  On  en 
>arlait    avec  joie,    mais    sans  étonnement... .    »    Les 
•très  forts  s'abandonnent  à  l'ivresse  de  vivre    dange- 
eusement  :  ils  ne  reçoivent    de  leur  temps  que    des 
:onseils  de  fougue  et  de  violence  passionnées  :  gran- 
leur  du  but   a  atteindre,    immensité  des    peines,    me- 
laces  d'une  écrasante  éternité;  ils  vivent  avec  la  han- 
ise  du  péché;  leur  volupté  s'accroît  de  leur  remords 
Bticipés.  El  quelle  n'est  point,  sur  les  fiers  hidalgos, 
infernale    puissance    de    ces    suprêmes     aiguillons, 
honnir,    l'amour!    L'amour!    leurs    amours!    Ah! 


15 


226  FIGURES    LITTÉaAIRES 

relise/  le  récil  de  la  mort  de  Béatrice  :  don  Ram  ire 
l'aimait,  celte  gracieuse  fillette,  et  n'était  point  haï 
d'elle;    coupable   de    coquetterie,    llamire    l'étrangle 

fort  proprement.  N'allez  point  croire  surtout  qu'il  se 
repente  ensuite;  sa  vivacité  tut  en  vérité  légitime  : 
«  L'épouse  ou  la  fiancée  qui  nous  trompe,  s'était-il 
dit  à  lui-même,  devient  aussitôt  notre  pire  ennemie  ; 
une  fois  démasquée,  il  ne  reste  plus  qu'à  lui  donner 
la  mort  sans  pitié,  et  ensuite  à  l'oublier,  l'oublier 
entièrement,  balayer  de  notre  coeur  jusqu'à  son  nom, 
enterrer  son  souvenir  comme  un  haillon  pestiféré.  » 
Telle  était  l'effroyable  rançon  de  cette  barbare  disci- 
pline :  n'était  point  homme  d'honneur  quiconque 
n'était  prêt  à  s'amputer  soi-même  de  ses  plus  chers 
sentiments.  L'Espagne  se  mourait  d'héroïsme. 


BLASCO    IBANEZ 


Dans  l'Ombre  de  la  cathédrale1! 
C'est  une   ombre  néfaste....   Rabelais  assurait  que, 
de  son  temps,  l'ombre  même  des  clochers  des  monas- 
tères  était   féconde    :    féconde,    cette    ombre-ci   lest 
peut-être   au  sens    où  l'entendait    le  grand    railleur, 
mais  non  point  au  sens  large,  métaphorique  du  mot  ; 
cette  ombre  stérilise;  dans   l'ombre  de  la  cathédrale 
De    vivent  que  des  êtres   falots,  au   cerveau  anémié, 
incapables    d'initiative,    d'audace,    de    pensée    libre; 
dans    cette  ombre,   qui  n'est    point   une    pénombre. 
mais  une   nuit  terriblement    opaque,  ces    gens  perpé- 
t  unit  de  très  anciens  gestes,  une  mentalité,  une  vie,  qui, 
défendables  au  xve  siècle,    nous  semblent  aujourd'hui 
dénuées  de  sens....  Introduisez  dans   ces  ténèbres  un 
rayon    de    lumière,    parmi    ces    survivants  d'un    état 

!.  Dans  l Ombre  >l<>  /,,  cathédrale  (roman  tradtril   de  l'esDaimol 

par  <;    Il.'iclle). 


228  KIGURES    LITTÉRAIRES 

social  aboli  un   homme    moderne,  un  homme   d'au- 
jourd'hui,  ou  mieux  de  demain...  ce  sera  la  révolte. 

Blasco  Ibânez  évoque  la  cathédrale  de  Tolède;  il 
peint  L'étrange  petit  monde  qui  s'agite  dans  l'ombre 
de  la  primatiale  nourricière;  il  note  les  faits  et  gestes 
d'un  révolutionnaire  naïf  dont  les  discours  ébranlent 
la  somnolente  tribu  des  bedeaux  et  des  sonneurs. 
des  souffleurs  d'orgue  et  des  maîtres  de  chapelle; 
Blasco  Ibânez  entreprend  une  triple  tâche  :  la  cathé- 
drale qui  retient  son  zèle  descriptif  ne  lui  fait  point 
oublier  les  habitants  du  Cloître  haut;  s'il  s'attarde  à 
relater  des  mœurs  qu'il  prit  la  peine  d'observer  avec  pré- 
cision, ce  n'est  point  qu'il  entende  rien  sacrifier  des 
abondants  propos  du  compagnon  Luna.  Tout  se  tient 
en  un  pareil  sujet  ;  la  cathédrale  explique  les  hommes; 
ah  !  dites-moi  la  puissance  de  ces  pierres,  la  sugges- 
tion dont  elles  épouvantent  ou  charment  tour  à  tour 
les  âmes  simples:  voyez-vous  point  que  ce  vaisseau 
inanimé  asrit  à  la  façon  d'un  être  vivant?  Ce  sont  les 
ruses  de  ce  monstrueux  adversaire  que  le  compagnon 
Luna  devra  déjouer — 

Lutte  passionnante!  Hugo,  Zola...  de  quelle  vie 
prodigieuse  nos  romantiques  n'eussent-ils  point  animé 
ce  drame  !  De  quelle  étrange  psychologie  un  Huvs- 
mans  n'en  eût-il  point  éclairé  les  péripéties!  Est-ce 
point  le  péril  d'un  tel  sujet  que  l'on  n'en  puisse  parler 
sans  prononcer  ces  noms  ?  Blasco  Ibânez  n'est  à  aucun 
degré  un  romantique;  il  n'a  point  le  prodigieux  souille 
créateur  de  Zola  :  les  curiosités  mystiques  de  Huys- 
mans  n'effleurent  point  son  esprit.  Certes  son  roman 
ne  saurait  être  rapproché  de  Notre-Dame  de  Paris, 
moins  encore   serait-il  équitable    —  n'en  déplaise    à 


B LA  SCO     LKAiNEZ  229 

certains  admirateurs  trop  prompts  à  exalter  les  mé- 
rites de  Blasco  Ibânez  —  de  le  comparer  à  la  Cathé- 
drale de  Huvsmans. 


• 


Et  certes  Blasco  Ibânez  décrit  amplement  Ja  prima- 
tiale  de  Tolède;  il  la  décrit  en  profane  :  il  a  vu  la 
primatiale  le  matin,  le  soir,  à  midi;  il  l'a  contemplée 
dans  l'épanouissement  d'une  lumière  éclatante  ;  il  a 
surpiis  les  plus  fugitifs  aspects  de  cette  nef,  de  ces 
rerrières  ,  de  ces  tours  ;  il  sait  de  quelle  teinte  pré- 
cieuse ces  pierres  se  revêtent  à  l'aurore,  aux  lueurs 
indécises  du  soir  :  avec  les  veilleurs  il  a  compté  les 
heures  nocturnes  sous  les  voûtes  sombres.  Et  Blasco 
Ibânez  énumère  congrûment  les  portes,  les  chapelles, 
l<s  piliers,  les  statues,  les  bas-reliefs,  les  autels;  il 
déplore  qu'une  houle  d'affreuses  bâtisses  assiège  les 
solennelles  murailles,  et  songe  avec  mélancolie  à 
l'orgueilleuse  beauté  d'autres  cathédrales  délivrées 
(1  humiliants  voisinages;  il  songe  aussi  à  «  ces  habi- 
tations des  pays  orientaux,  sordides  et  misérables  au 
dehors,  toutes  d'albâtre  et  de  filigrane  au  dedans. 
Ce  n  était  pas  pour  rien  que,  pendant  des  siècles, 
Juifs  el  Maures  avaient  vécu  à  Tolède.  Leur  aversion 
pour  les  somptuosités  que  l'on  expose  en  public  sem- 
blait avoir  inspiré  l'architecture  de  cette  église,  étouf- 
fée  entre  les  maisons  qui  se  pressent  el  se  bousculent 
a  lentour,  comme  si  elles  cherchaient  a  se  1  lottir 
dans  sou  ombre.  »  —  Blasco  Ibâîiez  décrit  la  façade 
principale,  la  porte  du  Pardon  flanquée  des  portes  de 
la  Tour  et  des  Notaires,   dont  les  arcs  d'un    gothique 


230  FIGURES    LITTÉRAIRES 

exubérant  n'étaient  point  destinés  primitivement  à 
soutenir  un  étage  de  stvle  srréco-romain,  une  Cène  en 
haut  relief,  d'un  eiï'et  discordant,  deux  galeries  ita- 
liennes... Blasco  Ibânez  se  lamente  :  «  La  richesse  de 
l'Eglise  a  été  un  mal  pour  l'art.  Dans  une  cathédrale 
pauvre,  l'unité  de  la  façade  primitive  aurait  été  con- 
servée. Mais,  quand  les  archevêques  de  Tolède  possé- 
daient onze  millions  de  rente,  et  que  le  chapitre  en 
possédait  onze  autres,  on  ne  savait  plus  à  quoi  em- 
ployer tout  cet  argent,  et  alors  on  entreprenait  des 
travaux,  on  faisait  des  reconstructions,  et  l'art  en 
décadence  enfantait  des  horreurs  comme  cette  Cène.  » 
Au  troisième  étasre  une  rosace  surmontée  d'une  balus- 
trade  sinueuse  entre  deux  masses  en  saillie,  la  Tour, 
et  la  chapelle  mozarabe 

Blasco  Ibânez  décrit  la  cathédrale  de  Tolède,  il  la 
décrit  en  profane  :  aucune  de  ces  précisions  techniques 
auxquelles  nous  a  accoutumés  un  siècle  de  littérature 
descriptive  :  Blasco  Ibânez  a  le  mépris  de  cette  érudi- 
tion de  pacotille  que  tant  de  romanciers  puisent  en 
hâte  aux  manuels;  ne  l'en  blâmons  point;  regrettons 
toutefois  qu'il  n'ait  point  une  connaissance  plus  appro- 
fondie île  l'architecture  et  de  l'art  du  moyen  âge;  sa 
description  y  eût  gagné  en  exactitude  et  en  relief;  et 
peut-être  eût-il  avec  moins  d'assurance  nié  la  fécondité 
du   sentiment  religieux  aux  siècles  de  foi  catholique. 

La  cathédrale  de  Tolède  est-elle  belle?  En  vérité,  je 
n'en  suis  point  certain  :  Blasco  Ibânez  permet  que  j'en 
doute.  Blasco  Ibânez  lui-même  a-t-il  une  opinion?  Quel 
tiède  admirateur  !  Quel  descripteur  indifférent  !  Et  s'il 
n'a  point  ressenti  l'involontaire  frisson  que  commu- 
niquent les  chefs-d'œuvre  de  l'art,  quelle  émotion  ani- 


h  la  sco    ir.  \.\i;z  231 

niera  ses  peintures?  Aucune  émotion  ne  les  anime  : 
descriptif  ns  objet  tives,  sèehes  el  sm  tout  superficielles  ! 
Blasco  II; âne/,  ne  s'enthousiasme  que  lorqu'il  aban- 
donne le  domaine  de  l'art  humain  pour  dire  les  charmes 
d'un  jardin   fleuri  : 

...  Le  petit  monde  végétal  ne  changeait  pas,  lui!  Son 
ombre  verte  ressemblait  au  crépuscule  qui  enveloppait 
l'âme  du  jardinier.  Ce  n'était  pas  une  gaîté  tapageuse, 
(débordante  de  couleurs  et  de  murmures,  comme  celle  des 
jardins  à  l'air  libre,  où  le  soleil  entre  à  tlots  ;  c'était  le 
charme  tri>te  du  jardin  monacal,  clos  entre  quatre  murs, 
Ivec  un  jour  pâle  qui  glissait  le  long  des  avant-toits  et  des 
arcades,  sans  antres  oiseaux  que  ceux  qui  tournoyaient  au 
haut  du  ciel,  donnés  d'apercevoir  ce  jardin  au  fond  d'un 
puits.  La  végétation  y  était  la  même  que  celle  des  paysages 
helléniques  :  lauriers  droits,  cyprès  pointus,  touffes  de 
rosiers,  comme  dans  les  idylles  des  poètes  grecs.  Mais  les 
egives  qui  l'emprisonnaient,  les  allées  pavées  de  grandes 
dalles  entre  lesquelles  poussait  l'herbe,  la  croix  de  la 
tonnelle,  qui  se  dressait  au  milieu,  tapissée  de  lierre  et 
coiffée  d'ardoise  noire,  la  moisissure  de  la  pierre  et  la 
rouille  des  grilles,  l'humidité  des  contreforts  verdis  par  les 
pluies  donnaient  à  ce  jardin  une  atmosphère  de  vétusté 
fchrél ieiine.  Les  arbres  s'agitaient  au  vent  comme  des  encen- 
soirs; les  fleurs,  ternes,  languissantes,  anémiques,  belles 
tout  de  même,  avaienl  un  parfum  d'encens,  comme  si  les 
bouffées  d'air  sorties  de  la  cathédrale  modifiaient  leur 
odeur  naturelle.  L'eau  des  pluies,  tombée  des  gargouilles 
et  dc>  gouttières,  dormait  en  deux  citernes  profondes.  Le 
fteau  du  jardinier,  brisant  un  instant  la  croûte  verte  de  la 
Mirface,  faisait  apparaître  le  bleu  sombre  de  L'intérieur; 
mais  dès  que  les  cercles  concentriques  s'étaient  effacés,  les 
lentilles  vertes  se  rapprochaient,  se  rejoignaient,  et  de 
nouveau  l'eau  disparaissait  sou-  le  suaire  végétal,  sans  un 
I  ii  —  > 1 1 .  sans  un  clapotis,  morte  connue  le  temple  dans  le 
Rileih  e  du  soir 


232  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Ce  jardin  attenant  à  la  cathédrale  et  enclos  dans  le 
quadrilatère  du  cloître  est  un  délicieux  jardin  :  les  plus 
humbles  habitants  du  Cloître  haut  sont  sensibles  au 
charme  triste  de  ces  fleurs  décolorées  et  de  cette  atmos- 
phère de  paix  religieuse  :  seraient-ils  insensibles  à  la 
poésie  d  une  somptueuse  architecture?  Cette  poésie  est 
absente  du  livre  de  Blasco  Ibânez  :  sa  cathédrale  est 
sans  mystère  :   elle   n'inspire  ni  craintes,  ni  amours 
excessives;  ah!  cette  cathédrale  n'a  point  dame;  elle 
ne  vit  pas.  Et  voilà  le  grand  défaut  de  ce  livre  :  cette 
encombrante  cathédrale  ne  participe  point  au  drame 
que  Blasco  Ibânez  entreprit  de  nous  conter  ;  ce  drame 
lui-même,  à  peine  entrevu,  s'évanouit  :  il  reste...  une 
sorte  de  guide  impersonnel  et  froid,  de  lourdes  disserta- 
tions historiques  —  histoire  de  la  cathédrale,  histoire 
des  archevêques,  listes  des  dons  et  privilèges  accordés 
à  la  primatiale  au  cours  des  siècles  —  et  un  tableau 
vif  et    franc,  mais  haché,  dispersé,   de  mœurs  popu- 
laires. 


* 


Et  c'est  ici  que  l'art  de  Blasco  Ibânez,  impuissant 
et  sommaire  dans  le  cadre  d'un  trop  vaste  sujet,  re- 
prend son  avantage  :  quel  don  d'observation  rapide  et 
sûr!  quel  ferme  dessin,  d'un  criant  réalisme,  encore 
que  l'auteur  s'y  trahisse,  tantôt  amusé  ou  compatis- 
sant, ou  encore  irrité,  violemment  irrité  au  spectacle  de 
l'injuste  souffrance.  Quel  vivant  tableau  de  ce  Cloître 
haut,  qu'on  l'on  appelle  encore  les  Claverias,  où  vit, 
au  niveau  du  toit  de  la  primatiale,  une  étrange  popu- 
lation !  «  A  la  tombée  de   la   nuit,   lorsqu'on  fermait 


BLASCO     IBANEZ  233 

l'escalier  de  la  tour,  celle  population  se  trouvait  entiè- 
rement isolée  de  la  ville.  C'était  une  tribu  demi-ecclé- 
siastique qui  se  reproduisait  et  qui  mourait  au  cu'ur 
de  Tolède,  sans  descendre  presque  jamais  dans  les  rues, 
attachée  par  instinct  atavique  à  cette  montagne  de 
pierre  blanche  et  ouvragée  comme  une  broderie,  dont 
les  voûtes  lui  servaient  de  refuge.  Elle  vivait  là,  saturée 
des  parfums  de  l'encens,  et  elle  y  respirait  cette  odeur 
particulière  de  moisissure  et  de  vieille  ferraille  qu'ont 
Les  cathédrales,  sans  autre  horizon  que  les  ogives  d'en 
lare  ou  que  le  clocher  dont  la  masse  cachait  un  grand 

morceau  du  ciel » 

L.es  Luna  sont  de  père  en  fils  les  jardiniers  de  la 
primatiale,  et  si  l'on  demandait  au  père  du  compagnon 
Luna  de  quelle  époque  datait  ce  contrat  tacite  qui  rete- 
nait tous  les  siens  au  service  des  archevêques,  le  vieux 
jardinier  «  souriait  d'un  air  de  complaisance  et  ses 
veux  se  perdaient  au  loin,  comme  s'il  voulait  explorer 
l'immensité  des  âges.  Les  Luna  étaient  aussi  anciens 
tpie  les  fondations  de  l'église.  »  Les  aînés  des  Luna 
sont  jardiniers;  les  cadets  ne  désertent  point  les  Gla- 
verias  :  de  menus  offices  leur  échoient  :  Esteban  Luna 
est  silentiaire  :  son  insigne  (vara  de  palo)  lui  vaut 
le  sobriquet  de  Verge  de  bois;  son  neveu  Tomas  dit 
le  lato,  est  perrero  :  l'oncle  impose  aux  fidèles  le 
silence;  le  neveu  chasse  les  chiens  de  l'église  :  fonc- 
tions de  tout  repos,  infiniment  honorables  :  dignité, 
sécurité  ...  Quelle  folie  pousse  ce  garnement  de  Tato 
à  souhaiter  de  hasardeux  triomphes?  Ce  Tato  ambi- 
tionne les  lauriers  des  toréadors  :  un  Luna  toréador! 
quelle  déchéance  !  ah  !  comprenez  le  juste  ressentiment 
d  Esteban  :  dûment  rossé,  le  Tato  ajournera  ses  ambi- 


£3  i  FIGURES    LITTÉRAIRES 

tions,  salisfait  d'improviser  dans  la  cathédrale  d'éehe- 
velées  corridas  dès  que  la  présence  d'un  chien  lui  est 
signalée. 

L'intransigeance  d'Esteban  est  approuvée  par  Ku- 

sebio,  sacristain  de  la  chapelle  du  Sanctuaire,  dit 
VÂzul  de  la  Y'ucfcn.  par  allusion  au  costume  bleu  de 
ciel  qu'il  arbore  les  jours  de  grande  cérémonie  :  et  qui 
donc  ne  fait  cas  de  L'assentiment  du  puissant  sacii 
tain?  sa  fonction  est  la  mieux  rétribuée  :  la  faveur  de 
l'archevêque  et  du  chapitre1  lui  est  acquise;  l'Azul  est 
envié,  redouté,  respecté;  méfions-nous  de  l'Azul!  et 
n'oublions  point  «  ce  gros  corps  adipeux,  cette  face 
bourgeonnante,  ce  front  bas  et  ridé,  encadré  de  poils 
hirsutes,  ce  cou  de  taureau  où  la  respiration  difficile 
faisait  un  bruit  de  soufflet....  »  La  tante  Tomasa  elle- 
même  condamne  l'insubordination  déraisonnable  du 
Tato;  et  ce  n'est  point  timidité!  Cette  tante  Tomasa 
n'est  point  seulement  «  le  personnage  le  plus  considé- 
rable desClaverias;  »  elle  est  le  seul  qui  ait  su  se  sous- 
traire «  à  l'influence  anémiante  de  la  cathédrale  »  ; 
fut-elle  point  la  camarade  d'enfance  du  cardinal-arche- 
vêque? De  s'être  souvent  battue  avec  l'enfant  de  chœul 
qu'une  si  extraordinaire  fortune  attendait,  l'allègre 
vieille  garde  un  très  vif  sentiment  de  la  relativité  des 
grandeurs  humaines  :  certes,  le  cardinal-archevêque 
n'est  qu'un  homme,  et  ce  sont  de  faibles  hommes,  ces 
chanoines  imposants,  ces  bénéficiaires,  et  aussi  ces 
«  saints  »  qu'entoure  la  vénération  populaire.  La  tante 
Tomasa,  qui  s'entretient  familièrement  avec  l'arche- 
vêque, sait  fort  bien  tenir  tète  à  dom  Antolin,  vieux 
prêtre  tyran  nique,  avare,  à  l'occasion  usurier,  qui 
détient  les  clefs  des  cloîtres  et  régit  le  personnel  subal- 


BLASCU     IBANEZ  23.~> 

erne  de  la  primatiale.  Or,  la  tante  Tomasa  approuve 
Êsteban,  et  avec  elle  tous  les  bedeaux,  les  sonneurs, 

es  jardiniers,  les  porte- bannières 

Etrange  petit  monde,  qui  semble,  en  pleine  Espagne 

ïoderne,  une  épave  du  passé  !  petit  monde  bien  vivant 
ependant!  groupe  humain  que  divisent  des  rivalités 
t  des  haines,  qu'éprouvent  des  souffrances;  de  ces 
lommes,  de  ces  femmes.  Blasco  Ibânez  sait  l'histoire 
u'il  vous  dira  tout  au  long-  :  ce  romancier  excelle 
évoquer  les  labeurs  et  les  soucis  des  faibles  et  des 
.(livres;  il  affectionne  les  humbles,  les  déshérités,  les 
ouffrants;  sans  les  flatter,  il  les  peint,  tel  Gorki, 
'un  pinceau  fraternel:  et  sans  doute  il  n'excuse  point 
•lus  vices;  il  n'innocente  point  un  A/ul  qui  pille  le 
•onc  de  la  Vierge,  vole  les  bougies  et  filoute  l'argent 

o  o  o 

ses,  mais  il  sait  qu'une  résignation  quasi  hé- 
►ïque  et  une  sagesse  accommodante  soutiennent  les 
lus  débiles  :  écoutez  les  confidences  du  vieux  gardien 
idel  : 

Il  v  a  je  ne  sais  combien  d'années  que  je  traîne  ec  mau- 

atarrhe.  disait  le  vieux.  Un  cadeau  de  la  cathédrale! 

es  médecins  nie  conseillent  d'abandonner  mon  emploi; 

;ii<  je  leur  réponds  :    •    Qui  me   nourrirait?...  »  La   paye 

■l  petite  et  la  faim  est  grande. 

Et    Fidel   prodigue  les  conseils  à   son    compagnon 
luveau  venu  ; 

<  > 1 1  vous  a  sans  doute  recommandé  d'avoir  une  attitude 
tueuse,  de  manger  à  la  sacristie,  d'aller  dans  la  gale- 

de  I .-   mu.  -i   l'envie   vous  prenait  de   griller   une  ciga- 
Ite.  On  m'a  li'iiu  le  même  langage,  lorsque  je  suis  entré 

rvice  de  la  cathédrale Tout  cela  c'esl  facile  à  dire. 

und   on    es!  de  ceux  (|m   dorment   tranquillement  dans 


21*  G  FIGURAS    MITERAI  II  KS 

leur  lit.  Mais,  en  réalité,  la  seule  chose  essentielle,  c'est 
d'ouvrir  l'œil;  et,  quant  au  reste,  on  s'arrange  le  mieux 
qu'on  peut  pour  passer  la  nuit.  Après  avoir  employé  m 
journée  à  entendre  des  invocations  et  des  cantiques,  à  res- 
pirer les  vapeurs  de  l'encens,  c'est  bien  le  moins  qu'oi 
s'accorde  un  peu  de  repos....  A  l'heure  qu'il  est,  le  boi 
Dieu  et  les  saints  dorment;  notre  métier  à  nous  c'est  d( 
veiller  sur  leur  sommeil  ;  et  que  diable  !  on  ne  leur  manque 
pas  de  respect  parce  qu'on  se  permet  quelques  petite; 
libertés....  Allons,  camarade,  la  nuit  est  venue.  Metton: 
en  commun  nos  pitances. 


• 


Et  voici  que  soudain  parmi  les  sonneurs,  les  sacris 
tains,  les  bedeaux,  les  silentiaires...  reparaît  Gabrie 
Luna,  ex-séminariste,  ex-combattant  des  bandes  car 
listes,  réfugié  à  Paris  où  il  devint  socialiste  :  lamen 
table  odyssée  de  ce  révolutionnaire  échappé  de  Mont 
juich,  fourbu,  épuisé,  moribond!  Son  frère  Esteban  1 
recueille  :  Gabriel,  réconforté,  ne  peut  dissimuler  s 
foi  :  les  gens  des  Glaverias  l'écoutent  volontiers.  1 
prêche  l'affranchissement,  annonce  la  société  future... 
La  société  future!  Ah!  pourquoi  ce  délai?  bedeaux  e 
sonneurs  s'en  offensent  :  une  nuit,  Gabriel  avant  as 
sumé  seul  la  garde  d'une  madone  précieusement  paré 
trois  d'entre  eux  l'assomment  pour  voler  diamants 
rubis;  ainsi  comprirent-ils  l'évangile  nouveau  que  le 
droit  au  bien-être  primait  tout  et  les  dégageait  d 
toute  obligation  morale  :  au  lieu  de  les  affranchir,  Ter 
seignement  de  Gabriel  lésa  précipités  au  crime.... 

Ce  Gabriel  Luna  serait,  en  dépit  dune  imprudenc 
qu'il  paie  de  sa  vie,  un  personnage  éminemment  symp; 


15  LA  SCO     IRA  NEZ  237 

thique,  si  —  vous  l'avez  deviné  —  s'il   était    moins 
éloquent  :  Gabriel  Luna  nous  expose  avec  une  fougue: 
ane    verve,    une   science    imperturbable,   et   toujours 
égales  à  elles-mêmes,  l'histoire  de  la  cathédrale  de  To- 
lède, celle  des  archevêques  et  celle  même  du  royaume 
l'Espagne;  il  disserte  sur  la  musique,  le  communisme, 
a  politique,   l'économie  sociale,  esquisse   des  confé- 
rences de  cosmographie,  une  déclaration  de  foi  pan- 
théiste. Ses  propos  sont  ingénieux,  brillants,  éloquents, 
Issont  très  souvent  d'une  banalité  satisfaite;  convenez 
]u'il   n'était  point  indispensable  de  nous  les  infliger 
out   au   long...  mais  Gabriel  Luna  paraît  n'être  f ré- 
cemment que  le  porte-parole  de  Blasco  Ibânez,   et 
flous  nous  souvenons   que   Blasco    Ibânez  est  ou  fut 
léputé  :  éloquence  électorale?  On  tirerait  de  tous  ces 
liscours  un  précis  d'anticléricalisme  vieillot  dans  ses 
'îolences  et  sa  modération,  qui  sans  doute  séduirait  les 
ibéraux  d'outre-Pyrénées. 

Peut-être  conviendra-t-il  d'étudier  quelque  jour 
m  Blasco  Ibânez  le  politicien;  on  louerait  ses  inten- 
tions s'il  n'était  évident  que  le  politicien  nuit  à  l'artiste. 
Dans  V Ombre  de  la  Cathédrale  le  prouverait,  s'il  était 
>ermis  d'en  douter.  Souhaitons  plutôt  qu'il  nous  soit 
lonné  un  motif  nouveau  de  faire  plus  ample  connais- 
aace  avec  l'artiste,  l'artiste  seul. 


<;eoiu;k  moork 


—  Eh  quoi!  dites-vous,  est-il  encore  de  bous 
romans  anglais?  La  grande  fabrique  d'outre-Manehe 
produit-elle  encore  des  œuvres  comparables  à  celles 
qui  firent  la  fortune  de  l'exportation  littéraire  bri 
tannique,  articles  riches,  confortables,  d'une  solicité 
éprouvée 

—  Lisez  Est  lier  Waters. 

—  Je  lirai  Esthcr  Waters,  je  lis  toujours  les  bons 
romans  anglais.    Il  existe  cinquante  variétés   de  ro 
mans  français  qui  peuvent  être  excellentes  ou   létes- 
tables;  il  y  a  un  type  de  roman  anglais  qui  est  rare- 
ment médiocre  et  a  qui  tout  le  monde  fait  confiance 

—  A  la  bonne  heure 

—  Je   lirai  celui-ci    :   je   n'y   chercherai    point  un 
excitant  intellectuel,  aucune  de  ces  thèses,  aucun  de 
ces  paradoxes  ou  de  ces  divertissements  idéologiques 
où  se  complaisent  nos  compatriotes  ;  cet  Anglais  m 
réserve  peu  de  surprises 


GEORGE    MOORE  239 

—  Mais  peut-être  des  découvertes 

—  Je  lirai  sou  roman  qui  sera  mal  composé,  sou- 
vent traînant,  parfois  sublime;  je  le  lirai  lentement, 
car  je  suis  assuré  qu'un  bon  roman  anglais  ne  sau- 
rait être  bref.  Qu'importe!  L'auteur  n'exige  de  moi 
aucun  elFort,  mais  seulement  que  j'agrée  un  certain 
état  émotionnel  :  je  ne  me  défendrai  point;  je  ne  me 
hâterai  point;  je  goûterai  un  plaisir  calme,  une  joie 
profonde,  sereine  et  salutaire.  Un  bon  roman  anglais 
esl  d'un  effet  tonique;  on  en  sort  ému,  et  pour  un  in- 
stant meilleur  et  en  vérité  fortifié.  Puisse  la  destinée 
m'accorder  de  lire  à  loisir  le  roman  de  George  Moore 
traduit  par  Lirmin  Roz.... 

—  Lisez-le  :  vous  ne  serez  point  déçu;  ce  roman 
est  digne  de  la  grande  tradition  dont  s'enorgueillit 
la  littérature  anglaise  :  il  m'a  paru  mieux  ordonné 
que  la  plupart  des  récits  qui  nous  arrivent  de  Londres  : 
d  est.  .,  cet  égard,  supérieur  à  cette  Fille  de  Istdy  Rose 
de    Mme    llnmplirv    Ward,    qui    fut    —    l'aviez-vous 

abliée?  —  lavant-dernier  succès  britannique  en 
en  France.  Et  certes  Firmin  Roz  ne  serait  point  le 
délicat  et  très  averti  critique  des  Lettres  anglaises 
que  ii  .us  connaissons  s'il  n'avait  cà  et  là  allégé,  et 
ooiuie  redressé  la  biographie  à'Esther  Waters. 
George  Moore,  toutefois,  ne  semble  point  professer 
m  absolu  mépris  de  la  composition  ;  peut-être  saisis- 
sons-nous  liL  une  influence  française;  George  Moore 
ut  longtemps  le  disciple  passionnément  attentif  de 
106   maîtres 

—   \  ous  m'inquiétez. 

—  A    vrai    dire,    George    Moore    s'est    formé     en 
rarn-  •;  n  esl   i  demi  Français. 


-2  1(1  FIGURES    LITTÉRAIRES 


—  Mais  il  demeure  fidèle  à  la  tradition  anglaise? 

—  Avec  un  scrupuleux  bonheur. 

—  Expliquez-vous. 


On  a  tout  dit  sur   le  traditionalisme  britannique   : 
puissance  des  traditions  qui  dominent   la  politique, 
les    mœurs,    les   lettres.   Taine   opposait   naguère  au 
désarroi  intellectuel  du  jeune    Français,    la   sécurité 
d'esprit  de  l'adolescent  anglais,  héritier  de  formes  de 
pensée,  de  croyances  et  d'habitudes  sociales  stables, 
quasi   indestructibles.    Entreprend-il   d'écrire  un   ro- 
man, le  jeune   Anglais  reçoit   de    ses  devanciers  une 
méthode  ou.  si  vous  voulez,  une  technique;  s'il  l'ac- 
cepte,   quelle    économie  de  temps  et  de  labeur!   Ne 
parlez  point  de  tyrannie   :   la   tradition    demeure   en 
Angleterre  un  instrument   de    progrès   certain   :   nos 
écrivains,   tels  nos  politiciens,  ne  rêvent  que  révolu- 
tions; ceux   d'Angleterre  attendent   tout  de  la   lente 
action  du  temps   et   de  la  graduelle    transformation 
des  esprits  et  des  disciplines.   Certes,  on  ne  connaît 
rien  de  plus  majestueux  dans  l'histoire  de  la  littéra- 
ture  universelle    que    le    développement    du    roman 
anglais  depuis  deux  siècles   :   fécondité   d'une  tradi- 
tion qui  s'impose  aux  plus  rebelles  et  s'enrichit  des 
efforts    même   tentés    pour  la  combattre  !    Qui   donc 
s'en    éloigna    plus    résolument    que    George    Moore, 
George  Moore,  auteur  à'Esthcr  Waters  et  continua- 
teur très  authentique  des  Dickens,  des  George  Elliot 
et  des  Hardy? 

Le  cas  de  George  Moore  est  d'autant  plus  instructif 


G  KO  MGE    MOOKi;  2  l  1 

bue  lui-même  prit  soin  de  nous  renseigner  avec  une 
évidente   sincérité    sur  ses  avatars  littéraires   :   com- 
ment négliger  sa  Confession  d'un  jeune  Anglais,  frag- 
ment   d'autobiographie    illustré    de    calembredaines 
montmartoises  et  de  charges  d  ateliers  parisiens  que 
la  critique  anglo-américaine  discuta  avec  une  gravite 
candide?   Vanité  de   la   critique?    Prestige  trompeur 
des    importations    inattendues!     Disciple    de     Zola 
auteur  de  romans  qui  «  tout  doucement  et  sans  bruit, 
nous  assure   Firmin  lioz,    l'eussent  mis   à   son   rang 
dans    le    cortège     des    disciples    du    naturalisme,     » 
George   Moore  fut    brutalement  injurié.    Parce   qu'il 
publiait  sur   sa  vie  a  Paris   un  livre   de  notes  décou- 
sues, on  en  lit  presque  un  grand  homme.  Prestige  de 
nos  ateliers,  de  nos  bals  d'étudiants,  de  nos  cafés,  de 
nos  guinguettes:    La    critique   anglo-américaine    fut 
émerveillée  :  l'Academv  proclame  : 

Le  nouveau  livre  de  M.  George  Moore  délie  toute  ana- 
yse  exacte,  il  soulevé  par  centaines  les  questions  littéraires 
'I  t  traite  dune  façon  si  tranchante  parbleu!  les  plus 
'•"Viles  problèmes,  il  est  si  hardi  dans  ses  personnalités 
I"  on  en  peut  dire  seulement  ceci  «  prenez  et  lisez....  » 

Ces|  l'œuvre  d'un  homme  de  haute  culture.  Il  est  ma- 
aise  dy  trouver  nue  seule  page  qui  ne  contienne  des  élé- 
ments suggestifs,  amusants,  audacieux  ou  impertinents. 

écrit  avec  un  nerf,  une  cjrâee  littéraire  bien  supérieure 
M  dons  du  romancer  français  Zola.,  avec  lequel  on  pré- 
"»<'  (.mais  à  lorl  qu'il  est  en  intimes  relations  lilté- 
«ires....  Ces  confessions  me  semblent  sans  égales  dans  le 
oman  anglais. 

Je  me  doutais  que  la  critique  anglo-américaine  était 
urfois  folâtre  :  elle  s'écrie  ailleurs,  la  critique  anglo- 
wéricaine  : 

IG 


242  l'HilllKS    LITTÉRAIRES 

Disons   toute   la  vérité  :  ce  livre  contient    la   faeo's  de 
penser  la  plus  Apre,  la  plus  hardie,  la  plus  rigide  qu'ait  vue 

notre  génération Avec  lui  on  pense  fortement,  car  il  ne 

nous  présentera  jamais  une  idée  de  second  ordre....  Nous 
trouverez  peut-être  des  échos  dans  son  style,  vous  n'eu 
trouverez  pas  dans  sa  pensée,  car  la  Grande-Bretagne  n'a 
pas  vu  un  écrivain  aussi  profondément  original  depuis 
que  Sartor  R&sartus  se  démène  à  travers  Fraser. 

La  mSme  critique,   quand  elle   n'admire  pas,  s'in- 
digne : 

Impudence  littéraire  à  haute  dose....  George  Moore  va 
grommelant  pendant  une  bonne  moitié  de  son  volume, 
abattant  —  non,  essayant  d'abattre  -  les  idoles  que  la 
France  s'est  faites  et  devant  la  splendeur  desquelles  le 
monde  s'est  agenouillé.  Et  quand  il  les  a  défigurées  à  la 
façon  d'un  jeune  ouvrier  tailladant  les  traits  d'un  buste  de 
marbre,  il  revient  en  Angleterre  pour  donner  à  nous  tous, 
à  nos  auteurs  classiques,  un  spécimen  de  son  esprit  étroit. 

Tout  cela  prouve  que  les  plaisanteries  de  nos  rapms 
ne  seront  jamais  comprises  aux  bords  de  la  Tamise, 
non  plus  que  dans  la  patrie  du  président  Hoosevelt. 
Combien  plus  avisé  l'écrivain  sérieux  qui   prononça  : 

George  Moore  est  un  homme  d'une  robuste  et  belle 
santé,  qui  fait  par  moment  des  efforts  désespérés  pour  se 
donner  l'ironie  souriante  du  Parisien,  et  son  cll'ort  esl 
accompagné  de  contorsions  sans  exemple   dans    l'histoire 

Voilà  donc  enfin  un  avis   raisonnable   Pour  nous 
nous  ne  saurons  aucun  gré  à   George    Moore   d'avJ 
défini  Victor  Hugo  «  un  métis  d'improvisatorc  itahei 
et  d'étudiant  allemand  de  philosophie:  »  parce  qu'il 
proféra  sur  Leconte  de  Lisle  cette  phrase  mémorable! 
«  Leconte  de  Lisle  produit  sur  moi  le  même  effet  qu 


r,i;oR(iK   MOORE  24.3 

si  j'arpentais  tes  Nouvelles  Law-Courts  avec  une  vio- 
lente purgation  qui  me  balaierait  le  corps  d'un  bout  à 
1  autre.  ►)  nous  ne  lui  décernerons  pas  un  brevel  d'es- 
brit  parisien.  Nous  retiendrons  toutefois  qu'il  dui  à  la 
France  de  remarquables  leçons  d'irrévérence,  et  qui 
n'étaient  point  destinées  à  renforcer  en  lui  le  sens  delà 
tradition.  Au  reste  il  dut  à  la  France  bien  d'autres 
enseignements;  l'un  des  plus  profitables  l'ut  celui  que 
lui  prodiguèrent  nos  stylistes  :  George  Moore  apprit 
d  eux  —  et  c'est  un  de  ses  compatriotes  qui  en  témoigne 
—  la  valeur  et  l'usage  du  mot  "juste,  hardi,  tranchant, 
Perti  a  la  bonne  place;  »  et  l'on  ne  nous  permel  point 
d'ignorer  que  son  style  brille  d'un  «  éclat  métallique 
i<>ut  français.   » 


George  Moore  assure  lui-même  qu'il  fit  de  son  mieux 
pour  laisser  pénétrer  en  lui  les  influences,  toutes  les 
influences  françaises  :  cet  Irlandais  francophile  s'était 
a  lonné  avec  passion  à  la  chasse,  aux  courses  de  che- 
vaux :  orphelin,  riche,  on  le  vit  tout  à  coup  fréquen- 
ter les  ateliers  des  peintres  de  Londres,  débarquer 
à  Paris,  -inscrire  à  l'Académie  Jullian  où  il  mani- 
festa une  notoire  inaptitude  à  devenir  fût-ce  le  plus 
liocre  barbouilleur  de  toile.  Il  se  voua  aux  Lettres, 
Qonmoins  joyeuses  que  les  Arts  :  ce  furent  — -  vous 
pouvez  l'eu  croire  —  de  brillantes  années  :  notre 
Irlan  lais  fashionable  passail  h  par  exemple  une  soi- 
Gonstant,  rue  de  la  Gaieté,  en  compagnie 
de  voleurs  et  de  souteneurs,  et  la  soirée  suivante. avec 
une  du  m  une  princesse  aux  Champs-Elysées.  » 


244  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Il  habitait  un  appartement  meublé  avec  une  somp- 
tueuse fantaisie  :  on  y  servait  du  miel  Irais  et  du  lait 
au  maître  de  céans  vêtu  de  soieries  exotiques  : 

Après  avoir  pris  de  ce  rafraîchissement  parfumé, 
j'appelle  Jack,  mon  grand  python,  qui  rampe  cà  et  là, 
après  deux  mois  de  jeûne.  J'attache  un  cochon  d'Inde  au 
tabouret,  pur  style  Louis  XV;  la  petite  bête  se  débat  et 
crie,  le  serpent  fixe  sur  elle  ses  yeux  noirs  semblables  à 
deux  perles.  Gomme  ses  oscillations  sont  superbes!... 
Maintenant  il  frappe  et  lentement  avec  une  gourmandise 
si  exquise,  il  lubrifie  et  il  avale. 

Marshall  est  à  l'orgue  dans  la  grande  salle,  il  joue  un 
chant  grégorien,  cet  hymne  magnifique,  le  Vexilla  Régis 
de  saint  Fortunatus,  le  grand  poète  du  moyen  âge.  Ëtmoi, 
après  avoir  feuilleté  les  Fêtes  galantes,  je  m'assieds  pour 
écrire. 

Les  duchesses  et  les  princesses  des  Champs-Elysées, 
les  souteneurs  de  la  rue  de  la  Gaieté,  le  python  Jack, 
Marshall,  saint  Fortunatus,  Verlaine....  Avouez  que 
ce  dût  être  gai,  et  qu'en  vérité  George  Moore  ne 
négligeait  rien  de  ce  qui  est  essentiel  à  une  solide 
éducation  française.  D'autant  que  vers  le  même  temps 
il  se  rendait  fort  assidûment  à  la  Nouvelle  Athènes,  le 
célèbre  café  littéraire  de  la  place  Pigalle  :  il  y  rencon- 
trait Villiers  de  l'IsleAdam,  Paul  Alexis,  Léon  Dierx, 
Manet,  Pissaro,  Catulle  Mendès....  Après  dix  ans  de 
ce  régime,  s'estimant  «  efféminé,  maladif,  pervers, 
mais  avant  tout  pervers  >.  —  et  d'ailleurs  très  réelle- 
ment ruiné  —  il  songea  à  publier  des  chefs-d'œuvre. 
Il  repassa  le  détroit  en  quête  d'éditeurs  : 

J'étais,  assure-t-il,  couvert  d'idées  bizarres,  coin  me  un 
étrangerde  distinction  est  couvert  d'étoiles.  Le  naturalisme, 
je    le   portais  autour   de    mou  cou  :  le  romantisme    était 


GEOBGK    MOORE  245 

épingle  sur  mon  cœur;  le  symbolisme,  je  le  tenais  comme 
un  revolver-bijou  dans  ma  poche,  pour  m'en  servir  à 
l'occasion 

Ainsi  équipé  George  Moore,  doutant  parfois  s'il  était 
un  «  charlatan  »  ou  un  «  homme  de  génie,  »  mais 
inclinant  Fortement  vers  la  seconde  de  ces  hypothèses, 
causa  quelque  scandale.  Mais  le  monde  est  patient; 
le  monde  est  sot  et  méchant;  il  est  surtout  patient; 
sur  ce  point.  George  Moore  ne  «  supporte  pas  la  con- 
tradiction. »  Fâcheuse  patience!  George  Moore  en  fut 
pour  ses  frais  et  ne  parvint  point  à  susciter  une  indigna- 
tion retentissante.  Il  était  à  demi  Français.  Il  écrivait 
un  anglais  déplorable.  Il  en  fut  réduit  à  rapprendre  sa 
langue  maternelle  :  cependant,  il  lisait  beaucoup  de 
littérature  contemporaine,  surtout  française  :  le  sou- 
venir de  des  Fsseintes  le  hantait Récrivit,  comme 

j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire,  des  romans  natura- 
listes ;  la  patience  de  ses  compatriotes  commença  à 
faiblir.  George  Moore  devenait  une  manière  de  per- 
sonnage  ;  il  eut  la  critique  a  ses  trousses;  la  foule  ne 
L'ignorait  plus,  elle  l'exécrait;  le  public  anglais  n'a 
jamais  apprécié  le  naturalisme.  George  Moore  était 
de  plus  en  plus  naturaliste,  de  plus  en  plus  Français. 

Il  découvre  enfin  la  tradition,  qui  de  Fielding  à 
Meredith  a  l'ait  la  gloire  du  roman  anglais  :  incon- 
tinent le  disciple  de  Zola,  1  ami  de  Huysmans  et  de 
Mallarmé,  l'Anglais  parisianisé,  efféminé  et  pervers, 
-  affirme  le  plus  traditionaliste  des  sujets  de  la 
grande  reine  :  il  a  compris  qu'aucun  des  enseigne- 
ments auxquels  il  s'est  soumis  ne  lui  sera  inutile  : 
il  incorpore  ses  propies  complètes  à  la  doctrine  natio- 
nale   :    il    écrit    Esther    \\  u/ers,    que    l'univers    bri- 


24C»  FIGURES    LITTÉRAIB1  s 

tannique  proclame  un    pur  chef-d'œuvre,  et  qui  est 
en  vérité  un  bon.  très  bon  roman  anglais. 


C'est  l'histoire  d'une  servante,  qui  ne  rappelle  nul- 
lement nos  romans  d'une  femme  de  chambre  ;  longue- 
histoire  émouvante,  que  je  n'entreprendrai  pas  de 
résumei';  on  ne  résume  pas  un  roman  anglais  :  certes r 
vous  ne  soupçonnerez  pas  l'attrait  de  cette  humble 
existence  si  je  vous  apprentis  qu'Esther  Waters,  enfant 
dune  pauvre  et  trop  nombreuse  famille  londonien ner 
dut  entrer  en  service  toute  jeune  àWoodview  où  l'on 
élève  des  chevaux  de  course,  qu'elle  v  fut  séduite,  puis 
abandonnée  par  le  valet  William  Latch;  qu'elle  accou- 
cha à  l'hôpital,  connut  à  Londres  une  atroce  misère, 
parvint  cependant  à  élever  son  garçon,  retrouva  Wil- 
liam tenancier  de  la  taverne  de  la  Couronne  royale  et 
bookmaker.  L'épousa, le  perdit,  ruiné,  épuisé  de  phtisie, 
retomba  à  son  ancienne  condition,  servante  àWood- 
view à  demi-désert,  dévasté  parle  fléau  du  jeu 

Esther  Waters  est  une  figure  essentiellement 
anglaise,  admirable  d'énergie,  de  ressources  morales, 
jusque  dans  la  pire  détresse.  Esther  Waters  nous 
émeut  de  pitié,  elle  conquiert  notre  estime,  j  ose  dire 
notre  respect.  Esther  Waters  ne  sait  ni  lire,  ni  écrire  : 
elle  traverse  naïve,  émerveillée,  résignée,  vaillante 
inlassablement,  un  monde  qu'elle  devine  complexe,, 
hostile,  capricieux  :  elle  a  un  sentiment  très  vif  de 
l'universel  mystère,  un  sentiment  non  moins  vif  de  sa 
responsabilité  personnelle;  elle  est  très  anglaise. 


GEORGE   MOORK  247 

Ësther  VVaters  rencontre  à  Woodview  un  nombreux 
domestique,  filles    de   cuisine,    femmes  de  chambre, 

palefreniers,  jockeys,  valets   et  majordome.-,  :  major- 
domes,   valets,    jockeys,     palefreniers,     femmes     de 
chambre  et    filles  de  cuisine  ne  vivent  que  pour  épier 
le  <(  tuyau  »  opportun  et  parier  aux  courses  :  les  maîtres 
donnent  L'exemple,  à  l'exception  de   la    maîtresse  de 
maison,    dévote,    timide,   épouvantée    de   ce  mal   qui 
ronge, démoralise,  anéantit  tant  de  familles  anglaises. 
A    Londres  voici  la  maison  ouvrière,  les  hôpitaux,  le 
workhouse,   les    intérieurs  minables  et  proprets   des 
petits  bourgeois,  effroyables  geôles  où  peine  l'unique 
servante;    voici  enfin    la   taverne   où  s'assemble   une 
étrange  cohue  de    buveurs  et  de  parieurs,  et  que  sur- 
veille   de  près  la   police.  Que   de    personnages    en  ce 
roman!  Que  de  démarches,  d'événements!  Quel  bouil- 
lonnement de  sève  !  Quelle  vie!  Que  de  choses  vues,  de 
spectacles  évoqués  !  L'admirable  est  que  tout  cela  nous 
est  révélé  parles  héros  eux-mêmes  :  l'auteur  n'apparaît 
jamais   :  ni   psychologie    ex  professo,    ni  descriptions 
superflues  ;  que  penseGeorge  Moore?  A-t-il  une  opinion 
sur  tant  de  problèmes,  religieux,  sociaux,  politiques? 
•le  l'ignore  ;  mais  je  sens  que  ce    romancier  accorde  à 
tous  ses  personnages,  aux  plus  coupables   aussi   bien 
qu'aux  plus  déshérités,  une  sympathie  intelligente   et 
la  plus  indulgente  tendresse;  l'auteur  se  dissimule   : 
une  chaleur  partout    épandue    témoigne   qu'il   a   mis 
dans  son  œuvre,  avec  tout  son  art.  le  meilleur  de  soi- 
même. 

Il  faut  lire  une  telle  œuvre  pour  comprendre  que  le 
publie  anglais  ail  si  obstinément  condamné  les  essais 
naturalistes  de  George  Moore...  et  de  quelques  autres. 


24  8  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Comment  n 'eût-il  pas  estimé  grossièrement  superficiel 
et  injustemenl  satirique  un  art  qui  ne  dépasse  pas  les 
apparences?  Les  écrivains  naturalistes  furent  des  bour- 
geois ivres  de  dégoût  et  calomniateurs.  Ah  !  dites-nous 
la  brutalité  des  mœurs  populaires,  mais  n'isolez  point 
ce  trait  sous  peine  de  dénaturer  la  réalité.  La  biogra- 
phie d'Esther  Waters  écrite  selon  l'esthétique  natura- 
liste eût  été  intolérable...  et  fausse.  En  faisant  abstrac- 
tion de  sa  propre  personnalité  pour  se  placer  toujours 
au  point  de  vue  de  son  héroïne,  George  Moore  atteint 
à  la  plus  émouvante  vérité. 

George  Moore  a  esquissé  dans  sa  Confession  d'un 
jeune  Anglais  la  physionomie  d'une  servante  qu'il  est 
intéressant  de  rapprocher  d'Esther  Waters  :  Emma 
«  l'affreuse  servante  »  travaillait  dix-sept  heures  par 
jour  : 

Emma,  je  me  souviens  de  vous,  vous  ne  devez  pas  être 
oubliée.  Débouta  cinq  heures  tous  les  malins,  nettoyer, 
laver,  faire  la  cuisine,  habiller  ces  exécrables  enfants... 
travailler  péniblement  dans  cette  horrible  cuisine,  monter 
les  escaliers  en  courant  avec  le  charbon,  le  déjeuner  et  les 
pois  d'eau  chaude;  à  genoux  devant  une  grille,  enlever  les 
cendres  avec  vos  mains.  —  Puis-je  les  appeler  des  mains.. . . 

George  Moore  assaille  Emma  de  questions  cruelles, 
curieux  de  mesurer  «  la  profondeur  de  l'abêtissement 
où  elle  était  tombée.  »  Car  Emma  était  «  à  peu  de 
chose  près  un  animal.  »  Emma,  ni  jeune  ni  vieille, 
avait  un  air  honnête  et  franc;  ses  gestes  étaient  sans 
grâce:  «  Les  bonds  que  vous  faisiez  étaient  affreux,  ils 
ressemblaient  aux  bonds  d'un  cheval  de  fiacre.  » 
Emma  est   «    une   mule...  une   bête  de   somme,   une 


GEORGE    MOORE  249 

esclave  trop  horrible  pour  autre  chose  que  le  travail.  » 
Jetée  à  la  rue,  Emma  serait  perdue,  vouée  à  l'ivro- 
gnerie, à  la  prostitution  :  conclusion  : 

La  Providence  est  très  gage  après  tout,  et  votre  meilleur 
sort  est  votre  sort  actuel.  Nous  ne  pouvons  ajouter  de 
souffrances  et  nous  ne  pouvons  en  enlever;  nous  pouvons 
les  changer,  mais  nous  ne  pouvons  les  chasser  ni  les  allé- 
ger  

George  Moore  rencontra  Emma,  peu  après  son 
retour  à  Londres  :  il  était  déjà  curieux  de  la  vie  des 
humbles,  observateur  pitoyable  de  leurs  allures  et  de 
leur  misère;  mais  le  préjugé  naturaliste  obscurcissait 
sa  vue  :  ni  sa  compassion  n'était  active,  ni  son  obser- 
vation n'était  pénétrante  :  il  fît  un  croquis  sec,  rigide, 
d'une  désolante  dureté  :  Esther  Waters,  c'est  Emma 
observée  avec  des  yeux  dessillés,  avec  une  clair- 
voyance plus  humaine  et  une  plus  fraternelle  charité. 


EDITH    WHARTON 


Dira-t-on,    après   avoir  lu   le    très    fort    roman    de 
Mme  Edith   Wharton,  Chez  les  heureux   du   monde, 
qu'une  physionomie  morale  bien  particulière  distingue, 
entre  toutes  les  aristocraties   modernes,  l'aristocratie 
américaine?  Dira-t-on  que  les  vices  et  les  vertus  de 
ces  «  heureux   »  d'outre-mer  trahissent  des  nuances, 
un  accent  dont  on  ne  retrouverait  pas  les  équivalents 
parmi  «  l'élite  »  mondaine  de  la  vieille  Europe?  Il  ne 
semble  pas,  en  vérité,  qu'il  y  ait  une  espèce  de  lâcheté, 
de  brutalité  ou  de  muflerie  spéciale  à  la  catégorie  des 
opulents  New-Yorkais  :  la  futilité,  l'égoïsme,  la  ros- 
serie de  quelques-unes  des  héroïnes  de   Mme  Edith 
Wharton  ne  sont  point  d'une  si  exceptionnelle  qualité. 
Non,  il  ne  semble  pas  du  tout  que  cette  aristocratie 
de  l'autre  continent  soit  plus  égoïste,  plus  féroce  dans 
la  défense  de  ses  privilèges  que  celle  de  celui-ci.   Je 
ne  suis  pas  sûr  que  les  médiocres  vertus  et  même  une 
certaine  élégance  morale,  non  plus  qu'un  certain  aiïi- 
nement   du  goût   et  de  la   sensibilité,  y    soient  plus 


EDITH    WHARTOW  251 

rares  qu'ailleurs.  La  moyenne  de  ces  gentlemen  et  de 
leurs  compagnes  est  étrangement  ressemblante  à  la 
l'ouïe  élégante  qui  peuple  les  œuvres  de  nos  roman- 
ciers mondains.  Somme  toute,  ils  sont  plutôt  sympa- 
thiques, ces  aristocrates  du  dollar,  sympathiques  à 
force  d'être  pareils  à  une  humanité  dont  les  gestes 
nous  sont  familiers.  Je  vous  jure  que  leur  compagnie 
n  est  point  déconcertante,  que  leurs  préjugés  sont 
acceptables,  que  le  spectacle  de  leur  veulerie  repose 
et  n  évoque  en  rien  le  souvenir  de  cette  énergie  yankee 
trépidante   et    fameuse. 

Les    types   connus    abondent    parmi   les    hommes, 
types  falots  d'oisifs  —  oisifs,    Mme  Edith  Wharton 
semble  nous  faire  entendre  que  presque  tous  ses  per- 
sonnages le  sont  —  apoplectiques  à   la  pensée   lente, 
dyspeptiques  lamentables,  abouliques  que  désoriente 
le    plus    léger    mécompte,    tous    élégants,    suprême- 
ment    élégants,    dévots    des    rites    mondains.    C'est 
»'ii    vain    que,    parmi    tant    de   célébrités   masculines, 
on  cherche  une  ligure    originale.  Certes,  l'originalité 
de    ee    roman    où    pullulent    les    millionnaires,    c'est 
d'abord   qu'on  n'y   aperçoit   ni   roi  de   la  finance,    ni 
empereur  du    lard    ou    du   pétrole,    pittoiesques    ou 
truculents,    mais    seulement    —    sauf    exception    — 
la  collection  la  plus  grise,  la  plus  terne  de  messieurs 
corrects,  élégants,  en  qui  l'univers  entier  approuve- 
rait l'absolue   perfection  de  la  banalité  distinguée.... 
Ils    sont    si    pareils   à  tout    le    monde    et   à   n'importe 
qui,   ers   gentlemen,    qu'il    nous   est    parfois    pénible 
île    ne    point    reconnaître    en    certains    d'entre    eux 
compatriotes  :    un   Percy    Gryce,   si    bien   élevé, 
réalise  un  type  d'adoleseenl  dont  il  semblait  que  h 


252  FIGURES   Ll'ITÉUÀIBUS 

traditions  les  mieux  établies  de  l'éducation  des  l'a- 
milles  nous  eussent  assuré  le  monopole  :  M.  Gryce 
est,  déclare  Jack  Stepney,  «  le  jeune  homme  qui  a 
promis  à  sa  mère  de  ne  jamais  sortir  par  la  pluie 
sans  ses  galoches,  »  affirmation  téméraire,  observe 
Mme  Edith  Wharton  «  tant  il  était  peu  vraisem- 
blable que  Percy  se  risquât  dehors  par  la  pluie.  » 
Percy  a  été  élevé  par  sa  mère  «  une  femme  monu- 
mentale, avec  l'organe  d'un  prédicateur  et  un  esprit 
tourmenté  par  les  iniquités  de  ses  domestiques;  »  ce 
milliardaire  timide  vit  du  placement  de  ses  rentes;  cet 
épais  garçon  manifeste  une  débilité  physique  et  intel- 
lectuelle qui  exclut  tout  idée  d'aventureuse  initiative. . . . 
Oh!  mères  françaises,  dont  on  incrimine  parfois  l'ex- 
cessive et  amollissante  sollicitude,  laissez  faire  a  vos 
fils  le  viril  apprentissage  de  la  liberté,  mais  n'allez 
point  demander  des  leçons  aux  Mrs  Gryce  américaines  ; 
elles  vous  enseigneraient  l'art  de  couver  et  de  faire 
éclore  de  simples  coquebins. 

Nous  ne  sommes  point  dépaysés  parmi  les  Perev 
Gryce,  les  Van  Alstyne,  les  Trenor,  les  Van  Osburgh, 
les  Stepney,  les  Dorset,  les  Silverton...  nous  le 
sommes  d'autant  moins  que,  si  leur  psychologie  nous 
réserve  peu  de  surprise,  le  cadre  de  leur  existence  et 
l'aspect  même  de  leur  être  physique  ne  nous  sont  révé- 
iés  qu'avec  une  extrême  discrétion.  Mme  Edith  Whar- 
ton ne  se  pique  point  de  décrire  :  oserai-je  dire  qu'elle  i 
semble  peu  habile  à  retenir  et  à  fixer  la  silhouette  df  i 
ses  personnages?  Elle  note  des  traits  épars,  des  gestes, 
n'achève  aucune  figure;  c'est  au  signalement  des 
cœurs  et  des  âmes  qu'elle  s'applique  :  elley  est  passée 


EDITH     WIIARTIIN  253 

maîtresse De  descriptions,  fort  peu  :  quelques  fêtes 

évoquées  sans  grande  précision;  nul  mobilier,  ni  bou- 
doirs, ni  bijoux;  de  quoi,  o  ironie!  Paul  Bourget  ne 
craint  point  de  féliciter  avec  insistance  Mme  Edith 
Wharton  :  «  L'alerte  et  agile  artiste  qu'est  Mrs  Whar- 
ton  ne  commet  pas  la  faute,  souvent  et  justement 
reprochée  aux  auteurs  de  romans  mondains,  de  dis- 
serter à  L'occasion  des  turquoises  et  des  toilettes  de  la 

mère   de   Lily   et   de    ses  congénères »    En   vérité 

Mme  Wharton  ne  commet  pas  la  faute  où  s'obstinèrent 
déminents  romanciers  mondains;  tant  pis  si  c'est 
paraître  faire  la  critique  de  tel  de  ses  devanciers  que 
de  signaler  en  ce  roman  l'absence  de  tout  snobisme  : 
Mme  Edith  Wharton  n'admire  point  aveuglément  les 

heureux  »  de  ce  monde;  encore  quelle  en  apprécie 
avec  une  subtilité  avertie  les  manifestations,  elle  ne 
s  extasie  pas  devant  l'étalage  de  leur  luxe.  En  sorte 
qu'il  convient  de  louer  son  tact,  la  fine  sûreté  de  son 
goût,  la  délicatesse  de  son  art,  dans  le  même  temps 
que  l'on  songe  à  déplorer  certaines  conséquences  de 
cette  exquise  délicatesse  :  car  nous  eussions  été 
curieux  d'une  peinture  plus  colorée  et  surtout  plus 
poussée  du  monde  sensible. 

En  sommes-nous  surs?  Absente  des  âmes,  l'origina- 
li te  se  rencontrerait-elle  dans  les  choses?  Nous  soup- 
çonnons que  tout  l'effort  de  ces  mondains,  de  ces 
mondaines,  ne  va  précisément  qu'à  la  proscrire  par- 
tout où  ils  la  rencontrent  :  ils  ne  sauraient  en  souffrir 
l«'  déplaisant  contact  dans  leur  vie  journalière  :  ils 
habitent  de  vagues  Trianons,  de  dérisoires  Chenon- 

ceaux;  leurs  couturiers  sont  français Ils  sont  aussi 

peu  américains  que  possible,  ces  Américains  :   leurs 


25  !  FIGURES    LITTÉRAIRES 

palais  ne  le  sont  point,  ni  leurs  objets  d'art,  ni  peut- 
être  leurs  âmes. 

Allons-nous  conclure  que  Mme  Edith  Wharton 
nous  contraint  à  mettre  en  doute  L'existence  d'une 
authentique  aristocratie  américaine? 


La  catégorie  sociale  que  l'on  désigne  sous  ce  nom 
ne  nous  apparaîtrait  en  somme  que  comme  une  variété 
très  peu  différenciée  du  monde  des  riches  cosmopolites, 
si  une  Lily  Bart  n'en  faisait  point  partie,  une  Lily  Bail, 
imprégnée  de  culture  européenne,  si  volontaire  dans 
le  développement  des  instincts  créés  par  la  famille  et 
l'entourage,  que  nous  sommes  bien  forcés  de  décou- 
vrir en  elle,  à  travers  elle,  les  traits  caractéristiques 
d'une  société  particulière;  car  telle  est  bien  la  signi- 
fication de  cette  étrange  ligure,  tel  est  son  rôle  en  ce 
livre  qu'elle  éclaire  comme  d'une  magique  lumière  : 
les  aventures  de  cette  jeune  iille,  belle,  malheureuse, 
indomptable,  suffiraient  à  nous  émouvoir  profondé- 
ment  :    Mme  Edith  Wharton   entend   qu'elles    nous 
instruisent;  la  psychologie  de  Lily  Bart,  c'est  tout  le 
sujet  du   roman;    Mm?    E  lith  Wharton  fait  en   sorte 
que  cette  psychologie   entraîne  l'analyse  des  condi- 
tions d'existence   de   toute  une  classe   de   la    société 
américaine  :  nous  nous  enthousiasmons  avec  Lily  Bart; 
avec  elle  nous  espérons,  nous  ressentons  l'excitation 
de  la  lutte;  les  triomphes,  les  rancœurs,  les  révoltes, 
l'infortune  finale  de  Lily  Bart,  voilà  le  drame,  drame 
où  collaborent  mille  forces  obscures  que  l'on  entre- 


j 


EDITH     WHARTON  255 

prend  de  nous  révéler  tour  à  tour.  Roman  psycholo- 
gique, roman  social,  procédé  subtil  et  périlleux  où 
triomphe  l'ingénieuse  puissance  de  Mme  Edith  Whar- 
|on  :  procédé  merveilleux,  puisqu'il  introduit  dans  le 
plus  complexe  sujet  l'unité  en  mémo  temps  que  la  vie. 

Procé  h'1  merveilleux,  dont  une  moins  habile  roman- 
cière n'eût  point  aussi  heureusement  réglé  l'emploi  : 
Mme  Edith  Wharton  écrit  sans  hâte  la  biographie 
psychologique  de  Lily  Bart  :  avec  une  minutie 
patiente  elle  note  les  jugements,  les  opinions  de  son 
héroïne:  il  n'est  point  vraiment  de  réaction  s  fugitive 
de    cette    intelligence    et     de    cette    sensibilité    que 

Mme    Edith   Wharton    ne   l'enregistre Que  pense 

toutefois  Mme  Edith  Wharton  ?  A-t-elle  une  pinion? 
\  allez  point  lui  faire  l'injure  de  croire  qu'elle  vous  la 
livrera  tout  de  go  :  elle  écrit  une  biographie;  elle 
note,  elle  enregistre,  elle  ne  confirme,  ni  ne  critique; 
elle  laisse  parler  les  faits  :  au  lecteur  de  conclure.... 
Observez  bien  que  les  jugements  de  Lily  Bail  ne  sont 
point  soupçonnables  de  partialité  :  Lily  Bart  est  trop 
de  son  monde,  de  sa  caste,  pour  être  injuste  aux 
individus:  (die  l'accepte,  cette  caste,  elle  en  accepte 
rinexorable  loi,  elle  agrée  un  dangereux  faii  play^  et 
ii'1  s'en  prend  qu'à  elle-même  de  sa  défaite.  Combien 
plus  éloquent  (pie  fous  les  commentaires  le  simple 
récit  de  son  désastre?...  Dès  son  apparition  le  roman 
de  Mme  Edith  Wharton  eut  a  New- York  le  retentisse- 
ment d'un  réquisitoire.  \ul  réquisitoire  plus  imper- 
sonnel, plus  «  objectif  »  en  sa  véracité  passionnée. 

Le  ton  de  Mme  E  lith  Wharton  est  celui  de  la  nar- 
ration   aisée    :    elle    ne   s'interdii     point  dmoftensifs 

ïs  de   cet    hum  ai:    par  où   se  manifeste    ['heureux 


25()  FIGURES    LITTÉRAIRES 

équilibre  des  esprits  anglo-saxons  ;  inoffensifs  :  ainsi, 
écrit-elle  de  la  mère  de  Lily  Bart  :  «  Elle  ne  tolé- 
rait pas  les  scènes  quand  ce  n'était  pas  elle  qui  les 
faisait.  »  Lily  Bart,  au  temps  où  elle  veut  épouser 
Percy  Gryce,  rêve  d'avenir  :  «  Le  pasteur  viendrait 
dîner  une  fois  chaque  hiver,  et  son  mari  la  prierait  de 
vérifier  la  liste  des  invités  et  de  veiller  à  ce  quelle  ne 
renfermât  pas  de  divorcées,  hormis  celles  qui  auraient 
donné  des  gages  de  repentir  en  se  remariant  très 
richement.  »  L'inoifensif  humour  de  Mme  Edith  Whar- 
ton  s'exerce  surtout  aux  dépens  des  comparses,  telle, 
cette  tante  de  Lily  Bart,  M"  Péniston,  qui  est  un.; 
assez  ridicule  et  méchante  commère;  sa  verve  s'égaie 
des  menus  incidents  de  la  vie  domestique,  des  gaffes 
ou  du  zèle  excessif  d'une  maîtresse  de  maison  inexpéri- 
mentée :  ça  et  là,  elle  esquisse  sur  un  ton  mi-comique, 
mi-compatissant,  une  scène  d'intérieur —  L'humour 
disparaît  à  mesure  que  le  tragique  l'emporte  :  le  récit 
demeure  simple,  d'une  concision  un  peu  sèche  où  il 
faut  reconnaître  la  plus  sûre  entente  de  l'effet  drama- 
tique. 

Réquisitoire!  eh!  sans  doute  :  félicitons  toutefois 
Mme  Edith  Wharton  d'avoir  su  se  soustrairj  à  h» 
double  tendance  dont  les  effets  contradictoires  — 
excessive  complaisance,  sévérité  outrée  —  rendent 
suspectes  la  plupart  des  récentes  peintures  de  la  vi  ; 
aristocratique. 

• 


Et  l'on  soutiendrait  que  ce  réquisitoire  contient  les 
éléments  d'une  justification   de   l'aristocratie   améri- 


EDITH    VVNARTON  257 

painé    :  c'est   Selden  qui    nous   avertit   de    «    ne  pas 
déprécier  l'aspect  décoratif  de  l'existence,   »  car  «  le 
sens  de   la  splendeur  se  justifie   assez  par  ce  qu'il   a 
pro  luit....  »  L'argument  n'est  pas  sans  valeur  dans  la 
jbouche  d'un  critique  aussi  pénétrant  de  la  vie  mon- 
daine.   Selden    est   le   seul   intellectuel   du   livre;  cet 
avocat   est   l'ami   et   le  compagnon  intermittent  des 
trénor,  des  Stepney  et  de  leurs  amis  :  son  ironie  sou- 
riante,   sa    philosophie  désabusée   lui   valent   auprès 
d'eux  tous  quelque  prestige....  Or  Selden  semble  bien 
penser,  à  de  certains  instants,  que  ses  amis  incarnent 
le  «    sens   de  la  splendeur.    »  Nous  aurions   quelque 
peine   à   l'en  croire,  tant  ils  nous  semblent  grossiers 
et  d'Ame  vulgaire,  tant  elles  nous  paraissent  nulles, 
il  une    grâce    superficielle    et    banale,    mais    il    y    a 
Lily   Bart,  cette  étonnante   Lily   Bart   dont  la  seule 
présence   constitue   le   plus   irrécusable    témoignage, 
Lilv    Bail  qui   n'eût  jamais  brillé  en  cet  univers,  si 
elle  n  y  avait  été  précédée  par  un  groupe  compact  de 
Trenor  el  de  Stepney,    en  sorte  qu'elle  nous   semble 
idéal  réalisé  de  générations  négligeables. 
Cet  idéal  n'est  point  médiocre  :  Lily  Bart  est  belle, 
l'une  beauté  vigoureuse,  absolue,  souveraine  :  l'intel- 
îgence  de  Lily  Bart  est  aussi  simple  que  robuste  : 
;eUe  fille  extraordinaire  est  armée  d'une  exceptiôn- 
îelle  volonté  :  elle  est  ardente  et  froide,  prodigieuse- 
nent  lucide;  elle   aime  l'amour,  elle  aime  surtout  la 
)eauté  :  «  Comme  elle  aimait  la  beauté!...  Elle  avait 
oujours   éprouvé  que  cette  sensibilité-là  compensait 
:hez  elle  une  certaine  atonie  de  sentiment,  dont  elle 
tait  moins  fière.  »  Son  culte  de  la  beauté  nous  garan- 
it  l'inaltérable  noMesse   de  ses   sentiments  :  «  Elle 


17 


•y,  s  i  un  m;s   i.rn  khaiiu.s 

tenait   toujours   a    sauvegarder    scrupuleusement    les 

apparences  a  ses  propres  veux.  Le  raffinement  de  sa 
personne  avait  un  équivalent  inoral....  »  Une  telle 
lille  est  faite  pour  régner  sur  les  hommes  et  dominer 
les  femmes;  son  pôle  sera  de  triompher  partout  et 
toujours  par  le  rayonnement  d'une  éclatante  supério- 
rité :  ainsi  en  juge  son  ami  Selden,  qui  l'observe  par- 
lois  avec  un<»  perspicacité  effrayée  : 

Elle  était  dans  un  de  ces  jours  où  elle  était  si  belle  que 
sa  beauté  paraissait  suffisante,  et  que  Loul  le  reste  —  sa 
grâce,  sa  vivacité,  ses  qualités  mondaines  —  ne  semblait 
que  le  trop-plein  d'un  nature  généreusement  douée.  Mais 
ce  qui  le  frappa  surtout,  c'était  la  manière  dont  elle  se 
distinguait  par  cent  nuances  indéfinissables  des  personnes 
qui  abondaient  le  plus  dans  son  propre  style.  C'était  pré- 
cisément dans  une  pareille  compagnie  —  la  iine  lïeuret  la 
parfaite  expression  de  l'état  où  elle  aspirait  —  que  les 
différences  ressortaient  plus  saisissantes;  sa  grâce  ravalait 
l'élégance  des  autres  femmes,  comme  le  subtil  à-propos 
de  ses  silences  rendait  leurs  bavardages  plus  sots.  La  tension 
de  ces  dernières  heures  avait  restitué  à  son  visage  cette 
éloquence  plus  profonde  dont  Selden  depuis  quelque  temps 
regrettait  l'absence,  et  la  bravoure  des  paroles  qu'elle  lui 
avait  dites  flottait  encore  dans  sa  voix  et  dans  ses  yeux. 
Oui,  elle  était  incomparable  :  c'était  le  seul  mot  qui  con- 
vint; et  il  pouvait  donner  d'autant  plus  libre  cours  à  son 
admiration  qu'il  y  demeurait  si  peu  de  sentiment  person- 
nel.... 

Qu'une  femme  aussi  parfaite  put  surgir  des  rangs 
des  Trenor,  des  Stepney  et  de  leurs  pareils,  voilà, 
semble-t-il,  un  assez  bon  point  en  faveur  de  cette 
aristocratie  qui  nous  avait  toujours  paru  si  ebétive  ;  et 
c'est,  en  vérité,  dans  le  roman  de  Edith  Wharton  le 
fait  capital  qui  illumina  jusque  dans  ses  profondeurs 


EDITH    WHAKT0N  259 

le  fonctionnement  et  le  nôle  secrets  d'un  rouage  soeiaî. 

Il  n'importe  guère  après  cela  qu'une  Lily  Bart  con- 
naisse le  succès  ou  l'insuccès;  qu'un  événement  for- 
tuit la  prive  d'une  indispensable  fortune,  ceci  n'est 
d  abord  intéressant  que  pour  des  motifs  esthétiques 
et  des  raisons  d'ordre  littéraire  :  héroïne  de  sa  caste, 
si  elle  en  devient  la  victime,  elle  se  hausse  encore  dans 
notre  admiration. ..  et  nous  y  gagnons  la  plus  poi- 
gnante histoire,  celle  de  son  long  martyre. 

Une  Lily  liait  peut  supporter  toutes  les  épreuves, 
saut   la    pauvreté  :  orpheline,  ruinée,  son  insouciante 
jeunesse  ne  va  point  s'alarmer  :  est-elle  point  sûre  de 
vaincre?  Mrs   Peniston    la   recueille;    avare   et   riche, 
Mrs    Peniston    subventionne    cette    nièce    d'humeur 
vagabonde  à  qui  ne  convient  point  une  tutelle  morose 
t   tatillonne;   Lily  Hait    vit  de  longs  mois  chez  des 
unies,  tantôt  ici,   tantôt  là;  on    se  dispute  une  com- 
>agne  aussi  brillante  ;  les  prétendants  sont  nombreux  ; 
aly  Hait  choisira.  Le  temps  passe,  Lily  Bail  hésite  ; 
pousera-t-elle  lVrcy  Gryce  ou  Sim  Rosedale,  le  ban- 
piîer  Israélite?  elle    négociera,    puis  rompra    l'un   et 
'antre   mariage    :   pourquoi,    à   l'instant  décisif,   ren- 
ontre-t-elle  toujours  son    ami    Selden,    qui  seul    esl 
igné   d'elle,  mais  dont   la    médiocre   aisance   lui  fait 
orreur?   Lily    Bart   n'épousera    ni   Percy   Gryce,    ni 
•un    Rosedale,    ni    Selden;    elle    manquera   tous   ces 
lariages,  tantôt  par  sa  propre  faute,  tantôt  par  suite 
es    intrigues  de  ses  jalouses  amies.  Cependant,  elle 
si  à  la  merci  de  ces  dangereuses   amies.  Ecoulez  s.-, 
éplorable  confession  ; 

Vous   croyez   que    noua    vivons   des    riches,   plutôt 
laveceux;  et  cesl    vrai,   dans  un   sens...  mais  c'est  un 


•>0()  FIGURES    LITTÉRAIRES 

privilège  que  nous  avons  à  payer!  Nous  mangeons  leurs 
dîners,  nous  buvons  leurs  vins,  nous  fumons  leurs  ciga- 
rettes, nous  nous  servons  de  leurs  voitures,  de  leurs  loges 
à  l'Opéra  et  de  leurs  wagons  particuliers...  oui,  mais 
nous  avons  une  taxe  à  payer  pour  chacun  de  nos  luxes. 
L'homme  la  paye,  cette  taxe,  en  donnant  de  gros  pour- 
boires aux  domestiques,  en  jouant  aux  cartes  au  delà  de 
ses  moyens,  par  des  fleurs,  des  cadeaux  et  bien  d'autres 
choses  qui  sont  chères:  la  jeune  tille,  elle,  la  paye  par 
les  pourboires  et  parle  jeu  aussi...  oh!  oui,  j'ai  dû  me 
remettre  au  bridge...  et  en  allant  chez  les  meilleures  cou- 
turières, en  ayant  toujours  exactement  la  robe  qu'il  lui  tant 
pour  chaque  circonstance,  et  en  se  gardant  toujours 
fraîche,  exquise  et  amusante  ! 

La  fin,  vous  la  devinez  :  Lily  Bart  voit  s'évanouii 
devant  elle  toutes  ses  «  chances;  »  c'est  vainement 
qu'elle  lutte  contre  la  lassitude,  la  perfidie,  le* 
intrigues  des  femmes,  la  lâcheté  ou  la  brutale  con- 
voitise des  hommes  :  Lily  ne  consentira  aucun  sacri 
fice  à  son  sentiment  exalté  de  l'honneur;  elle  brûh 
les  lettres  dont  elle  eût  pu  accabler  sa  principal* 
ennemie  :  condamnée  par  son  héroïsme  à  une  défini 
tive  déchéance,  elle  devient  ouvrière  :  un  matin  — 
accident  ou  suicide?  —  on  la  trouve  morte. 


WALT    WIIITMAN 


Il  est  certain,  bien  certain  que  l'œuvre  de  Walt 
Whitman  n'est  point  aussi  connue  en  France  qu'elle 
mérite  de  l'être  ;  il  est  certain  que  si  cette  œuvre  a 
rencontré  parmi  nous  des  admirateurs  très  chauds, 
les  admirateurs  sont  peu  nombreux;  il  semble  hors 
de  doute  que  Walt  Whitman  obtiendra  très  diiïicile- 
ment  en  France  la  popularité  dont  le  rendent  digne 
sa  toi  en  l'humanité,  ses  enthousiasmes  démocratiques, 
les  accents  de  prophète  d'une  société  nouvelle,  son 
génie  de  poète  universel,  original,  radieusement  jeune- 
Et  ce  n'est  point  une  raison  pour  nous  détourner  de 
tel  homme,  qui  fut  grand,  de  cette  œuvre  qui  demeure 
une  source  vive  de  joie  et  de  beauté. 

L'homme  et  l'œuvre  ont  été  salués  dès  j  88  i  en  une 
étude  de  Léo  Quesnel.  qui  M.  Léon  Bazalgette  le 
(Kh  lare1  —  «  demeure,  après  un  quart  de  siècle  et  les 

1.  Léon  Bazalgbttb.    Wall   Withman.   '..homme  et   son   Œuvre. 


2G2  l'IGUBES    LITTÉRAIRES 

multiples  jugements  nouveaux  qu'il  suscita,  l'une 
des  plus  absolues  présentations  du  poète  et  de  son 
œuvre  sous  une  tonne  brève.  »  Une  étude  plus  com- 
plète fut  consacrée  à  l'auteur  des  Feuilles  d'herbe 
par  Gabriel  Sarrazin  en  cette  Renaissance  de  la  poésie 
anglaise,  où  triomphe  l'esprit  de  divination  d'un  cri- 
tique merveilleusement  intuitif.  On  a  vu  la  plus  aus- 
tère de  nos  Revues  «  consacrer  sans  vergogne  une 
vingtaine  de  pages  à  un  homme  dont  le  «  répugnant 
matérialisme  »  et  les  instincts  «  détestables,  »  le 
jargon  v<  grotesque  »  et  les  allures  d'échappé  de  Cha- 
renton  ne  parvenaient  pas  cependant  à  faire  oublier 
certains  dons  que,  non  sans  quelque  regret,  on  con- 
sentait à  lui  reconnaître,  avec  cette  générosité  si  par- 
ticulièrement française  qui  consiste  à  n'admettre  les 
grands  originaux  de  la  littérature  que  tondus  et  cas- 
trés, le  chapeau  à  la  main,  dans  l'humble  posture  de 
gens  qui  mendieraient  un  regard  d'approbation  des 
disciples  de  Racine  et  de  Bossuet.  » 

0  Bazalgctte  !  si  prompt  à  vitupérer  les  timidités 
de  L'un  des  plus  souples  et  des  plus  pénétrants  talents 
féminins  que  nous  ayons  connus,  si  regrettablement 
prompt  à  rendre  la  France  lettrée  responsable  des 
étroitesses  de  goût  et  des  erreurs  de  Mme  Th.  Bent- 
zon  !  Est-elle  après  tout  si  coupable,  Mme  Th.  Bentzon, 
en  dépit  de  ses  erreurs  manifestes,  sont-ils  si  cou- 
pables, ces  critiques  qui  ignorèrent  ou  parurent  igno- 
rer Walt  Whitman,  sommes-nous  si  coupables,  nous 
tous  qui  acceptions  d'un  cœur  léger  de  vivre  dans 
l'io-norance  de  cet  homme  et  de  cette  œuvre  !  0  Bazal- 
gette,  vous  m'êtes  témoin  que  ni  l'homme  ni  l'œuvre 
ne  furent,  compris  des  Américains  eux-mêmes  :  votre 


WAI.T    YYIHTUAN  265 


livre,  ample,  richement  informé,  ardent,  généreux. 
éloquent,  est  l'histoire  d'un  glorieux  méconnu  :  et  sans 
doute  l' Amérique,  après  l'Angleterre,  s'efforce  de  révi- 
ser cette  pathétique  affaire:  la  gloire  de  Walt  Whil- 
maii  grandit  dans  tout  le  monde  anglo-saxon  et 
rayonne  jusque  sur  notre  vieux  continent.  Nous  ne 
serons  point  aveugles  à  cette  lumière  nouvelle.  Mais, 
ô  Ba/algelte,  soyez-nous  indulgents,  à  nous  que 
n'avertissaient  ni  le  sang,  ni  la  langue,  à  nous  qui 
ne  pouvions  être  plus  Yankees  que  les  Yankees,  à 
nous  qui  ne  saurions  pénétrer  le  génie  de  cet  étrange 
poète  ni  jouir  de  son  œuvre  sans  une  préalable  ini- 
tiation. 

L'initiation  est  aisée  désormais,  depuis  que  Léon  Ba- 
zalgvlle  a  pris  soin  d'écrire  la  biographie  la  plus 
pieuse,  la  plus  copieuse,  la  plus  abondamment  expli- 
cative  allons-nous  donc  adopter  Walt  Whilman. 

et.  par  une  de  C2S  naturalisations  d'enthousiasme  dont 
la  France  intellectuelle,  o  Bazalgette,  fut  toujours 
prodigue,  incorporer  son  œuvre  au  patrimoine  natio- 
nal d'art  et  de  poésie?  Que  de  difficultés!  La  princi- 
pale, c'est  qu'entre  tous  les  poètes,  ce  poète  semble 
intraduisible;  dès   188i,   Léo  Quesnel   en  avertissait 

s  lect<  urs  :  Whitman  traduit  n'est  plus  YVhitman  : 
la  langue  riche  et  libre  qu'il  a  pu  se  créer,  grâce  aux 
larges  tolérances  des  idiomes  anglo-saxon  s,  ne  saurait 
être  coulée  dans  le  moule  étroit  et  pur  des  langues 
latines.  Il\  a  la  langue  de  Wall  Whitman,  intradui- 
sible. Affrontez-vous  le  texte  même,  il  v  a  la  versili- 
cation,  qui  vous  déroute  :  versification,  absence  de 
versification...  l'indifférence  de  Walt  Whitman  aux 
rythmes   traditionnels  est    prodigieuse:    Les  vers  de 


2  64  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Walt  Whitman  ne  sont  pas  des  vers;  Léo  Quesnel  est 
à  première  vue  tenté  de  les  définir  des  «  bouts-ri- 
més  grotesques.  »  L'inspiration  en  est  puissante , 
Walt  Whitman  n'a  que  de  hautes  et  généreuses  pen- 
sées     Ce    poète    toutefois    serait-il    point    antipa 

thique  au  génie  latin,  épris  de  la  justesse  des  cadences 
et  de  la  perfection  de  la  forme?  Léo  Quesnel  est  fort 
embarrassé;  Léo  Quesnel  a  découvert  qu'  «  une  cita- 
tion de  Whitman  avait  presque  toujours  pour  effet  de 
refroidir  à  son  égard  l'intérêt  du  lecteur  français.  » 
Bien  intentionné,  Léo  Quesnel  cite  tout  juste  trois 
strophes —  Les  citations  (de  poèmes)  sont  extrême- 
ment rares  dans  le  livre  abondant  de  Léon  Bazalgette  : 
je  ne  puis  croire  pourtant  qu'il  en  redoute  l'effet  sur 
le  lecteur  :  nous  avons  fait  quelque  chemin  depuis 
1884  :  les  traducteurs  ne  reculent  plus  devant  les 
transpositions  dont  souffre  l'harmonie  de  notre  langue  ; 
ni  les  néologismes  les  plus  hardis,  ni  les  plus  auda- 
cieux barbarismes  n'épouvantent  un  Léon  Bazalgette. 
Léon  Bazalgette  traduira  l'œuvre  do  Walt  Whitman  ; 
il  la  traduira  toute  entière1.  Réservons  donc  notre 
jugement  :  contentons-nous  de  considérer  l'attirante 
Ggure,  les  gestes,  la  vie  admirable  et  si  pleine  d'en- 
seignements du  poète  américain. 


• 


Une  santé  prodigieuse  !  Léon  Bazalgette  ne  se  lasse 
pas  de  louer  cette  «  impériale  santé,  »   cette  santé 

i.  Cette  traduction  a  récemment  paru  :  Feuilles  d'herbe  (2  vol.). 


WAl.l     \\  Il  II  MAX  265 

invraisemblable;  en  quoi  cet  avisé  biographe  ne  fait 
que  suivre  l'exemple  du  poète;  Walt  Whitman  toute 
sa  vie  s'émerveille  de  la  vigueur  de  son  corps,  et 
de  l'harmonieuse  puissance  de  tout  son  être  :  «  Je 
ne  crois  pas,  écrit-il,  qu'il  ait  existé  un  organisme 
plus  robuste,  plus  vigoureux,  plus  sain,  plus  équili- 
bré sur  lui-même  ou  plus  inconscient   et  en  meilleur 

état   de    183o   à   IH12 Je    me  considérais    comme 

invulnérable.   »  Walt  Whitman   est  un  colosse  bien 
portant,  fier  de  sa  haute  taille,  de  ses  larges  épaules 
el    de   ses  muscles   souples;   il   est   un  colosse   doué 
d'un    système   nerveux  à    toute   épreuve,    d'un   cœur 
inébranlable,  d'un  estomac  sans  défaut  ;  de  cet  esto- 
mac,  de  ce   cœur,   de   ces  nerfs   il    n'est   pas   moins 
fier  que  de  son  solide  et  lucide  cerveau.  Walt  Whit- 
man est   un   colosse;   aucun   de   ses   amis  ou   de  ses 
biographes   américains    ne    nous    laisse    ignorer   que 
Walt   Whitman    pesait    deux    cents    livres   environ. 
Walt  Whitman  s'enorgueillit  de  son  poids.  La  régu- 
larité de   ses  fonctions   vitales  lui  est   un  sujet  d'or- 
gueil; son  prestige  physique   lui  est  une  perpétuelle 
jouissance.  11  est  parfaitement  beau  : 

Son  visage,  avant  d'acquérir  cette  incomparable  majesté 
d  Olympien  dont  la  vieillesse  devait  l'empreindre  et  qui, 
;i près  avoir  frappé  ses  contemporains,  nous  ravit  encore 
d'admiration  à  travers  ses  portraits,  était  d'une  rare  beauté. . 
I>es  sourcils  hauts  et  1res  arqués  limitant  un  front  Iarger 
des  yeux  bleu  clair,  un  nez  très  fort  et  absolument  droit, 
-  encadraient  dans  l'ovale  parfait  d'un  visage  vermeil,  tanné 
par  le  grand  air,  le  soleil  et  l'océan,  et  pavoisé  d'une  barbe 
H  «l'une  moustache  que  jamais  il  ne  rasa....  C'était,  de  la 
tête  aux  pieds,  un  mâle,  qui  en  imposait  par  ses  propor- 
lions  inaccoutumées  et  la  noblesse  de  son  port.  Au    repos 


•K\{\  Kir.lRKS    UTTÉBAÏRES 

il  évoquait,  dans  l'ensemble  de  sa  personne,  et  non  par  le 
visage  seul,  la  beauté  grecque  —  nullement  celle  de  la 
décadence,  qui  emplit  nos  musées  de  son  type  un  peu  fade 
mais  le  fort  type  hellénique  primitif,  c'est-à-dire  l'absolue 
harmonie  dans  la  puissance  rude.  Sur  toute  sa  physionomie 
une  certaine  expression  primitive,  barbare,  autochtone 
était  répandue,  et  le  marquait,  parmi  les  citadins,  comme 
nn  pan  de  roc  naturel  au  milieu  d'un  parc  dessiné. 

Walt  Whitman  est  un  «  échantillon  de  splendide 
animalité  humaine.  »  Jeune,  vêtu  en  ouvrier,  campé 
en  bras  de  chemise  parmi  la  foule  de  Broadway-street . 
il  a  l'attitude  d'un  roi;  il  est  «  l'individu-roi  ;  »  il  esl 
un  «  individu  colossal,  »  il  est  Y  -  individu  améri- 
cain. »  le  «  démocrate  du  xixe  siècle.  » 

Et  sans  doute  il  ne  s'avise  point  tout  de  suite  qu  il 
est  tout  cela;  il  s'en  avise  même  assez  tard  et  si  sou- 
dainement que  certains  crurent  à  une  sorte  de  révéla- 
tion, à  une   crise  mystique    d'où   serait  m'1  son   génie 
Jusqu'à  trente  ans,    il  cherche  sa   voie;    il  n'est   pas 
précoce;  encore  qu'il  s'avère  capable  de  surprenantes 
intuitions,  il  ne  se  hâte  jamais;  il  accumule  les  expé- 
riences ;  il  vit  au  gré  de  ses  curiosités,  de  ses  instincts, 
sans  plan.   Ce   «  bacchus  transatlantique  »   est  peut- 
être  «  ivre  de  la  vie  ;  »  il  est  fantasque  et  flegmatique  ; 
il  a  la   spontanéité,   les  caprices  d'un  Hichepin,  et  le 
sans-froid  d'un  Bulîalo-Bill  :   son  «  immense  indiffé- 
rence  extérieure  de  grand  animal  »   surprend  jusqu  a 
ses  amis  et  à  ses  proches.  Walt  Whitman  est  un  bon 
géant  qui  ne  manifeste  sa  force  qu'en  de  rares  et  ter- 
ribles violences  :    fort,    il  est   d'une    infinie  mansué- 
tude ;   il   est  fraternel  aux    humbles,   secourable   aux 
faibles;    la  rudesse  l'attire:  ses  amis  sont  des  porte- 


WALT    WHITMAN  2()7 

faix,  des  cochers,  dos  matelots;  il  est  nu  plantureux 
gaillard,  cordial  et  doux,  qui  ne  se  sent  vivre  que 
sur  les  quais  encombrés  de  travailleurs,  à  l'atelier, 
aux  réunions  publiques,  aux  lieux  où  s'étale  la  fouir 
inculte  et  primitive  ;  il  est  lui-même  un  simple  qui, 
quinze  années  durant,  promène  sa  badauderie  parmi 
les  spectacles  de  la  ville  cl  des  champs  ;  ses  intimes 
crieront  au  miracle  quand  ce  bohème  se  découvrira 
ijih'  mission. 


Walt  Whitman  sort  du  peuple:  il  naît,  en  1819,  à 
Long-lsland,  non  loin  de  Brooklyn,  d'une  double 
lignée  de  ruraux  authentiques  :  Anglais,  les  Whitman 
cultivent  depuis  deux  siècles  le  même  coin  de  terre 
américaine;  Hollandais,  leurs  voisins  les  Van  Velsor 
ne  témoignent  ni  d'un  moindre  attachement  au  sol. 
ni  d  un  moins  Ferme  loyalisme  à  leur  nouvelle  patrie  : 
quakers  les  uns  et  les  autres:  gens  simples,  réputés 
pour  l'àpreté  de  leur  dévotion  individualiste,  leur 
farouche  esprit  d'indépendance,  leur  vigueur  physique, 
leur  longévité  :  deux  races  collaborent  à  la  formation 
d  m.  individu  supérieur  ;  nul  biographe  qui  ne  discerne 
tes  avantages  de  ces  atavismes  combinés.  Walt  Whit- 
man est  peuple  et  s'en  glorifie  : 

.1»-  Bora  du  peuple  dans  son  propre  esprit. 

Wall  Whitman  est  un  (ils  de  la  terre  qu'aucune 
discipline  imposée  ne  déracina  jamais  complètement  : 
•niant,  il  erre  librement   par  les  champs,  les  grèves 


268  FIGURES    LITTÉRAIRES 

sauvages    de    Long-Island,    les    rues    bruyantes    de 

Brooklyn. 

11  y  avnit  une  fois  un   enfant  qui  sortait  tous  les   jours. 
Et  le   premier  objet    qu'il    considérait,    il    devenait  cet 

objet. 

Et  cet  objet  devenait  une  part  de  lui  pour   tout  le  jour 
ou  pour  unecertaine  partie  du  jour, 

Ou    pour    nombre    d'années    ou  pour  de   vastes    cycles 

d'années. 

Les  premiers  lilas  devinrent  une  part  de  cet  enfant, 

Et  l'herbe  et  les  liserons  blancs   et    rouges    et  le    trèfle 
blanc  et  rouge  et  le  chant  du  vanneau. 

Et  les    agneaux  de  Mars,  et  les  petits   rose   pâle    de    la 
truie,  et  le  poulain  de  la  jument,  et  le  veau  de  la  vache. 

Et  la  bruyante  couvée  de  la  basse-cour  qui  s'ébat  dans 
la  bourbe  au  bord  de  la  mare, 

Et  les  poissons  qui   se    suspendent    si  curieusement  là- 
dessous,  et  le  superbe  et  curieux  liquide, 

Et  les   plantes  aquatiques  avec  leurs    gracieuses    tête 
aplaties,  tout  cela  devint  une  part  de  lui  même.... 

Apprenti  typographe,  instituteur  dans  son  île,  jour- 
naliste, de  nouveau  typographe,  écrivailleur,  orateui 
de  réunions  publiques,  charpentier  et  encore  et  tou- 
jours typographe  et  journaliste,  infirmier  pendant  1s 
guerre  de  Sécession,  fonctionnaire  intermittent...  rê- 
veur,poète,  autodidacte,  qui  jamais  ne  perd  le  contact 
du  vrai  peuple  américain,  quand  donc,  à  quel  moment 
de  son  existence  mouvementée  Walt  Withman  s'évade- 
t-il  de  sa  condition  sociale,  ou  plus  précisément  de  sa 
«  classe?  »  Employé  au  ministère  de  la  Justice,  inva- 
lide tard  récompensé  de  son  dévouement  aux  blessés 
de  la  grande  guerre,  il  consent  en  ce  correct  Washing- 
ton  à   observer  quelque    décorum    :    reniera-t-il    ses 
amitiés  de  jeunesse?   Ses   compagnons   préférés  sont 


WALT    WIIITMAN  269 

les  cochers  et  les  conducteurs  d'omnibus  ;  bientôt  il 
les  connaît  tous  :  chaque  jour  il  escaladait  une  voiture, 
s'installait  auprès  du  cocher,  raccompagnait  à  plu- 
sieurs reprises  d'un  bout  à  l'autre  de  la  ligne  ;  les 
autres  au  passage  lui  criaient  «  lié  là-bas,  Walt, 
bonjour!  »  Et  lui  s'ingéniait  à  leur  offrir  de  menus 
cadeaux,  livres,  journaux,  gants  d'hiver.  Tous  ces 
bons  bougres  l'accueillaient  «  comme  les  fleurs  au 
mois  de  mai.  »  Son  plus  cher  ami  fut  le  conducteur 
Peter  Doyle  ;  et  c'est  en  vérité  un  surprenant  docu- 
ment cpie  la  correspondance  échangée  entre  le  poète 
et  l'humble  irlandais;  savourez,  je  vous  prie  la  lettre 
suivante  : 

Brooklyn,  octobre  18G8. 
Cher  Lewv, 

.le  ne  vous  écris  que  quelques  lignes,  pour  que  vous 
sachiez  que  je  ne  vous  ai  pas  oublié.  Je  suis  ici,  en  congé 
et  je  resterai  à  peu  près  tout  le  mois.  Dufïy  est  ici  condui- 
sant une  voiture  de  la  ligne  Broadway  cinquième  avenue. 
Il  a  conduit  cet  été  un  omnibus  d'hôtel  en  amont  de 
l'IIudson.  11  est  toujours  le  même  vieux  Dufïy.  J'ai  appris 
que  William  Sydnor,  de  la  voiture  65,  était  au  lit,  malade. 
Je  voudrais  bien  avoir  de  ses  nouvelles  et  savoir  s'il  est 
remis  et  a  repris  son  travail.  Si  vous  le  voyez,  dites-lui  que 
je  ne  l'ai  pas  oublié,  (pie  je  lui  envoie  mes  affections  et 
que  je  reviendrai  a  Washington.  Dites  à  Johnny  Miller 
qu'il  reste  encore  des  vestiges  des  anciens  cochers  de 
Broadway,  Balkv  Bill,  Fred  Kelley,  Charles  Me  Laugh- 
lin,  Tom  Biley,  Prodigal.  Sandy,  etc.,  etc.,  y  sont  encore. 
Frank  Me  Kinney  et  plusieurs  autres  anciens  cochers 
travaillent  pour  l'Adam  tëxpress.  Le  métier  ne  va  pas  fort. 

Honni  soit  qui  mal  y  pense  î 

Walt  Whitman  est    peuple,    il  l'est   de  toutes   les 


27€  FIGURES    UTTKRAIHKS 

forces  de  son  âme  limante  et  passionnée  ;  Walt  Wiiàb- 

man  apprécie  par-dessus  tout  les  dévouements  virils;  il 
n'attend  ni  franchise,  ni  tendresse  vraies  des  hommes 
de  lettres,  ni  des  artistes;  au  contraire  «  il  se  nourrit, 
écrit  0.  L.  Triggs,  du  peuple  comme  les  abeilles  des 
Heurs  ;  »  les  amitiés  qui  s'offrent  sans  réticence,  les 
eamaraderies  qui  se  nouent  sans  arrière-pensée, 
Walt  Whitman  s'obstine  jusqu'à  la  tin  de  sa  vie  à  les 
chercher  parmi  les  humbles.  Walt  Whitman  qui  écrit 
un  jour  : 

Je  suis  celui  qui  soutire  du  mal  d'aimer. 

Lame  du  poète  se  hausse  à  concevoir  une  œuvre 
vaste  et  sublime  ;  son  cœur  demeure  candide  ;  lisez  les 
lettres  à  Peter  Doyle;  lise/  aussi  les  lettres  de  Walt 
Whitman  à  sa  vieille  mère  où,  sur  un  ton  de  familière 
tendresse,  il  est  interminablement  question  de  travaux 
domestiques  et  de  soucis  culinaires,  de  vêtements  à  ré- 
parer, de  cafés,  de  galettes  de  sarrasin...  ô  bavardages 
éloquents  ! 


Certes  Walt  Whitman  ressemble  fort  peu  à  un 
poète  de  cénacle  ou  de  chapelle  :  il  surgit  du  peuple, 
grandit  dans  le  mépris  des  convenances,  la  hidne  des 
conventions  et  des  hypocrisies  sociales  ;  il  se  fait  lui- 
même,  et  ne  doit  rien  à  personne  ;  dès  son  adolescence 
il  lit  prodigieusement,  mais  surtout  des  magazines  et 
des  journaux,  fort  peu  de  livres  :  Homère,  la  Bible, 
Shakespeare....  Ses  véritables  maîtres  sont  les  innom- 
brables passants  qu'il  ne  se  lasse  pas  d'interroger:  il 
.st  à  l'aise  avec  tous. 


\\  ALT    W  11 11. M  AN  27 J 

Les  ouvrier  it  prennent  pour  un  ouvrier. 

Kl  les  soldats  supposent  qu'il  csl  un  soldat,  et  les  marins 
qu'il  a  pris  la  mer. 

Kt  les  écrivains  le  prennent  pour  un  écrivain,  et  les 
altistes  pour  un  artiste. 

Kt  les  Lâcherons 

Les  Anglais  croient  qu'il  sort  de   leur   souche  anglaise, 

lu  Juif  il  semble  un  Juif,  au  Russe  un  Puisse 

Le  mécanicien,  le  marinier  sur  les  grands  lacs  ou  sur  le 
Mississipi  ou  le  Saint-Laurent,  ou  le  Sacramento,  ou 
I  Hudson,  ou  le  détroit  de  Paumanok.  le  revendiquent. 

Le  gentilhomme  du  sang  le  plus  pur  reconnaît  la  pureté 
d<>  son  sang. 

L'insolent,  la  prostituée,  le  colérique,  le  mendiant  se 
découvrenl  dans  ses  manières,  il  les  transmue  étrange- 
ment. 

Fraternité  magnifique,  qui  apparente  le  poète  à  tous 
les  êtres  de  la  terre:  réceptivité  prodigieuse,  qui  ouvre 
ses  âme  à  tous  les  échos  du  globe....  Vers  trente  ans, 
W  ait  Whitman  découvre  dans  une  soudaine  illumina- 
tion les  trésors  d'observations  et  d'émotions  accumu- 
lés en  son  âme;  une  sorte  d'héroïque  folie  s'empare  de 
lui;  il   conçoit  sa  mission,  mission  poétique,  mission 
sociale:  il  ébauche  le  plan  d'une  œuvre  colossale;  le 
bon  géant  révélera  au  monde  une  «  formidable  beauté,  » 
il  dotera  les  Etats-Unis  d'  «   athlétiques  volumes....  » 
Il    prêche    l'amour,    il    annonce  la   beauté    de   vivre, 
il  exalte   sa    patrie,    modèle  prestigieux    des   futures 
démocraties.   Il  est  Le  prophète  d'une  vie  nouvelle  où 
1  individu  affranchi,    infiniment  grandi,   réalisera  un 
bonheur  inouï.   Il  s'écrie  : 

.1  annonce  des  myriades  de  jeunes  gens,  beaux,    géants, 

■"l  s;|"n  pur l'annonce  une  race  de  splendides  et  sau- 

v  âges  \  ieillards. 


272  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Prototype  de  cette  huma  ni  lé  héroïque,  il  se  hisse 
lui-même  sur  un  piédestal.  e(  s'offre  avec  une  pro- 
vocante   impudeur    aux    regards    des    contemporains 

avachis 

Désormais  l'histoire  de  Walt  x\  hitman  est  celle  de 
ces  Feuilles  d'herbe,  qu'il  ue  cessera  plus  de  rema- 
nier et  de  grossir  en  de  successives  éditions;  histoire 
lamentable  et  exaltante;  lutte  perpétuelle  de  l'écri- 
vain, proclamé  «  obscène,  »  contre  les  éditeurs,  la 
presse,  les  ministres...  l'opinion  quasi  unanime; 
épreuves,  long  martyre  du  vieillard  dont  deux  années 
passées  dans  les  hôpitaux  et  les  ambulances  ont 
ruiné  la  santé,  cette  santé  prodigieuse,  cette  «  impé- 
riale santé.  »  Du  moins,  Walt  Whitman  pût-il  avant 
de  mourir  constater  un  retour  de  l'opinion  et  présa- 
ger l'apothéose  prochaine. 

La  grande  figure  de  Walt  Whitman  est  de  celles 
dont  il  serait  téméraire  de  vouloir  donner  une 
rapide  esquisse  :  son  génie  si  fort  et  si  original,  sa 
vie  si  douloureusement  héroïque,  quel  ample  sujet! 
Et  comment  dire  sa  sérénité  puissante,  son  allure  de 
dieu  antique  et  cette  action  «  magnétique  »  ressentie 
par  tous  ceux  qui  l'approchèrent...? 


<i.-K.    CHESTERTON 

CRITIQUE     ANGLAIS 


<■  ...  une  capricieuse  route 
anglaise,  une  route  comme 
celle  où  chemina  M.  Pick- 
wick. » 

Kst-il  rien  au  monde  de  plus  capricieux  qu  une  capri- 
ieuse  route  anglaise?  Les  routes  chez  nous  obéissent 
olontiers  au  génie  rectiligne  des  ponts-et-chaussées  ; 
ii  Angleterre,  elles  semblent  asservies  à  la  fantaisie 
rrante  d'un  vagabond  distrait.  Chefs-d'œuvre  d'une 
oirie  rationnelle  et  pompeuse,  nos  routes  témoignent 
vec   éclat   de  notre  génie  raisonnable   et  pratique. 
f.  Chesterton  assure  que  tous  les  chemins  mènent  au 
lï*de*  rée»;  sans  doute  songe-t-il  aux  chemins  de 
'"    pays     si  peu   soucieux    de    mener  quelque   part, 
"I-    semblent    à    la    recherche    don    ne   sait   quelle 
•ovince  enchantée.  La  voirie  britannique  révèle   dès 
'bnrd.un,'  pesante  et  chimérique  Angleterre. 
Vos  chemins,  avantageux  aux    gens  pressas,  PaVO- 


274  FIGURES    L1TTÉBAIRI  - 

risentla  hâte,  économisent  l'effort;  il  n'est  personne 
qui  lesayanl  suivis,  n'en  vante  la  commodité.  Une 
roule  anglaise,  qui  serpente  parmi  les  haies  entre  des 
collines  herbeuses,  neplaîl  qu'aux  flâneurs.  Flâner  est 
délicieux.,..  Toutefois  la  vie  est  courte...  Par  prin- 
cipe, condamnons  la  route  anglaise;  mais  ne  manquons 

jamais  de  gaieté  de   cœur  l'occasion  d'en  goûter  à  loi- 
sir la  séduction. 

Etudiant  l'œuvre  de  Dickens,  un  Français  eût  ambi- 
^ne  d'ouvrir  un,  voie  royale,  où  derrière  lui  la  foule 
se    lut    élancée  :  nulle  ambition    plus   aisément  réali- 
sable   ni    j'ose  le  dire,  plus    banale    Un    authentique 
Vngl'ais   en  est    fort  incapable  :  M.  Chesterton  étudié 
Dickens  :  suivant  la  mode    de  son  pays,    .1    rêva  d'un 
chemin   sinueux  et  solitaire;   il    réalise  son  rêve  avec 
application,  avec  un  zèle  j  aradoxal,  avec  un  insolent 
bonheur.  A    suivre  celle  piste  laborieusement  irayee. 
par     un    explorateur    excentrique     vous    éprouvera 
presqu?  autant  d'irritation   que  d'agrément.   Chester 
ton  vous  tien!  parle  charme  d'une  perpétuelle  inqui* 
tude:  où  va  ce  diable  d'homme  ?  Il  n'en  sait  rien,  il  sa. 
seulement    que  tous   les  chemins  mènent  au  pays  «le 
fées-  il  a  la  certitude  que  des  apparitions  graoeu» 
surgiront  aux  détours  des  bosquets  et  dos  haies  ve, 
dopntes....  Oui  donc,  ébloui  de  l'équipage  delà  ren 
Mab,    ou   des  châteaux  de   l'étincelante   Mélusine. 
plaindrait  des  lenteurs  d'un  incohérent  labyrinthe? 

M    Oh-slcrton.  capable  de  toutes  les  audaces,  et 
s'affirme  critique,  et  possède  le  secret  des  compai 
sons  insolites,    oserait,    n'en  doute/  point,    invnqu 
jusque  de  ce  coté-ci  du  détroit  d'illustres  précédent  : 


U.-K.    CHESTERTON  '2  7;, 

sa  route  capricieuse  na-tr-elle  pas  quelque  ressemblance 

avec  cette  souple  rivière  dont  Sainte-Beuve  vanta  jadis 
les  ingénieux  méandres  aux  critiques  ses  confrères  ? 
Lune  ei  l'auliv  s'insinuent  au  cœur  d'un  pays,  eu 
épousent  ei  en  pressent  curieusement  les  contours. 
s'attardent,  ménageai  à  qui  se  laisse  guider  par  elles 
mille  joies  ou  découvertes  imprévues. 

Signifions  en  hâte  à  ce  jongleur,  que  nous  ne  serons 
dupes  de  ses  prestiges  qu'autant  qu'il  nous  plaira  : 
comparaison  n'esi  point  raison  et  peut  être  souvenl 
déraison.  Quiconcfue  consent  à  déraisonner,  cru'il  en 
smiI  réduit... selon  une  forte  expression  de  Chesterton 
lui-même,  à  «  déambulera  Bournemouth,  dans  un  fau- 
teuil roulant,   pour  le  reste  de  ses  jours,    » 


Echappons  au  fauteuil  roulant,  et  déclarons,  sans 
pins  de  figures,  que  ce  livre  ne  rappelle  en  rien  la 
méthode  de  Sainte-Beuve  ou  de  n'importe  lequel  de 
ses  successeurs  français:  H  je  n'eu  conclus  pas  que  ce 
ne  soit  là  de  la  critique,  une  sorte  1res  particulière,  à 
laquelle  le<  An-lais  nous  ont  accoutumés,  de  critique 
littéraire;  mais  il  esl  déplus  en  plus  évident  que  les 
mêmes  mots  n'wl  point  à  Londres  e(  à  Paris  la 
même  signification,  et  que  nous  aurions  tort  d'atten- 
dre d  un  critique  britannique  une  analyse  rigoureuse 
«I  Muvi, -d'une  œuvre  ou  d'un  tempérament,  un  expose 
•ohérenl  de  doctrines  littéraires,  voire  seulement  un 
portrait...  L'ineofeérenee,  une  incohérence  orgoeilieswe 
•I    préméditée,  donc   consciente,    n'effraie   point    le* 


*>7 G  FIGURES    LITTÉRAIRES 

Anglais;  ils  s'en  accommodent,  comme  de  la  plus 
sûre  sauvegarde  contre  les  excès  de  la  théorie  :  Ches- 
terton loue  en  Pickwick  «  une  œuvre  si  peu  cohérente 
quelle  a  une  sorte  d'unité  comique,  et  qu'on  y 
trouve  comme  une  divagation  soutenue.  »  Une  diva- 
gation soutenue,  Chesterton  n'a  point  d'autre  mé- 
thode; il  divague  :  vous  voilà  avertis  de  ne  point 
trop  le  prendre  au  sérieux. 

11  divague,  et  nous  sommes  contraints  de  lui  accor- 
der la  plus  attentive  audience;  prenez  garde,  en 
effet,  qu'il  est  prodigue  d'idées;  je  dis  prodigue  :  s'il 
a  le  goût  des  idées,  il  n'en  a  point  le  respect  ;  tels  ces 
parvenus  insouciants,  il  ignore  le  prix  de  son  or,  il  le 
gaspille,  le  jette  à  la  tête  du  premier  venu  ;  il  n'en 
attend  point  les  jouissances  délicates  qu'une  sage  éco- 
nomie lui  procurerait:  une  ostentatoire  débauche  lui 
plaît;  il  n'a  ni  égards,  ni  prudence,  ni.  en  vérité,  la 
moindre  sagesse....  Et,  sans  doute,  ces  façons  font 
paraître  plus  riche  qu'on  ne  l'est  —  et  l'on  s'y  ruine; 
elles  ne  sont  point  à  la  portée  de  n'importe  qui. 

M.  Augustin  Filon  prit  soin  naguère  de  nous 
apprendre  que  Chesterton  et  Bernard  Shaw  sont  pro- 
bablement les  deux  hommes  les  plus  spirituels  de 
l'Angleterre  contemporaine  ;  nous  ne  songerions  point 
à  récuser  un  aussi  bon  juge,  Chesterton  non  plus, 
encore  qu'il  soit  plus  sûr  de  lui-même  que  de  Bernard 
Shaw;  n'alla-t-il  point,  en  une  mémorable  préface, 
jusqu'à  se  vanter  d'être  «  le  seul  individu  qui  com- 
prenne Bernard  Shaw?  »  A  quoi  Augustin  Filon 
observa  qu'il  n'était  point  seulement  impertinent  de 
ranger  Shaw  lui-même  dans  la  catégorie  des  gens  qui 
ne  comprennent  pas  Shaw,   mais  qu'en  somme   cela 


C..-K.    CHESTERTON  277 

revenait  à  déclarer  :  l'œuvre  de  Shaw  n'est  que  gali- 
matias simple,  double  ou  triple.  Or  l'œuvre  de  Ber- 
nard Shaw  est  d'une  limpidité  quasi  excessive Tels 

sont  les  jeux  de  l'humour  anglais  :  Chesterton  a  de 
l' humour,  presque  autant,  ou  deux  fois  plus,  que  l'au- 
teur de  John  Bull*  olhcr  Island,  incommensurable- 
ment  davantage  que  plusieurs  millions  à  la  fois  de  ses 
compatriotes.  Ayant  de  l'humour,  qui  est  une  sorte 
d'esprit  boulïbnet  prime-sautier,  et  des  idées,  qu'il  eut 
rarement  le  loisir  d'approfondir,  de  confronter, 
d'éprouver  l'une  par  l'autre  et  surtout  de  ranger  en  bel 
ordre,  il  abonde  en  saillies  ;  on  extrairait  de  son  livre 
un  recueil  de  maximes  :  pittoresques  truismes,  para- 
doxes, vérités  profondes,  demi-vérités,  contre-vérités, 
truculentes  calembredaines...  il  apparaîtrait  Tun  des 
maîtres  du  genre,  et  point  ennuyeux,  encore  qu'il 
poussât  la  folie  jusqu'à  proclamer  quelques  bonnes 
vérités  ;  admirez  la  variété  de  ses  aphorismes  : 

Les  systèmes  économiques  ne  sont  pas  des  créations 
indépendantes  de  nous,  comme  les  étoiles,  mais  des  objets 
comme  nos  réverbères,  de  simples  manifestations  de 
l'esprit  humain  soumises  au  jugement  du  cœur  humain. 

t  n  politicien  d'esprit  pratique  est  pour  nous  un  homme 
■i  qui  l'on  peut  se  lier  entièrement  pour  ne  rien  faire. 

("est  une  grave  erreur  de  supposer  que  l'amour  met  de 
1  unité  et  de  la  parité  entre  les  êtres.  L'amour  les  diver- 
sifie parce  quil  est  orienté  dans  le  sens  de  l'individualité. 
Ce  qui  unit  véritablement  les  hommes  et  les  rend  sembla- 
ble outre  eux,  c'est  la  haine...  Toute  rivalité  est  de  sa 
nature  un   furieux    effort  de  plagiat,  rien  de  plus. 

lai  vérité,  nos  modernes  mystiques  l'ont  erreur,  quand, 
pour  se  concilier  les  esprits,  ils  portent  de  longs  cheveux 


278  FIGURES    LITTÉRAIRES 

ou  des cravates  flottantes.  Les  elfes  el  les  dieux  d'antan, 
lorsqu'ils  reviennent  sur  terre,  vont  loul  droit  au  morne 
tuyau  de  poêle,  car  il  exprime  cette  simplicité  que  ché- 
rissent les  dieux. 


Il  y  a  des  cens  qui  essaient  d'exprimer  ce  qu'ils  on1  en 
eux  en  faisant  i\v<  livres,  d'autres  en  faisant  des  botte-:  l« 
résultat  est  souvent  le  même  :  les  uns  el  les  autres  restent 

incompris. 


Nous  sommes  tous  (Tune  minutie  scientifique,  même 
pour  des  sujets  qui  ne  nous  intéressent  que  médiocrement. 
Nous  trouvons  immédiatement  de  l'exagération  dans  un 
exposé  du  mormonisme,  dans  un  discours  patriotique  pro- 
noncé au  Paraguay.  Nous  exigeons  une  sobriété  extrême 
de  qui  décrit  le  serpent  de  mer. 

Il  n'y  a  pas  de  rapport  entre  un  homme  malheureux  et 
nu  pessimiste.  Le  chagrin  et  le  pessimisme  sont,  en  un 
certain  sens,  le  contraire  l'un  de  l'autre,  puisque  le  cha- 
grin  implique   que   l'on    fait  cas   de    quelque   chose  et   le 

pessimisme  que   l'on    ne   fait   cas   de   rien    du  tout Il 

y  a  une  horde  d'humanité  souffrante  à  qui  on  ne  pour- 
rait en  vouloir  de  maudire  Dieu:  pourtant,  elle  ne  le  lait 
point.  Les  pessimistes  sont  des  aristocrates,  comme 
l'était  Bvron;  ceux  qui  maudissent  Dieu,  dc^  aristocrates 
comme  l'était  Swinburne.  Mais  lorsque  ceux  qui  meurent 
de  faim  et  qui  souffrent  se  font  entendre,  ils  professent 
l'optimisme,  chacun  selon  ses  moyens. 

Quant  à  l'Angleterre  moderne,  il  s'y  est  éveille  un 
patriotisme  de  parvenus  qui  tend  à  représenter  le-  Anglais 
comme  étant  tout  ce  qu'on  voudra,  excepté  Anglais  ;  comme 
un  mélange  de  stoïcisme  chinois,  de  militarisme  latin,  de 
laideur  prussienne  el  de  mauvais  goût  américain.  Ainsi 
notre  patrie,  dont  le  défaut  est  un  excès  de  correction, 
dont  la  vertu  est  une  cordialité  naturelle,  notre  patrie, 
malgré  la  tradition  de  ses  héroïques  et  joyeux  gentd>- 
hommes  du  siècle  d'Elisabeth,  est  présentée  aux  quatre  par- 


I..-K.     CULS'IKKTUX  279 

du    monde    (comme  dans  les    poèmes    religieux    de 
R.Kipling)  sou-  les  traits  grotesques  d'un  solennel  goujat. 

J'en  passe  de  meilleures  et  de  pires. 

Les  idées,  les  paradoxes,  les  surprenantes  imagi- 
nations de  Chesterton  sont  servis  par  le  style  le  plus 
volontaire,  un  style  dont  l'énergie,  heureuse  ou 
maladroite,  n'est  pas  contestable  :  il  a  bien  vu  que 
Dickens,  nerveux,  impressionnable  et  féminin,  était 
capable  du  plus  indomptable  courage;  il  écrit  :  «  Il 
était  raide  comme  un  sabre.  »  —  Mme  Cari  vie  assurait 
qu'il  avait  «  une  figure  d'acier.  »  —  Ce  critique  ne 
redoute  ni  les  images,  ni  les  métaphores,  ni  les  faciles 
oppositions  :  il  n'hésite  pas  à  écrire  :  «  S'il  (Dickens) 
sut  voir  l'univers  en  rose,  c'est  dans  une  fabrique  de 
noir  à  soulier  qu'il  apprit  à  le  voir  ainsi.  »  Objectez- 
lui  qu'il  n'a  guère  de  goût  :  je  pense  qu'il  vous  rira  au 
nez 


Un  humoriste,  un  esprit  indépendant  jusqu'à  la  bra- 
>ade,  ardent,  vivant,  désordonné,  un  tempérament 
critique,  puisque  combattit'  avec  allégresse,  des  ten- 
«lanees  à  la  satire  sociale,  des  qualités  très  personnelles 
style  forl  et  pittoresque...,  c'en  est  assez  pour  que 
nous  ne  négligions  point  l'opinion,  les  opinions  de 
Chesterton  sur  Dickens  :  et  vous  entendez  bien  que 
•  pinions  ne  soûl  point  toujours  aisément  concilia- 
bles  —  notre  auteur  s'en  datte  avec  une  aimable  désin- 
volture—  et  que  ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'instituer 
une  contradictoire  analyse  :  un  tel  livre  ne  s'analyse 


280  FIGUBES    UTTÉRAIBES 

pas.  il  convient  d'en  goûter  la  saveur —  mérite  rare 
et  <{ue  nous  sommes  plus  volontiers  enclins  à  recon- 
naître aux  romans. 

Retenez  que  Chesterton  généralise  avec  un  entrain 

merveilleux;  tel  trait  qu'il  découvre  en  Dickens  lui 
sert  de  prétexte  à  philosopher  :  explique-t-il  Dickens 
par  le  milieu,  ou  le  milieu  par  Dickens?  Cruelle  incer- 
titude, à  laquelle  on  échappe  bientôt  en  oubliant 
Dickens,  son  milieu,  et  l'Angleterre  elle-même. 
Chesterton  les  oublie  pareillement  :  il  bondit  du  par- 
ticulier au  général;  il  argumente  au  nom  de  l'Huma- 
nité :  il  fonde  sur  l'éternelle  réalité  psychologique 
une  inébranlable  vérité.  Admirez-le  aux  prises  avec 
le  problème  de  la  soudaine  et  prodigieuse  popularité 
de  Dickens  :  Dickens  fut  grand;  il  fut  salué  tel  dès  sa 
jeunesse  par  un  innombrable  public.  Fait  d'autant 
plus  digne  de  remarque,  qu'il  est  plus  isolé,  et  surtout 
inconcevable  dans  notre  monde  contemporain;  un 
critique  honnêtement  consciencieux  eût  dénombré  les 
causes  apparentes  de  ce  succès  :  nouveauté  —  rela- 
tive —  du  «  genre  »  de  Dickens,  rencontre  de  ses 
goûts  et  de  ceux  du  public  britannique,  prestige 
d'un  humour  cinglant  et  bienveillant,  d'un  feu  démo- 
cratique et  quasi  révolutionnaire,  que  sais-je?  L'insuf- 
fisance d'une  telle  méthode  n'échappe  pas  à  Chesterton  : 
l'efficacité  de  ces  causes  additionnées  eût  été  médiocre, 
si  une  force  secrète  n'en  eût  multiplié  la  puissance  : 
cette  force,  que  nous  ignorons,  et  dont  il  semble  que 
nous  ayons  à  jamais  aboli  la  bienfaisante  action,  c'est 
l'enthousiasme  : 

Depuis  le  temps  de  Carlyle,  il  n'y  a  plus  de  héros.  Il  les 
a   tous    tués.  Il  a  détruit  ce  qui  faisait  les  héros  (malgré 


G. -h.    CHESTERTON  281 

son  adoration  pour  l'héroïsme)  en  forçant  chacun  à  se 
poser  cette  question  :  «  Suis -je  fort  ou  suis-je  faible?  »  La 
réponse  de  tout  homme  honnête  (qu'il  fût  César  ou  His- 

marck)  devait    inévitablement  être  :  faible Nous  qui 

venons  après  Carlyle,  nous  sommes  devenus  difficiles 
dans  le  choix  de  nos  grands  hommes.  Chacun  s'interroge 
et  scrute  son  prochain  pour  savoir  si  l'un  ou  l'autre 
atteint  à  la  grandeur.  La  réponse  à  cet  examen  est  natu- 
rellement négative,  et  bien  des  gens  qui  se  contentent  de 
s'intituler  poètes  de  second  ordre,  jadis  auraient  prétendu 
au  titre  de  prophètes  inspirés. 

Possédons-nous  de  vrais  grands  hommes?  Ches- 
terton craint  que  nous  en  doutions;  nous  ne  croyons 
plus  aux  grands  hommes  :  «  Nos  ancêtres  croyaient, 
eux,  qu'il  n'existait  pas  autre  chose.  »  Exaltation 
égalitaire,  égalité  féconde  et  non  point  avilissante  : 
Napoléon  fut-il  un  surhomme?  «  Le  monde  actuel  mal- 
gré toute  sa  perspicacité  ne  devinera  jamais  son 
grand  secret  :  car  son  secret,  somme  toute,  était  d'être 
lort  semblable  aux  autres  hommes.  »  Tout  ce  chapitre 
est  d  une  pénétration  extraordinaire;  il  est  à  méditer 
tout  entier  :  n'hésitons  pas  à  proclamer  admirable  cet 
avis,  qui  en  est  la  conclusion  logique  : 

Si  un  dieu  doit  descendre  parmi  nous,  il  ne  le  fera  que 
dans  les  rangs  des  vaillants.  Nos  génuflexions  et  nos  lita- 
nies ne  serviront  à  rien.  Toutes  nos  fêtes  religieuses  sont 
une  abomination.  Le  grand  homme  ne  paraîtra  que  quand 
nous  aurons  tous  le  sentiment  de  notre  propre  grandeur, 
et  non  pas  celui  de  notre  petitesse.  11  s'olFrira  à  nous  au 
moment  sublime  où  nous  sentirons  tous  que  nous  pouvons 
nous  passer  de  lui. 

11  sera  certes  beaucoup  pardonné  à  l'auteur  de  ces 
lignes  généreuses;    de  telles  rencontres    ne  sont  pas 


-J.s-2  1  li.l   RES     Llïl'KliAlIlKS 

rares  en  ce  tortueux  et  étrange  livre,  qui  ne  sera  point 
lu  que  par  les  admirateurs  de  Dickens. 

A  ces  admirateurs,  qui  connurent  naguère  les  sar- 
casmes des  lettrés  d'Angleterre,  ce  livre  ne  saurait 
déplaire  :  il  n'est  plus  de  mode  par  delà  la  Manche  de 

rabaisser  Dickens;  une  récente,  mais  totale  unanimité 
semble  réunir  désormais  les  Anglais  dans  le  culte  de 
c  lui  qu'ils  appellent  leur  Balzac  :  avec  une  conviction, 
une  force,  une  autorité  impressionnantes,  Chesterton 
somme  la  postérité  de  reconnaître  à  Dickens  le  seul 
rang  qui  lui  convienne  dans  la  littérature  romanesque 
anglaise  du  MX*  siècle,  le  premier,  très  loin  devant 
lîulwer  Lytton,  Thackeray,  Charlotte  Broute,  George 
Eliot....  Ce  critique  légitime  avec  force  sa  revendica- 
tion, avec  forée  et  sans  crainte  de  se  contredire. 

Peut-être  ses  contradictions  sont-elles  moins  graves 
<[U3  ses  omissions  et  son  désordre  :  la  logique  n  est 
point  le  fait  de  ia  vie.  Dickens  prodigieusement  vivant 
vécut  de  contradictions;  psychologue,  Chesterton  ne 
dissimule  rien  des  perpétuelles  antinomies  où  se 
complut  son  fantasque  héros;  il  en  exagérerait  plutôt 
l'incessant  et  vigoureux  contraste,  condition  d'une 
profonde  et  supérieure  harmonie;  certes  Dickens 
poussa  l'extravagance  aux  limites  de  l'imaginable; 
pourtant,  et  par  une  nécessité  dont  l'illogisme  n'est 
qu'apparent,  il  méprisait  l'extravagance;  bouffon,  il 
raille  la  bouffonnerie  ;  il  est  fait  d'  «  extravagance 
coutumière  »  et  de  «  modération  intime.  »  A  étudier 
ce  satirique,  cet  imaginatif  forcené,  et  dont  la  verve 
parut  souvent  voisine  de  la  démène.',  nous  apprenons 
qu'une  foncière  égalité  d'âme  favorise  un  génial  délire; 


n.-k.    CHESTERTON  28S 

coites  un  violent  n'écrira  point  des  satires  violentes; 
«les  tous  furieux,  tels  Stiggins  et  Chadband,  ne  sau- 
raient être  créés  que  par  un  artiste  placidement  reli- 
gieux; «  de  folles  créations,  comme  les  Mollusques  et 
les  Bounderby,  eurent  pour  origine  une  sorte  de  culte 
de  L'ordinaire,  de  l'évident  en  matière  de  justice  poli- 
tique. Ses  monstres  surgirent  de  son  esprit  égal  et 
modéré,  comme  les  monstres  antiques  surgissaient  de 
la  mer  paisible.  »  Et  ainsi  de  suite  :  la  philosophie  de 
Dickens  est  un  douloureux  optimisme  :  son  art  roman- 
tique dépasse  en  vérité  n'importe  quel  réalisme  :  il  est 
un  «  mythologue,  »  et  cependant  il  est  «  tellement 
clair  (pie  môme  les  pédants  peuvent  le  comprendre.  » 
Il  décrit  un  monde  concret,  et  non  point  irréel,  mais 
ces!  un  «  monde1  dans  lequel  lame  peut  vivre...  » 
Chesterton  nous  propose  plus  d'énigmes  qu'il  n'en 
résout  :  maison  n'en  résoudra  aucune  sans  consulter 
cet  augure,  à  qui  nul  ne  refusera  une  dose  d'intermit- 
tente mais  prodigieuse  divination. 


LEVERTIN 

CRITIQl   F      SUÉDOIS 


Levertin,    Linné,   deux  noms  qu'il  convient  désor- 
mais de    rapprocher,    et  qui  demeureront   unis   dans 
l'histoire   de   la   pensée  européenne!    Linné,   savant, 
poète,  philosophe,  dont  la  gloire   ancienne    nous  est 
connue,    encore  que  nous   discernions    assez  mal   la 
diversité  de  ses  mérites  et  l'originalité  de  son  vigou- 
reux génie;  Levertin,  poète,    romancier,  historien  de 
la   littérature,   critique,   l'esprit  le    plus    fin,    le   plus 
pénétrant  de  la  Scandinavie  moderne,  disparu  récem- 
ment en  plein  labeur  d'art  et  d'érudition,  tandis  qu'il 
méditait   et  déjà  élaborait,  en  mémoire   de  son  com- 
patriote,   un    monument    littéraire   précis   et    somp- 
tueux!   L'Université    d'Upsal     vient    de    célébrer    le' 
bicentenaire  de  Linné  en  des  tètes  où  Ton  vit  repré- 
sentée l'unanimité   du  monde  savant  contemporain  : 
Levertin  projetait  d'apporter  à  ces  fêtes  l'hommage  le 
plus  précieux   sous  la   forme   d'une    biographie    cri- 
tique où  se  fut  affirmée   la  souplesse  et  la  force  gra- 


LEVERTIN  285 

cieuse  de  son  talent;  son  livre  demeure  incomplet, 
non  point  si  imparfait  cependant  que  l'on  n'y  puisse 
reconnaître  une  impressionnante  ébauche,  ébauche 
plus  significative  (pie  tant  d'œuvres  achevées  où  Ton 
prétendit  retracer  la  carrière  de  Linné. 

I /heureuse  rencontre!  Il  nous  plaît,  en  étudiant 
Linné,  de  rendre  un  pieux  témoignage  à  la  critique  de 
Levertin  :  cette  critique,  habile  à  guider  notre  curio- 
sité parmi  le  dédale  des  œuvres  linnéennes,  ne  le  fut 
pas  moins  à  interpréter  dans  un  esprit  de  compréhen- 
sive  sympathie  le  mouvement  des  Lettres  françaises. 
Levertin  appartenait  à  cette  élite  étrangère  aux  yeux 
de  qui  la  France  exerce  légitimement  une  sorte  de 
principal  littéraire  ;  pénétré  de  culture  latine,  il  consta- 
tait nos  succès,  les  expliquait,  ne  s'en  offensait  point; 
d'autres  —  nombreux  en  pays  germanique  —  dénon- 
cenl  avec  une  âpreté  croissante  l'influence  de  nos  idées 
t:l  de  notre  art.  Levertin  condamnait  leur  effort,  inin- 
telligent, et  qui  va  directement  à  rencontre  de  leur  but 
avoué.  Lui-même,  au  contact  des  œuvres  et  de  la  vie 
françaises,  avait  approfondi  sa  notion  de  l'originalité 
suédoise;  il  savait  que  toutes  les  excitations  à  la  vie 
intellectuelle  sont  fécondes  d'où  qu'elles  viennent; 
il  s'efforçait  de  n'en  négliger  aucune  :  sa  vie  fut  celle 
d'un  chercheur  et  d'un  initiateur;  il  revenait  toujours 
à  nos  écrivains.  Et  peut-être  tint-il  d'eux  son  culte 
de  la  forme,  son  goût  de  la  perfection,  et  aussi  cette 
grâce  apitoyée,  cet  esprit  d'indulgence  et  de  compas- 
su  m  aux  misères  humaines  qui  n'ont  point  coutume 
<le  s'aflirmer  avec  tant  d  aisance  spontanée  en  pays 
luthérien  ;  peut-être  s'il  n'avait  entretenu  avec  nos 
écrivains    un   commerce   assidu,  sa   critique    eût-elle 


2M",  I  rr.l  iu;s    LITTÉRAIRES 

été  moins  insinuante,  moins  souple,  moins  nuancée, 
moins  accueillante  à  toutes  les  idées,  moins  libérale, 
moins  riche  en  un  mol  cl  moins  profonde;  el  il  faut 
bien  le  dire,  pour  montrer  que  Les  qualités  acquises 
à  l'école  de  la  France,  loin  de  compromettre  cl  d'al- 
térer les  dons  de  sa  personnalité,  contribuèrent  à  les 
développer,  à  les  fortifier,  et  a  taire  briller  en  lui, 
d'un  éclat  plus  vil",  les  vertus  de  sa  race1, 

Poêle,    romancier,     historien,     critique,     Levertiu 
(levait  se  manifester  tout  entier  en  ce  livre  où  il  vou- 
lait enclore  non  seulement  le  portrait  et  la  psycholo- 
gie détaillée  d'un   homme,  mais   une   large   peinture, 
une  évocation  aussi  colorée   et  concrète  que   possible 
d'un  peuple  et  d'uni;  époque  :  c'est  sur  un  tableau  de 
mœurs    que   s'ouvre    la    série    de     chapitres   achevés 
publiés  après  sa  mort  :  le  23   mai   1707,   à   une  heure 
du  matin,  les  commères  assemblées  pour  les  coucher 
de  Christina    Brodersonia  remettent  nu  bras  du  père 
un    nouveau-né    du   sexe  masculin   :    voye^-vous  les 
restes  gauches,   la  gravité   solennelle.    L'émotion   du 
jeune  vicaire?  distinguez-vous  nettement  le  décor  de 
la  scène,  la  pièce  obscure  et  comme  écrasée  sous  le 
toit    de   tourbe,    les  m  'ubles   rares    el    grossiers,    les 
fenêtres  étroites,    les   murs    nus  de   ce  foyer   campa- 
gnard où  la  misère  est  à  peine  décente?   On  dirait  de 
l'un  de  ces  intérieurs  peints   par  un    maître  de   Hol- 
lande que  Levertiu  affectionnait,  et  dont  il  sut  décrire 
en  des  pages  éloquentes  l'art  de  sincérité  vigoureuse. 

1.  Levertiu  était  d'origine  Israélite,  mais  si  parfaitement  assimilé 
que  les  Suédois  s'accordent  à  reconnaître  cm  lui  l'un,  de  leurs  com- 
patriotes les  plus  représentatifs, 


i.evi:hii\  287 

Les  commères  cependant  ne  sont  pas  inactives;  elles 
baignent  l'enfant  :  pour  qu'il  acquière  un  jour  la 
richesse  elles  ont  jeté  dans  le  bain  un  daler  d'argent  : 
pour  le  protéger  contre  les  sorcelleries  et.  Le  mau- 
vais sort  elles  ont  COUSU  dans  ses  langes  une  page  de 
'  psautier,  ri  comme  il  importe  de  prévenir  un  rapt 
toujours  possible,  elles  ont  glissé  dans  son  berceau  un 
morceau  de  1er.  Ces  superstitieuses  pratiques  font 
hocher  la  lèU>  au  vicaire;  mais  il  n'ignore  point  que 
son  fils  est  en  péril  tant  que  les  anges,  convoqués 
pour  le  baptême,  n'auront  point  commentée  leur  fac- 
tion protectrice.  11  s'en  va  consulter  un  calendrier;  à 
l'heure  de  la  naissance  la  lune  dépassait  le  verseau. 
la   veille    le   soleil   avait    atteint    la    constellation   des 

jumeaux Une    pluie    violente  et    tiède    inondait  la 

terre,    les    pentes    herbues   et   déjà   verdoyantes,    les 
vastes  forêts  où   les  premiers  feuillages  des  bouleaux 
el    des    érables    mettaient   parmi    les   pins   des  taches 
claires  :  l'appel  iVuu  coucou  annonçait  Tété  pioche  — 
Le   tils   de    Xils    Linnauis    grandit    dans    la    pauvre 
maison   où  les   seuls  événements  de  l'année  sont  les 
tètes   religieuses   et    les  solennités  agricoles  :  humble 
vie  de  labeur  et  de  rêve  où  le  paysan  suédois,  si  dure- 
ment  «'prouvé   par  un  climat  ennemi,  développe  son 
us  du  fantastique  :  le  champ  des  nuages  était  comme 
■    un    grand    livre    mystérieux  ;    les   mouvements  des 
constellations,  les  évolutions  de  la  lune,  les  météores 
atmosphériques,  la  rosée  de  la  nuit,  autant  de  signes 
à    laide   desquels  on    pouvait   pénétrer    la    vie   pro- 
fonde du  inonde  et  les  rapports  secrets  qui  reliai  les 
corps  des  êtres  vivants  aux  puissances  dissimulées 
de  la   nature.    »  Etrange  existence  où   se    mMent  les 


;>88  FIGURES    L1TTÉRAIRKS 

préoccupations  pressantes  et  les  soucis  matériels,  les 
terreurs  et  les  espoirs,  souvenirs  des  ères  païennes 
et  catholiques,  les  réconfortantes  inspirations  d'une 
intense  vie  intérieure  :  il  s'agit  d'observer  si  le  matin 
de  Noël  le  soleil  à  son  lever  apparaît  clair  ou  voilé  de 
neige,  ou  coloré  d'une  teinte  sanglante,  présages  qui 
annoncent  une  année  bonne  ou  mauvaise  et  font  re- 
douter la  peste  et  la  guerre  ;  et  l'on  chante  : 

Saint   Clément  nous  donne  l'hiver, 
Saint  Pierre  amène  le  printemps, 
Sainl  Urbain  conduit  l'été 
Et  Saint  Simphorien  l'automne. 

Oscar  Levertin  inscrirait  volontiers  en  tète  d'un 
tableau  de  l'enfance  de  Linné  le  titre  de  l'antique 
poème  Travaux  et  jours. 


Le  pays,  les  coutumes,  la  campagne  suédoise,  ses 
aspects  idylliques  et  si  exquisement  poétiques,  les 
villes,  les  écoles,  les  universités,  les  métiers,  les 
sciences,  la  religion,  Levertin  avait  dressé  le  plan 
d'une  vaste  fresque  :  coloriste  minutieux,  il  eut  à  peine 
le  temps  de  disposer  les  premières  teintes  ;  son  des- 
sin nous  reste,  ferme,  expressif,  résumant  les  traits 
essentiels  da  la  grande  ligure  de  Linné.  Et  certes 
si  nous  ne  voyions  en  Linné  que  le  créateur  d  une 
méthode,  L'inventeur  d'une  classification  par  où  s'il- 
lumina soudain  le  chaos  des  sciences  naturelles,  en 
sorte  qu'il  parut  instituer  la  botanique  —  tel  Coper- 
nic   l'astronomie,    ou   Galilée    la   physique    —    nous 


LEVERTIN  289 

serions  tentés  d'estimer  l'eilort  de  Le  ver  tin  mal  pro- 
portionné à  son  sujet  :  notre  jugement  sera  bien  dif- 
férent si  nous  réfléchissons  que  Linné,  botaniste 
méthodique,  fut,  en  outre,  un  écrivain  inconsciem- 
ment ailiste,  observateur  attentif  de  la  vie  sociale,  et 
non  point  seulement  des  phénomènes  naturels  — 
si  heureusement  attentif  qu'il  semble  parfois  doué 
d'une  sorte  de  seconde  vue,  et  qu'on  ne  saurait  lui 
contester  des  éclairs  de  divination  géniale. 

Né  du  peuple,  issu  d'une  double  lignée  de  clercs 
ruraux  et  de  paysans  forestiers,  il  est  au  xvinc  siècle 
l'individualité  en  laquelle  s'épanouissent  le  plus  har- 
monieusement les  tendances  supérieures  de  l'âme 
suédoise  :  l'Europe  du  xvme  siècle  connut  surtout 
une  Suède  guerrière  et  administrative,  insolente  en 
ses  triomphes  éphémères,  une  Suède  affaiblie,  brouil- 
lonne, déchirée  par  les  factions  politiques;  par  delà 
les  détroits,  les  forêts,  les  lacs  sans  nombre,  vivait 
une  Suède  savante,  religieuse,  éprise  d'un  beau  songe 
recueilli  dont  le  charme  n'est  point  encore  tout  à  fait 
dissipé  de  nos  jours;  Linné  fut  le  héros  de  ces  géné- 
rations vouées  au  labeur  désintéressé  et  à  la  contem- 
plation ;  il  vécut  leur  rêve,  l'illustra  aux  yeux  de 
l'univers  :  sa  vie  et  ses  œuvres  demeureraient  inin- 
telligibles si  elles  ne  justifiaient  devant  la  postérité 
un  état  social  et  un  mode  de  civilisation. 

Qu'il   serait   donc  malaisé   d'isoler  Linné  du  milieu 

social  (  ù  il  vécut!   Fils  de   pasteurs  et  de  travailleurs 

des    champs,    sa    double    hérédité    le    définit    presque 

tout    entier;  il  aime  et   comprend  comme  un  paysan 

de  son  temps  et  de  son  pays  la  terre,  les  plantes,  les 

animaux;  il  n'ignore  rien   des  besognes  rurales;  il  a 

1!» 


o<|(|  FIGURES    Uï  TKHAIIIKS 

de   ses   mains    dirigé   la   charrue  ;    au   cours    de    ses 
vovases  il  ne  cessa  Ae   noter  Les  procédés  de  culture 
et   d'élevage,    les  formes,    Les  noms  des   instruments 
de  travail;  Le  Langage,  Les  mœurs  paysannes  lui  sont 
un   perpétuel  sujet  d'étude;   de  son  humble  origine  il 
a  eardé  des  façons   de  s'exprimer  vives  et    franches; 
il  écrit  naturellement  une  Langue  savoureuse,  rehaus- 
■  d'images    naïves;    nul  auteur   moins  littéraire,  si 
Le  souci  littéraire  implique  une  recherche  d'élégance. 
Ajoute/  que  son  imagination  est   nourrie  des    tradi- 
tionnels récits  où  se  joue  sur  des  thèmes  hérités  des 
temps  païens  la  fantaisie  populaire.  Ses  ancêtres  pas- 
leurs  lui  ont    Légué  une    conception  du    monde   et   de 
la  vie;  il  est,  assure  Levertitt,  «  le  dernier  des  grands 
observateurs  de  la  nature  demeurés  fidèles   aux    vues 
théologiques,    et    sûrement    le    plus    naïf   et     le    plus 
religieux   depuis    le    moyen   âge.  »    La    Bible  est    son 
livre  do  chevet  :    il   s'élève   sans    effort    au  ton   de  la 
poésie    biblique,    et    s'il  éprouve   un    grand   enthou- 
siasme, une  émotion  poignante,  c'est  le  style  des  pro- 
phètes et  des  psalmistes  qui  naît  sous  sa  plume,  apti- 
tude en  vérité  remarquable  en  un  temps  où  la  science 
sécularise   et   où  l'esprit  de  Voltaire    pénètre  dans 
les  universités    suédoises!    Mais,    l'ai-je  point  dit?  11 
est   grand  parce    qu'il  demeure    fidèle   aux  tendances 
fondamentales  de   son  peuple  :  il  est  essentiellement 
religieux  ;  il  pousse  l'amour    de  la  nature  jus qu' à    le 
raiso.mer;  ainsi  fait-il  de  véritables  découvertes  dans 
le  domaine  ds  la  description  lyrique  où  il  est  le  pré- 
curseur  de   Rousseau;    il   serait  d'ailleurs   fort   inca- 
pable ds  travestir  ses  observations;    son  humilité  de- 
vant les  phénomènes  inexpliqués  est  admirable:  à  la 


LEYERTIfi  291 

bien  lire,  telle  note  d'un  de  ses  journaux  de  vovaffe 
est  dune  éloquence  singulièrement  suggestive  et 
par  exemple,  sa  description  des  migrations  des  lem- 
mings;  abandonnant  les  hautes  montagnes,  les  lem- 
mings  se  déplacent  par  bandes  innombrables;  ils  se 
reproduisent  en  cours  de  route  et  emportent  leurs 
petits  : 

Ils  viennent  des  montagnes,  mais  où  vont-ils?  je 
l'ignore;  chez  nous  cependant  ils  se  dirigent  vers  la  mer. 
mais  parviennent  rarement  à  la  côte,  le  plus  grand  nombre 
ayant  été  dispersé  et  massacre  bien  avant. 

S'ds  rencontrent  une  meule  de  foin,  ils  n'en  t'ont  point 

le  tour,  mais   ils   la   creusent,  la   rongent    et   s'ouvrent   un 

ige   au    travers.    S'ils   se    heurtent    à   un   gros    rocher 

qu'ils  ne  peuvent  escalader,  ils  décrivent  un   demi-cercle. 

[mis  reparlent  en  ligne  droite. 

S'ils  rencontrent  un  lac,  si  large  qu'il  soit,  ils  s'efforcent 
de  le  traverser  sans  dévier  de  leur  ligne  droite;  un  bateau 
se  dresse-t-il  devant  eux.  ils  ne  l'évitent  point,  mais  l'esca- 
ladent et  se  rejettent  à  l'eau  de  l'autre  côté. 

Sont-ils  arrêtés  par  un  torrent  mugissant,  ils  ne  s'ef- 
f raient  point,  mai-  s'avancent  hardiment,  dussent-ils  tous 
y  bisser  la  vie 

Levertin  qui  cite  tout  le  morceau  en  demeure  émer- 
veillé :   sur]  reliante  expédition  de  ces  êtres  entraînés 
"i    une    force    inconnue    vers  un    but   ignoré!  Linné 
xmvait-il  avec  plus  de  simplicité  grandiose  faire  sur- 
gir l'énigme  de  l'instinct  et   nous  communiquer  l'an- 
goisse de  l'éternel  mystère  ? 

Je  ferme  \m  yeux...  j'aperçois  dv>  peuples,  des  tribus  ri 

iccomplissaal   une  migration  sans  fin  à  travers 

j.ohtudes  et  ténèbres,  mers  et  continents,  les  générations 

uccé.lanl  ..u\  générations  pendanl  les  siècles  des  siècles, 

■>récipilan1  fenreourse,  engendrant,  succomkmt.  allumai* 


292  FIGURES    LITTÉRAIRES 

ces  feux  de  bivouac  éphémères  quelles  appellent  les  civi- 
lisations, reprenant  leur  déroute  vers  la  nuit  et  1  avenir 
tout  au  long  de  cette  «  invisible  ligne  »  que  nous  dénom- 
mons L'histoire. 

Et  voilà  une  critique  qui  ne  rabaisse  point  les 
beautés  d'un  texte  :  les  exagère-t-elie ?  Elle  ne  fait 
que  préciser  et  revêtir  de  formules  modernes  les 
visions  suggérées.  Linné  en  vérité  est  un  poète  vision- 
naire encore  que  d'expression  sobre,  et  qui  ne  s'en 
fait  point  accroire. 

Linné   fut  entin  un  pbilosophe  optimiste,    et    Ton 

espérait   qu'analyste    prudent    Levertin    tirerait    une 

doctrine  cohérente  de  cette  fameuse  IVemesis  dimna 

recueil  d'aphorismes,  de  maximes,  de  conclusions  e 

d'exemples  où   Linné  inscrivit  les  vicissitudes  de   s; 

pensée,  document  étrange  et  tout  rempli  de  contra 

dictions,    gages    d'une    absolue    sincérité.    Ah!    san 

doute'    il    ne    saurait    être    question    d'ordonner    | 

désordre  suivant  les  lois  d'une  logique  excessivemen 

rigoureuse.  La  pensée  de  Linné  procède  par  élans  pa* 

sionnés,  et  l'on  ne  voit  pas  qu'il   eût  été  capable  o 

seulement  désireux  d'édifier  un  système  comparable 

celui  du  géomètre  Leibnitz  :  fidèle  à  sa  méthode  d'ot 

servation,  il  accueille  tous  les  faits,  et  ce  n'est  pas  1 

partie  la  moins  curieuse  de  son  œuvre  que  cette  sorl 

de   chronique  secrète,  où  il   note  les   événements  c 

jour    et  de  préférence  les  confessions,  les  confidence 

les  témoignages  que  seul  un  médecin  ami.  conseille 

parfois  quasi  directeur  spirituel  de  quelques-uns  de  s 

contemporains  les  plus  célèbres,  pouvait  rassembler. 

accueille  tous  les  faits,  certains  le  gênent  visiblemer 


li:vkrti.\  293 

et  l'on  découvre  que  Vies  doutes  l'assaillirent...  une 
affirmation  toutefois  reparaît  presque  à  chaque  page  de 
la  Nemesis,  et  le  titre  même  du  recueil  éclaire  le  pôle 
inébranlable  autour  duquel  évoluent  les  fluctuations 
de  son  imprécise  doctrine  :  «  Nemesis  divina.  Talio  est 
pqualis  rétribution  unde  reciproca   Taliu.   Autopathia 

prsecis »  La  puissance  jalouse  du  destin  domine  la 

\  le  des  hommes  :  redoutez  la  fatalité  et  les  vengeances 
impérieuses  des  puissances  invisibles.  Mais  tantôt  ce 
sont  les  brutales  interventions  de  l'antique  fatum  que 
Linné  semble  craindre,  et  tantôt  son  optimisme  foncier 
l'incite  à  célébrer  les  inévitables  revanches  de  l'imma- 
nente justice  :  païen  mystique,  chrétien  hanté  par 
l'obsession  de  l'éternel  mystère,  savant  émerveillé  du 
mécanisme  universel  et  préoccupé  d'introduire  la  notion 
d'équité  dans  l'ordonnance  des  indéfectibles  lois  natu- 
relles, à  quel  compromis  se  fût-il  arrêté?  Levertin 
demeure  incertain,  et  d'ailleurs  nous  ne  possédons  pas 
si  ^  conclusions  dernières. 

Le  problème  est  à  reprendre  :  à  quiconque  s'en 
chargera  une  question  devra  être  posée  tout  d'abord  : 
Linné  avait-il  lu  Candide? 


- 


NOS    FEMMES   DE  LETTRES 


TROIS    POÉTESSES 

LUCIE    DELAHUE-MAUDRUS.    —   HÉLÈNE    PICARD 
JEANNE    PERDRIEL-VAISSIÈRE 


Nul  doute  que  vers  l'an  2.200  un  savant  professeur 
ne  fasse  en  quelque  collège  de  France  une  leçon  con- 
çue à  peu  près  dans  les  termes  suivants  : 

«  Au  début  du  xx(  siècle  la  poésie  ne  vivait  plus 
en  France  (pie  d'une  vie  languissante  ;  cultivée  en 
quelques  cénacles  par  des  esthètes  et  des  curieux  de 
Lettres,  elle  ne  rayonnait  plus  :  son  prestige  avant 
sombré  dans  l'aventure  symboliste,  la  foule  ignorait 
le  bienfait  de  la  plus  noble  et  de  la  plus  persuasive 
prédication  :  l'approche  de  la  révolution  sociale,  la 
rivalité  des  appétits,  la  concurrence  des  intérêts  occu- 
paient tons  les  esprits  ;  il  sembla  que  le  rôle  social  de 
la  poésie  lût  fini —  Alors  surgirent  les  poétesses  ;  nous 
les  connaissons  mal,  nous  méconnaissons  leur  vrai  rôle 
et  leur  utilité  :  leurs  poèmes  étaient  —  la  plupart  du 
moins  —  trop   imparfaits  pour  triompher  de  l'indiffé- 


298  FIGURES    LITTÉRAIRES 


pence  de  la  postérité;  une  grande  pullulation  d  œuvres 
toutes  semblables  dégoûta  vite  les  Français  d'un 
genre  qui,  à  l'origine,  avait  eu  sa  raison  d'être,  avait 
connu  —  je  le  prouverai  —  et  mérité  le  succès. 

Que  Ton  veuille  bien  revivre   en  imagination  cette 
lointaine  époque  :  nous  connaissons  par  les  Mémoires 
la  France  des   Loubet   et  des   Fallières,    France  labo- 
rieuse, France  inquiète  et  qui  semble  n'avoir  pressenti 
que  très  imparfaitement  le  glorieux  avenir  dont  nous 
sommes  aujourd'hui  si  fiers  ;  en  ce  pays  excédé  de  basse 
politique,  à  demi  écrasé  sous  les  charges  accumulées 
du  militarisme  et  du  capitalisme,  les  poétesses  firent 
une  apparition  de  grâce  et  de  souriante  jeunesse  :  les 
hommes  les  plus  graves  se  détournèrent  de  l'obsédante 
question    sociale   pour    contempler  la   ronde    de    ces 
petites  filles  passionnées,  qui   chantaient    dune  voix 
fraîche  et  candide  leurs  émerveillements  devant  la  vie, 
devant    l'amour....    Elles    n'étaient   guère    savantes    : 
leurs    confrères  masculins  raillaient,  non  sans  exagé- 
ration, l'art  puéril,  la  langue  inégale,  les  rythmes  boi- 
teux, l'agencement  ingénu  de   leurs  poèmes  improvi- 
sés; en  ce   siècle  de  science  et  d'hypereritique,  elles 
représentaient    la    spontanéité    confiante,    l'ingénuité 
audacieuse  de  l'instinct  ;  elles  plurent,  s'enhardirent: 
il  y  eut  de  beaux  cris,  de  jolis  gestes. 

Accoutumés  à  voir  depuis  deux  siècles  les  femmes 
triompher  dans  la  littérature  d'imagination,  quasi 
délaissée  par  les  hommes,  nous  ne  nous  rendons  point 
assez  compte  de  la  nouveauté  de  l'effort  tenté  par  cette 
pléiade  féminine  :  avant  elles  de  nombreuses  femmes 
écrivains  avaient  atteint  à  la  célébrité  ;  presque  aucune 
n'avait  conquis  une  authentique  gloire   poétique;  nos 


TROIS    POÉTESSES  293 

ancêtres  a'étaieni  point  éloignés  d'estimer  leurs  com- 
pagnes radicalement  impropres  à  la  création  poétique; 
le  vieux  Corneille,  qui  connut  les  précieuses,  avait  cou- 
tume de  dire  :  «  Je  ne  sais  pas  ce  qui  manque  aux 
femmes,  mais  pour  l'aire  des  vers,  il  leur  manque 
quelque  chose.  »  Le  xix°  siècle  eut  en  Desbordes- Val- 
more  un  prototype  fort  curieux  des  Noailles,  des 
Delarue-Mardrus,  des  Régnier,  des  Picard,  des 
Perdriel-Vaissière  :  son  œuvre,  informe  en  dépit  de 
quelques  beaux  vers,  sembla  un  argument  de  plus  on 
faveur  d'un  préjugé  (pie  nul  ne  songeait  à  combattre: 
et  e  est  précisément  d'une  étude  sur  lés  poèmes  de 
Desbordes-A  almore  que  j'extrais  les  lignes  suivantes  : 
elles  sont  d'un  critique  aujourd'hui  oublié,  mais  à  qui 
les  meilleurs  juges  du  temps  accordaient  une  espèce 
d'autorité,  Barbey  d'Aurevilly.  Barbey  d'Aurevilly 
écrivait  : 

Ces  gracieuses  «m  nerveuses  faiseuses  de  guirlandes,  qui 
ont.  comme  Mme  Desbordes- YaJraore  : 

Des  bouquets    puis  noués  de  noms  doux    et  diamants, 

11  ont    jamais  campé    un    vers   debout,  comme   leur   petit. 
Elles  n'ont  pas  vidé  eette  coupe  d'Alexandre,  ni  levé  celte 
massue  d'Hercule.  Tout  cela  pèse  trop  à  leur  main,  même 
quand  leur  force  est   centuplée   par  le   génie   qui   leur  est 
propre  et  qui,  pour  la   force,  leur  a  souvent  versé  la  lièvre 
le  terrible  génie  de  l'amour!  -      Déjà  les  femmes  sim- 
plement   et    solidement    littéraires    ne    plèuvenl    pas   dans 
rhisinire;  mais  les  femmes  poètes...  dites-moi,  pour  cpie 
,)<■  ka  ramasse,  OÙ    il  e-d   tombe  de   ces  eloiles  filantes,  (pu 
oui  brillé  et  se  sont  évanouies,  de  ces  astres  faux  qui  sem- 
bbiienl  se  détacher  du  ciel  pour  venir  à  nous  <d  qu'on  n'a 
jamais  pu  retrouver. 

'■'  ,',,';|  était    vrai  :  cela   Eut    vrai  jusqu  au   iour  où 


:i0()  FIGURES    LinÊBAIBES 

brilla  au  ciel  de  l'art  français  la  gracieuse  constellation 
dont  je  vous  ai  cité  les  principales  étoiles. 

Ainsi  ces  poétesses  furent  les  premières;  leur  appa- 
rition surprit  les  contemporains,  émerveilla  les  unv 
scandalisa  les  autres  ;  c'en  est  assez  pour  qu'il  nous 
plaise  d'étudier  un  mouvement  mal  connu  dans  ses  ori- 
gines et  dont  il  importe  surtout  de  préciser  la  portée 
et  les  lointaines  conséquences  ;  qu'apportaient  de  nou- 
veau ces  novatrices?  De  quel  service  leur  est  redevable 
notre  littérature? 


*  * 


Voici  trois  aimables  volumes,  la  Figure  de  Proue  de 
Lucie    Delarue-Mardrus,     YInstant     éternel    de    Hé- 
lène Picard,  Celles  qui  attendent  de  Jeanne  Perdriel- 
Vaissière  ;  ils  n'eurent  pas  même  fortune  :  je  n  affirme 
pas  qu'ils  soient   les  meilleurs   parmi  ceux  que  nous 
ont  légués  les  poétesses  de  cette  époque,  ni  même  les 
plus  parfaits    de   leurs   auteurs  ;  tels    quels   ils    nous 
révèlent  les  caractères  essentiels  de  ce  tumulte  fémi- 
nin où  les  contemporains  crurent  discerner  la  poussée 
d'un  individualisme  désordonné,  mais  où  nous  serions 
presque   tentés  de  voir  le  résultat  d'une  conspiration 
habilement  ourdie;  ces  poétesses  n'eurent  qu'un  pro- 
gramme ;    et  certes  il   nous  est  beaucoup  plus  facile 
d'apercevoir  chez  toutes  des  traits  identiques,  que  de 
découvrir  ces  imperceptibles  nuances  par  où  se  déter- 
minent leurs  physionomies  littéraires. 

Leurs   poèmes   sont   des  œuvres   de  jeunesse;  oui, 
toutes  étaient  jeunes  et  toutes  étaient  belles  :  si  par- 


TROIS    POÉTKSSKS  301 

faitement  évanouie,  si  insaississable  que  nous  appa- 
raisse aujourd'hui  leur  beauté,  nous  devons  essayer 
de  nous  en  taire  une  idée  :  étaient-elles  radieusement 
belles  ou  simplement  jolies?  Quelles  parures,  quels 
vêtements  leur  seyaient  ?  Quelles  couleurs  allaient  à 
leur  visage?  Evoquons-les  en  ces  atours  dont  elles 
lurent  vaines  non  moins  que  de  1  uir  grâce,  beaucoup 
plus  que  de  leur  talent.  Ainsi  rendrons-nous  à  leur 
mémoire  l'hommage  que  vivantes  elles  eussent  agréé 
avec  le  plus  de  laveur.  Et  n'allons  point  là-dessus  les 
accuser  de  frivolité  :  leur  désir  de  plaire  nous  touche 
infiniment  :  c'est  par  là  que  se  manifeste  encore  à  nous 
leur  féminité;  de  la  plupart  d'entre  elles  on  pourrait 
dire  que  leur  talent  no  fut  d'abord  qu'une  héroïque 
coquetterie. 

Adolescentes,  pensionnaires  si  tôt  émancipées, 
jeunes  filles,  jeunes  femmes,  elles  furent  poètes 
pour  avoir  frénétiquement  aimé  en  elles-mêmes  l'in- 
carnation périssable  de  l'éternelle  beauté;  c'est  elles- 
mêmes  quelles  aimèrent  dans  l'amour;  et  je  ne  sache 
pas  qu'elles  aient  tenté  d'introduire  en  leurs  œuvres 
une  pensée  étrangère,  quelque  chose  qui  ne  fût  point 
révélateur  de  leur  charme  fragile  :  elles  aussi,  comme 
un  poêle   latin,  s'efforcèrent   d'élever    un   monument, 

monumentum  arc  perennius;  »  c'était  afin  (pie 
nous  n'ignorions  point  leur  taille  flexible,  leurs  bras 
liais,  leurs  lèvres  de  miel,  leurs  parfums,  leurs  sou- 
ples robes  de  linon,  leurs  conquérantes  écharpes.... 
Naïve  idolâtrie,  qui  ne  nous  choque  point,  qui  nous 
émeut  irrésistiblement.  Retenons  qu'après  elles  on  ne 
rencontre  presque  plus  dans  n<>s  livres  cette  affirma- 
tion d'un  si  fréquent  usage  aux   siècles  où  notre  litté- 


:;o-2  iii.rurs   littéraires 

rature  était  presque  exclusivement  masculin"  :  le  moi 
est    haïssable. 

Kl   voici  une  autre  conséquence  de   cette  explosion 
de  lvrism  !  féminin  qu'il  importe  de  noter  sans  retard: 
les  aveux  de  ces  candides  poétesses  ruinèrent  à  jamais 
l'un  des  dogmes   de  la  littérature  masculine  de  l'an- 
eienne  France  :  on  n'osa  plus  parler  aussi  couramment 
de   la  complexité    de  lame  féminine,    de   cette  com- 
plexité  si  chère  aux  romanciers  «  psychologues  »  de 
la    (in  du    xix°  siècle.    L'âme    féminine,   jusque-là   si 
obscure,  s'avouait  ardente,  effrénée,  presque  brutale, 
mais  simple,  naïvement  simple,  petite  barbare  éclose. 
après  un  sommeil  millénaire,   au  cœur  de  la  civilisa- 
tion;  découverte  prodigieuse,   et  qui  annonçait  cette 
psychologie   nouvelle   que    nous    ont    constituée    des 
générations   de     robustes    romancières;    les    contem- 
porains ne  l'accueillirent  point  sans  protester  :  nul  ne 
renonça  aisément  à  de  chères  illusions  ;  et  qui  ne  voit 
combien  la  conception  de  l'amour  de  ces  jeunes  p  >é- 
tesses  devaient  choquer  les  artistes  et  les  gens  culti- 
vés de  1  ur  temps  ! 

Lisez  plutôt  leurs  poèmes  en  regard  de  ceux  d'un 
Sully  Prudhomme  :  toutes  les  pudeurs,  toutes  les 
délicatesses  ont  leur  place  dans  l'œuvre  du  poète, 
toutes  les  audaces,  les  franchises,  les  aveux  dépouillés 
d'artifice  dans  celles  de  ces  jeunes  femmes  ;  les  hommes 
avaient  imaginé  toute  une  métaphysique  de  l'amour, 
des  raiïinements  inouïs  de  sentimentalité  :  ils  furent 
stupéfaits  de  lire  ces  vers  écrits  par  une  jeune  fille! 

Souvent,  je  m'attendris,  vraiment,  jusqu'à  pleurer 
En  mimzremant  nue  et  dans  sa  stricte  vie, 


i 


TROIS    POÉTESSES  'M)'A 

\  otre  chair  jeune  e(  douce,  el  j'éprouve  l'envie, 
Les  sens  calmes  cl  purs,  d'aller  la  respirer. 

C'est   puis- uit.   c'est   divin,   c'est   neuf le   m'extasie.... 

Quoi!  vous  a\e/.  un  cœur  dans  votre  cher  côté, 
Un  cœur  de  tiède  sang-,  de  force  et  de  santé, 
1  n  cœur  qui  bat,  profond,  à  la  place  choisie? 

.1  adore  voire  l'orme  exacte  et  son  contour, 
L'éclat  matériel  de  votre  belle  lèvre, 
^^  otre  vigueur  qui  monte  et  vous  t'ait  de  la  fièvre 
Kl  précipite  eu  nous  le  besoin  de  l'amour. 

Combien  c'est    net   et    bon.   combien    cela    m'enchante!... 

.le  pense  ;i  votre  faim,  à  votre  beau  sommeil, 

Je  me  dis  :    •  Il  est  plein  de  sève  et  de  soleil, 

El  la  joie  est  sur  lui  comme  l'eau  sur  Ja  plante.  » 

\*>us  ave/,   mon  amour,  la  poignante  douceur 
De  1  animal  qui  boit,  qui  marche  et  qui  désire, 
Et  même,  dans  vos  pleurs,  vos  rêves,  votre  rire. 
Vous  ave/,  par  le  sang,  une  haute  splendeur. 

Je  vous  loue  éblouie  et  grave,  car  vous  Etes... 
.1  écoute  votre  pas,  j'entends  voire  soupir.... 

Ah  !  comme  il  est  vivant!  omedis-je.  «  îl  doit  mourir....  » 
Mon  adoration  fond  eu  larmes  secrètes.... 

El  c'est  un  plaisir  sain,  vrai,  robuste,  émouvant, 
Je  n'y  mets  pas  d'ardeur  cachée  et  sensuelle, 
E1  je  ris  tendrement  lorsque  je  me  rappelle 
cheveux,  une  fois,  emmêlés  par  le  vent.... 

(L'Instant  Eternel . 

Voilà  donc  à  quoi  rêvaient  Les  jeunes  filles!...  Gel 
'•il.  cette  animalité  saine,  cette  précision,  cette 
fran  dise,  tout  cela  était  nouveau  en  1908;  et  par 
îontraste  cela  faisait  paraître  vieillottes  les  fadeurs, 
les  complexités,  Les  perversités  d'une  Littérature  amou- 
•euse  c  M-hiuée  si|in  l;,  mentalité  des  hommes. 


3()4  F1GURKS    LITTÊRAIBES 


* 


Telle  était  l'audace  éloquente  dune  jeune  fille  :  les 
jeunes  femmes  n'étaient  pas  moins  hostiles  aux  vaines 
subtilités.    Les  belles  amours,    saines,    hardies    et  si 
simples  que  les  leurs  !  L'heureux  temps,  qui  connut  ces 
femmes  primitives,  ignorantes  des  sévères  disciplines 
auxquelles  leurs  descendantes  allaient  être  soumises! 
Leur  ferveur  ne  va  pas  toute  à  l'homme  aimé;  elles 
adorent  les  jardins,  les  fleurs,  les  fruits,  les  beaux  pay- 
sages, les  trains,  les  grands  vapeurs,  les  ports...  et 
toujours  et  partout  ce  sont  les  aspects  les  plus  sim- 
ples des  choses  qu'elles  retiennent;  leurs  sensations 
demeurent  étrangement  matérielles  ;  d'autres   poètes 
avant  elles   animaient   la   nature,    prêtaient  une    vie 
mystérieuse  à  tous  les  êtres;  elles  s'en  tiennent  aux 
plus  concrètes  apparences,  donnent  un  corps  aux  ab- 
stractions qu'elles  ne  peuvent  éliminer,  un  corps,  un 
corps   humain;   spontanément  elles  recréent   le  plus 
surprenant  anthropomorphisme. . . .  Elles  exaltent  leurs 
sens,  les  plus  matériels  de  leurs  sens,  l'odorat,  le  goût, 
le  toucher.  Elles  se  glorifient  elles-mêmes  :  le  monde 
est  leur  miroir  :  feuilletez  la  Figure  de  Proue  : 

Au  printemps  de  lumière  et  de  choses  légères 
L'Orient  blond  scintille  et  fond,  gâteau  de  miel. 


Ceux  qui  ne  m'aiment  pas  ne  me  connaissent  pas 
Il  leur  importe  peu  que  je  meure  où  je  vive, 
Et  je  me  sens  petite  au  monde,  si  furtiveî... 
Mais  de  mon  propre  vin,  je  m'enivre  tout  bas. 


TROIS    POÉTESSES  3()5 

Je  m'aime  et  me  connais.  Je  suis  avec  mon  âge 
De  force  et  de  clarté,  comme  avec  un  amant. 
Le  vent  dans  les  jardins  me  flatte  le  visage  : 
Je  me  sens  immortelle,  indubitablement. 

Voyageuse,    la  poétesse  adresse  à  la    Méditerranée 
ane  «  prière  marine    »  : 

A  travers  les  chemins  nuptiaux  d'orangers, 
Je  suis  venue  à  toi,  mer  Méditerranée, 
Et  me  voici  debout,  face  à  face,  étonnée 
D'ouvrir  sur  ta  splendeur  mes  regards  étrangers. 
Ce  soir,  ce  premier  soir,  t'es-tu  laite  si  pale 
Pour  ne  pas  m'offenser  de  tes  bleus  inouïs, 
loi  cpii  n'es  pas  l'horizon  gris  de  mon  pays, 
Mer  éternellement,  rvlhmiquement  étale  ? 

Ah!  berce-moi,  beau  ilôt  qui  ne  méconnais  point, 
Moi  qui  suis  veuve  de  ma  mer  et  de  ma  terre, 
Moi  qui  t'aime  déjà,  moi  qui  viens  de  si  loin, 
Moi  qui  voudrais  commettre  avec  toi  l'adultère! 

Elle  s'égare,  en  forêt  : 

^euleen  forêt,  sans  yeux  pour  profaner  les  transes 

Du  mystère,  je  veux  le  plus  beau  des  étés. 

Je  serai  couronnée,  à  travers  les  essences, 

De  chèvrefeuille  en  fleura  et  de  cheveux  nattés. 

Je  suis  un  petit  l'aune  ivre  de  sève  verte! 

Elle  est  un  «  petit  faune,  »  elle  est  «  la  dernière 
•ntauresse:       elle  s'écri.*  : 

Ma  sensualité,  qui  peut-être  es!  mon  âme! 

Elle  es!  éprise  des  longues  traversées,  des  galops 
us  aux  déserts  africains  :  elle  méprise  les  vies  casa- 
ères;  elle  entend  vivre  d'une  vie  ardente,  effrénée; 

e  a  «  horreur  des  métaphysiques.  » 

20 


;>(X;  i  Mil T,i:s    LITTÉRAIRES 

Vivre,  ah  vivre!  c'est,  au  galop, 
Mi'itcr  une  bêle  rétive, 
C'e*l  sentir  au  soleil  trop  chaud 
Suer  et  brûler  sa  chair  \  ive. 

Elle  écrit   pour  Notre-Dame  des   Litanies  : 

Notre-Dame,  du  haut  de  ta  flèche  légère, 
Garde-nous  de  l'âme  étrangère; 

Garde-nous  du  mesquin,  du  banal,  de  l'ignoble, 
Conserve-nous  notre  âme  noble. 

Elle  est  hantée-,  parfois,  de  souvenirs  baudelainens 
elle  pastiche  le  Bateau  ivre  de  Rimbaud,  elle  rêve 
d'heures  douces,  intimes,  en  un  foyer  paisible  ;  elle 
est  Normande,  elle  «sent  »  en  elle  «  un  cœur  diver- 
sement racé.  »  Elle  est  sans  doute  la  plus  complexe, 
la  mieux  douée,  la  plus  violente,  la  plus  incorrecte, 
la  plus  personnelle  des  trois  poétesses  dont  j'ai  voulu 
aujourd'hui  vous  signaler  les  noms. 

Hélène  Picard  est  la  moins  capable  de  contenir  une 
inspiration  débordante;  une  prolixité  lâcheuse  affaiblit 
de  nombreux  poèmes  de  Y  Inséant  éternel,  mais  çà  et 
là  quelle  force,  et  enfin  et  surtout  quelle  émotion  en 
cette  lente  agonie  d'un  amour  de  jeune  tille! 

Jeanne  Pcrdriel-Yaissière  est  la  plus  maîtresse  d< 
sa  forme,  la  plus  habile  à  emprunter  aux  Parnas- 
siens quelques-uns  des  secrets  de  leur  impeccable 
technique  :  mais  que  son  inspiration  est  donc  voisin* 
de  cellede  Hélène  Picard  ou  de  Lucie  Delarue-Mardrus 

Yai-je  pas  été,  sur  ta  bouche. 
Délicieuse  ainsi  qu'un  fruit? 
Yai-je  pas  été,  sur  ton  cœur, 
Le  sarment  tordu  par  la  (lamine? 


TROIS    POÉTESSES  307 

Ki  eacore  : 

Quelquefois,  au  creux  des  vallée», 
Septembre  épanchant  «les  rousseurs. 
Quelque  maison  ensoleillée 
<  'rut  n'attirer  vers  sa  douceur. 

-Mais  lorsque  la  joie  es!  passée, 

Nids  ou  maisons  sont  trop  petits; 
Fuis  leurs  appels,  ô  ma  pensée  : 
Ces'  le  bonheur  qui  se  blottit. 

Il  me  faut  les  roules,  les  roules... 
L'horizon  toujours  reculé 

Je  voudrais  les  connaître  toutes, 

Ma  tristesse  a  besoin   d'errer. 


* 


Lucie  Delarue-Mardrus,  Hélène  Picard,  Jeanne 
Perdriel-Vaissière,  avec  quelque  effort  d'attention 
nous  arrivons  à  distinguer,  nous  aussi,  les  traits  qui 
individualisèrent  ces  (rois  poétesses  aux  veux  de  nos 
ancêtres. 

Qu  d  me  suffise  aujourd'hui  d'avoir  attiré  votre 
attention  sur  l'un  des  c<  tournants  »  les  plus  curieux 
de  notre  histoire  littéraire;  vous  apercevez  main- 
tenant tout  ce  qui  était  en  germe  dans  ce  lyrisme 
féminin  :  nul  doute  que  l'avenir  de  notre  poésie  en 
Pé"]  '>  ail  été  un  instant  aux  mains  de  ces  jeunes 
femmes;  le  lyrisme  français  agonisait  dans  la  tiédeur 
-1  !S  chapelles  :  en  le  laïcisant,  vers  le  temps  où  le 
ministre  Combes  sécularisait  l'Eglise,  elles  lui  resti- 


;{H,s  FIGURES    LITTÉRAIRES 

tuèrent    une    vigueur    nouvelle;    elles   ameutèrent    lu 
foule;  leur  langage  incorrect,  leurs  cris,  leurs  plaintes 
allaient  à  lame  des  plus  inertes;  elles   rendirent  à  la 
masse  le  goût  des  vers,  aux  poètes  celui  des  applaudis- 
sements; c'est  de  ce  temps  qu'il  faut  dater  cette  renais- 
sance de  L'inspiration  qui  est   la   caractéristique    du 
xxc  siècle....  En  même  temps,  par  la  seule  audace  de 
leurs  confessions,  elles  mettaient  fin  à  une  fastidieuse 
littérature  de  fausse  psychologie;  elles  imposaient  un 
complet  renouvellement  de  la  psychologie  féminine  ; 
elles  replaçaient  la  poésie  dans  la  vie,  la  femme  dans 
la  réalité.  Certains  de  leurs  contemporains  virent  en 
elles  de  délicieuses  barbares  :   eh!  sans  doute!  encore 
n'était-ce  point  une  ère  de  régression  qu'elles  inaugu- 
raient, mais  peut-être  l'une  des  périodes  les  plus  fécon- 
des de  l'histoire  de  notre  art  et  de  notre   pensée. 


Y  A-T-IL  UNE  LITTÉRATURE 
FÉMININE? 


Un  jeune  écrivain  à  qui  l'on  ne  saurait  refuser,  je 
pense,  outre  le  sens  de  l'actualité,  quelque  goût  de 
l'humour,  publie  une  anthologie  des  poétesses  contem- 
poraines. Ce  livre  vient  à  point  :  marquons  notre  gra- 
titude à  l'auteur;  il  éclaire  nos  mœurs  littéraires  d'une 
lumière  brutale,  mais  bienfaisante  :  glorifiant  avec 
une  érudition  et  une  méthode  implacables  une  concep- 
tion de  l'art  et  de  la  poésie  insoutenable,  mais  d'autant 
plus  fréquemment  invoquée,  je  pense  qu'il  en  annonce 
le  déclin  et  mieux  en  prépare  la  ruine  définitive.  Ou 
J€  me  trompe  fort,  ou  M.  A.  Séché  nous  rend  là  un 
fier  service. 

Que  voulez-vous?  Nous  lisons  trop  dans  les  publi- 
cations, revues,  journaux  de  Paris,  de  Bucarest  ou  de 
Carpentras,  qui  touchent  de  près  ou  de  loin  à  la  lit— 
térature,  L'usuel  dithyrambe  : 


31(1  F1GUKES    l.i  i  i  I  r.  MIU.s 

Petite-fille  de...  petite-nièce  de...  Mme  de...  née..., 
Touchée  de  bonne  heure  par  l'aile  de  La  musc,  elle  avait 
quatorze  ans  lorsqu'une  revue  :  La  Joie  de  In  Maison! 
revue  toute  familiale,  publia  et  couronna  ses  premiers 
vers.  Je  ne  connais  pas  ces  premiers  vers,  mais  je  suis  sud 
qu'ils   étaient   très  différents,  pour   la    forme   comme  poui 

l'inspiration,  de   ceux    que  publie  maintenant  Mme  de 

Car  l'auteur  de  Poèmes  d'Orgueil,  à  vrai  dire,  est  très 
éloigné  d'écrire  pour  les  revues  de  la  Camille.  Je  n'entend- 
point  insinuer  par  là  que  Mme  de...  dépasse  les  bornes  de 
cette  amoralité  permise  à  l'art  hardi  et  puissamment 
créateur.  Mais  il  esl  de  l'ait  qu'elle  pousse  la  sincérité* 
jusqu'au  pied  !)  de  ces  limites,  et  cela,  (railleurs,  avec 
l'impudique  souci  de  l'aire  vrai,  humain,  d'ériger  de  la 
beauté,  de  l'aire  crier  la  passion  jusqu'au  spasme,  jusqu  à 
la  douleur,  jusqu'au  paroxysme!... 


Pour  peu  que  le  critique  ?  soit  en  verve,  ou  àj 
court  de  copie,  il  ajoutera  : 

Jamais  on  ne  vit  galop  plus  infernal  de  mots  el  d  idée-, 
c'est  une  vraie  bourrasque  littéraire,  un  chaos  extraor- 
dinaire avec  ses  hauts  et  ses  bas  '?),  ses  gouffres  et  ses 
sommets,  une  invraisemblable  anarchie  où  le. mal  se  mêle 
avec  le  bien,  la  joie  avec  la  douleur,  la  vie  avec  la  mort  el 
l'amour:  un  brasier  inouï  où  se  tordent  toutes  les  passions. 
Un  critique  qui  lui  est  tout  acquis  parle  d'elle  en  ce- 
termes  :  «  On  la  dirait,  en  l'ace  du  soleil,  en  i'ace  de  la  mer. 
à  1  attouchement  des  moindres  spectacles,  brûlée  de  la 
flamme  d'un  sacerdoce;  son  cœur  râle  ?),  ses  nerfs  se 
crispent,  elle  ne  peut  plus  peindre  son  émotion,  elle  ne 
peut  que  la  vociférer  en  des  bonds  d'adoration  (!),  avec 
des  contractions  et  des  stupeurs    !  ... 

El  ce  n'est  point  pour  Le  plaisir  de  vous  taire- 
savourer  un  effarant  style  journalistique  que  je  tran- 
scris ici  de  telles  proses  :  ces  citations  me  dispense- 
ront   d'insister    sur    les    caractère-    d'une    certaine 


< 


y    A-T-IL    UNE    LITTÉRATURE    KKMIMM;'>  311 

poésie  »  et  le  fâcheux  délire  ou  elle  entraîne  quoti- 
diennement d'honnêtes  feuilietonnistes,  voire  d'excel- 
lents hommes  de  lettres Vous  les  avez  reconnues 

ces  lignes,  pour  les  avoir  lues  vingt  (ois.  signées  de 
noms  différents,  souvent  illustres.  Certes,  oe  n  est 
point  1  Un  des  moindres  triomphes  de  nos  poétesses 
que  ces  capitulai  ions  de  la  conscience  et  du  gouJ 
auxquelles  elles  surent  eontraintlre  tant  de1  leurs  con- 
te m porains Vous  avez  reconnu  ces  lignes  ;  que  voilà 

donc  une  commune  aventure!  du  magazine  Familial 
aux  raies,  aux  vociférations,  aux  bonds  d'adoration, 
aux  contractions  et  aux  stupeurs  de  la  maturité,  voilà. 
semble-t-il,  résumée,  leur  carrière  à  toutes;  saluons  la 

]>n(:/(>ss(> Et   voilà   le  ton  dont    il    convient    de   les 

louer,  les  éloges  qui  leur  plaisent,  lajoveuse  cacopho- 
nie dont  leurs  oreilles  sont  flattées  Ides  danseurs  nègres 
seraient   plus  difficiles. 

—  La  littérature  ne  saurait  être  tenue  pour  respon- 
sable de  telles  vulgarités. 

—  Vous  L'avez  dit.  Mais  il  faut  le  redire,  et  ne  point 
nous  lasser  de  le  proclamer.  Car  enfin  l'étranger  nous 
observe,  et  le  brave  public  de  France1,  assourdi  de  ces 
cris,  de  cette  parade  indécente,  ahuri  —  on  le  serait 
à  moins  —  de  ces  bonds,  de  celte  saltation  folle,   du 

ndale  prolongé  de  cette  bamboula  littéraire,  le 
brave  public  de  France,  lui-même,  ne  sait  plus  que 
penser;  il  hésite,  il  se  détourne  de  la  foire  aux  poé- 
l«  sseSj  mais  il  souffre  qu'on  lui  parle  crime  c<  littérature 
Féminine.  -  Nous  sommes  si  vains  de  gloire  littéraire' 
Si  par  hasard  ces  bacchantes,  ces  faunesses.  ces  con- 
rulsionnaires,  ces  aissaouas  de  boudoirs  et  de  salons 
avaient   vraiment  enrichi  te  trésor  de  notre  art  natio- 


312  FIGURES    LITTÉRAIRES 

nal!...  En  vérité',  il  est  temps  de  parler  net  et  fort,  et 
si  l'on  a  le  respect  de  quelques  prestigieux  talents  de 
femmes,  si  1  on  pratique  le  culte  de  notre  langue,  si 
l'on  est  jalousement  fier  de  nos  traditions  d'élégance 
et  de  goût,  il  faudra  désormais  se  rebeller;  dût-on 
montrer  quelque  courage  et  même  quelque  cruauté, 
le  devoir  s'imposera  de  protester;  désolidarisons  l'élite 
de  la  tourbe  des  médiocres  et  des  cabotines,  et  d'abord, 
anéantissons  cette  grotesque  légende  de  la  «  littérature 
féminine.  » 

Il  n'y  a  pas  de  «  littérature  féminine,  »  il  y  a  la 
littérature  française  dont  un  nombre  grandissant  de 
jeunes  filles  et  de  femmes  se  réclament  sans  aucun 
titre  —  que  quelques-unes  honorent  en  collaborant 
avec  des  soins  pieux  à  son  développement  indéfini. 


• 


Que  si  vous  en  doutez  encore,  parcourez  le  recueil 
de  A.  Séché.  Ah!  qu'elle  est  donc  opportune  l'initia- 
tive de  cet  anthologiste  !  Déjà  nous  devions  à  son  zèle 
informé  une  anthologie  des  poétesses  défuntes,  du 
treizième  siècle  à  nos  jours  :  de  J2O0  à  1891  il  en 
compta  cinquante-cinq  dont  il  lui  plut  de  nous  recom- 
mander les  œuvres;  cinquante-cinq,  vous  entendez 
bien,  de  Marie  de  France  à  Thérèse  Maquet  :  sept  siè- 
cles, cinquante-cinq  poétesses;  de  grincheux  érudits 
estimèrent  que  c'était  peu  et  reprochèrent  à  A.  Séché 
d'avoir  né^lio-é   la  mémoire  de  Mme  du  Boccage,  de 


'D"& 


Mme  Guibert.  de  Fanny  Mouchard....  A.  Séché  admire 
médiocrement  les  vers  de  ces  muses  lointaines;    c'est 


v  A-T-IL   i.\i;   littÉBAtlt.k  i  i:\iimm_?  313 

bien  son  droit.  Mais  il  est  indulgent  aux  effusions  les 
plus  fades  et  aux  plus  barbares  vociférations  des  muses 
contemporaines;  t'est  pourquoi  quarante-quatre  noms 
l'ont,  si  j'ose  dire.  L'ornement  de  son  second  volume. 
Quarante- quatre  poétesses!  d'aucuns  crieront  à  V exa- 
gération, niais  non  pas  moi  :  grâce  à  cette  heureuse 
abondance,  le  livre  de  A  .  Séché  a  toute  l'ampleur  d'une 
définitive  démonstration. 

Parcoure/,  ce   recueil;   quelque  monotonie  caracté- 
rise le  choix  des  poèmes,  et  ce  n'est  point  la  faute  de 
A.  Séché  :  l'immense  majorité  de  nos  muses  a  horreur 
de  1  originalité  :  les  plus  vigoureuses  se  souviennent 
fréquemment  de  nos  grands  romantiques   et  ne  font 
point  effort  pour  nous  dissimuler  la  précision  de  leurs 
souvenirs  ;  les  autres  copient  ou  démarquent  avec  une 
candeur  charmante  et  vraiment  innocente  les  œuvres 
des  plus  fêtées  d'entre  elles.  Voilà  la  première  impres- 
sion, que  confirme  une   plus   attentive  étude.  Néan- 
moins on  feuillette  ce  volume  sans  ennui  :  encore  qu'il 
ne  fasse  point  trop  honneur  à  la  typographie  et  à  la 
photogravure   françaises,   il  est  illustré  :  la  comtesse 
de  Xoailles  est  en  décolleté.  Mme  Hélène  Picard  aussi, 
Mme    Catulle    Mendès    est     en    costume     de     ville, 
Mme    René     Vivien    en    apparition    préraphaélite.... 
A.  Séché  a  tait   précéder  de  «    notices   biographiques 
(  I  bibliographiques  »  ses  <<  morceaux  choisis;  »  il  cite 
de  nombreux  critiques,  ei  je  n'ose  supposer  qu'il  eut, 
chers  confrères,  la  malicieuse  pensée  de  se  divertir  à 
nos  dépens  :  mais  enfin  on  aurait  tort  de  prendre  là 
une  idée  de    la  critique  contemporaine:   j'ai  déjà   dit 
que  nos  triomphantes  poétesses  avaient  l'art  d'inspirer 
de    singuliers  jugements    aux    plus   fermes    esprits; 


;;i   J  KIGUHES     II TTÉRÀIKES 

hélas,  bêlas!  notre  maître  à  tous.  Emile  Faguet,  lui- 
même,  donne  l'exemple,  qui  peuple  Paris  et  la  pro- 
vince de  c  grands  poètes  .  ;  cela  lui  coûte  peu  vrai- 
ment ! 

Les   notes    bibliographiques    seront   utiles    :    vous 
(loutiez-vous    que    vous    ne    sauriez    étudier    l  œuvre 
et    la    carrière    de     Mme     Lucie    Félix-Faure-Goyau 
sans  parcourir  le  Moniteur  du    Puy-de-Dôme,  la    Se- 
maine   religieuse     mais,  au    l'ait,  laquelle?     et,    Dieu 
me  pardonne!  la  Mode  Ulustréel...  Enfin,  grâce  aux 
soins   diligents    de   A.   Séché,    à    qui    ne    furent   point 
toujours    refusée-    de    précieuses     confidences,    nous 
sommes  amplement  renseignés  sur    la  vie,    les    aven- 
tures, les  talents  divers  de  nos  poétesses  :  Mme  Burnat- 
Provins,  «  élève,  amie  et  modèle  de  Benjamin  Cons- 
tant, peint  des  figures,    des  portraits,    des    paysages 
qu'elle   expose    au  Salon  de  la   Société  nationale    des 
artistes  français.  Elle  dessine  aussi  des  broderies,  des 
cuirs,    des  bois,  des    affiches  qui  lui    valent  de  nom- 
breuses récompenses  aux  diverses  expositions  où  elle 
prend    part....    -    Mlle    Dortzal,    dont    la    souveraine 
beauté...  Mme  Marie  Huot...  ah!  les  vers  de  Mme  Ma- 
rie   Iluot    peuvent    être    prodigieusement    dénués    de 
génie,  mais  sa  vie  n'est  pas  banale  :  «  Quoi  ([lie  puisse 
écrire  Mme  Marie  Huot,  son   œuvre  restera   toujours 
au-dessous  du  haut  pittoresque    ce  style!    qui  s'attache 
oh  ce  style!     a  sa    vie    et   à  sa    personne.    »  Certes, 
cite-t-on  une  autre  poétesse  qui  ait  «  lardé  »  de  coups 
d'ombrelle  le  professeur  Brown-Séquard  en  plein  Col- 
lège de  France,  blessé  à  coups  de  revolver  au  milieu 
d'une    fête  deux  innocents  toréadors,  proclame  aussi 
bruvamment     les     doctrines     végétarienne,     malthu- 


\     \-l-II.    UNE    LITTÉRATURE    FÉMININE?  315 

sienne  ..  Certaines  si'  souviennent  fort  opportuné- 
ment que  nul  ne  saurai!  être  plus  exactement  loué 
que  pai  soi-même;  une  Bretonne  n'hésite  pas  à  écrire  : 

J'étais  très  petite  fille  encore...  mon  enfance  a  été 
solitaire,  mes  grands  amis  furent  les  seuls  classiques, 
lns  dans  mes  livres  d'étude,  et  Chateaubriand  qui,  à 
douze  ans.  m'apprit  la  mélancolie.  Chateaubriand  lu. 
dans  le  silence,  par  une  enfant  solitaire!  11  me  fut  un 
admirable  maître  de  Langage,  mais  il  m'eût  été  un 
fcîcheux  professeur  de  désenchantement  avant  la  lutte, 
sans  les  ressources  d'un  tempérament  équilibré,  d'une 
vraie  aptitude  de  joie  que  je  portais  en  moi.  »  Allons, 
tant  mieux!  Une  autre,  la  plus  jeune,  la  «  benjamine  »> 
de  cette  surabondante  pléiade,  a  publié  un  gentil 
volume  :  n'allé/  point  espérer  qu'elle  s'égare  hors  des 
chemins  battus  :  «  Comme  la  plupart  des  muses  con- 
temporaines, plus  peut-être,  avec  une  [jointe1  plus 
aiguë  de  modernisme,  Mlle  A  nie  Perrev  incarne  l'Eve 
nouvelle  qui  chante,  qui  avoue  hardiment  son  amour, 
son  goût  pour  l'amour  et  sa  tendresse  pour  l'homme. 
Et  cela  très  passionnément,  très  ardemment,  sans 
Fausse  pudeur —  >•  Cela  nous  désolerait  sans  cet  aveu 
pimpant  :  Je  n'ai  qu'un  idéal  littéraire  très  vague... 
je  11  ai  d  esthétique  personnelle  (pie  pour  mes  robes 
*'l   mes   chapeaux,  cl  non  pour  mes  vers 

C1"1'  "  ont-elles  toutes  la  même  franchise  ! 

Esthétiques  pour    couturiers  mondains,    broderies. 

cuirs,  bois,  affiches,  haut  pittoresque  de  la  vie  privée, 

au-dessous  duquel  1res   au-dessous    —    s'étale    la 

titud  •  des  <  eu vres,  que  voulez- vous  que  tout  cela  me 

ise.  quand    il  s'agit  de  Lettres,   di    ces  Lettres  opte 


316  FIGURES    L1TTÉR AIRES 

nos  mœurs  avilissent,  et  qui  cesseront  d'être  l'honneur 
de  ce  pays,  si  nous  ne  réagissons  de  toute  notre 
vi«nieur  ;  car  nous  consentons  à  sourire  des  travers  de 
la  femme  de  lettres,  mais  nous  nous  indignons  du  bruit 
grossier  qu'elle  soulève  partout,  de  cette  réclame  dont 
elle  emplit  sans  vergogne  nos  feuilles,  de  tout  ce 
tintamarre  auquel  s'associent  d'inconscients  excités 
et  quelques  honnêtes  gens  dont  on  eût  attendu  plus  de 
sagesse;  surtout,  surtout,  nous  ne  pouvons  pas  per- 
mettre, nous  ne  pouvons  permettre  à  aucun  prix,  qu'à 
propos  de  ses  poèmes  ou  de  ses  proses  on  écrive  ceci, 
par  exemple  : 

Mme  de...  incarne  bien  la  femme  moderne,  toute  la 
femme  moderne  ruée  d'un  bloc  vers  le  seul  plaisir,  vers 
l'immédiat  assouvissement  de  ses  passions;  —  la  femme 
moderne  pour  qui  les  mots  de  devoir,  d'abnégation,  de 
sacrifice,  de  vertu,  ne  sont  plus  que  des  mots,  qui  subor- 
donne tout  à  la  seule  satisfaction  de  ses  instincts,  qui  se 
jette  éperdument  à  la  tête  de  l'Amour,  et  pour  qui  la  vie 
n'a  pas  d'autre  signification,  d'autre  but  que  de  magnifier 
l'individu,  que  de  développer  toutes  ses  facultés  d'émotion, 
tous  ses  sens  : 

Mon  corps  ardent  frissonne  et  tremble  de  désir, 
S'arque  vers  l'inconnu,  avide  de  toutes  fièvres! 

s'écrie- t-elle,  synthétisant  en  deux  vers  toute  la  soif  de  son 
âme  mystique  et  de  sa  chair  brûlante. 

Cela  est  proprement  insane,  parce  qu'il  n'est  pas 
exact  que  la  femme  ruée  —  d'un  bloc  ou  autrement! 
—  vers  le  seul  plaisir,  vers  l'Amour,  soit  un  type 
essentiellement  moderne,  étant,  je  pense,  de  tous  les 
temps,  mais  il  est  vrai  qu'autrefois  le  vulgaire  désordre 
n'apparaissait  pas  nécessairement  poétique...;  parce 
qu'on  ne  voit  pas  comment  l'Amour,  ainsi  entendu,  qui 


V    A-T-IL    UNE    LITTÉRATURE    FÉMININE?  317 

n'est  que  bas  esclavage,  peut  concourir  à  émanciper, 
à  magnifier  l'individu,  non  pas  même  à  développer 
toutes  ses  facultés  d'émotion,  puisque  les  plus  nobles 

seraient    d'abord  annihilées Certes  de  semblables 

phrases  sont  purement  insanes  ;  à  force  d  être  répétées 
leur  insanité  cesse  d'être  inolFensive.  Et  1  on  y  dé- 
couvre la  plus  intolérable  tendance  à  généraliser. 
Mme  de...  n'incarne  rien  du  tout,  qu'un  tempérament 
assez  banal  en  soi;  nos  poétesses  ne  représentent  rien, 
qu'elles-mêmes;  il  est  outrecuidant  à  la  plupart  de  se 
comparer  aux  trois  ou  quatre  d'entre  elles  qui  mani- 
festèrent un  vrai  talent;  à  toutes  je  dénie  le  droit  de 
se  dire  les  porte-paroles  de  leurs  sœurs  silencieuses. 
J'en  suis  fâché  pour  A.  Séché  dont  on  aimerait 
louanger  l'ardeur  intellectuelle  et  la  curiosité  d'esprit: 
mais    il   appert  de  son  cas  que    la   fréquentation   des 

poétesses  est  redoutable  aux  jeunes    écrivains Au 

reste  s'en  doute-t-il?  et  faut-il  apercevoir  comme  une 
vengeance  anticipée  en  quelques  traits  qu'il  dissémine 
ça  et  là?  Il  écrit  :  «  Je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  dire 
que  Mme  la  duchesse  de  Kohan  est  un  grand  poète.  » 
Il  écrit  :  ce  Le  manque  de  franchise,  une  ridicule  pudeur 
ont  empêché  les  femmes  d'être  autre  chose  que  des 
poètes  aimables....  »  lue  ridicule  pudeur  î  o  humour  ! 


Il  n'y  a  pas  de  littérature  féminine,  n'en  déplaise  à 
M.  Jules  Bertaut  '  ;  j'ose  affirmer,  l'ayant  suivi  dans  ses 

l.  JuLBâ  li.iuAi  i.  L%  Littérature  féminine  d'aujourd'hui. 


318  i-ic.uuis    i.iiti:kaii;i;s 

patientes  anal\  SCS,  que  du  prodigieux  amas  des  romans 

écrits  par  1rs  femme»,  il  n'extrait  ni  une  conception 
nouvelle  de  La  vie  et  du  monde,  ni  une  morale,  ni  une 
théorie  d'art  spéciale  à  La  femme;  je  ne  découvre  pas 
même  eil  SQB  livre  les  éléments  d'une  psychologie  de 

la    femme   moderne    si    vantée,    si    haïe,    que    chacun 
imagine    an  gré  de  ses  rêves  ou    de  ses  haines,  parce 
qu'il  est    plus    aisé  de   L'imaginer  que  de  la  découvrir 
parmi  les  innombrables  ébauches  et  les  contradictions 
de   la  vie....     Peut-être    le    plan    même    de    son    étude 
condamnait  il   Jules  Bertaut  à  ne   point  sortir   résolu- 
ment du  vague;  et  l'on  sait  que  de  trop  vastes  enquêtes 
résultent  rarement  des  conclusions  précises;  toutetois 
je  ne  puis  croire  qu'il  n'eût  rien  discerné  si  des  décou- 
vertes avaient  été  possibles....  Or  aucune   conclusion 
ne  ressort    de  s  an  livre,    rien,  si    ee    n'est    sans  doute 
que  c'est  un  leurre  de  parler  d'une  «  Littérature  fémi- 
nine »  ;  nos  romancières  n'ont  guère  plus    d'originalité 
que  nos  poétesses  :  trois  ou  quatre,   mettons   cinq    ou 
six,  ont    un    appréciable    talent,    assimilateur    et    pit- 
toresque, le  reste  vivote  —  et  je  n'entends  point    dire 
par  la  qu'il  ne  connaisse  pas  les  fructueux  tirages —  les 
femmes  cultivent  avec  la  même  désinvolte  aisance  bais 
les  genres  et    Les  plus   diverses    variétés  du   roman     la 
m  avenu?  de    Leurs  œuvres  n'est  sans  daute  ni  supe- 
rieure  ni  inférieure  à  la  nuyenne  des  œuvres   mascu- 
lines. Cett?  sage    médiocrité,  cette  absence  de   carac- 
tères spécifiques,  a  vouez-le,  diminuent  singulièrement 
l'intérêt  des  livres  de    femmes  envisagés   isolément   : 
elles  subissent    toutes  les  influences  et  n'en  imposent 
aucune;   leurs  œuvres,  très    diverses,    n'ont    de   com- 
muns qu2  des    traits   de  La  plus  inexpressive  généra- 


A 


Y    A-l-ll.    UNE    LITTËRATIMIK    FÉMININE?  319 

lité.  La  «  littérature  féminine,  »  quoi  de  plus  insai- 
sissable ? 

Au  Long  de  ses  (rois  cents  pages,  Jules  1> -riant 
poursuit  ce  fantôme,  vain  tment  sélance  vers  ce  mi- 
rage  :    exercice    décevant    encore   qu'instructif Il 

s'efforce  d'expliquer  le  succès  des  livres  de  femmes, 
je  répète  qu'il  n'explique  point  ce  succès  par  des 
raisons  tirées  des  mérites  singuliers  du  génie  fémi- 
nin; il  expose  judicieusement  un  ensemble  de  cir- 
constances favorables;  il  ne  lui  semble  pas  que  ces  eir- 
c  instances  soient  durables;  il  a  probablement  raison; 
niais  n'allons  p  uni  discuter  des  pronostics. 


Nous  voici  fort  à  1  aisa  pour  envisager  le  péril  dont 
ta  multiplication  incessante  des  œuvres  de  femmes 
menacerait  la  morale,  nos  institutions,  la  société  elle- 
nu'tn  '  :  je  crois  fermement  que  leur  effort  est  de 
moindre  portée  et  n  aura  point  d'aussi  graves  consé- 
quences; je  ciuis  que  le  tumulte  féminin  peut  tout 
luste  nuire  au  bon  renom  de  nos  Lettres,  et  contri- 
buera déconsidérer  davantage  nos  mœurs  littéraires. 
Leur  amoralité  n'est  point  pire  que  celle  de  leurs 
Confrères  masculins;  iVnh  vient  qu'étant  moins  sys- 
tématique, die  apparaisse  parfois  plus  redoutable4? 
plie  n'esl  point  agressive;  lu  timidité  d'esprit  de  nos 
poétesses  et  de  nos  romancières  est  un  t'ait;  d'autres 
Eemm  js  sonl  plus  audacieus  s  :  intellectuelles,  nées 
d  hier  à  la  science,  professeurs,  théoriciennes  qui 
pavent   d'un  ■  humanité  transformée,  leur  féminisme, 


320  rii.i  ki.>    il  i  i  t.i:aihi:s 

lo^iaue,  évolutionnista  ou  révolutionnaire,  u  a  guère 

O      1 

(le  secours  à  attendre  des  femmes  de  lettres  eu  laveur 
auprès  du  public;  les  tendances  de  celles-ci  sont  plu- 
tôt rétrogrades  ;  leur  inconsciente  philosophie  ne  va 
qu'à  glorifier  l'instinct  et  la  passion  la  plus  aveugle, 
la  plus  puissante  pour  retenir  la  ïenini  >  dans  l'antique 
sujétion.  Et  certes,  les  moralistes  ont  de  tout  temps 
iuo-é  subversif  l'instinct  d'amour;  un  avenir  proche 
en  tirera  peut-être  un  principe  d  ordre  et  de  soumis- 
sion, et  sera  surtout  tenté  de  s'en  Faire  un  allié  contre 
de  plus  effrayants  symptômes  d'anarchie  et  de  disso- 
lution morale. 

Et  je  reconnais  volontiers  qu'il  est  bien  des  sortes 
d'amours,  et  que  nos  femmes  de  lettres  semblent 
exalter  de  préférence  la  plus  élémentaire,  qui  n'est 
qu'une  frénésie  sensuelle  :  sur  ce  point,  les  témoi- 
gnages sont  unanimes  de  tous  ceux  qui  prirent  la 
peine  d'y  regarder  d'un  peu  près  ;  relise/  plutôt  les 
pages  que  M.  Charles  Maurras  intitulait  naguère  : 
«  Le  romantisme  féminin:  allégorie  du  sentiment 
désordonné,  »  et  où  tant  de  profonde  vérité  s'insinue  I 
parmi  de  brillants  sophismes  ;  relisez  dans  les  dernières 
Etudes  sur  la  Littérature  française,  de  M.  Mené  Dou- 
mic,  le  chapitre  consacré  aux  «  Romans  de  femmes  ;  » 
ne  né^li^ez  ni  les  Muses  françaises  de  A.  Séché,  ni  la 
Littérature  féminine,  de  Jules  Bertaut  ;  à  quoi  il  con- 
viendrait d'ajouter  de  récents  articles  de  M.  E.-M.  de 
Voo-ué,  et  enfin  Nos  femmes  de  lettres,  de  M.  Paul  Fiat  : 
que  des  juges,  si  divers  de  goût,  et  de  méthodes  si 
contradictoires,  S3  puissent  rencontrer  pour  soutenir 
li  m3ine  affirmation,  voilà  qui  ne  laisse  subsister 
aucun  doute.   Littérairement,  une  pareille  conception 


Y  A-T-1L  uni:  littératUrk   féminine?  321 

de  l'amour  ne   mène   pas  très   loin,    et    Paul   Fiat   le 
démontre  avec  force  : 

Si  la  prédestination  de  la  Femme,  écrit-il,  envisagée 
Comme  elle  l'est  par  nos  auteurs,  ;i  la  façon  d'une  antique 
Fatalité,  est  bien  de  succomber  dès  l'instant  qu'on  l'at- 
taque: si  toujours  elle  doit,  en  vertu  de  la  faiblesse  inhé- 
rente à  son  être.  «  comme  le  fruit  mûr  tomber  sur  la 
prairie,  »  qui  ne  voit  que  du  même  coup  s'affaisse  le  res- 
sort d'intérêt  qui  nous  attachait  à  ses  actes?  Peut-être 
nous  arrêterons-nous  encore  à  quelques  sujets  de  ces 
trop  spéciales  nosographies.  Mais,  du  simple  point  de  vue 
littéraire,  en  admettant  (pie  nous  écartions  des  consé- 
quences morales  pourtant  si  attachantes,  nous  ne  pouvons 
eue  regretter  les  anciennes  complications  sentimentales, 
qui  faisaient  contrepoids  à  l'instinct  et  créaient  un  rem- 
part de  toutes  leurs  défenses  assemblées. 

Littérairement,  c'est  là  une  cause  jugée. 

Que  si  nous  nous  plaçons  au  point  de  vue  sociolo- 
gique... ah!  ici  je  suis  bien  contraint  de  vous  ren- 
voyer à  ce  livre  délicat  et  vigoureux,  Nos  Femmes  de 
Lettres.  Et  je  souscris  trop  complètement  à  la  plupart 
des  critiques  et  des  aperçus  de  Paul  Fiat,  pour  qu'il 
me  s, ut  même  possible  d'en  apporter  ici  un  commen- 
taire un  peu  étendu:  tous  ceux  qui  le  liront  verront 
au  reste  sur  quels  points,  très  rares,  je  me  sépare  de 
lui.  ..  Mais  enfin,  voici  l'étude  la  plus  troublante  que 
nous  possédions  sur  nos  femmes  écrivains;  voici 
d'abord  la  sélection  que  nous  attendions  d'un  effort 
vraiment  critique,  et  voici  des  pages  de  franche  et 
saine  —  et  parfois  inquiétante  —  vérité.  Que  pense- 
rons-nous de  la  portée  de  certaines  conclusions?  si 
Paul  Mat  définit  la  femme  littéraire;  «  un  monstre  au 
lens  latin  du  mot,   •>  s'il  la  condamne,  anti-naturelle, 

21 


;;)o  i-K.i  1RES    LITTÉRAIRES 

anti-sociale  —  et  nul  n'a  plus  rquitablement  rendu 
bommage  au  talent  de  quelques-unes  —  il  es*  bien 
entendu  que  c'est  uniquement  de  la  femme  littéraire 
contemporaine  qu'il  s'agit.   Réservons  l'avenir.... 


TROIS   UNIVERSITAIRES 


CIL  V.    LANGLOIS 


Parmi  tant  de  savants  dont  notre  époque  se  plaît  à 
vanter  les  mérites  indéniables  et  divers,  est-il  un 
représentant  plus  typique  de  l'érudition  et  de  la 
science  historique  modernes? 

Interrogez  nos  jeunes  historiens  :  leur  aimable 
férocité  se  calme  dès  l'instant  que  vous  sollicitez  un 
avis  sur  les  enseignements  et  les  œuvres  de  M.  Ch.- 
V.  Langlois:  unanimement  ils  affirment  le  prestige 
de  ce  maître;  ils  tiennent  pour  des  modèles  cle  cri- 
tique sobre  et  forte  les  monographies,  mémoires, 
dissertations  que  depuis  plus  de  vingt  ans  M.  Ch.- 
V.  Langlois  entasse  avec  un  zèle  tranquille;  ils  l'ad- 
mirent, et  peut-être  le  redoutent  un  peu  :  ils  tiennent  de 
lui  les  raffinements  de  leur  méthode  :  le  <<  métier.  > 
c  est  Gh.-V.  Langlois  qui  leur  en  apprit  la  théorie  et 
souvent  la  pratique  :  Gh.-V.  Langlois  fut  à  la  Sor- 
bonne  le  véritable  introducteur  de  ces  «  science- 
auxiliaires  »  de  l'histoire  dont  le  monopole  parut  long- 


326  F1GI  RES    LITTÉRAIRES 

temps  appartenir  à  l'Ecole  des  Hautes-Etudes  et  à 
L'Ecole  des  Chartes;  il  est  par  excellence  le  professeur 
de  critique,  il  est  la  critique  même....  Etonnez-vous 
que  pour  toute  une  génération  de  chercheurs  et  d'his- 
toriens, il  demeure  le  «  patron,  le  maître  de  qui  la 
décisive  influence  oriente  les  esprits  <-t  détermine  les 
carrières. 

Admirations  juvéniles  où  il  entre  une  part  de  légi- 
time gratitude.  Serait-il  équitable  de  n'en  tenir  nul 
compte?  Hâtons-nous  bien  plutôt  d'enregistrer  la 
déposition  de  ces  témoins  frondeurs,  aisément  irres- 
pectueux, quand,  de  leur  plein  gré,  ils  décernent  à 
qui  les  enseigna  l'autorité. 

L'autorité  de  M.  Ch.-V.  Langlois  est  grande;  elle 
est  telle  de  l'aveu  de  ses  disciples,  auquel  répond 
l'assentiment  de  ses  émules  en  érudition  et  de  ses 
confrères;  l'autorité  de  Ch.-V.  Langlois  est  grande 
parmi  les  savants  ;  son  crédit  est  considérable  dans 
l'Université,  qui  apprécie  la  justesse  des  vues,  l'op- 
portune sévérité  des  conseils  de  cet  historien-pé- 
dagogue.... 11  ne  suffit  point,  en  effet,  a  cet  érudit 
d'exceller  dans  l'exploration  du  xiu°  siècle;  ce  médié- 
viste ne  fut  jamais  le  prisonnier  des  chartes  et  des 
bulles  ;  nul  esprit  plus  ouvert,  plus  libre,  plus  apte 
a  pénétrer  les  problèmes  de  ce  temps  et  à  en  raison- 
ner congrùment.  De  quel  secours  n'est  point  à  1  his- 
torien son  sens  de  la  vie?  Quel  bénéfice  l'observateur 
et  le  critique  de  nos  méthodes  universitaires  ne 
tire-t-ii  point  de  sa  connaissance  des  siècles  écoulés? 
Ch.-V.  Langlois  démêle  avec  la  plus  allègre  perspica- 
cité les  intrigues,  les  secrets,  Les  imaginations  des 
contemporains  de  Louis  IX  et  de  Philippe  le  Bel  ;  il 


CH.-V.    LANGLOIS  327 

n'est  ni  moins  perspicace,  ni  moins  averti  quand  il 
sVll'orce  d'éclairer  une  question  d'aujourd'hui;  il  est 
le  cerveau  le  plus  lucide,  l'esprit  le  plus  prompt  ;  sa 
science  n'est  pas  le  luxe  un  peu  vain  du  Bénédictin 
qui  s'exile  de  la  cité  en  progrès;  elle  est  le  moyen  le 
plus  efficace  d'entrainemenl  el  de  perfectionnement 
d'une  intelligence  avide  d'action  sociale. 


• 


11  y  eut  un  temps,  dit-on,  où  les  professeurs,  peu 
nombreux,  d'une  Sorbonne  déchue  se  piquaient  d'élé- 
gances salonnières  :  temps  lointain,  o  Cousin!  où  Ton 
eiït  moins  goûté  la  distinction  et  l'urbanité  fine  des 
beaux  esprits  s'il  eut  fallu  déplorer  l'extravagance 
ou  l'extrême  négligé  de  leur  ajustement  :  nous  avons 
changé  cela;  notre  Sorbonne  revivifiée,  bourdonnante 
M  démocratique  ignore  ces  scrupules,  ces  pudeurs 
M  un  autre  âge  :  jamais  savants  n'adichèrent  plus  trans- 
cendant mépris  du  décorum;  tel  maître  illustre  semble 
le  Labre  héroïque  e4  minable  de  cette  érudite  maison... 
trait  singulier  de  nos  mœurs  universitaires,  affectation 
à  Laquelle  échappe  un  Ch.-V.  Langlois,  encore  que 
1  apparente  austérité  de  ses  allures  ne  soit  pas  contes- 
table Austérité  des  allures,  ascétisme  de  la  méthode; 
du  moins  L'accord  est-il  parfait  des  gestes  et  du  carac- 
tère, des  discours  et  des  tendances  secrètes;  ennemi 
superfluités,  des  paroles  vaines,  et  généralement 
de  toutes  les  faciles  élégances  où  se  plaît  la  futilité  de 
m  plupart  d.s  hommes.  Ch.-V.  Langlois  ne  se  met 
point  en  frais  pour  dissimuler  sa  haine  vigoureuse  du 


328  F1GUKES    Uï TÙtANtl  S 


verbiage  :  sa  parole  est  brève,  redoutable  son  silence; 
son  aspect  sévère,  son  discours  parcimonieux  éloi- 
gnent les  fâcheux;  leur  nombre  est  si  grand  qu'il 
semble  s'entourer  de  quelque  mystère. 

Ascétisme  de  la  méthode!   En  vérité  Ch.-V.  Lan- 
glois  n'est  point  de  ces  maîtres  qui  fleurissent  devant 
les  pas  de  leurs  élèves  le  dur  chemin  de  l'apprentis- 
sage :   les  difficultés   de  l'Histoire,  nul  n'en  possède 
une  plus  précise  expérience  que  ce  parlait  historien  : 
il  les  définit  ;  et  sans  doute,  les  définissant,  enseigne- 
t-il  le  moyen  de  les  vaincre:  certes,  mais  quel  labeurr 
quelles  opérations  compliquées  ;  que  d'initiations  préa- 
lables! l'heuristique,  la  bibliographie,  et  ces  fameuses4 
«  sciences  auxiliaires....   »    11  écrit  (Seignobos  adju- 
vante) le  manuel  de  l'apprenti  historien;  il  démontre 
qu'une  préparation  technique  s'impose  et  doit  être  sub- 
stituée à  la  préparation  «  littéraire.  »  Hélas  !  «  tous  les 
auteurs  qui,  comme  Daunou,  ont  essayé   d'énumérer 
les  connaissances  préalables,  ainsi  que  les  dispositions 
morales  ou  intellectuelles  requises  pour  «  écrire  l'his- 
toire, »  ont  été  amenés  à  dire  des  banalités  ou  à  émettre 
des  exigences  comiques.  »  Les  exigences   de  Ch.-'N  . 
Langlois  sont  fort  raisonnables;  elles  sont  multiples 
et  impératives.  Il  propose  au  jeune  historien  la  plus 
sévère  conception  de  la  science  historique  ;  il  proscrit 
les  effets  «  littéraires,  ornements  plaqués, . .  verroteries, 
fleurs  de  rhétorique...  sentences...  jugements.  »  Il  est 
impitoyable  à  la  philosophie  de  l'histoire  :  les  philoso- 
phies  de  l'histoire!  si  l'on  en  presse  fortement  les  ma- 
jestueuses théories,  elles  se  résolvent  en  brouillards 
autour  d'une  idée  centrale,  gratuite,  et  le  plus  souvent 
d'une  excessive  simplicité.  Certes,  toutes   ces  ambi- 


CH.-V,    LANGI.OIS  32r> 

lieuses  théories  qui  «  prétendent  poser  les  «  lois  »  du 
devenir  historique,   ne  sont  que  des  jeux  d'esprit.   » 
Démence,  la  recherche  de  ces  «  lois;  »  Gh.-V.  Lan- 
glois    exhorte    l'apprenti  historien    à    la  modestie  ;  il 
l'oriente  vers  les  humbles  besognes;  les  plus  urgentes, 
les  plus  utiles;    il    invoque  le  témoignage  de  Renan 
pour    vanter    le  bienfait    d'un   catalogue    rédigé   avec 
patience  et  discernement.  Il  exalte  «  l'agrément  simple 
et  tranquille  des  besognes  préparatoires.  »  Franchit- 
il  la  limite  de  ces  travaux    préparatoires,    l'historien 
voit  surgir  devant  lui  des  dilïicultés  nouvelles,  quasi 
insurmontables....  Que  d'efforts  !  et  -  toute  ambition 
littéraire  étant  écartée  —  pour  quel  décevant  résultat! 
Fustel  de  Goulanges  déclarait  (pie  «  l'Histoire  ne  sert 
à  rien.  »  Que  pense  Gh.-V.  Langlois? 

Le  \ixe  siècle  s'achève,  ici,  sur  des  désillusions.  La  plu- 
part des  démonstrations  de  la  critique  historique  (en  cela 
comparables,  du  reste.  à  une  foule  de  démonstrations  des 
sciences   proprement   dites,    qui    ne    comportent    aucune 
application   directe    n'intéressent  que  la   curiosité.  Celles 
((in  pourraient  intéresser  la  conscience  et  peser  d'un  cer- 
tain poids  dans  les  controverses  entre  les  hommes  peuvent 
être  stérilisées  :  la  critique  de  Strauss  et  de  Renan  n'a  pas 
été  sensiblement   plus  efficace,  en   fin  de  compte,  que  le 
rire   de   Voltaire.    Enfin   dans   quelle    mesure  le   progrès 
incontestable  des   connaissances   louchant    l'histoire   des 
sociétés  ancienne-  a-t-il  influé  sur  celui  des  sociétés  mo- 
dernes? La  génération  française  de  1848  avait  espéré,  dans 
son  enthousiasme  juvénile  pour  la  science,  que  l'histoire, 
'••i  instruisant  l'humanité  (\v^  raisons  de  ce  qui  est.  éclai- 
rerait les  voies  de  l'avenir  et  contribuerait  à  déterminer  ce 
qui  sera.  Mais  quoi?  C'est  Renan  lui-même  qui  écrit,  dans- 
si  Préface  de  1891  à  son  Avenir  de  la  Science  de   1848  : 
«  Le  processus  de   la   civilisation   est   maintenant    reconnu 


330 


l  loi  i;i;s    LITTÉRAIRES 


dans  ses  traits  généraai  »  ei   «   la   destûaée  humaine  est 
devenue  plus  obscure  que  jamais.  » 

Une  très    forte  éducation  technique,  une  excessive 
déOance  du  sentiment,  de  l'idée  personnelle,  du  talent, 
une  conception  pessimiste  du   rôle  de   1  Histoire,  de 
sa  portée    sociale    et    de    son    utilité  pour  le  propres 
de   l'esprit  humain,   telles   sont  les  acquisitions   que 
l'étudiant    retire    de    l'enseignement    théorique    de   d 
maître   :    enseignement   très    propre  à  discipliner  le 
médiocres  et  à  les  enrégimenter  pour  les  fructueuse 
entreprises    collectives,     enseignemenl     néfaste     ad 
faibles,    prodigieusement  favorable   aux  forts;  ensej 
gnement  nécessaire,  et  qui  vint  à  son  heure  pour  enre- 
gistrer,    coordonner    et    assurer    définitivement    les 
résultats  de  la  réaction  contre  l'Histoire   romantique. 


. 


Composer  un  code  de  l'histoire  scientifique,  c'esl 
fort  bien  —  vous  révélerai-je  qu'on  y  découvre  mit 
logique  passionnée,  une  verve  satirique,  une  recherche 
de  la  simplicité  élégante,  et  pour  tout  dire  un  goût  e 
des  qualités  proprement  littéraires  qui,  parfois,  sen 
blent  implicitement  démentir  certaines  tendance 
livre?  __  Composer  un  code  de  l'histoire  scientifique 
c'est  fort  bien  ;  l'illustrer  d'exemples  accessibles  ai 
gTand  public,  c'est  mieux:  une  gratitude  particulier 
est  due  à  Ch.-Y.  Langlois  lorsqu'il  délaisse  ses  trav 
techniques  et  consent  à  nous  donner  des  <em 
d'histoire  au  sens  large  du  mot.  Il  y  consent,  il  gro 


CU.-V.     LANGLOIS  33  1 

les  études  variées,  en  ses  Questions  dliisloire  et  d'c/i- 
tàgnement;  il  élabore  un  tableau  synthétique  du 
mie  siècle  en  cette  Histoire  de  France  dont  Ernesi 
avisse  dirige  avec  un  zèle  attentif  la  publication. 

El  voici  un  beau  livre. 

Admire-t-on    davantage  la  sobriété  d'une  érudition 
jui  se  subordonne  avec  une  parfaite  bonne  grâce   au 
fan  de  l'œuvre?  Ou  l'art  de  l'écrivain  qui  dispose  ses 
«rsonnages,   ses  analyses,   ses    descriptions    suivant 
?s  lois  d'une  perspective  savante?  S'atlaelie-t-on   au 
étail?  tel  portrait    a  l'attirance  de  ces  peintures  an- 
îennesà  demi  eiFacées  et  si  vivantes.  Car  il  est  en  ce 
vre  des  portraits,  qui  ne  ressemblent  point  aux  cou- 
limiers  exercices  de  style  des  historiens   romantiques 
t  n'en   sont   pas  moins  des  portraits:   ni  truculence, 
i  exagération,  ni,  pour  ainsi  dire,  aucune   addition; 
ne  restauration  pieuse:  des  couleurs  ravivées,  déeou- 
Ttes  sous  l'amoncellement  des  documents  fautifs,  des 
lus  is  et   des  commentaires  accumulés    au    cours   des 
ècles.    Nul   auteur  plus    discret  :  Ch.-Y.    LangJois 
élimine  de  son   livre  avec  une    habileté    suprême  de 
«stidigitateur ;  il   laisse  parler  les  contemporains,  il 
xtapose  les  témoignages,  les  anecdotes.  Je  liens  pour 
'dieieux   le  portrait  de  Louis  IX  dont   il   nous  gratifie, 
■lieieiix  en  vérité,  d'un  charme  sans  mièvrerie,  d'une 
tensité  de  vie...  ce  son*  des   pages    qu'il  faut  lire  : 
bsî    bien    trahirait-on    l'auteur   en  y  cherchant    une 
citation;  l'impression  nail  du  rapprochement  de 
s  feuillets  qu'un  arl  subtil  assembla.  A  peine çà  et  la 
ie  transition  dont    la  sonorité    moderne  inquiète   — 
peu  •  -  -     toute  sa  \  ie,  il  chercha  consciencieusement 
ité  et  la  justice  avec  le  ferme  propos  d'y  conformer 


332  FIGURES    LITTÉRAIRES 

ses  croyances  et  ses  actes...  »  «  que  Louis  IX  ait  et* 

parfois  tourmenté  par  les  antinomies  qui  existent  entre 

la  raison  et  la  foi,  cela  est  certain.  »  Formules  voyant» 

qui  tranchent  sur  le  fond   des  naïfs  récits  contempo 

rains.  Ce  sont  des  «  historiettes  »  —  les  plus  jolies  son 

de  Joinville  —  ou  encore  les  propos  et  maximes  du  boi 

roi  qui  nous  révèlent  sa  foi,  sa  science  ecclésiastique 

ses  préoccupations  morales,    sa  bonté,    son    énergie 

son  intrépidité,  son  humeur  impérieuse....  Oublions  1 

«  doucereuse  légende  de  la  bénignité  angélique  de  sain 

Louis;  »  cette  légende  est  en   contradiction  avec  le 

faits  les  mieux  établis:  «  Prudence  sans  fausse  hontel 

bonne  humeur,  ironie  souriante,  voilà  quelques  trait! 

qui  ne  sont  pas  du  mystique  exalté  que  la  pieuse  sott| 

de  son  entourage  vit  exclusivement  en  Louis  IX.  E 

fait,  la  sainteté  de  cet  homme   excellent  n'avait  rie 

de  monastique,  et  quoique  la  postérité  s'y  soit  souvei 

trompée,  comme  lavait  fait  déjà  le  vulgaire  de  se 

temps,  jamais  saint  n'a  été  moins  «  papelard,  »  pli 

laïque  que  celui-ci....  »  Oublions  la  légende,  conter 

pions  la  réalité  qui  nous  est  offerte,  irrécusable,  et,  n< 

moins  que  la  légende,  charmante,   d'un  charme    qui 

miraculeux. 

Ailleurs  la    légende   s'évanouit,    irremplaçable, 
nous  laisse  en  présence  du  néant  :  de  tant  de  «  p( 
traits  »  de  Philippe  le  Bel  que  reste-t-il?  rien;  ré 
gnons-nous  à  tenir  pour  nulles  et  non  avenues  ta 
d'émouvantes  évocations  de  cet  énigmatique  pers« 
nage.  Philippe  le  Bel  fut-il  l'instigateur  ou  le  spectatc 
des  drames  qui  ensanglantèrent  sa   cour  et  de  no 
breuses  villes  de  son  royaume?  Ch.-Y.  Langlois  ne» 
le  déclare  tout    net  :  «  On  ne  saura  jamais  qui  étl 


11 


;i 


CII.-V.    LANGLOIS  333 

*hilippe  le  Bel;  il  sera  toujours  impossible  de  dépar- 
ager  ceux  qui  disent  :  ce  fut  un  grand  homme  et 
eux  qui  disent  :  il  a  tout  laissé  faire.  Ce  petit  problème 
st  insoluble.  »  Ch.-Y.  Langlois  vous  dira  pourquoi  en 
eux  pages  de  critique  narquoise  et  avisée.  Il  n'est 
as  tendre  aux  chroniqueurs  du  temps  ;  il  Test  moins 
ocore  aux  écrivains  du  nôtre  qui  ont  tiré  de  ce 
athétique  xiue  siècle  une  foule  de  romans,  de  drames 
t  d  opéras  :  ô  sujets  aimés  du  populaire,  orgies  de  la 
pur  de  Nesles,  aventures  de  Buridan  et  de  Marie  de 
ilrabant,  et  des  Templiers,  et  d'Enguerrand  de  Mari- 
nv....  Balayé  rimmense  falras  des  fausses  légendes, 
histoire  se  déroule  avec,  ça  et  là,  des  trous,  des 
icunes  où  sombrent  les  princes,  les  soldats,  les 
îinistres  :  la  vie  du  peuple  de  France  apparaît,  les 
istitutions,  les  moeurs,  l'art,  les  lettres.... 

C<>  chartiste  accorde  aux  lettres  une  particulière 
Ltention  :  :il  déplore  qu'un  étrange  malentendu  se 
•erpétue  entre  philologues  et  historiens  :  aux  uns 
étude  et  l'exégèse  des  textes  «  littéraires,  »  aux 
utres...  le  reste  :  excessive  intransigeance  d'une 
ivision  du  travail  qui  fractionne  les  problèmes  et  en 
iffère  ou  en  interdit  la  solution  ;  exemple  :  les  noms 
?  Jofroi  de  la  Chapelle,  de  Jehan  de  Vassogne,  de 
ervais  du  Bus,  de  Chaillou  n'avaient  rien  suggéré  à 
d'éminents  spécialistes  de  l'histoire  littéraire;  »  il  a 
ulïi  à  Ch.-Y.  Langlois  d'avoir  lu  beaucoup  de  pièces 

ministratives  du  temps  des  derniers  Capétiens  di- 

ects  pour  être  assailli,  à  la  seule  vue  de  ces  noms,  de 

buvenirs  précis;  ainsi  vit-on  un  historien  ravir  aux 

lus  éminents  romanistes  l'avantage  de  dater  certains 

crits  littéraires  et  d'en  découvrir  les  auteurs. 


;;;;  |  blGUBES    UTTKHAIKKS 

Encore  (ju'il  semble  s'en  dépendre,  Ch.-V.  Langlois- 
appdrteaiw  spécialistes  de  l'histoire  littéraire  un  actif! 
et  efficace  concours;  il  exhume  des  textes,  il  les  «'dite 
en  1rs  résumant  à  l'usage  du  grand  public;  il  l'ait  re- 
\mv,  il  éclaire  du  jour  le  plus  favorable  ces  œuvre* 
d'une  littérature  aussi  inconnue  à  l'immense  majorité 
des  Français  qire  la  littérature  chinoise  ou  japonaise. 
Il  est  guidé  dans  ses  choix  par  les  raisons  mêmes  que 
le  public  comprend  ;  il  est  aussi  sévère  que  pénétrant: 
qui  donc  n'approuverait  les  soins  délicats  qui  nous 
valent  ces  judicieux  extraits  et  nous  épargnent  de 
fastidieux-  recherches?  Ah!  sans  doute,  Ch.-V. 
Langlois  est  historien  :  il  entend  faire  œuvre  d'his- 
torien; il  est  persuadé  que  le  meilleur  moyen  ai 
communiquer  a  la  foule  les  résultats  du  labeur  scien- 
tifique n'est  point  d'écrire  des  livres  d'histoire  géné-i 
raie,  mais  .«  de  présenter  les  documents  eux-mêmes.  • 
purifiés  des  fautes  matérielles  qui  s'y  étaient  glissées 
allégés  des  -uperlluités  qui  les  encombrent,  en  indi- 
quant avec  précision  ce  ([lie  Ton  sait  des  circonstance* 
où  ils  ont  été  rédigés,  et  en  les  éclairant  au  besou 
par  des  rapprochements  appropriés....  h  Abnégatkn 
de  cel  historien  si  prompt  à  diminuer  son  rôle  et  cf» 
rêve  àè  renouveler  l'histoire  en  la  supprimant. 

Fort  heureusement  Ch.-V.  Langlois  ne  nous  en  ré 
duit  pas  encore  à  cette  extrémité  :  il  compose  de  beau: 
livres  d'histoire  qu'il  faut  lire  pour  posséder  la  plein* 
intelligence  de  ses  recueils  de  textes  ;  il  multiplie  è 
brèves  études;  il  excelle  aux  rapides  synthèses  auss 
bien  queux  minutieuses  analyses;  il  ne  néglige  p« 
les  idées;  il  ne  dédaigne  pas  les  conclusions  pratique? 


CH.-V.     LANGLOIS  33^ 

voyez  plutôt  les  pages  qu'il  consacre  aux  universités 
du  moven-àge).  Il  est  un  homme  d'aujourd'hui  qui  ue 
^roit  guère  aux   leçons   de   l'histoire  —   d'une   aussi 
lointaine  histoire  —  il   est  un    historien  qui  ne    perd 
amais  de  vue  le  présent  :  il  est  à  la  fois  le  contemporain 
le    saint   Louis   ou   de    Philippe  le  Bel  et  le   nôtre   : 
i  oubliez  pas,  je    vous    prie,    que    ses    brochures    sur 
If  Question  de  renseignement  secondaire,  et  La  Pre- 
>arntion    à    l'Enseignement   secondaire    ont   précédé 
l'importantes  réformes,  et  qu'en  vérité   ces  réformes 
Tout  point  démenti  ces  brochures.  Convenez  que  cet 
spnt  est  l'un  des  plus  alertes  et  des  plus  vivants  de  ce 
omps.  et  qu'une  singulière  saveur  distingue  jusqu'au 
►lus  minime  de  ses  écrits. 


0.  GRÉARI) 


Quel  grand  maître  de  l'Université  il  eût  fait! 
Si  la  République  eût  souffert  aux  côtés  du  politicien 
ministre   de   l'Instruction   publique   un  chef  issu  de 
L'Université,  magistrat  suprême  de  la  hiérarhie,  repré- 
sentant et  répondant  de  la  corporation  enseignante, 
avec  quel  zèle,   avec  quelle  autorité  et  quelle  dignité 
Gréard  n'eût-il  pas  exercé  ces  fonctions!  Fontanes  de 
la  démocratie,  on  l'imagine,  comme  l'autre,  dévoué  au 
bien  public,  empressé  à  servir  la  France,  plus  encore 
que  le  maître  dujour,  d'ailleurs  souple,  point  frondeur, 
bon  conseiller,  solide  et  sûr,  plus  actif  et  surtout  pi* 
expert  administrateur  que  le  poète  de  la  Grèce  sauvét 
et  des  Embellissements  de  Paris  :  avec  moins  de  liant 
plus  de  fermeté,  plus  de  labeur,  la  même   aptitude  i 
rendre  à  l'Etat  ces  «  services  de  littérature  »  que  Sainte 
Beuve    sut    nous  faire    apprécier,    il    eût    égalé    soi 
heureux  prédécesseur  dans  l'art  de  guider  les  homme 
et  de  triompher  avec  élégance  des  difficultés  ;  il  1  eu 
surpassé  en  bon  vouloir,  en  dévouement  efficace. 


O.    GRÉAKD  337 

A  bien  des  égards  le  poète  Fontanes  inaugure  une 
lérie  que  Le  moraliste  Gréard  semble  clore  :   rappe- 
ims-nous  le  jugement  des  Lundis!  «  M.  de  Fontanes 
représente  exactement  le   tvpe  du  goût  et  du   talent 
poétique  français  dans  leur  pureté  et  leur  atticisme, 
sans  mélange  de  rien  d'étranger,  goût  racinien,  féne- 
lonien,    grec   par    instants,    toutefois   bien    plus   latin 
que  grec  d'habitude,  grec  par  Horace,  latin  du  temps 
d'Auguste,  voltairien  du  siècle  de  Louis  XIV.  Je  crois 
pouvoir  le  dire  :  celui  qui  n'aurait  pas  en  lui  de  quoi 
sentir  ci  qu'il  v  a  de  délicat,  d'exquis  et  d'à  peine  mar- 
ine dans  1rs  meilleurs  morceaux  de  Fontanes,  le  petit 
parfum  qui  en  sort,  pourrait  avoir  mille  qualités  fortes 
'1  brillantes,  mais  il  n'aurait  pas  une  certaine  finesse 
égère,  laquelle  jusqu'ici  n'a  manqué  pourtant  à  aucun 
le  ceu.v  qui  ont  excellé  à  leur  tour  dans  la  littérature 
qançaise.      Fh!  eh  !  quelques-uns  de  ces  traits  —  sauf, 
jfen   entendu,    la  très   légère    nuance   poétique    —   se 
Couvent    en    Gréard.    On    dirait  une  ébauche,    que 
l  inversite  va.  durant  un  demi-siècle,  développer  et 
^forcer,  sans  en  altérer  les  ligues  essentielles  :  res- 
•ect  des  classiques,  esprit  purement  français,  sens  de 
'    netteté,    de   la    concision    ornée...    cela   est    fonda- 
lental;     U-    temps    y    ajoute    une    curiosité    d'esprit 
*rue,  encore    que  limitée  par  le  culte    sévère  de  la 
•adilmn    littéraire,   des  goûts    plus  solides. 
Cornu,  ■  Fontanes,  Gréard  s'inspire  duxvn*  plus  que 
U  xv.i,    siècle,  mais   il  va   plus  loin  et   surtout  plus 
fdo.mem.Mit;  il  est  fénelonien,  il  est,  dans  la  mesure 
,l  Peu!    !  être  un  prosateur,   racinien,    mais  par  delà 
acine,    l'ort-lioval    l'attire    :    il   s'y  enferme    par    la 
'»-••  lait   de    l'étude  dj   Sainte-Beuve  son   livre  de 


338  FIGURES    LITTÉRAIRES 

chevet.  11  es»  grec  bien  plus  que  latin,  non  point  par 
Horace,  mais  par  Plntavqne,  Platon,  Epictète  :  la  tnj 
vole  sentimentalité  du  xv..."  siècle  finissant  ne  ■ 
salisfaii  point;  il  va  au  sérieux,  s'attache  anxprj 
blêmes  moraux  et  religieux;  les  plus  fortes  lectuj 
ne  le  rebutent  point;  il  scrute  les  Pères  de     V.ghse 

s'efforce   d'extraire    des    oeuvres   de   saint  Paul    j 

saint  Jérôme,  de  saint  Augustin,  une  mmsson dhà 

maine  et  éternelle  vérité....   L'Umvers.te  de  1850] 

autant  d'esprit,  elle  a  plus  d'àme  que  celle  de  18M 

L'Université  s'est  enrichie:  elle  remplit  sa  missuJ 

«mi  est   de  recueillir,  de  définir  et    de  vulganser  le 

traditions   éparses  de    la   culture  française;  elle    n 

point  cessé  d'être  elle-même  :  Fontanes  n  eut   pou 

Lue  Gréard  :  ri  l'eût  aimé  de  prolonger  pan."  no» 

le    prestige    d'une     formation    d'esprit,    d  habitud, 

morales  et   de  mœurs  courtoises,    suprêmement  el 

gantes,  harmonieuses...  et  qui  vont  se  dissoudre. 

Fontanes  -   Gréard.   un    cycle    universitaire    e 
clos  :  ces  grâces  discrètes,  nos  mœurs  brutales  - 
le  recette  _  ne  s'en  accommodent  plus  ;  cette 
tare  humaniste,  l'intelligence  moderne  la  goûte  end 
sans  en  subir  l'ascendant  :    bâtons-nous  de   saluer 
passé  qui  achève  de  mourir,  qui  fut  cher  a  beaucj 
d'entre  nous,  et  que  déjà  les  jeunes  ont  cesse  de  co 

prendre. 

* 

Gréard   aura   été    l'un    des   représentants   les 
complets   de  ces  ferneus  ;s  promotions   normal.» 
du  milieu  du  m'  siècle:  non  qu'il  inangure  un  m 


6.    GXÉA.UD  339 

Renient  de  pensée,  comme  Taine,  ou  manifeste  une 
pèvre  d'aventureuse  ambition,  tel  Prévost-Paradol, 
ou   révèle    un    irrésistible   penchant    à    se   répandre 

lans  les  Lettres  ou  la  Presse  —  qu'il  est  entendu  que 
nous  ne  confondons  point   —  tels  About,   Sarcev  et 
quelques   aut,vs.     Mais  il    nVst  aucune  de  leurs  qua- 
lités d'esprit  que  ses  camarades  ne  lui  reconnaissent, 
harmonieusement  développées,  cultivées  avec  la  plus 
fcureuse   application.   Gréard   avait    eu    une    enfance 
docile;  ainsi  Rollin,  «  L'élève  divin;  »  à  l'Ecole,  il  lit 
k  délices  de  ses  maîtres;    L'Université   s'admira  en 
lui  —  Victor  Duruv,  Jules  Simon  étaient  de  bons  juges 
—    et    approuva   cet   esprit    de   mesure   et    ces    vertus 
fcoralesqui  achèvent    la  physionomie  du  parfait  dis- 
ciple et  du  maître  excellent  ;  «  Tues  notre  conscience 
intérieure,  »  lui  écrivait  Prévost- Paradol. 
^  Ajoute/  cette  autorité  qui  ne  s'acquiert  point,  que 
(iréard  possède  de  naissance,  qu'il  raisonne  et  déve- 
loppa au  cours  de  sa  carrière  :  professeur  de  collège, 
Bréard  est  un  maître  écouté  :   «   Ce  qui,  écrit-il,  aux 
veux  de   l'écolier,  constitue  le  niait  re,  c'est  la  pleine 
|4tesessioi]  de  soi-même,  le  parfait   accord  de  la  con- 
luil    rl  du  la*%age,  l'esprit  d'exactitude  et  de  justice. 
Éfc  judicieux    mélange   d-   bienveillance  et  de  Fermeté. 

-ont  c  i  fonds  de  (pialités  graves  et  aimables  sur  Lequel 

repose  ce  qu  on  appelle  le  caractère.  Il  n'est  point  de 
•cachons  naturelles,  pas  de  conséquences  inévitables 
lont  on  puisse  attendre  les  effets  qu'exercent  l'air,  1  as- 
fcdant,  Ja  parole  d'un  homme  ainsi  établi  dans  la  COU- 
kâence  «les  entants.  Gomme  il  donne  a  la  récompense  sa 

fcieur,    il   imprime    a   la    peine    sa   force  moralisai,  i,,.. 

-ui  seul  est   capable  d'éveiller  dans  l'esprit  de  l'élève 


340  FIGURES    LITTÉRAIRES 

le  sentiment  de  la  faute  commise,  ce  mécontentement 
de  soi  qui  est  le  commencement  de  la  sagesse,  d  accom- 
plir en  un  mot  l'œuvre  de  persuasion  qui,  suivant  une 
heureuse  expression  de  Rollin,  est  la  vraie  lin  de  l'édu- 
cation. >»  Tel  le  vrai  maître  :  Gréard  s  est  peint  lui- 
même.  —  Cette  autorité  ne  l'abandonne  point  lorsqu'il 
entreprend  de  réformer  les  méthodes  de  l'enseigne- 
ment primaire  :  instituteurs  qu'il  stimule  et  récon- 
forte, commissions  municipales,  assemblées  universi- 
taires qu'il  émeut,  persuade,  entraîne,  à  tous  il  inspire 
une  conliance  nuancée  de  respect.  Vice-recteur,   une 
tâche  plus  complexe  lui  incombe  :   son  autorité  s  ac 
croît  :  elle  triomphe  dans  les  conseils  où   s  élaborent 
les   règlements    et    les   programmes,    s'impose    aux 
ministres.  Il  n'est  pas  grand  maître  :  s'il  1  était,  son 
influence  serait-elle  mieux  armée?  Donneur  d  avis  (pie 
l'on  ne  suit  pas  toujours,  que  l'on  suit  souvent,  son 
office  est  d'amorcer  les  réformes  et  de  les  aiguiller  vers 
la  modération  en  réfrénant  les  ardeurs  indiscrètes. 

lit  c'est  ici  que  reparaît  le  normalien,  le  normalien 

de  1830  :  qui  donc  parmi  ces  générations  brillantes 

servit  plus  utilement  la  gloire  de    l'Ecole?    Certes. 

Gréard  n'ignore  point  les   nécessités  du   présent  :  i 

sait  que  l'Ecjle  ne   satisfait   plus   à  ces   nécessites 

Mais  il  entend,  par  son  exemple,  prouver  la  vertu  d  v 

enseignement  condamné  :   toute  son   habileté,   tout. 

son  éloquence,  il  les  emploie  à  défendre  et  à  mainte 

nir  le  généreux  esprit  de  cet  enseignement  contre  le 

tendances  envahissantes  d'une  pédagogie  utilitaire 

il  est  de  cette  université  qui  sauvegarde  nos  tradition 

et  s'efforce   d'infuser  à  la  France    moderne   le    san 


O.    GRÉAfiD  34  1 


vigoureux  des  classiques.  Avocat  obstiné  du  latin,  du 
grec,  des  études  désintéressées,  il  est  dans  les  conseils 
de  l'Université  un  conservateur  avide  de  progrès,  un 
novateur  respectueux  du  passé,  un  es]  rit  singulière- 
ment actif,  vivant  et  sage. 


• 


De    tels    hommes,   qui    marquent   l'aboutissement 
d'une   discipline,  résument  les  vertus  d'une  corpora- 
tion, ses  mœurs,  sa  philosophie,  de  tels  hommes  ne  sont 
point  forts  aux  yeux  de  leurs   seuls  contemporains  : 
empressée  à  témoigner  de  leur  utilité  sociale,  la  pos- 
térité distingue  mal  leurs  traits  individuels.  Qui  nous 
les  révélera  ?  l'exercice  continu  d'une  fonction  met  un 
masque  aux  visages  :  certaine  perfection  élégante  ne 
s'obtient  qu'au  détriment  du  relief  caractéristique  :  le 
tempérament  d'un  mondain  nous  échappe....  La  per- 
sonnalité de  Gréard,  si  élégante,  est  discrète,  discrète  : 
«  L'originalité  de  Gréard,  ce  qui  lui  donne  une  phy- 
sionomie particulière  à  la  fois  parmi  les  moralistes  et 
parmi  les  éducateurs,  c'est  que  ses  qualités  les  meil- 
leures comme  homme,  comme  penseur,  comme  écri- 
vain,   étaient     précisément    celles    qui    pouvaient    le 
mieux  servir  sa  profession....  »  Mais  encore?  Legouvé 
affirmait  de  Gréard  :  «  Ce  serait  un  homme  parfait,  s'il 
consentait  à  s'amuser.  »  Legouvé  était  gai  :  la  gravité 
répand  autour  d'elle  un  petit  mystère  que  nous  n'ai- 
mons point. 

Et  voici  sur  Gréard,  le  livre  de  Y  «  une  de  ses  élèves 


342  PIG1  RES    l.m  ÊB  UBES 

1,  .  plus  fidèles  et  les  plus  dévouées  »  :  la  gratitude 
féminine  devait  ce  monument  à  Fauteur  de  Y  Educa- 
tion (1rs  femmes  pur  1rs  femmes.  Mme  P.  Bourgain 
acquitte,  le  plus  aimablement  du  monde,  une  dette 
collective;  elle  esquisse  dune  main  pieuse  et  légère 
la  silhouette  de  sou  maître;  une  sensibilité  graeieuse 
anime  son  livre.  Mme  P.  Bourgain  en  outre  est  très) 
informer  :  sou  érudition  pédagogique  et  administra- 
tive est  solide.  Mme  P.  Bourgain  est  un  guide  que  l'on 
suit  avec  assurance.  Elle  nous  révèle  l'enfance 
*  sérieuse  et  charmante  »  de  (iréard. 

Voici  le  bon  élève  issu  d'une  famille  de  Normands- 
robins  et  gens  de  finance,  et  qui  des  récits  du  grand- 
père  Chenou  retient  «  cette  instinctive  conclusion  que 
le  respect  de  l'autorité  et  de  Tordre  établi  sont  les  pre- 
miers des  principes  et  des  biens.  »   Le  normalien,  le 
jeune  professeur  ne  connaissent  que  des   préoccupa- 
tions professionnelles  :  à  Metz.  Gréard  est  chargé  des 
enseignements  les  plus  divers  :  «  J'étais  à  la  fois  litté- 
rateur et  historien,  cocher  et  cuisinier  d'Harpagon  :  » 
tristesse   morne  de    la   petite    ville   inhospitalière    et 
maussade!   Joie    des    correspondances    que    les   bons 
camarades    multiplient    :    Prévost-Paradol    se     croit 
((  menacé  sérieusement  de  faire  fortune;  »  il  veut  asso- 
cier o  son  cher  petit  Octave  »  à  sa  chance  :    «  Si,  ce 
que  je  n'ose  espérer,   c'était  réellement  un  signe  ami- 
cal de  la  bonne  déesse,    soyons  hardis.    »  Gréard    et 
Prévost-Paradol.  administrateurs  d'une   hypothétique 
tourbière!  Gréard  refuse.  Il  est  nommé  à  Versailles; 
soucis  d'érudition  :  sera-t-il  historien  ou  littérateur? 
Soucis  de  famille  :  la  naissance  d'une  fille  le  console; 
soucis,   travaux,  intrigues;  très  peu  d'intrigues:  -on 


O.    GRÉABB  343 

mérite,  éclatant,  proclamé  par  de  bienveillants  inspec- 
teurs, lui  vaut  une  chaire  à  Saint-Louis.  Hâtons-nous. 
Le  ."{M  août  I86i,  Gréard  est  introduit  par  Duruy  dans 
l'administration  académique;  c<  jamais  choix  ne  fut 
plus  heureux,  et  n'eut  pour  L'Université  des  consé- 
quences {mus  fécondes,  »  Ah!  sans  doute!  Gréard  sou- 
tient une  thèse  :  la  thèse  est  un  peu  oubliée  :  il  faut 
-  souvenir  que  Gréard  organisa  et  créa,  en  quelque 
sorte,  l'enseignement  primaire  dans  le  département 
de  la  Seine:  entreprise  de  longue  haleine,  et  qui  fournit 
à  Mme  P.  Bourgain  quelques-uns  do  ses  plus  vivants 
ehapit  res. 

En  I879;  Jules  Ferry,  qui  a  besoin  d'un  con- 
seiller, fait  de  Gréard  un  vice-recteur;  et  ce  sont  les 
grandes  réformes,  les  enquêtes  parlementaires,  les 
lycées  de  garçons  que  l'on  multiplie,  les  lycées  de 
tilles  que  l'on  institue,  l'autonomie  des  Universités  que 
l'on  fait  triompher,  la  Sorbonne  que  l'on  rebâtit....  Que 
de  projets,  de  débats,  de  chiffres,  de  discours!  et  quelle 
besogne!  Mme  P.  Bourgain,  qui  n'omet  rien  d'essen- 
tiel, écrit  toute  cette  histoire  avec  netteté,  avec 
précision,  avec  ordre  :  certes  ce  livre  est  attrayant. 
L  avant  lu,  nous  découvrons  avec  surprise  qu'un 
nouvel  obstacle  semble  surgir  et  nous  empêcher  de 
considérera  loisir  Gréard  lui-même  :  tant  de  travaux 
nous  distraient  de  l'homme  :  en  dépit  ou  à  cause  de 
son  impérieuse  activité,  sa  personnalité,  un  peu  indé- 
cise, nous  échappe  encore. 

Sesécrits  le  livrent  davantage—  Mme  P.  Bourgaui 

o 

ne  s  en   avise  point   suffisamment  —  une   flamme  de 
passion  qu'on  n'attendait  point  de  lui  éclaire  <>t  échauffe 

son    étude    sur    Héloïse  et    Abélard    :    il    trahit    dans 


344  PIGI  BES    LITTÉRAIRES 

Edmond  Scherer  ses  doutes  et  son  anxiété  morale  : 
son   Prévoêt-Paradol  est  l'œuvre  de   la   plus  délicate 
amitié;  une  mélancolie  grave,  une  foi  ardente  se  ren-J 
contrent  ei  s'allient  dans  Xos  adieux  à  la  vieille  So/'-l 
bonne;  ses  œuvres    pédagogiques  témoignent   d'unej 
générosité  de  cœur  et  d'intelligence  qui  leur  assure  un 
charme  durable...  tout  cela  tempéré  par  la  modération 
de  l'expression,   la   mesure,   le  tact,    une   perpétuelle 
réserve. 

La  mesure,  le  tact,  la  réserve  prudente  et  digne, 
qualités  essentielles  qu'il  manifeste  dans  l'action  tout 
autant  que  dans  l'élaboration  littéraire;  c'est  par  là 
qu'il  mène  les  hommes,  administre,  résout  les  plus 
délicats  problèmes  :  «  C'était  merveille,  en  vérité, 
assure  M.  Léon  Bourgeois,  de  voir  comment  entre  ses 
mains,  par  des  passages  insensibles,  l'affaire  la  plus 
redoutable  parfois  se  simplifiait,  s'aplanissait  et  sem- 
blait s'offrir  d'elle-même  à  la  solution.  On  sentait  là 
quelque  chose  d'analogue  à  l'art  du  grand  peintre  qui, 
par  quelques  touches  légères,  mais  d'une  justesse  de 
valeur  exceptionnelle,  change  tout  le  relief,  toute  la 
distribution  des  ombres  et  des  lumières  dans  un 
tableau....  »  Connaissance  d'autrui  et  de  soi-même, 
modération,  habileté  qu'aucune  ambition  n'aveugle  : 
Gréard  se  vit  offrir  la  direction  de  l'enseignement  supé- 
rieur, un  siège  au  Sénat,  l'expectative  d'une  entrée  au 
Conseil  d'Etat....  Eût-il  l'intuition  que  ses  mérites  de 
lettré  et  de  «  grand  commis  »  seraient  méconnus  dans 
les  Parlements?  Il  s'abstint.  Ainsi  complétait-il  la 
leçon  d'une  carrière  exemplairement  heureuse. 


G.    DESDEVISES  DU   DÉZERT 


Une  vie  d'utile  et  obstiné  labeur,  une  vie  féconde, 
une  carrière  d'activité  généreuse  dépensée  sans  comp- 
ter pour  la  science  et  pour  le  bien,  une  œuvre  touffue, 
diverse,  tout  entière  traversée  de  la  même  flamme, 
une  destinée  paisible,  fièrement  indépendante,  insou- 
cieuse des  ambitions  vaines  et  des  snobismes  dont  ne 
savent  point  toujours  s'affranchir  les  plus  nobles 
esprits;  une  carrière  toute  droite,  un  loyal  effort,  un 
esprit  alerte,  très  libre,  préoccupé  de  creuser  un  sillon 
sans  empiéter  sur  celui  du  voisin,  d'agir,  de  travailler 
à  son  rang,  selon  une  immuable  discipline,  un  homme 
enfin  qui  s'avoue  heureux,  heureux  en  une  lointaine 
province,  satisfait  d'un  sort  accepté  d'un  cœur  enthou- 
siaste et  modeste...  ces  traits  (pie  j'assemble  au  hasard 
pour  une  rapide  esquisse  me  séduisent  tout  d'abord, 
3t  m'enchantent.  De  tels  hommes  existent  donc  en 
Ërance,  de  telles  vies  sont  possibles!  Assourdis  par 
es  clameurs  de  l'odieuse    réclame,  notre  résignation, 


346  FIGURES    LITTÉRAIRES 

ô  Parisiens,  ou  cotre  inefficace  révolte  sont  témoins 
des  pitreries  de  l'universel  arrivisme:  Paris  est  rempli 
de   Taux  grands   homme-.   ( '.«'pendant  en  province  (les 
couvres  considérable-  s'élaborent,  dont  nous   n'enten- 
dons parler  que  rarement;  des  esprits  singulièrement 
actifs    grandissent    parmi  la    redoutable    somnolence 
départementale;  la  dignité,  l'unité,  la  beauté  de  cer-I 
laines  vies  nous  seraient,  si  nous  daignions  nous  arrê- 
ter, d'un  magnifique  et  réconfortant  exemple.  Ll  ni- 
versité  çà  et  là  favorise  de  telles  vies  :  je  pense  qu'il 
u'est  presque  rien,  nul  service,  pourquoi  notre  France 
divisée  et  inquiète  lui  doive  témoigner  plus  de  grati- 
tude . 

L'Université,  à  qui  Ton  fit  parfois  un  grief  de  je  ne 
sais  cpelle  fièvre  de  réformes,  favorise  encore  certaines 
traditions  :  fils  d'un  historien,  professeur  de  Faculté, 
M.  G.  Desdevises  du  Dézert  continue  les  fonctions  et 
les  recherches  paternelles:  voyez-vous  à  quel  point 
une  autorité  héritée  seconde  et  renforc  !  une  influence 
légitimement  acquise?  L'Université  ne  s'insurge  point 
contre  l'indépendance.  Elle  admet  ces  filiations  de 
vertus  et  de  talents  que  semblent  mépriser  la  plupart 
de  nos  institutions:  elle  n'ignore  point  le  bénéfice 
qu'elle  en  retire,  ni  que  son  prestige  s'en  accroît. 
Ainsi  travaiile-t-elle  à  l'ordre  social  en  sauvegardant 
ses  anciennes  libertés. 

Marquons  un  point  de  départ  :  G.  Desdevises  du 
Dézert  enseigne  dans  un  lycée;  il  na  point  pour  ses 
élèves  ce  transcendant  mépris  qui  paralyse  un  Tainc 
dans  une  humble  chaire  :  il  n'est  pas  théoricien  ;  sa  phi- 
losophie ne  va  qu'à  mettre  au  service  d'autrui  les  : 
sources  d'une  bonne  volonté  inlassable,  et  à  se  réservei 


(..    r»i;si)i:\  isks   m     DÉZERT  34  7 

à  soi-même  les  sévérités  d'une  discipline  inflexible  :  il 
est  historien  et  Normand,  doublement  réaliste,  enclin 
à  cette  acceptation  intelligente  qui  triomphe  des  diffi- 
cultés de  la  vie:  il  aime  son  métier;  il  se  sent  péda- 
gogue (pourquoi  a-t-on  affaibli  en  Le  galvaudant  ce 
beau  mot  plein  de  sens?),  il  travaille  pour  autrui;  il 
travaille  pour  soi-même;  il  est  un  prodigieux  travail- 
leur; il  se  voue  à  L'étude  d'une  histoire  difficile  mal 
connue  en  France,  à  peine  mieux  étudiée  au  delà  des 
Pyrénées,  l'histoire  d'Espagne....  Observons  l'actuej 
développement  d'une  carrière  qui  promet  d'être 
longue  encore  et  abondante  en  œuvres;  G.  Desdevises 
du  Dézert  est  doyen  de  la  Faculté  des  Lettres  de  Cler- 
mont-Ferrand.  Entre  ces  débuts  et  cette  maturité,  il 
i  la  réalisation  d'un  rêve  d'honnête  homme  et  de 
bavant. 

Savez-vous,  ô  Parisiens!  ee  qu'est  ledéeanat?  Quels 
égards  sont  dus  à  un  doyen?  Quels  volontaires  hom- 
mages, quelle  déférence  spontanée  lui  témoigne»!  une 
Faculté,  une  Université,  et  toute  la  clientèle  intellec- 
tuelle d'un  ressort  académique? 

La  vieille  cité  qui  joua  les  capitales  et  se  crut  na- 
guère la  métropole  d'une  partie  dr  la  France,  végète, 
oublieuse  de  ses  gloires;  ses  maisons  noires,  ses  mé- 
lancoliques hôtels  à  écussons  armoriés  escaladent  une 

ini"  d'où  l'on  découvre  le  plus  noble  cortèee  de 
monts  roux  et  violets,  une  vaste  plaine  où  se  joue  la 
hunière  :  la  magnificence  du  spectacle  n'exalte  point 
les  habitants;  1  >s  plu-  actifs  émigreni  à  Paris.  Qui  donc 
•>  parlé  de  décentralisation?  la  vie  intellectuelle  de  nos 
I     'lectures  se  rétréci!   et    sappauvril   quand   elles   ne 


348  FIGURES    LITTÉRAIRES 

possèdent  point  d'Université..'..  Enfin  voici  une  Uni- 
versité :  la  vieille  ville  s'enorgueillit  de  ce  palais,  de  ces 
professeurs,  de  ces  cours  publics  :  orgueil  n'est  poinj 
toujours  sympathie  ;  c'est  ici  que  l'influence  d'un  doyen 
détermine  des  prodiges;  élu  par  ses  pairs,  il  est  leui 
porte-parole  ;  il  est  entre  ces  intellectuels  déracinés  el 
les  autochtones  l'intermédiaire  désigné;  sa  courtoisii 
désarme  les   hostilités,    sa  diplomatie  apaise  les  cou 
flits;  sa  bienveillance,  sa  franche  cordialité  font  quoi 
l'accueille  dans  tous  les  camps;  il  est  hors  et  au-des 
sus  des  partis.  Grâce  à  lui,  à  sa  droiture,  à  son  hbé 
ralisme,  L'Université  attire  les  esprits,  sans  inquiète 
les  consciences;  grâce  à  lui  la   vieille  ville   découvr 
une  science  aimable,  ni  pédante  ni  rébarbative,   mai 
humaine,   conciliatrice,   seul  guide  de  l'humanité   d 
demain....  Magistrature  honorifique,  où   triomphe   1 
finesse  des  vrais  maîtres;  car  il  s'agit  ici  encore  d'en 
seignement,    du    plus   difficile   peut-être    et   du  plu 
nécessaire,  s'il  assure  par  la  persuasion  et  l'autorit 
personnelle  le  rayonnement  de  la  haute  intellectuaht 
parmi  les  masses.  Un  tel  rôle  d'apostolat  discret  es 
peut-être  en    province  le  plus  digne  de   tenter  et  d 
satisfaire  un  homme  d'esprit;  dans  la  vieille  vdle 
n'en  est  point  de  plus  unanimement  respecté  :  prt 
bende  laïque,  mais  non  point  sinécure,  le  décanatraj 
pelle  à  nos  départements  le  prestige  de  certains  cane 
nicats:   le   doyen  apparaît  à  nos   préfectures  tel  u 
chanoine    moderne  de   qui    l'action   spirituelle   et 
science  dénuée  d'austérité   annoncent  le  passage  d 
mœurs  et  d'un  état  social  périmés  à  une  société  rén< 
vée,  mais  non  point  oublieuse  des  charmantes  vert! 
de  jadis. 


G.    DESDEVISES    DL*    DÉZERT  3  49 


Professeur  excellent,   pédagogue  de  tempérament, 

érudit  patient  et  prompt,  doyen  de  Faculté  honoré  et 
limé  —  ai-je  révélé  les  ressources  d'un  esprit  égale- 
ment doué  pour  la  vie  et  pour  la  science?  Peut-être 
n'en  eût-on  pas  d'abord  aperçu  la  diversité  à  par- 
■Ourir,  si  considérable  qu'elle  soit,  son  œuvre  écrite. 
Avertis,  nous  saisissons  le  principe  de  cette  curiosité 
toujours  tendue,  de  ce  zèle,  de  cette  persistante  appli- 
cation, de  cette  érudition  qui  s'ouvre  hardiment  des 
voies  nouvelles  et  ne  craint  point  d'y  semer  des 
idé  s  générales  et  de  définitives  sentences. 

Cette  érudition  s'applique  d'abord  à  éclairer  le 
passé  de  L'Espagne  :  queï  Français  témoigna  aux 
nations  ibériques  une  plus  chaleureuse  et  plus  clair- 
voyante sympathie?  quel  Français  comprit  mieux  la 
tragique  grandeur  de  leur  histoire  et  s'efforça  de 
rechercher  plus  profondément  le  secret  de  cette  gran- 
deur, de  ces  revers,  de  cette  longue  et  fiévreuse  apa- 
thie? Archives  de  Xavarre  à  Pampelune,  de  Gui- 
puzcoa  à  Tolosa,  de  Biscaye  à  Guernica,  d'Alava  à 
\  itoria,  archives  municipales  de  Saint-Sébastien,  de 
Bilbao,  de  Csstona,  de  Yalladolid,  de  Saragosse.  de 
Barcelone,  archives  d'Aragon,  archives  générales 
centrales  de  Alcala  de  Hénarès,  archives  de  la  marine 
i  Madrid,  archives  des  Indes  à  Séville,  archives  du 
îonsulat  à  Cadix,  archives  du  port  militaire  de  la 
Jarracc<  •  San  Fernando...  est-il  un  fonds,  un  dépôt, 
me  archive,  une  bibliothèque  de  quelque  importance, 


;{;,()  FIGURES    LITTÉBAfttES 

que   cei   érudit    n'ait  point    interrogé,    scruté,    sondé 
avec    une    studieuse  ardeur?    L'histoire,    la    véritable 
histoire,  si  différente  de  la  légende  et  des  tradition 
nels  mensonges   de    l'ignorance    et    du   chauvinisme 
sommeille  parmi  ees  parchemins   poudreux;   G.  Des 
<levises  du   Dé/.ciï    secoue   cette  Léthargie;     suigi  des 
sources,   son   premier   livre  étonne  par  un  air  de  foi'U 
nouveauté;  G.  Desdevises  du  Désert  évoque  Letraiid 
figure  de  Don  Carlos,  prince  de  Yiane,   frère  aîné  4 
Ferdinand  le  Catholique;   e(  je  consens  (pie   les  gen 
frivoles  ignorent   l'étude  qu'il   intitule  De   condition 
mulieriun   ju.rta    forum    nnvarrcnsium .     mais    enfin 
cette  Espagne  des  xiv<  et  xv"  siècles,  qui  revit  en  ces 
livres  clairs  et  solides,  est  singulièrement  attachante  : 
une  apparente  anarchie,  un  peuple  actif  et  remuant, 
cinq  nationalités,  trots  religions,  deux  civilisations,  une 
éclatante  floraison  d'art  et  de  littérature...  ah  !  je  vois 
bien  que  la  sympathie  de  Desdevises  du   Dézert  a  est 
ni  feinte  ni   superficielle,    et  qu'il  a  de   sérieuse'-,  rai- 
sons d'admirer  ces  Espagnols  fougueux,  qui    •  mènent 
la  vie  la  plus  libre  qu'on  connût  alors  en  Europe. 

Mais  déjà  l'historien  s'évade  de  ces  Ages  lointains; 
il  découvre  la  grande  ambition  de  sa  vie  ;  serait- 
il  interdit  à  un  Français  de  suivre  —  fût-ce  de  loin? 

un  illustre  exemple  et  de  tenter  une  vaste  esquisse 

des  origines  de  l'Espagne  contemporaine?  Oui  ne 
devine  la  difficulté  d'une  telle  entreprise?  immense 
sujet,  à  peine  exploré  cà  et  là,  en  sorte  que  l'autan 
devrait  lui-même  exécuter  les  plus  élémentaires 
vaux  d'approche;  ni  monographies,  ni  catalog 
des  archives  peu  ou  point  classées  :  nul  guide  sur: 
de  trop  rares  auxiliaires....   G.  Desdevises  du   Dé/erJ 


teui 




. 


G.    MSSDËViSlâS    UC    DÉEERT  351 

cependant  fonce  sur  ce  maquis  :  il  y  demeure  quinze 
années,  quinze  années  d'incessants  voyages  de  recon- 
naissances  rondement  menées,  de  recherches  et  de 
bbeur  tenace  :  il  en  rapporte  l'Espagne  de  l'ancien 
régime,  qui  est  le  plus  minutieux  inventaire  descrip- 
tif des  institutions,  des  moeurs  et  de  la  vie  d'une 
nation  moderne. 

I  n  tel  livre  excite  l'envie  non  moins  que  l'admira- 
tion, et  par  delà  nos  frontières  requiert  la  louange  et 
provoque  la  critique  :  les  Castillans  ne  sauraient  ap- 
prouver un  auteur  qui  n'est  ni  monarchiste,  ni  clérical, 
(pu  est,  résolument,  historien:  devant  F  Académie  de 
1  Histoire.  M.  Canovas  del  Castillo  s'indigne  et  pro- 
teste; M.  Menendez  Y  Pelavo;  dont  le  renom  est  euro- 
péen, apporte  à  notre  compatriote  le  réconfort  de  son 
amical  témoignage....  Pour  nous,  nous  accueillons 
c gratitude  une  œuvre  dont  aucune  autre  ne  saurait 
tenir  lieu,  vigoureuse,  solide,  merveilleusement  ordon- 
né.', et  dont  l'éloquence  simple  et  forte  est  si  puissante 
pour  gagner  parmi  nous  à  l'Espagne  de  ferventes 
amitiés. 

En  vérité,  nous  connaissons  mal  notre  sœur  latine  : 
incessamment  Desdevises  du  Dé/.erl  nous  aide  à  la 
mieux  découvrir  :  il  n'est  guère  d'aspect  de  la  cul- 
ture et  de  la  vie  espagnoles  qui  n'ait  retenu  l'attention 
de  cet  historien;  cet  érudit  ne  rougit  point  cl-  se  révé- 
ler vulgarisateur  séduisant;  son  érudition  se  répand 
par  mille  canaux  en  conférences  qui  ne  s'adressent 
point  toutes  a  des  spécialistes,  en  études  (pue  n'ac- 
cueillent point  seulement  le-  revues  savantes.  Il  est 
un  prodigieux  travailleur  :  il  publie  un  Conseil  de  Cas- 


352  FIGUBES    LITTÉaAIRES 

tille  en  1808;  il  annonce  la  Junte  insurrectionnelle 
de  Catalogne  :  il  évoquera  avec  un  saisissant  relief 
cette  héroïque  Espagne,  devant  laquelle  succomba  la 
puissance  napoléonienne....  G.  Desdevises  du  Dézert 
est,  en  France,  l'un  des  fondateurs  et  des  maîtres  de 
l'histoire  d'Espagne  :  combien  d'autres  se  fussent 
contentés  de  ce  titre  ! 


* 


11  ne  s'en  contente  point  :  surprenante  confession 

de  ce    fouilleur  d'archives  :   «  Je    n'ai  point,   écrit-il, 

le  tempérament  de  l'érudit.    »   Entendez    plutôt   que 

s'il  en  a  les  meilleures  vertus,  il  n'en   possède  point 

l'ordinaire  indifférence,  cette  sorte  d'ataraxie  qui  exil 

des  préoccupations  contemporaines  tant  de  savants 

«  Je  suis  de  mon  temps  et  de  mon  pays;  républicai 

dès  toujours,    passionnément   patriote    et    libéral,   j 

n'ai  pu  résister  à  la  tentation  de  dire  mon  sentimei 

des  grandes  questions   qui  occupent  mes   contempj 

rains.  Je  l'ai  fait   sans  arrière-pensée  d'ambition   o 

d'intérêt     personnel,     sans    rien    désirer,    sans    ne 

craindre,   sans   jamais    m'en    prendre    aux    hommesf 

mais  en  disant  des  choses  toute  ma  pensée.  »  Loyauté 

audacieuse  et  quasi  imprudente    :  G.    Desdevises   du 

Dézert    publie   une   ample    histoire   des   rapports    de 

l'Eglise    et   de   l'Etat   en    France;    serait-il    possible 

d'atteindre  en  un  pareil   travail  à  l'objectivité   pure? 

G.  Desdevises   du   Dé/^rt   établira   la    vérité:    il  sait 

quelles  passions  sont  ici  redoutables  ; 

Ces  passions,  que  je  ne  partage  point,  il  m'a  paru  que 


.  G.    m:>m.\  i>i  s   du   dézem  ;;;,r, 

je  n'aurais  pas  trop  de  (»cnu-  î  1rs  écarter 4e  mon  chemin, 
ri  je  me  suis  senti  un  véhément  désir  de  me  firayer  nui 
passage  à  travers  tous  les  obstacles  jusqa 'à  la  vérité  vraie, 
jusqu'à  cette  vérité,  pure  de  mensonges  el  dépouillée  d'il- 
lusions, qu'un  esprit  sain doil  avoir  le  courage  d'envisager 
et  à  laquelle  il  est  de  son  devoir  de  rendre  témoigna^ 
quand  il  croil  l'avoir  trouvée  e(  contemplée. 

L'avouerai-je,  ce  fier  langage  m'inquiète  un  peu  : 

il  est  des  vérités  de  fait  que  L'historien  s'efforce  d'éta- 
blir  selon  les  exigences   d'une  méthode    rigoureuse  ; 
Ci.  Desdevises  du  Dézerl  les  enregistre  —  encore  qu'il 
ne   prétende  point    renouveler    le    sujet    —    avec    une 
scrupuleuse   exactitude;    il    ne    se    borne    point    là,    il 
introduit   en    son   récit    des  jugements    abondants;  il 
absout,  il  condamne;  ici  sa  vérité  ne  sera  point  néces- 
sairement  la  mienne,  et  je   suis   obligé    de  distingue 
1  apologie,  si  légitime  qu'elle  puisse  paraître,  de  l'his- 
toire.... El  sans  doute,  je  ne  réclame  pas  de  l'histo- 
rien une  impossible  abstention,    mais  je  crains  qu'il 
n'affaiblisse  son  œuvre  s'il  ne  professe  point  quelque 
défiance  de  son    sentiment    propre;    qu'il    ne  se  hâte 
point,    qu'il    redoute   les  jugements    téméraires  et   les 
trop  promptes  généralisations. 

Menues  chicanes    :    mieux  vaut    louer  l'étendue  de 

I  information,  la  modération  des  jugements,  et  enfin, 
e»  surtout,  ce  souffle  généreux  qui  anime  d'un  bout  à 
I  autre  ce  livre  de  bonne  loi  ;  G.  Desdevises  du 
|ézert  peint  avec  impartialité  la  Franc-  catholique... 
ît  l'autre  :  un  éloquenl  appel  à  la  concorde  termine 
>on  livre;  .1  croit  à  la  pérennité  du  sentiment  chré- 
fn,  à  un  renouveau  de  ferveur  religieuse..,.  Cel  his- 


:>>:,\ 


P1GURRS    LITTÉRAIRES 


torien  est  optimiste;  il  ne  désespère  ni  de  la  France 
ni  de  l'humanité  ;  il  ne  se  contente  point  d'être  un 
vivant  modèle  de  sagesse  familière,  il  est  un  profes- 
seur d'espoir  et  un  maître  de  liant  et  réconfortant 
idéalisme. 


1  i\ 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Al he ht  Va  nu  ai a,ire* 

Maurice  Barrés 

Romain  Rolland 

Loris  Bertrand. 

J.-II.  Ros.ny,  jeune 

André  Gidi  

HUMILIS.     .  '  56 

/>  4 

Maurice  Maindron 

E.-M.  de  Vogué  ...'"'  74 

■UYSMANS 88 

S.  Zola.   .  98 

111 

îeorges  Renaud. 
•*dme  Champion 

••••,  i  Ol* 

docteur  Gustave  Le  Bon 

14(i 


OLS TOÏ .     . 

159 

eux  Norvégiens  : 

B.  Bjokrnson 

•''  B°Jra ••'•■'   •'   ■   •   •'   •'    '  ..'-  .'   .'   .'     203 


:::,r. 


TAULE    DES    MAT1KI;:  - 


Littérature  espagnole  : 

Km; mm  r   Larreta 

Bi  vsco  Ibanez 

Littérature  anglo-américaine  : 

George  Moour. 

Edith  Wharton 

Walt  Whitaiax 

Chesterton,  critique  anglais. 

1 .1  \  ertin,  critique  suédois 


P0ff(  - 


210 

997 


238 
25(1 
261 
27! 

28 


.Vos  Femmes  île  lettres  : 

Trois  poélesses:  L.  Del  arue-Mar  drus.        Hélène 

pICARD.  —  .1.   Perdriel-Vaissièrk « 

Y  a-t-il  une  littérature  féminine? 3( 

Trois  Universitaires  : 

Ch.-V.  Langi.ots 

O.  Gréard 

Desdevises  du  Dézert 


LA  lïOCHE-SUR-YON.    —    IMPRIMERIE    CENTRALE   I»K    I.  OUEST, 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottaw. 
Date  Due 


CE     PN       C45  7 
.M39    1911 
COC       MALRY,     LUCIE 
ACL*     13^2919 


FIGURES     LI 


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p  2  h 

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